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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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4 mai 2024

L'Esprit Saint et l'homme du huitième jour - Par Marie-Magdeleine Davy

Il est difficile de parler du Saint Esprit. Dans le présent article paru en 1980, le primat est donné à l'esprit en tant que fine pointe de l'âme, et à l'expérience de Dieu.

Cet article est paru dans la revue "La vie spirituelle", n°. 637, p. 168-180. Il est de Marie-Magdeleine Davy, une amie de Jacques Breton à qui est dédié le présent blog, en effet, l'un des trois piliers donnés par Jacques au Centre Assise était la mystique chrétienne.

Notez que d'autres textes de M-M Davy figurent dans le tag M-M Davy.

 

L'Esprit Saint et l'homme du huitième jour

Par Marie-Magdeleine Davy

 

« Tu découvriras le sens de Dieu » (Ps 2, 5)

 

En Occident – durant des siècles – l'Esprit Saint semble avoir été le mal-aimé. L'accent ayant été mis sur l'humanité du Christ de préférence au Verbe, sur le Christ en croix plus que sur le Christ ressuscité, la tendance était de présenter un christianisme psychique, donc relatif à l'âme, plutôt qu'un christianisme pneumatique donnant le primat à l'esprit en tant que fine pointe de l'âme. On parle beaucoup aujourd'hui des groupes charismatiques. Ils présentent un intérêt indéniable et ont des effets bienfaisants sur beaucoup de leurs membres. Il reste que de telles communautés s'apparentent à ces nombreux groupes psychologiques venus des USA et qui fleurissent en Europe avec tant de succès.

Pour comprendre le rôle de l'Esprit-Saint, il importe de revenir aux Écritures et aux Pères en qui l'on découvre que la mission de l'Esprit est essentiellement contemplative. L'Esprit « scrute les profondeurs de Dieu ». Il ne s'offre pas à la spéculation, il transforme celui qui accepte la grâce de son opération. Tout est ordonné à l'amour et le parler en langues, les prédictions qu'on croirait pouvoir attribuer à l'Esprit ne sont que des bulles de savon susceptibles de retenir l'attention de ceux qui n'ont pas encore été séduits par l'intériorité.

L'Esprit-Saint ne saurait être isolé du Père et du Fils, les trois personnes participent à la même nature, il existe entre elles une circumincession. (…) La théologie trinitaire s'est formée lentement, il serait intéressant de l'étudier chez les Cappadociens pour distinguer les relations entre les trois personnes divines. Mais l'important ne se situe pas dans la considération, il se place dans la participation à la vie trinitaire, en comprenant avec Denys le Mystique que « les mystères simples, absolus, se relèvent au-delà de toute connaissance, au-delà même de l'inconnaissance, dans la ténèbre plus que lumineuse du Silence » (Théologie mystique, P. G. III, 1000).

 

● L'Esprit et le silence

Durant sa démarche, l'homme peut devenir capable de discerner en lui-même la voix de l'Esprit. C'est lui qui rend gloire au Père, au Fils et témoigne de leur présence. Quand la voix de l'Esprit n'est plus perceptible, elle se poursuit sans provoquer pour autant un écho. Mais il arrive un moment où le silence remplace la parole. Quand l'Esprit Saint opère dans la fine pointe de l'âme devenu esprit, il communique par le silence avec le Père, le Fils et aussi avec celui qui est le lieu de l'expérience de la Présence. On pourrait dire, d'une certaine manière, que les trois Personnes trinitaires qui partagent une essence unique se révèlent et véhiculent l'âme-esprit de l'homme pour le conduire vers le Deus absconditus. Certes l'homme se trouve dans la nécessité de s'adresser à des personnes, celles-ci œuvrent dans l'âme suivant leur propre mode. Dès que la présence du Dieu caché est éprouvée dans son rayonnement, les personnes trinitaires s'éloignent, sans pour autant disparaître, leur mission ayant été accomplie. À cet instant, les dialogues sont suspendus et le je et le tu se fondent l'un dans l'autre. Ainsi l'expérience du divin engendre le silence comme la chaleur du soleil estival produit le mûrissement du fruit.

À l'égard de la Trinité et du Deus absconditus, il importe de distinguer l'expression de la réalité. Le langage risque d'être défectueux du fait des antinomies qu'il véhicule. Il en est ainsi parfois de la pensée d'Eckhart. Il convient de comprendre la nécessité d'un langage antinomique. Pour en saisir le rôle, il suffit de se reporter au symbole de la roue. Les deux extrémités du bas et du haut semblent opposées tout en se faisant face, l'une et l'autre tendent vers le centre, le moyeu de la roue qui est un vide participe "sans attachement" à la rotation.

Pour certains mystiques, l'expérience personnelle se situe au niveau de l'Unité. Dans ce cas, le Dieu Trinité en tant que créateur et conservateur de l'être s'efface ; toute action ad extra étant commune aux trois Personnes, c'est par leur nature unique qu'elles opèrent et provoquent le sentiment d'immensité divine.

Dans le Livre des sept degrés, Ruysbroec dira que « le Saint Esprit opère en nous et nous opérons avec lui… Il clame en nous à voix haute sans parole : Aimez l'amour qui vous a aimé éternellement… » Cette voix « plus terrible que le tonnerre », avec les éclairs qui l'accompagnent, « crie éternellement Aimez l'amour. »

Celui qui aime l'Amour devient amour. Cet Amour le possède si totalement qu'il s'oublie lui-même et qu'il oublie Dieu dira Ruysbroec dans l'Ornement des noces. Il devient amour comme il apparaît lumière par sa contemplation de la Lumière. L'Esprit Saint transforme, opère des mutations et des métamorphoses, il façonne et engendre des "fils élus de l'Amour divin".

Selon Eckhart, l'Esprit Saint désigne l'amour par lequel nous aimons Dieu. C'est l'Esprit Saint qui en assure la pureté et la nudité et le parfait dépouillement. Ce dépouillement fait que l'amour détaché de tout sujet à aimer ne nourrit que l'amour lui-même (Serm. Hoc est praeceptum meum, Jn 15, 12)

L'approche de l'Unité ne peut que provoquer un vertige purificateur de toute tentative de compréhension intellectuelle et aussi de la nécessité au départ d'un je et d'un tu.

(…)

L'Esprit ne cesse d'engendrer le silence. Pour le mystique le silence est lié à l'expérience. Il la poursuit et la parachève. Quand l'homme éprouve une expérience de l'indicible, il ne peut que se taire à son propos. Si on l'interroge, il n'aura pas d'autre témoignage que son regard. Celui-ci est embrasé du feu qui le consume tout en continuant à brûler en lui. Mais qui serait capable de distinguer ce regard sinon le participant au même brasier ? Quant aux autres, ils ne pourront que sourire avec ironie et interpréter le mutisme de celui qui sait comme une misérable ignorance.

Seul peut indéfiniment discourir l'homme qui n'a pas d'expérience. Celui-ci joue avec les mots, les assemble comme des pierres, suivant le plan d'un architecte ou l'effort laborieux d'un maçon. L'édifice s'élève au profit de quelque idole baptisée dieu. Par contre, l'expérience a pour effet de désintellectualiser celui qui en est le lieu, les mots inadéquats s'effacent, ils n'ont plus de rôle à tenir ; les idées s'éloignent, les pensées s'évadent d'une façon identique.

Le danger est de discuter à l'infini sur des concepts, rien n'est atteint et les démonstrations sont vaines tout en laissant quelque bruit dans l'âme de ceux qui les énoncent. On a parlé des philosophes frelons, on pourrait parfois attribuer ce terme à certains théologiens oubliant passagèrement que la théologie est avant tout prière, louange, amour.

Quand Nietzsche parle de la mort de Dieu, il fait allusion à la mort du concept ; il ne détruit qu'un dieu moral, une idole métaphysique. « La mort des idoles dégage un espace vide – dira Jean Lacroix – un désert - où se trouve peut-être le divin.[1] ». C'est dans cet espace vide, ce désert, c'est-à-dire cette nudité que l'homme de foi prend conscience de sa distance entre lui et Dieu. La difficulté, même pour le mystique, est de comprendre qu'il doit se dépouiller de ses fausses mesures concernant le divin. À certains égards, l'expérience de Dieu peut se présenter comme une expérience de la distance. Le cri du Christ sur la Croix : « Mon Père, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné » permet de prendre conscience du retrait de Dieu, de la distance. Il ne faudrait pas confondre "distance" et "différence". Seul le Christ est l'image parfaite du Père et l'homme est créé à l'image de cette image parfaite que l'Esprit rend conforme en retraçant les traits de la ressemblance perdue. Comme l'a si bien compris Maxime le Confesseur « L'union, en écartant la séparation, n'a pas porté atteinte à la différence. » (Ambigua P. G. 91, 1056c). Cette distance de l'homme à Dieu s'éprouve dans la nostalgie de pouvoir contempler la face divine : « Je cherche ta face, montre-moi ta face », supplie le psalmiste (27, 9). Mais la face divine en tant qu'essence ne saurait se montrer. L'homme tend vers elle sans pour autant l'atteindre. Toutefois cette tension soutenue maintient la ferveur de son orientation. Elle le fixe et l'empêche de tourner la tête, d'être la proie des séductions passagères.

L'homme passé par l'expérience ne se retire pas du temps, mais celui-ci cesse pour lui d'être envisagé en tant que durée. Le temps, il l'éprouve et le vit en le rendant vivant. Le temps perd ainsi son épaisseur et son opacité et acquiert ainsi une sorte de fluidité. Fluide est aussi le silence qui s'écoule et engendre un nouvel espace. La parole commence et se termine, entre ces deux extrêmes, elle jaillit comme un flux tandis que le silence se déploie, sorte de continuum liquide, envahissant le passé et l'avenir en les insérant dans un présent punctiforme.

Né grâce à l'expérience, le silence ne signifie pas que l'homme va clore ses lèvres à l'égard d'autrui. Il parlera le langage de son interlocuteur, sans afficher la moindre supériorité. Le voyageur ne peut qu'éprouver de la compassion à l'égard de ses compagnons de route qui, comme lui, traversent l'épreuve de l'exil. Toutefois le silencieux engendré par l'expérience désirerait se taire. Pris de vertige devant l'immensité indicible ou portant en lui-même l'épreuve de l'esseulement liée à la distance, la parole lui semble aussi incongrue qu'inutile. Cependant le silence engendré par l'Esprit se situe tout d'abord au-dedans. Si on lui conférait une couleur, on pourrait dire qu'il a celle de l'aurore. L'Esprit comparable à un lever de soleil, éclaire de sa propre lueur tout le paysage qui l'entoure. Plus encore le silence de l'esprit étale sur le cosmos un vêtement de lumière, et sur les microcosmes (les hommes) orientés, en attente de la splendeur lumineuse, il fait briller une clarté matutinale.

Le silence est l'ami de la solitude et par conséquent du désert, de ce désir du dedans qui se transforme en jardin. Le silence ne s'apparente pas à l'audition mais à la vision. Celle-ci n'a rien de commun avec une vision matérielle décelée par les yeux. Elle se situe plutôt dans un rayonnement. À son tour la lumière expérimentée renforce le silence en le rendant plus dense. Pour saisir cette réalité secrète, on peut évoquer les séraphins. À leur propos il n'est pas dit qu'ils parlent, qu'ils se meuvent à la façon des anges ; ils sont immobiles. Cette condition n'est pas étrangère à la vie terrestre. Pour s'en convaincre il suffit d'évoquer les Chartreux voués au silence en tant qu'expression de louange sous la motion de l'Esprit. Celui-ci est le Maître de leur école : celle de la solitude.

D'après Isaac le Syrien, « le silence est le langage des siècles futurs », ce qui ne signifie pas que l'histoire deviendra silence. Le croire serait utopique. Chaque homme est appelé à réaliser en lui les siècles futurs. Selon Origène, le retour du Christ s'accomplit dans les cœurs, de même que l'Incarnation ne revêt la plénitude de son sens qu'en incluant la naissance du Fils dans l'âme, ou plutôt la découverte de cette naissance se poursuit sous la mouvance de l'Esprit. Le Christ ne cesse pas de naître dans les âmes et l'Incarnation se poursuit dans la grâce de l'Esprit. Le silence issu de l'expérience conduit l'âme au repos.

 

● Le Saint Esprit et le sabbat

La nuée couvrit Moïse durant six jours. Le septième jour, Dieu l'appela (cf. Ex 24, 15-16).

Le Sabbat du septième jour correspond au repos contemplatif. Ce repos est silence. L'Esprit Saint dirige l'âme vers l'oisiveté festive d'où surgit la quiétude. Les dons de l'Esprit sont présents au repos sabbatique ; ils opèrent dans l'intelligence, le cœur et la volonté du contemplatif.

Les ermites sont les fils privilégiés du Sabbat. Un texte juif fait allusion aux six jours. Ceux-ci se présentent par paires, tandis que le septième jour, souffrant de sa solitude, vint trouver l'Éternel pour lui avouer l'austérité de son isolement. L'Éternel le réconforta en lui disant qu'il serait son compagnon. Ainsi l'homme du repos silencieux n'est pas abandonné, on pourrait même dire qu'il est le moins seul des hommes, puisqu'il chemine avec Dieu. D'où le texte si souvent répété : « L'homme n'est jamais moins seul que lorsqu'il est seul. »

Ce Sabbat ne dure pas un seul jour puisque dans la Bible il est le jour qui ne comporte ni soir ni matin. Il se déploie car il participe à l'éternité, c'est ainsi que Guigues II le Chartreux parle de "la connaissance savourée de l'expérience". Toutefois la Présence peut devenir absente. Le risque d'une Présence continue serait de faire oublier l'exil, de le transformer en patrie, ce qui aboutirait à une tragique erreur : le passant s'installerait ; d'une tente, il ferait une demeure.

Le sabbat s'inscrit dans une dimension sacrée de recueillement et de profondeur. Dispersée par l'action et les soucis, l'âme s'unifie dans le repos contemplatif. Le cœur de l'homme devient pour Dieu un trône, un tabernacle. Dieu a créé ; ensuite il attire vers lui sa création. Il se repose en elle et elle en lui. Suivant Irénée, l'Esprit repose en l'homme quand celui-ci adhère à la volonté divine. D'après Cyrille, l'homme, en qui Dieu se repose, retrouve l'état de l'Adam primitif, c'est-à-dire d'avant la transgression.

Le mot quies intraduisible, du fait de sa densité, appartient surtout au vocabulaire du désert, il indique ce repos. Il désigne un sommet spirituel et s'apparente aux mots silentium, solus, solitarium. « Il faut dormir et garder le repos », écrira Guigues II le Chartreux. « Mais qui garde le repos, si ce n'est celui dont le cœur veille ? » Il ajoute : « Dormez par rapport aux sens extérieurs, reposez-vous au fond de vous-mêmes » (Méditation XI).

Ce repos est une vacance, une sainte oisiveté ; celle que vivait Marie Magdeleine quand elle se tenait au pied du Christ, celle que réalisent les moines contemplatifs qui passent tout naturellement du Sabbat terrestre au Sabbat éternel. En effet cette vacance introduit près de Dieu (Vacare et videte…).

Une telle veille coïncidant avec un parfait repos entraîne l'âme dans un état extatique privé d'ailleurs de tout phénomène extérieur. On peut à ce propos parler d'une sobre ivresse (sobria ebrietas). C'est parce que l'âme se tient dans le repos, qu'il lui devient possible d'entendre l'appel de Dieu. Il vient vers elle et elle va vers lui. Si elle ne se tenait pas dans un saint loisir, le tumulte de l'action, le bruissement des pensées vaines l'empêcheraient de percevoir la voix divine. L'Amant vient bondissant au-dessus des montagnes et des collines et l'âme aimée l'imite à sa manière. Auparavant, elle avait utilisé dans sa démarche des images symboliques, celles-ci étaient des appuis, voire des intermédiaires ; soudain elles s'évanouissent. Quand la Présence est rejointe, elles n'auraient plus aucun sens : tel est le premier pas vers la sainte rencontre.

Il en est un second qui n'a plus rien à voir avec le premier. Le premier pas avec ses conséquences allait de soi. Le second est plus mystérieux et ne concerne que les contemplatifs. Même ceux qui s'adonnent à la vie contemplative seraient susceptibles de l'ignorer.

À l'égard du "loisir divin", un propos de Ruysbroec va encore plus loin que le texte de lui précédemment cité : « Dans la fruition, nous sommes oisifs : c'est l'œuvre de Dieu seul, là où il dépouille d'eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l'unité de son Esprit. Là nous sommes tous un seul feu d'amour. » Ainsi l'esprit de l'homme devient « une braise ardente que Dieu allume au feu de son amour abyssal ». De tels hommes embrasés deviennent « une seule ardeur brûlante, inextinguible, avec le Père et avec le Fils dans l'unité de l'Esprit Saint, là où les divines Personnes trépassent dans l'unité de leur commune essence, dans cet abîme sans fond de la simple béatitude. Là, il n'y a plus ni Père ni Fils ni Esprit Saint, ni aucune créature, mais une seule Essence. » le traducteur de ce texte – qui en raison de l'ordre monastique auquel il appartient a préféré conserver l'anonymat – a respecté le sens exact de ce passage de Ruysbroec. On ne peut que lui savoir gré d'une telle loyauté. Certes le propos de Ruysbroec risque d'étonner maints lecteurs. Seuls les esprits contemplatifs peuvent le situer dans sa dimension véritable, celle d'une profondeur abyssale. (…) Signalons, avec le traducteur, que les expressions employées par Ruysbroec n'ont pas attiré de censures. Là encore le Mystère s'offre à l'intelligence descendue dans le cœur, il n'appartient pas au niveau du mental et du discours.

Pour certains mystiques, le repos du septième jour correspond à un état permanent ; pour d'autres, il se déploie. Selon Guigues II le Chartreux, « du Sabbat du repos, l'on parvient à l'octave de la Résurrection dans laquelle est la vie éternelle » (XIe Méditation).

 

● L'homme du 8e jour

Déjà ressuscité avec le Christ durant sa vie terrestre, l'homme est appelé à devenir, sous la motion de l'Esprit, le collaborateur de Dieu. Que signifie le 8e jour ? Cette expression que l'on trouve déjà chez Origène, n'appartient pas à la Genèse. Le 8e jour coïncide avec l'octave, le 8e ton grégorien, le 8e climat. Il concerne l'action de l'Esprit dans l'homme devenu une "terre épousée", c'est-à-dire une "nouvelle créature". D'où ce texte de l'apocalypse (21, 1 sv) : « Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle. Le premier ciel, en effet, et la première terre ont disparu… Voici que je fais l'univers nouveau. » Grâce au repos contemplatif, l'âme a été conduite sur le mont de la transfiguration. Par l'Esprit Saint, l'homme est devenu une humanité de surcroît, c'est à travers cette humanité que Dieu voit, aime, opère. L'âme s'est totalement abandonnée à la volonté divine. Elle a déjà donné son consentement à cette volonté et son consentement s'écoule durant toute son existence. Elle n'a pas à le renouveler, elle ne s'appartient plus.

Le thème du 8e jour a été repris par le philosophe russe Nicolas Berdiaev qui s'est inspiré de Joachim de Flore, ce visionnaire cistercien du XIIe siècle, considéré par ses disciples comme un herméneute dont l'intelligence a été illuminée par l'Esprit et qui se situe dans une perspective eschatologique.

Prise à la lettre, la vision de Joachim de Flore peut sembler utopique, elle contient néanmoins des éléments importants dont la véracité est indiscutable à condition de ne pas la situer un moment précis de l'histoire comme avait tenté de le faire son auteur. Que Joachim soit influencé par son époque, on ne saurait le nier. Il est moine et – tel Bernard de Clairvaux – il s'élève avec violence contre les écoles non monastiques qui bientôt enseigneront une philosophie scolaire, détruisant ainsi le grand mouvement spirituel des Pères du désert[2]. La sagesse et l'intuition qu'elle comporte seront réduites en vue d'une scolastique anéantissant la mystique. On sait qu'à partir de la fin du XIIe siècle, le mouvement mystique sera amoindri en Occident. Certes il y aura des exceptions avec les Rhénans, mais celles-ci seront rares et mal interprétées. Les mystiques prendront désormais des visages d'hérétiques, ou tout au moins d'hommes en marge, donc considérés comme terriblement dangereux pour la bonne marche d'un temporel et d'un spirituel qui ne manquent pas de flirter ensemble au détriment de l'intériorité.

Comme l'a montré Henry Mottu, « l'illumination joachimite ne porte pas sur un Dieu perçu au-delà de l'histoire ; ce n'est pas une illumination intérieure mystique ; c'est une "révélation" au sens apocalyptique du mot, de la cohérence du plan de Dieu. » (Ibid. p. 121-122).

Les trois époques présentées par Joachim de Flore correspondent selon lui à trois étapes : celle du Père avec l'Ancien Testament, celle du Fils avec le Nouveau. À la période de l'Esprit Saint ne correspond aucun livre, sinon "le livre de l'expérience", le livre du dedans écrit par l'Esprit Saint dans le mystère de l'homme et que l'homme nouveau est capable de déchiffrer dans la liberté et l'audace de l'Esprit pour opérer – en donnant sa réponse à Dieu – la transfiguration du monde.

C'est à l'intérieur de l'économie divine que se situe l'homme du 8e jour. Mais comme l'a dit Nicolas Berdiaev[3], « Croit-on à la force de l'Esprit ? Les chrétiens y croient-ils ? » Il est difficile de donner à cette question une réponse. L'homme moderne n'a-t-il pas rompu avec son centre spirituel ? Cette rupture n'a-t-elle pas eu pour effet de l'arracher à sa profondeur, de le tourner vers des centres fallacieux ? L'apostasie de Dieu a provoqué l'apostasie de l'homme. Cependant, il ne s'est jamais présenté comme aujourd'hui une telle recherche d'intériorité et de profondeur.

Ainsi le 8e jour coïncide avec une rénovation du monde grâce aux hommes spirituels mus par l'Esprit. (…)

Hier les hommes qui voulaient s'orienter dans la contemplation entraient dans des cloîtres. Les monastères sont nécessaires et cela à toutes les époques. Toutefois, demain, dans la mouvance d'une Église spirituelle plus ouverte à l'égard des mystiques chrétiennes ou non-chrétiennes, les fils de l'Esprit, doués d'une intelligence spirituelle, sachant épeler "le livre de l'expérience" deviendront des témoins du Mystère de la Trinité et du Dieu caché, ce Dieu qui attend d'être reconnu, concerne tous les hommes épris d'absolu et de vérité. Le passage du psychique au pneumatique sera alors réalisé et l'on pourra parler d'un "nouveau peuple chrétien".

 

[1] Sur ce thème voir Jean-Luc Marion, L'idole et la distance, Grasset, 1977

[2] H. Mottu, La manifestation de l'Esprit selon Joachim de Flore, Neuchâtel-Paris, 1977

[3] Au seuil de la nouvelle époque, Neuchâtel-Paris, 1947, p. 9.

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