La vie au Ryutaku-ji par P-F De Béthune dans "L’Hospitalité sacrée entre les religions"
Le centre Assise est relié au monastère zen du Ryūtaku-ji, et l'actuel responsable de ce monastère, Eizan Goto Rôshi est le référent du Centre au niveau du zen. Plusieurs messages ont déjà présenté le Ryūtaku-ji où Jacques Breton, fondateur du Centre Assise, a passé pas mal de temps. Il n'a pas été le seul prêtre chrétien à aller là-bas, et vous trouvez ici le récit de Pierre-François de Béthune dans son livre L’Hospitalité sacrée entre les religions, préfacé par Raimon Panikkar, paru chez Albin Michel en 2007, et traduit en plusieurs langues dont l’italien et l’anglais.
Pierre-François de Béthune est un moine bénédictin (monastère de Clerlande, en Belgique), acteur majeur du dialogue entre les religions. Il découvre dans les années 70, au Japon, la tradition zen, et est initié par d'authentiques maîtres. Il a occupé de nombreuses responsabilités, notamment au Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux.
Le voyage qu'il relate ici a eu lieu lorsque Sochu Suzuki était le rôshi responsable du Ryūtaku-ji, c'est-à-dire entre 1984 et 1990.
Extrait de la recension du livre par Marc LEBOUCHER, Christus N°218 - Avril 2008 :
« Avec clarté et humilité, le P. de Béthune montre dans un premier temps combien l’hospitalité reçue dans le monde du zen a été pour lui une expérience spirituelle très forte, le renvoyant directement aux exigences de sa propre vie bénédictine. Sans fioriture, il évoque ainsi la voie du thé (chado) et sa liturgie propre, le chemin de la méditation (sesshin) avec un beau parallèle entre le thème du Shabbat et celui de la vacuité, le monastère (sôdô) avec tout ce qu’il suppose. Dans un second temps, il situe bien les enjeux et les règles de l’hospitalité offerte, d’un échange spirituel qui ne doit pas cependant verser dans la confusion ou le syncrétisme. »
Voici des extraits du chapitre 3 (p. 91-114)
La vie au Ryutaku-ji
P.-F. De Béthune
Le Ryûtaku-ji est l'un des 39 monastères zen rinzaï du Japon qui comportent un sôdô, c'est-à-dire une communauté monastique complète, avec un noviciat où sont formés les candidats moines (…) Sôdô signifie littéralement "habitat de la communauté". La plupart des temples ne comptent que quelques résidents mais, dans les sôdô, ils sont habituellement 20 ou 30, parfois plus et, aujourd'hui, souvent moins. On y pratique la vie monastique intégrale et immuable depuis des siècles.
J'allais avoir le privilège d'habiter dans un tel sôdô, fondé par Hakuin Zenji (mort en 1769) et qui a conservé depuis ses origines une tradition de grande vigueur spirituelle.
(…)
Au jour prévu, je me suis présenté à l'entrée du monastère et j'ai vite compris que j'allais désormais aussi avoir le privilège d'être traité comme tous les autres novices. (…) Comme j'étais le dernier venu, on m'a souvent réservé les tâches les plus ingrates. (…)
On m'a donné un habit monastique adapté au lieu et une place dans le zendô, en m'expliquant (pour me mettre tout à fait à l'aise) qu'elle était désormais vacante, puisque celui qui m'y avait précédé, un Anglais, avait récemment été retrouvé pendu à un arbre des environs.
Dans les monastères zen, on ne donne jamais plus d'explications qu'il n'en faut. Comme il restait un peu de temps avant la fin de la journée, un moine me mit un balai entre les mains et m'indiqua une partie du jardin à nettoyer. Je me mis avec ardeur à ce premier travail zen. Bien vite les allées du petit jardin furent tout à fait nettes. Mais comme je ne savais que faire de ce que j'avais balayé, je fis tout disparaître derrière quelques arbustes. J'étais fier de mon travail. En venant voir si j'avais fini, le moine me demanda, furieux, ce que j'avais fait des balayures. Je lui montrais où j'avais jeté toutes les saletés. Il me dit : « Il n'y a aucune saleté là – peut-être dans ton cœur, mais pas dans ces balayures ! » Alors il alla rechercher tout ce que j'avais caché ; il sépara les feuilles mortes, les brindilles : « Cela servira à allumer le feu pour le bain », et les cailloux : « On va les mettre au pied du mur, là où la gouttière coule », puis la bonne terre, « pour le potager ». J'appris plus tard que c'était là une histoire zen classique, une petite épreuve pour débutants. J'étais tombé dans le piège ! Mais j'étais dorénavant intégré à la communauté des unsui du Ryûtaku-ji.
(…) Pour accéder au Ryûtaku-ji, il faut quitter une rue de Mishima et parcourir un bref chemin qui grimpe à travers le bois, avant de se trouver devant le sanmon, littéralement la "porte de la montagne". (…) Une fois passée ce portail, on accède au shakadô, le temple principal, dédié à Shakyamuni, le Bouddha historique. Mais il y a encore moyen d'aller plus haut, au mémorial des fondateurs et finalement jusqu'à un tout petit sanctuaire shintô, très ancien et profondément enfoui dans la nature. Cette disposition des lieux évoque l'itinéraire de l'initiation monastique : quitter la ville et ses illusions, passer par le chemin tracé par le Bouddha et ses successeurs, pour atteindre le "cœur originel". Ensuite il sera possible de « redescendre de la montagne, les mains vides et le cœur libre », pour travailler au bonheur de tous les êtres vivants. (…)
Dans ce cadre enchanteur, la vie est rude. Le lever est fixé normalement à trois heures. Après quelques minutes seulement, tous se retrouvent au temple principal, le hondô, dédié au Bouddha historique, pour une heure de vigoureuses récitations de sutras. Ces textes sont écrits pour une part en chinois archaïque et donc un peu compréhensibles, mais pour l'autre part sont des translittérations du sanskrit et originel : pour garder intégrale la force de ces invocations, les sons des sutras indiens sont reproduits tant bien que mal par des idéogrammes chinois qui évoquent ces sons, même s'ils signifient tout autre chose. C'est dire que cet exercice a quelque chose d'incantatoire, mais nourrit peu la connaissance du dharma bouddhique. Cette récitation, toujours la même, est cependant très importante et n'est jamais omise.
S'ensuivent une heure de zazen au zendô, les nettoyages domestiques et un petit déjeuner frugal. Le plus clair de la journée se passe en travaux manuels collectifs aux champs ou dans la forêt (samu), avec un repas plus copieux vers midi. Enfin, vers cinq heures, après le bain communautaire et un souper léger, le zazen est un moment très bienvenu. Pendant deux ou trois heures on peut s'enfoncer dans une méditation intense, et un grand calme emplit alors le sôdô.
Le zendô
La différence entre les monastères des écoles sôtô et rinzaï apparaît principalement dans la structure du zendô. Alors que les moines sôtô sont tournés vers le mur, dans le style rinzaï, ils se font face. Ils sont disposés de part et d'autre de la salle, sur deux estrades (tan) d'environ cinquante centimètres de haut et deux mètres de profondeur. Chaque moine y dispose d'un tatami. C'est là qu'il médite, mange et dort. Le bâtiment du zendô est situé un peu en marge de l'axe qui va du sanmon au temple principal.
Le groupe des novices en formation est confié à deux responsables plus âgés. Le premier, le jikijitsu, est le "père" de la famille. Il est chargé du bon ordre dans le zendô. L'autre est le jishâryo, la "mère" du zendô. C'est lui qui s'occupe du thé et des autres nécessités matérielles de sa petite famille. Le jikijitsu est généralement un personnage redoutable. Il peut manipuler le keishâku, le bâton avec lequel il bat dans le dos ceux qui le lui demandent, quand ils éprouvent le besoin d'être un peu réveillés au cours de la méditation. Ce bâton de commandement atteste aussi son pouvoir. Il est habituellement déposé devant la statue de Monjû, le bodhisattva de la sagesse, qui a son petit sanctuaire au milieu du zendô. Monjû est représenté assis sur un lion et tenant une épée à la main, l'épée qui coupe les entraves intérieures de l'unsui, tout ce qui l'empêche de s'abandonner totalement. Le keishâku représente cette épée et rappelle le sérieux du travail spirituel dans le zendô.
Le monastère zen est un endroit de grands contrastes qui laisse désemparé celui qui les découvre. Pourquoi faut-il qu'il y ait tant de choses apparemment insensées, arbitraires ou brutales dans un environnement aussi harmonieux ? Est-ce pour hâter le détachement ?
(…)
Le rythme de la vie au monastère est le plus souvent vif et même effréné. Il n'y a aucune place pour la négligence ou la mollesse. (…) On pourrait croire que durant les minutes de "détente", après le repas de midi, chacun peut aller où il veut, mais il n'est jamais question de se promener à son gré. « Il faut rester à sa place dans le zendô, parce que le rôshi pourrait passer vous demander un service. » Pas question non plus de s'étendre quelques instants, à sa place, parce que « dans le zendô, il faut toujours garder une attitude éveillée pendant la journée ». (…)
Le rôshi
Décrire le sôdô sans évoquer la présence du rôshi équivaut à décrire une ruche sans parler de la reine. C'est le maître qui rend fécond tout ce travail spirituel. Sans lui, le sôdô est une ruche où tous s'agitent mais ne produisent rien. Contrairement à l'abbé d'un monastère chrétien, le rôshi ne participe pas à la vie de sa communauté. Il n'a pas de place au zendô. Tout se passe très bien sans lui – apparemment : le jikijitsu et le jisharyô veillent au bon déroulement de la vie ordinaire. Mais s'il n'était pas là, le sôdô ne serait plus qu'une espèce de caserne absurde. Seul le rôshi peut faire déboucher le travail spirituel sur une libération.
(…)
Le rôshi, littéralement le "vieux sage", ne se mêle donc jamais de discipline ou de bon entendant son monastère. Il participe aux exercices monastiques quand il en a envie et il réside un peu en marge du zendô. Son logis (…) est appelé hôjô, l' "ermitage de dix pieds carrés". (…) Celui du Ryutaku-ji est modeste et accueillant. C'est là que vit Suzuki Sochu Rôshi. Il reçoit chaque jour tous ses moines pour le sanzen et accueille de nombreux hôtes. Il aime aussi arranger les fleurs et faire des calligraphies. (…)
La formation du maître rappelle celle de l'artisan. Pendant de nombreuses années, au moins quinze, souvent plus, il travaille durement sous la direction d'un vieux maître pour réaliser toujours plus profondément l'Éveil. Et un jour, son maître le reconnaît apte à lui succéder. La « transmission de la lumière de la lampe », selon l'expression traditionnelle, la transmission de l'esprit zen, continue ainsi depuis les origines du bouddhisme. (..)
Chaque jour, au cours du zazen, les moines ont l'occasion de rencontrer le rôshi seul à seul pour un entretien, le sanzen. Cette rencontre individuelle, généralement très brève, est essentielle pour la formation du jeune moine. (…) Les unsui japonais y reçoivent un koân à méditer ou plus exactement à "mâcher" et, lors de leur rencontre avec le rôshi, ils rendent compte de leur compréhension du kôan.
Ne connaissant pas le japonais, je n'ai pas pu être initié aux kôan. J'ai néanmoins participé au sanzen quotidien. Tous les unsui font la queue, assis sur les talons, dans le couloir qui mène à la chambre du maître. Quand arrive mon tour, je fais trois prosternations : à ma place, puis à la porte, et enfin en présence du rôshi.. (…) Lors de chacune de ces rencontres, quasi muettes, j'ai ainsi pu apprécier la stature spirituelle de Sochu rôshi et recevoir de lui un nouveau courage pour continuer mon chemin.
C'est surtout au cours de la sesshin mensuelle que la présence du rôshi est déterminante. Il est alors avec les unsui durant toute la semaine. (…) Le premier soir a lieu le sôsareï, le thé communautaire, présidé par le rôshi, et qui soude dans une grande solidarité le groupe des méditants. Le lendemain, dès trois heures, la journée commence comme d'habitude par la récitation des sutras, mais on y ajoute certains textes de prière plus spécifiques, en particulier le Enmeï Jukku Kannongyo, une prière adressée à Kanzeon, le bodhisattva de la compassion. Elle est répétée trente-trois fois, avec une intensité croissante et conclue par un grand cri. (…) Les séances de zazen, d'une demi-heure chacune, se suivent durant toute la journée, entrecoupées d'un minimum de pause pour les repas simplifiés, et cela jusqu'à la nuit tombée. Il n'y a donc pas de travaux manuels ce jour-là.
Par sa seule présence, le rôshi inspire une grande énergie à toutes ces personnes rassemblées dans le temple. Le climat devient de plus en plus intense de jour en jour.
(…)
« Pour le bonheur de tous les êtres vivants »
Le sôdô est l'école où l'on forme des moines accomplis et, si possible, des maîtres qui formeront d'autres moines. Mais il ne vit pas en cercle fermé, pour son autoreproduction ; il est situé dans le monde, fût-ce d'une manière très particulière. Le but de l'énorme travail auquel les unsui se soumettent pendant plusieurs années n'est pas non plus uniquement d'obtenir le certificat qui leur assurera une carrière ecclésiastique confortable dans le temple familial ! Il garde à l'horizon le souci de tous les humains et, plus largement encore, de tous les vivants. Pour apprécier en toute justice le monachisme zen, il nous faut donc aussi évoquer cette perspective.
Plusieurs fois par jour, les moines récitent les Quatre Vœux sacrés, le Shi gu sei gan :
Les êtres vivants, innombrables,
je fais vœu de les sauver ;
les attachements inextricables,
je fais vœu de m'en libérer ;
le porche de la Loi, inaccessible,
je fais vœu de le franchir ;
la voie du Bouddha, inatteignable,
je fais vœu de la rejoindre.
Tel est bien l'objectif de la formation : rejoindre la voie du Bouddha, pour sauver tous les vivants.