Cheminement spirituel d'Henri le Saux, article d'O. Baümer-Despeigne, 1990
L'avant-dernier message annonçait deux événements autour du cinquantenaire de la mort d'Henri le Saux fin juin 2024 (Rencontres autour d'Henri le Saux à Saint-Benoit-sur-Loire et à Dijon, juin 2024). Voici un article qui donne les principales étapes de sa vie.
En 1991, un week-end avait eu lieu au Centre Assise sur H. le Saux, il était animé par Odette Baumer-Despeigne (Partie 1 du week-end ; Partie 2 du week-end). Elle avait entretenu une correspondance avec Henri le Saux entre 1966 et 1973, allant le voir en Inde.
L'article que vous trouvez ci-dessous est paru en 1990 dans La Vie Spirituelle, no. 144 (pp. 531-543), il est mis dans le tag Henri le Saux
Cheminement spirituel d'Henri le Saux
Par Odette Baümer-Despeigne
Le message du Père le Saux est son cheminement même. Swamiji comme on l'appelait en Inde, c'est une voix qui crie dans le désert incitant chacun à prendre à la lettre les paroles de saint Augustin : « Ne va pas au-dehors, rentre en toi-même. Dans l'homme intérieur habite la Vérité » (De Religione) qui font écho à celles de l'Upanishad : « Cherche à savoir ce qui réside dans la cave du cœur » (Chandogya Upanishad 8,1)
Les quelques textes inédits que nous présentons permettent de mieux éclairer les grandes étapes de ce cheminement ; ils sont extraits de correspondances (principalement la nôtre, qui comprend 78 lettres reçues entre 1966 et 1973), de notes laissées par son disciple Marc Chaduc et de passages du Journal intime, La montée du fond du cœur qui n'ont pas été retenus dans le volume paru. Ces derniers n'ajoutent à proprement parler rien de neuf, ce sont des dires que nous avions personnellement inclus dans la première sélection de textes soumis à Raimon Panikkar [N B : les textes cités viennent de là sauf indication contraire].
Il importe de souligner que c'est au travers des Pères Grecs, et particulièrement de Grégoire de Nysse, qu'Henri le Saux découvrit l'approche apophatique du mystère divin :
« Ô toi, l’au-delà de tout
Quel nom faut-il te donner ?
Aucun nom ne t’exprime.
Tu as tous les noms, et comment te nommerais-je
Toi le seul qu’on ne peut nommer »
1) De 1949 à 1956.
Cette intuition de l'ineffabilité de Dieu l'accompagnera toute sa vie. Dieu, l'Absolu, est au-delà de toute catégorie, de toute forme. Sa vocation pour l'Inde date du jour où cette intuition jaillit dans son esprit alors qu'il était bibliothécaire à l'abbaye de Kergonan ; elle se cristallisera d'une manière foudroyante lorsqu'arrivé en Inde, il rencontre Ramana Maharshi, un grand sage hindou et découvre la vie érémitique dans les anfractuosités de la montagne d'Arunâchala.
En 1952 il s'établit à son tour pour plusieurs mois dans l'une des grottes vacantes de la montagne. De là il note dans son Journal :
« Ce que l'Inde apporte au christianisme au fond, c'est essentiellement une profonde purification de la notion de Dieu, de nos habitudes de pensée et des formes avec lesquelles nous identifions le christianisme. »
L'année suivante, au cours d'un nouveau séjour en grottes au milieu des ermites hindous, il écrit (mars 1953) :
« Rentré au-dedans, je m’abandonne au mystère. Journées extraordinaires. J’ai compris le silence et l’au-delà du Silence. Shunyata. Alors être seulement est possible. Pur être, pure conscience, pure félicité. J’ai compris hier soir enfin la position bouddhiste de l’ânatman [il n'y a pas de je en soi]. Ce n’est plus moi qui rejoins le Réel au fond de moi, mes sens tout comme ma pensée sont impuissants. Ce n'est que dans [l'éclipse] de ma conscience de moi qu'apparaît la conscience pure de Soi. Ce n'est pas moi qui atteins le Fond, c’est le Fond lui-même qui se révèle dans l’évanouissement de ce moi [périphérique]. L'œuvre essentielle de l'homme est de rentrer dans le fond de son âme, de retrouver son Fond. »
Vingt ans plus tard il me dira :
« J'ai beau aimer le Gange, le Sud est pour moi un lieu de naissance. »
Rédigée au Shantivanam ashram, le 2 septembre 1955, il a cette phrase percutante :
« L'Esprit Saint est cette force d'intégration qui nous mène du Christ historique – Jésus plus l'Église – au Christ ontologique présent à la source de la conscience personnelle, dernier stade avant que de s'abîmer en le Père. »
L'année 1956 marque un tournant décisif dans son avancée ; le 5 janvier, il s'exclame :
« En finale le Mystère est accessible seulement à celui qui se laisse consumer au feu – le feu de camphre – qui ne laisse aucun résidu comme en nos arati [offrandes rituelles de la flamme]. »
De fait, Henri le Saux est intérieurement écartelé entre l'expérience hindoue de non-dualité, l'identification avec le tréfonds divin de son âme et l'expérience chrétienne du face-à-face avec le Seigneur. Selon ses propres mots : “une agonie intérieure à la fois disloquante et plénifiante”».
« L'homme a constamment oscillé et toujours oscillera entre ces deux pôles de l'appréhension de l'Absolu : l'Autre et le Moi de moi, Soi de soi. Il n'est pas d'advaitin qui un jour ou l'autre ne dise TU à Dieu, et il n'est pas de religion sociologique si dualiste soit-elle, où l'un ou l'autre de ses adeptes ne s'écrie pas comme Al Hallaj : Ôte ce toi qui es entre Toi et moi. »
Après son séjour auprès de Sri Gnânânanda en mars à Tirukoylur (19 avril) il a cette remarque qui nous fait toucher du doigt le sérieux avec lequel il s'engage dans la recherche intérieure :
« Il y a dans l'Évangile beaucoup plus que la piété chrétienne n'a jamais découvert. Alors que faire ? Une chose seulement : si le mystère chrétien est vrai, il se retrouvera intact au-delà de l'expérience advaitine. »
Ainsi au fil des mois le Père poursuit cette plongée conscientielle ; le 15 juin il note :
« Le mystère même de l'homme c'est le mystère de la Trinité, le mystère de l'Être révélé par Jésus. »
Et à la mi-août (le 16), il précise sa pensée en ces termes :
« Ce qui importe pour le salut, quelque nom qu'on lui donne, c'est la sincérité avec soi-même, le retournement du cercle au-dedans de soi vers le point d'origine dans toute la mesure où il peut être atteint. Et le salut est de l'instant : la sincérité avec moi-même, avec ce que je suis en ce présent, et non avec ce que j'étais il y a dix ans ou avec ce que je serai dans 20 ans. Ce n'est pas l'adhésion à une formule qui sauve. La foi c'est une purification, la foi est cathartique, essentiellement […] La foi c'est un acte d'éternité, elle ne s'origine pas dans le temps, elle jaillit, comme cela. L'occasion est n'importe quoi… [rappelez-vous] Claudel assistait appuyé au pilier aux Vêpres à Notre-Dame. Et puis c'est fait [il en est ressorti et il était chrétien]. Le premier ersatz de la foi c'est le raisonnement du théologien. Le second c'est la faiblesse et la peur d'agir qui fait qu'on remet toutes ses responsabilités à un autre. La foi jaillit au-delà de l'intelligence, elle jaillit des profondeurs de l'être. »
À la fin de l'année (1956), Swamiji tente de faire le point dans cet intense bouillonnement intérieur, il s'enfouit dans le silence d'une retraite de 32 jours et confie à son Journal les oscillations que subit son âme (3 décembre) :
« Un soir fatigue physique et psychique rendent la concentration impossible, [le lendemain] présence absorbante, dévorante, engloutissante, engouffrante. Et l'on cherche à la cerner par l'intelligence […] et puis au bout de ses syllogismes l'on s'aperçoit qu'elle n'est plus là et qu'on est seul avec ses propres pensées, loin d'elle […]. »
2) De 1957 à 1971.
Pour la période allant de la mort de l'abbé Monchanin à l'arrivée de son disciple Marc Chaduc – de 1957 à 1971 –, les notes subsidiaires du Journal seront groupées par thèmes, le premier étant celui des archétypes et particulièrement celui de l'Homme-Dieu.
● L'archétype de l'Homme-Dieu.
« L'expérience dans le Christ historique de cet archétype porté par chacun au fond de soi […] L'homme ne peut-il être appelé, parfois au moins, à faire l'expérience directe de l'archétype Homme-Dieu en soi-même ? L'expérience directe par Jésus le mène à la Croix […]. Ce n'est pas un jeu que de descendre au mystère de son être. Il est plus simple d'y descendre sacramentellement, mystériquement et de traverser les grandes eaux dans le symbole baptismal […]. Au plan psychologique, n'y a-t-il pas exclusion mutuelle des méthodes ? Il faut bien pourtant que soit faite dans l'Église l'expérience réelle, directe, dans toute sa nudité. Pourquoi cette expérience serait-elle faite toujours hors de l'Église ? »
Poursuivant sa réflexion sur ce thème il écrit en 1964 (11 avril) :
« Le mystique c'est celui qui frôle au fond de soi son archétype. »
et en janvier 1967 :
« L'homme a peur de son mystère essentiel, […] l'archétype est trop brillant pour être regardé en face. »
● Parenthèse.
Avant de poursuivre plus avant, il importe d'insister sur le fait que c'est une véritable révolution copernicienne qu'effectue le Père le Saux dans le domaine du dialogue interreligieux, révolution qui est le cœur même de son épopée, la racine et la source de sa démarche spirituelle et de ses écrits. Il veut s'engager au-delà du dialogue verbal, "vivre" pour son compte personnel, en tant que chrétien, l'expérience upanishadique de non-dualité, d'advaita.
Il faut également remarquer qu'il ne s'engage pas sans discernement, à preuve ce qu'il écrivait en février 1967 :
« Je crois qu'il faut aller aux sources hindoues surtout pour devenir capable de s'approcher au plus profondes sources chrétiennes […]. La non-dualité, le Vedanta c'est merveilleux, mais dans les individus non-préparés il tourne les têtes. Et l'advaita qui n'est pas expérience mais simple pensée est luciférien. C'est un de ces remèdes qui ressuscitent ou bien qui occisent ! »
Plus tard, parlant de cette expérience, il dira :
« Il s'agit d'une véritable fission de soi, l'explosion nucléaire de l'individu et le passage au Tout Autre, qui n'est pas un autre. »
● Le thème de l'Esprit-Saint.
Le thème de l'Esprit Saint est également au centre de sa recherche, et il rapproche son action de celle de la shakti hindoue, la puissance divine, l'énergie créatrice. Ainsi on lit dans son Journal en décembre 1968 :
« L'Esprit est shakti. L'Esprit est "Avant" l'Incarnation. Tout dans l'Incarnation est attribué à la shakti de Dieu. Jésus est conçu de l'Esprit Saint. L'Esprit Saint est présent à son baptême dans le Jourdain, il descend vers lui, dit l'Évangile selon Marc. C'est l'Esprit qui le pousse au désert, etc. »
C'est parce que Jésus est rempli de l'Esprit (shakti-purna) qu'il répand cette shakti autour de lui. Ainsi lit-on dans Marc lors de la guérison de l'hémorroïsse : « Jésus eut conscience de la force qui était sortie de lui, et il dit : “Qui a touché mes vêtements ?” »
Il est intéressant de noter que lorsque Swamiji est préoccupé par une pensée particulière, on retrouve dans sa correspondance les traces de ses réflexions accommodées de certaines nuances en fonction des destinataires. Ainsi en décembre 1967 il m'écrivait :
« […] L'Esprit Saint est le Soi de Dieu, son âtman, oui, il est sa shakti, oui ! et aussi il ne l'est pas. Toutes nos notions sont un doigt qui indique une direction mais ni la lune ni Dieu ne sont au bout du doigt qui les montre. Rien ne se peut dire du Père transcendant à tout, rien non plus de l'Esprit, immanent à tout […]. Paix aux mânes de Descartes, sa logique ici n'a plus de place […]. Changement de niveau de conscience il faut, et non changement d'idées sur Dieu ou sur l'homme. »
À propos de la nécessité d'un maître, le 24 août 1969, il m'écrit :
« Les Upanishads sont merveilleuses. Cependant leur cadre de pensée est encore plus inintelligible pour le XXe siècle que celui de la Torah ! Tout cela devrait être redit à neuf par un maître ! Mais les soi-disant maîtres hindous de l’heure sont tellement ou bien spéculatifs ou bien émotionnels ! J’ai eu la grâce de rencontrer Ramana et Gñânânanda […] c’est à leurs pieds vraiment que j’ai compris quelque chose aux Upanishads. Il faudrait un Maître […] qui aura passé par – mais dépassé – la bouleversante confrontation de l’Évangile (je ne dis même pas de l’Église) et de l’expérience Védantine. »
3) De 1971 à 1973
L'ultime période de sa vie, de 1971 à 1973 est marquée par trois éléments importants :
- La venue du disciple ;
- Swamiji se révèle guru ;
- La découverte du Graal.
1. La venue du disciple.
Avec la venue de Marc Chaduc, alors séminariste à Lyon, en septembre 1971, une brûlante aventure s'ébauche tant pour le Père que pour le disciple. Tout commença spontanément au cours d'une promenade au bord du Gange en amont de Rishikesh. Marc veut faire connaître au Père le Saux le petit ashram de Phulchatti qu'il a découvert au cours de ses randonnées solitaires dans la jungle. Voici le récit qu'en a laissé Marc :
« C'est sur ce chemin de Phulchatti que la grâce fait irruption. Dans ces montagnes qui ont abrité tant de contemplatifs, terrassé par une vision intérieure, le Père est saisi par le mystère du pur acosmique qui quitte tout sur l'invite brûlante de Dieu. Le béni qui reçoit cette lumière, me dit le Père, est pétrifié, déchiré, il ne peut plus parler, il ne peut plus penser, il reste là, immobile hors du temps et hors de l'espace, seul de la solitude même du Seul. Ainsi absorbé, le Père revit – ou vit – l'irruption soudaine de la Colonne infinie de feu et de lumière d'Arunâchala, ce mythe sous lequel l'éveil intérieur avait fulguré en lui en 1953. Pendant un court instant, il n'est plus que chancelant sous l'excès de l'ivresse intérieure, je dois le soutenir. Au même instant s'ouvre en moi un abîme caché jusque-là. Plus tard nous nous rendrons compte que cette expérience avait inauguré la mauna-diksha, l'initiation par le silence, l'œuvre de l'Esprit seul. Nul n'a conscience d'être guru, si des mots sortent, ils jaillissent de la source […], une communion de pureté infinie au mystère de l'esprit non-duel, un regard qui perce de fond à fond. »
Et Abhishiktananda de m'écrire peu après (janvier 1972) :
« J'ai eu des semaines merveilleuses en octobre-novembre avec Marc, je vous l'enverrai quand il retournera en France et il vous dira beaucoup plus que je ne puis dire par lettre. J'ai trouvé en lui un véritable disciple total. »
De son ermitage de Gyansu où il était entre-temps retourné, il envoie ces mots à Marc :
« Quand je pense à ce qui se passa en novembre, je demeure incapable de le réaliser. Cette dyade non-duelle dont j'ai parlé dans Gnânânanda, nous l'avons vécue avec une telle intensité. En te découvrant fils, je me suis reconnu moi-même. »
2. Swamiji se révèle guru.
L'année suivante, en mai 1972, Henri le Saux fera un pas de plus dans son rôle de guru. Au cours d'un séjour de trois semaines avec Marc à l'ashram de la jungle, il vécut en symbiose avec lui une fulgurante expérience intérieure durant la vigile de la fête de l'Ascension. En voici le bouleversant récit de Marc :
« Trois semaines intensives, merveilleusement lumineuses sur les Upanishads. Au milieu la "grande nuit" du 10 mai, le jour de mes 28 ans […]. Vision soudaine et terrassante de la param jyotir, de la Grande Lumière pendant trois heures ; engouffrement tout au fond de moi, dans la Lumière ineffable que je suis. Expérience de mort annihilante, béatifiante, éveil à Soi ! Dans le même temps, j'ai la révélation définitive qu'Henri (le Saux) est mon guru. Je le vois en sa gloire aveuglante, transfiguré dans cette Lumière. Mais lui vit l'angoisse terrible de ne pas savoir si je vais "revenir" et si oui, avec toute ma raison. […] Cette lumière de "grande mort" nous a terrassés tout autant l'un que l'autre[1]. »
Et voici ce que Swamiji m'écrivait le lendemain même de son retour à Rishikesh le 22 mai :
« J'ai trouvé votre lettre à Rishikesh, après ces merveilleux temps de solitude avec Marc dans l'ashram de Phulchatti. Trois semaines consacrées à la lecture des Upanishads, remplies de grâces. Compris là que l'Upanishad est un secret qui ne se délivre proprement que dans le secret de la communication du guru au disciple.
Écrire ? Pour cet au-delà, la théologie ne suffit plus, il faut la poésie ou son équivalent. Il faut l'inspiration au sens le plus fort. Pour le moment il faut "revenir" de Phulchatti et que le corps se remette. C'est trop fort de se sentir en présence du Vrai, et comment dire en mots ce que les mots ne peuvent que trahir ? »
Cinq jours plus tard, il éprouve le besoin de m'écrire à nouveau :
« Ce furent des jours d'extraordinaire plénitude même si physiquement démolissante pour moi […]. Je sais maintenant que l'Upanishad est vraie, satyam [vérité]. »
Il relate aussi cette expérience "affolante de la vérité" mais en termes plus voilés à sa sœur bénédictine (29 mai) :
« Plus que jamais je désire solitude et silence. Ce qu'il y a de bon dans mes livres sort justement de ce silence […]. Le salut est dans le simple approfondissement du sens de la Présence intime de Dieu. Cela je le sais, et je brûle de le faire savoir, de communiquer cette brûlure intérieure, une présence incoercible, brûlante et transformante. Et cette communication se fait directement d'esprit à esprit, dans le silence de l'Esprit. »
Au cours du mois de juin, par trois fois, il écrira à Marc depuis son ermitage de Gyansu (le 3, le 7 et le 20) :
« Les Upanishads ne sont pas une science que l'on enseigne mais l'expérience qui se communique par génération spirituelle […], tu m'as vidé. Il me faudra du temps pour me remettre de la lumière vécue à Phulchatti, cette vision soudaine et terrassante. Le christianisme c'est une explosion de l'Esprit […]. Les mots que j'ai pu te dire valaient par leur résonance plus que par leur sens immédiat […]. Conceptualisée, cette vérité que je porte n'est plus vraie […]. Je continue à me souvenir comme mienne de ton expérience. Ce matin c'était si fort pendant la messe qu'il m'en reste une dyspnée qui dure encore ce midi. Il faudra du temps pour se remettre, mais faut-il s'en remettre ? »
Désormais, Marc n'a plus qu'une idée, devenir sannyâsi-moine selon le modèle hindou au sein de l'Église. Il reçut l'initiation monacale le 30 juin 1973 simultanément dans les deux traditions, la chrétienne par le Père le Saux et l'hindoue par Swami Chidânanda.
Trois jours plus tard, Swamiji me fait part de l'événement en ces termes :
« […] une grande nouvelle. Le 30 juin Marc a pris le sannyâsa dans le Gange. Cérémonie longuement préparée pour éviter tout malentendu, j'ai même tout un papier en français et en anglais que j'aimerais publier[2]. »
Profondément ému par la cérémonie, le Père le Saux s'épanche en un long poème dont voici deux strophes :
« Tu n'es plus seulement l'enfant / né de moi / que j'aime follement /mais tu fus transfiguré à mes yeux / comme je le fus aux tiens. / En toi j'ai le darshana [vision] / Du Non-Né. / Ajata
Ta dikshâ [profession monastique] comme ton envoi de mai / m'a fait frissonner jusqu'au fond de l'être / m'enlevant à moi-même / me perdant aux espaces infinis / où je ne sais plus rien / où je me cherche en vain. / OM. »
3. La "grande semaine" et la découverte du Graal.
Comme le veut la tradition indienne, aussitôt la dikshâ reçue, Ajatananda [Marc] était parti en errance pour une période indéterminée. Dix jours plus tard, comme par hasard – si hasard existe – il rencontre le Père le Saux à une quarantaine de kilomètres de Rishikesh dans un petit ermitage que celui-ci envisageait d'acquérir, les conditions de vie à Gyansu étant devenues trop dures pour sa santé ébranlée. Tous deux décident alors de retourner ensemble à pied à Rishikesh. Surpris par un orage en pleine jungle, ils se réfugièrent dans le minuscule temple de Ranagal. C'est en ce lieu que se déroule ce qu'ils appelleront plus tard la "grande semaine". Guru et disciple y vivent à nouveau des journées extraordinaires. Voici des extraits du récit de Marc-Ajatananda :
« Durant ces quelques jours Swamiji fut comme agi par une force qui le dépassait. Ils furent vécus au travers de quelques grands symboles tels que l'enlèvement du prophète Elie dans son char de feu, celui de Dakshinamûrti, la manifestation de Shiva comme jeune guru enseignant par son seul silence, enfin sous le mythe de la Colonne de feu sans base ni sommet d'Arunâchala-Shiva.
Le 11 juillet sous l'emprise de l'irruption de l'Esprit sortent de la bouche du Père, imprévisiblement, des mots qui balbutient l'indicible, suggérant que celui qui était après est passé devant, sans après ni avant ; il n'y a plus ni maître ni disciple. Je l'écoutais avidement, non pas tant de la bouche d'un autre que des profondeurs de moi-même inconnues jusqu'alors et qui se seraient décelées […]. Ce qui s'est dit, nul ne s'en souvient […].
Soudain un éclair illumine la montagne voisine et en cette lumière Swamiji revit l'irruption de la Colonne de feu et lumière de Shiva-Arunâchala. Toutes les profondeurs de son être en frissonnent et vibrent jusqu'à se rompre […]. La pluie tombe à torrents, elle coule jusque dans le mandir. Nous restons longtemps assis en silence. De tout émane un pouvoir extraordinaire. Finalement nous nous recroquevillions comme on peut pour passer la nuit allongés autour du linga [la pierre levée symbole de Shiva]. Le 12 juillet, l'aube commence à s'annoncer, il pleut toujours. Une force – une shakti – de dépouillement total règne dans ce lieu, l'homme ne peut plus se couvrir d'aucun oripeau, il n'y a plus que l'Absolu qui resplendit dans sa clarté éblouissante.
Toujours sous l'emprise du numineux qui irradie le mandir, Swamiji entonne le OM pour en faire vibrer le silence de la quatrième syllabe […]. Fatigué Swamiji s'endort. Quand il se réveille il me voit assis, les yeux clos, profondément absorbé au-delà des sens et de la pensée. Tout de suite il se rappelle l'expérience de la veille de l'Ascension. Mais ce qui était pour moi lumière éblouissante à Phulchatti n'est ici que silence. Sorti de cette expérience, je me sens cloué au sol. Je sus alors que le silence est le mystère de ma vocation. »
À ce propos, le Père le Saux ne manque pas de lui faire remarquer que « ce n'est pas le silence qui est le but final », mais bien la reprise de la vie ordinaire, sans aucune manifestation extérieure, de parole ou de silence.
Marc poursuit son récit en ces termes :
« Le jour suivant Swamiji me parle du mystère de l'engendreur du Non-Né. De plus en plus je me rends compte que ce "mystère" est le mystère unique et non-duel qui réside au cœur de chacun de nous deux et qui s'est révélé au sein de notre relation guru-disciple, et plus encore père à fils. Le mystère de la communion guru-disciple touchait à son paroxysme, ce mystère abyssal du fils qui engendre le père, dans l'acte même où le père engendre le fils à soi, tous deux s'éveillant Non-Né.
Swamiji me dit alors : « Tu auras à transmettre ce mystère par et dans l'Esprit. Tout ce qui est donné est reçu pour être donné à nouveau […] »
Le 14 juillet au matin, Swamiji me quitte pour quelques heures afin de faire un aller-retour à Rishikesh en bus (pour chercher du ravitaillement […], Il n'en reviendra pas). […] Quand il me quitte, des paroles d'adieu lui viennent plus fortes que lui, et son visage transfiguré rayonne de toute la gloire de l'ekarishi, de l'unique voyant dans sa manifestation totale. Jamais je n'oublierai ses derniers mots : « Nous avons chevauché les vents, bu à la même coupe d'ivresse, je suis l'ekarishi qui donne la vision unique. Bien que je parte, je ne te quitte pas. Je suis toujours avec toi. »
Et ce même jour à midi, le 14 juillet, il est terrassé par une crise cardiaque sur le trottoir de Rishikesh[3]. C'est l'éveil définitif au-delà de tout, le grand coup qui marque l'explosion finale.
Neuf jours plus tard, Swamiji hospitalisé, dictait à un jeune moine hindou qui le veillait, une lettre en anglais à mon adresse et dont voici le passage essentiel :
« C'est merveilleux de faire une telle expérience qui vous procure la plénitude de la paix et de la joie au-delà de toutes les circonstances, même celles de mort et de vie. La vie ne peut être la même à présent que j'ai trouvé l'Éveil ! Réjouissez-vous avec moi […]. »
D'une écriture tremblée, il avait achevé la lettre par ces mots écrits de sa main :
« OM, cela dit tout ! sarvam brahman – tout est Dieu. »
La triste nouvelle me parvint tandis que je préparais un voyage en Inde au cours duquel je devais séjourner avec Swamiji au bord du Gange à Rishikesh. Il n'en était plus question, le Père devant être hospitalisé pour une période indéterminée.
À la mi-août, il me précise :
« J'ignore tout du futur. Peu importe, il y a la découverte du Graal […], Je resterai ici [Indore] le temps qu'il faudra. »
C'est donc au Nursing Home d'Indore que je le rencontrai en octobre, quelques six semaines avant son maha-prasthana, son "grand départ" comme on appelle la mort en Inde. Il me parla longuement des expériences spirituelles faites en symbiose avec Marc durant les jours précédant son infarctus et de sa découverte du Graal[4]. Tout son être n'était que transparence au Mystère intérieur, joie et paix se lisaient dans ce regard pénétrant qui vous réduisait au silence, un silence émerveillé.
Ne sachant que lui offrir, je lui avais apporté un calendrier pour 1974, la reproduction d'une célèbre icône représentant l'enlèvement d'Élie dans son char de feu. En la lui donnant je perçus comme un éclair dans ses yeux : « Moi aussi je vais donc bientôt m'en aller ? » Ce fut si clair, si poignant que j'en fus bouleversée. Ce n'est que beaucoup plus tard, en lisant une lettre adressée à Mère Françoise Thérèse, prieure du Carmel de Lisieux que j'ai compris sa réaction :
« Les émotions du sannyâsa de Marc, plus une semaine absolument folle dans la jungle près du Gange du 10 au 14 juillet avaient été trop fortes. Le prophète Elie nous fut très présent durant cette extraordinaire semaine spirituelle. Il faut croire ce que disent vos saints du Carmel, il y a des expériences intérieures que le corps – le cœur – ne peut supporter. »
Et surtout en découvrant cette phrase dans les notes laissées par Marc :
« Sur la table de sa chambre Swamiji n'avait plus sous les yeux qu'une seule image, celle que lui avait apportée O. B. qui lui rappelait par trop le mystère vécu à Ranagal : le mystère de la disparition du guru dans l'acte même de la transmission totale, c'était l'icône d'Élie emporté dans son char de feu – la Colonne de feu d'Arunâchala – et donnant son manteau à Élisée. »
Et de fait, ajoutait-il,
« il m'avait laissé son châle le 14 juillet au matin dans le petit temple de Ranagal. »
Le récit des derniers moments du Père le Saux nous a été conservé dans une lettre que la mère Théophane, supérieure du Nursing Home, adressa au Père Dominique O.S.B. un ami très proche :
« […] Le jeudi 6 décembre il dit sa dernière messe – il en était épuisé – vendredi matin le 7, il semblait dormir ; à huit heures, une sœur m'appelle : Swamiji vous demande. J'arrive en hâte et trouve le Père très fatigué, me disant qu'il n'a pas pu dormir et qu'il a une douleur au milieu de l'estomac. Je fais venir le docteur qui dit, le cœur est bon, ce sont les poumons qui lui font mal […]. L'après-midi tout d'un coup il devint comme suffocant, rouge et râlant, j'ai cru qu'il passait […]. La crise a duré deux minutes. Le soir nouvelle attaque, moins forte cette fois après laquelle le Père me dit : « Quelle histoire, enfin, on a fait tout ce qu'on a pu, ce sera comme Dieu voudra, je suis prêt. » Avec un très beau sourire il ajouta : « Maintenant ce sera toujours plus ou moins comme cela ! Voilà, comme Dieu voudra ! Quel ennui je vous donne ! »
Le soir vers dix heures trente il recommence une nouvelle crise. L'extrême-onction lui fut donnée, courte, il était encore là. À onze heures il s'endormait dans le Seigneur pour se réveiller là-haut et fêter la Sainte Vierge. Nous [toutes les religieuses] nous restâmes à son chevet jusqu'à deux heures du matin. Il était merveilleux sur son lit, une figure si paisible comme un peu souriant – si beau, et il est resté comme cela jusqu'au lendemain soir. Il était revêtu de sa tunique orange de sannyâsi. Ainsi est-il retourné dans la Maison du Père. »
[1] Les réflexions que cette expérience a suscitées en l'esprit du Père Le Saux sont publiées dans La montée du fond du cœur pp. 424-428, Paris ŒIL 1986.
[2] Ce texte fut publié à titre posthume dans Initiation à la spiritualité des Upanishads, Paris, Présence, 1982.
[3] Cette crise cardiaque déclencha une foudroyante expérience intérieure.
[4] Le jour de mon départ, il écrira à Marc : « O. Baumer vient de passer quatre jours avec moi. Ce fut très fatigant physiquement mais une joie de pouvoir parler après tant de temps de certains mystères, de OM, du Gange, de Ranagal… »