Le kôan Christ dans l'œuvre de Jean Sulivan. par Christopher Nugent
Dans cette communication faite lors d'un colloque, « C. Nugent examine, à partir d'une perspective bouddhiste, la signification spirituelle du paradoxe chez Sulivan. Le Christ des mystiques est un personnage paradoxal, et pour Sulivan le Christ est le paradoxe parfait. Tout en combattant la sclérose institutionnelle dans l'Église, Sulivan remet l'Absolu à l'ordre du jour et sait qu'il connaît suffisamment Dieu pour savoir qu'il ne Le connaît pas. »
Le colloque était organisé en 1998 en Irlande par les amis de Jean Sulivan sur le thème "Littérature et sources spirituelles". Les interventions ont été regroupées dans les Rencontres avec Jean Sulivan n° 11, livre paru en 1999 où C. Nugent était présenté comme professeur émérite d'histoire à l'université de Kentucky. Son intervention faite en anglais était traduite par Marie Anne Mannion et Patrick Gormally.
Vous trouverez par ailleurs sur le présent blog des commentaires sur les kôans zen faits par un maître zen japonais (tag Enseignement Eizan Rôshi), et aussi plusieurs messages sur Jean Sulivan, en particulier des extraits du Plus petit abîme, livre auquel C. Nugent fait allusion (cf. Séjour de Jean Sulivan chez H. Le Saux en Inde, 1963. Extraits du "Plus petit abîme").
LA FIGURE DU CHRIST, LE KÔAN
dans l'œuvre de Jean Sulivan
Par Christopher Nugent
« Je suis né dans l'Inde du Sud, au bord d'un fleuve » (Sulivan, Le plus petit abîme)
« Les grands carrés n'ont point d'angle » (Lao-Tzeu, Tao-Te Ching).
« Avant qu'Abraham fut, je SUIS » (Jean 8, 58).
Le but de cette communication est d'être autre chose que ce que Jean Sulivan lui-même a rejeté narquoisement comme des "merveilles d'interprétation". Néanmoins, avouons dès le début que nulle part dans l'œuvre de Jean Sulivan on ne trouve la phrase "le Kôan Christ" ; la réalité pourtant, c'est qu'on l'y trouve partout. Et aussi prodigieux qu'il soit, on trouve dans la correspondance de ce "nulle part" et ce "partout" une illusion annonciatrice d'un kôan. Avant de traiter de kôan chez Sulivan, il vaudrait mieux oublier les définitions, car un kôan c'est l'interrogation, l'interrogation qui provoque la lumière, celle qui peut s'éterniser.
On a caractérisé Jean Sulivan comme porte-parole d'un christianisme post-chrétien. Suggérons plutôt qu'il fût la voix d'un christianisme post-culturel. Il indique la source, au-delà des noms propres et dans la direction des noms communs, il pointe vers un christianisme plus catholique. De crainte qu'il n'y ait des appréhensions, ce Kôan Christ ne remplacerait point le Christ Roi mais paradoxalement, si nous prenons comme point de départ l'inscription ironique sur la Croix, le Kôan Christ suit le Christ Roi. Ce Kôan Christ est plutôt une alternative à la perversion du Christ-objet dont le spectacle comique est présent partout, bien qu'avoué nulle part. Le Kôan qu'on aperçoit chez Sulivan est une vérité transcendantale, une vérité qui déborde les frontières de l'Occident et de l'Orient, un Christ-interrogation autant qu'un Christ-réponse. La Croix transfigurée en question-pliée en point d'interrogation, si l'on veut.
Si nous avons anticipé quelques-unes de nos conclusions par la clarification ci-dessus, renforçons-les maintenant par une analyse de l'expérience spirituelle particulièrement intense vécue par notre émigré de l'intérieur, Jean Sulivan. Les voyages de Sulivan n'étaient pourtant pas tous, bien sûr, des voyages intérieurs ; commençons directement par la via orientis.
Nous faisons allusion à son passage en Inde en 1963. Il faut noter que ce voyage s'est déroulé cinq ans avant le voyage célèbre d'un certain Thomas Merton[1]. Et si Merton avait éprouvé comme il le fallait, quelques jours avant sa mort, une expérience cruciale au Sri Lanka, Sulivan a aussi avoué : « Je suis né dans l'Inde du sud, au bord d'un fleuve.[2] » Il a même ajouté : « J'ai été imprégné[3] » en Inde. Mais si l'expérience de Merton a été inspirée par les colosses des bouddhas allongés à Polonnaruwa, celle de Sulivan est plus redevable au colosse vivant d'Abhishiktananda, l'Abhis de Le plus petit abîme, c'est le moine bénédictin, le Père Henri Le Saux, astronaute spirituel à la recherche d'un Christ au-delà du phénomène exotique et symbolique qu'est l'hindouisme.
La terre elle-même était impliquée dans l'expérience de Sulivan. Pour ainsi dire, disponible à l'esprit, c'était effectivement de la "bonne terre". Nous faisons allusion à la parabole du semeur : que les implications tombent où elles veulent. Il n'y a pas ici de "dématérialisation platonique" pour utiliser le terme de Merton. En même temps voici une culture matérielle dénuée de surabondance et donc une culture dans laquelle on avait plus de chance de faire une expérience directe de la réalité. Dans sa simplicité elle partage une certaine synchronisation avec le monde du Nouveau Testament. Ici il y avait de la terre fertile pour faciliter la naissance de l'esprit et la connaissance de soi.
Là, aux bords du Cavéry, Abhishiktananda tendait doucement le miroir à Sulivan. Il pouvait le réprimander de n'être malgré tout qu'un "Hellène, comme les intellectuels européens". « Êtes-vous capable », demanda-t-il, « de voir le réel dans toute sa pauvreté ? » Par "la pauvreté" je crois qu'il entendait plus que la pauvreté matérielle de l'Inde, plutôt les ornements que nous portons tous afin de faire disparaître la réalité, et peut-être aussi les déguisements de Dieu. Les Occidentaux, suggéra Abhis, comparaient trop rapidement à la réalité ce qui n'était que structures rationnelles et états psychologiques. Nous construisons, pour ainsi dire, des châteaux ou des concepts en Espagne et nous y demeurerions. Les Occidentaux incomplets ne voient pas que le dedans est au-delà. Esclaves de ce que William James a nommé "la déesse maudite du succès", nous avons oublié, dit Abhis, que “celui qui perd gagne”. L'illumination de Sulivan, sa naissance ou mieux sa renaissance ont commencé quand il commence à voir avec "les yeux" d'Abhis[4].
Il commence à voir, cela est implicite, avec des yeux autres que ceux d'Abhis, car Abhis a dit « la musique de Çankara – le fondateur du Vedanta – me ramenait à l'Évangile.[5] » L'Inde était un défi autant qu'une retraite. L'ami de Sulivan, Henri Guillemin, dans son essai biographique, l'a bien résumé quand il dit que la leçon principale que Sulivan a apprise en Inde était que le christianisme « restera inerte tant qu'il n'ira pas plus au-dedans que le dedans de l'hindouisme. »[6]
Bien que ce soit un signe, on pourrait exagérer l'importance du séjour en Orient. On ignore si Sulivan y a fait une nouvelle découverte pendant le séjour de deux ou trois mois ; il est possible qu'il ait refait et réaffirmé une expérience ancienne. Guillemin nous montre que, quoi que Sulivan y ait fait des "découvertes intérieures", il avait déjà publié des textes comme Le voyage intérieur en 1958, cinq ans avant le voyage en Orient[7]. Notons aussi qu'il avait publié Paradoxe et scandale en 1962, bien avant de mettre le pied en Inde. Les références aux Maîtres orientaux sont rares chez lui. Je trouvais une citation koanesque du vénérable taoïste Lao-Tzu et une remarque du patriarche bouddhiste tibétain Milarepa[8].
Sulivan n'était pas à la recherche de l'Inde ésotérique. Il pouvait commenter "les temples éblouissants", mais il a opté, sans aucune trace d'ethnocentrisme, à mon avis, pour la supériorité du gothique. Les piliers gothiques, dit-il « n'en finissent plus de s'élever jusqu'à la rupture de l'arc. L'hindouisme dans son délire est plus raisonnable que Paul, Eckhart, Jean de la Croix. »[9] Et pour adapter James Joyce, le légitime était un "cauchemar" dont Sulivan essayait de se réveiller. Pour lui le raisonnable était à l'origine du mal de la chrétienté vieillissante. La phrase la plus définitive sinon la plus provocatrice se trouve sans doute dans Matinales, Itinéraire spirituel : « L'Évangile rassemble et condense la sagesse orientale. » Cela sonne comme une page du livre de missiologie créatrice d'un des premiers jésuites actifs, Roberto de Nobile. En somme, comme Abhis, la musique de l'Inde ramenait Sulivan à l'Évangile. Nous sommes arrivés à la via negativa et aux racines indigènes de la réalité du Christ le Kôan. Après tout, on ne lit pas la phrase « Avant qu'Abraham fût, je SUIS » dans le Tao Te Ching.
La compréhension sulivanienne faisait du Christ un Kôan, car son Dieu n'est point celui des philosophes ou une idole du marché, mais le Dieu des mystiques. Et les mystiques sont les maîtres, sinon les fondateurs de l'archétype du paradoxe. La liste habituelle des maîtres de Sulivan comprend Paul de Tarse, saint François d'Assise, Eckhart, Nicolas de Cuse, saint Jean de la Croix, Pascal, Kierkegaard et Nietzsche, pas nécessairement tous mystiques, mais tous ayant des tendances mystiques indéracinables. Et ils sont tous des incarnations, sinon des professeurs du paradoxe. Ils représentent une cassure avec la théologie philosophique rationnelle afin de favoriser la via negativa, la voie kénotique et vertigineuse avec ses paradoxes tels que « la connaissance par la nescience » et « l'affirmation par la négation ». Les réponses provoquent des interrogations, avant de les mettre en question par la suite. À l'encontre de la clarté cartésienne, ils favorisent le credo quia absurdum de Tertullien le récriminateur. L'engagement en chambre, la sapience humaine, la simplicité divine, l'être indéfinissable, si l'on veut, du Verbe fait par la chair et donc obscurci par elle. Moins chaotique que comique, Sulivan décrivait ce paradoxe comme "l'humour de l'absolu"[10]. Apparemment irrévérencieux, il lui allait directement au cœur. Par exemple : « Présence réelle. Il eût fallu de même parler d'absence réelle. Trouver le mot qui dirait à la fois présence et absence, la blessure dans la joie. »[11]
Un monde attendait ce mot. Je crois que
- Lao-Tzu et Chuang-Tzu l'ont trouvé ou l'ont anticipé dans le Tao, le" toujours-caché" et le "toujours manifeste" :
- les grands Bouddhas dans la "forme du vide", la "forme sans forme" ;
- Paul dans la folie et la sagesse de la Croix (surtout 1Cor 1, 17-25) ;
- dans l'Apocalypse : dans "l'Alpha et l'Oméga", "le premier et le dernier" (2, 16) ;
- saint François dans le mot-blessure des stigmates dont il décrivait l'expérience comme "un mélange de tristesse et de joie",
- Nicolas de Cues, "le grand Nicolas" pour Sulivan, dans la coïncidence des inverses, comme dans la convergence essentielle de "l'impossible" et du "nécessaire".
- Le docteur mystique, saint Jean de la Croix dans ce que je sens comme l'aquello, ce qui peut être "Quoi" ou "Cela", la question et la réponse, ou dans la fusion nucléaire de todo et de nada, "tout et rien" ;
- Pascal, dans la nuit célèbre du 23 novembre 1654, avec sa compression du tremendum et du fascinans en un seul mot : "Feu".
- Et tout en étant conscient de sa pathologie médicale particulière, il n'est pas impossible que le brillant Friedrich Nietzsche l'ait trouvé, ou en fut proche, dans son acte de pitié crucial et décevant du 3 janvier 1889, le jour où il s'effondra.
Enfin, Jean Sulivan a découvert cette parole, prononcée dans le baptême, irriguée jusqu'à sa réalisation existentielle, au bord d'un fleuve dans le sud de l'Inde en 1963, dans la Parole, Celle qui a prononcé l'unité apparemment blasphématoire : « Le Père et moi nous sommes un » (Jean 10, 30), celui qu'on accusait d'être "possédé d'un démon" (Jean 10, 21).). L'association, surtout l'association de ce genre, sert à rapprocher Sulivan, elle prête un regard déterminant à son visage et fait ressortir les contours les plus prononcés de sa pensée passionnante : gardez-lui une place parmi les Saints.
Tenant compte des limites, choisissons un exemple, le docteur mystique lui-même. Après tout, Louis Cognet[12] considéra saint Jean de la Croix comme l'interprète le plus radical de la via negativa, un concept plutôt primitif comparé à la luminosité toute-puissante, trop puissante du Baroque – c'est-à-dire de la modernité. En même temps, il n'est pas rare actuellement d'entendre rejeter le Siècle des Lumières, aussi mécaniquement sans doute que son contraire, comme un "âge des ténèbres". Le docteur mystique, avec à la fois son impulsivité inhérente et son mélange judicieux de lumière et d'ombre, est certainement au-dessus des colorations simplistes. En fournissant des paramètres je soupçonne que Jean de la Croix a aidé, consciemment ou non, la théologie diffuse et prophétique et autrement difficile de Jean Sulivan.
Je retourne à la compression célèbre de saint Jean de la Croix, du Tout et du Rien, qui fournit son point culminant éblouissant au premier Livre de la Montée du Carmel : « pour tout savoir, essayez de ne rien savoir » (I, 13, XI). Vers le point culminant de Dieu au-delà de Dieu Sulivan reprend cette expression :
« Pour les mystiques, Dieu est Tout et Rien. Tout parce que sa présence est universelle. Rien car nulle parole ne peut l'exprimer. Tel est le paradoxe. Chaque mot qui concerne Dieu étincelle d'une double lueur, celle du vrai et du faux. »[13]
Quelques pages plus loin, Sulivan rajoute :
« Les voies concrètes d'accès à Dieu traversent en même temps l'être et l'ordre, l'absurde et le néant. Dieu est le Tout et le Rien… Ni objet, ni sujet, ni tu, ni je. Infiniment personnel et transpersonnel. »[14]
Tout en liant symboliquement Sulivan au Dieu des mystiques, et aussi au docteur mystique lui-même, ainsi qu'aux sources indigènes, nous savons maintenant que les propos de Jean de la Croix, ce docteur universel de l'Église, sont plus universelles, on pourrait le suggérer, que notre idée actuelle de l'Église. C'est-à-dire, le lien qui ne fait pas que lier et qui permet notre construction.
Lisons Thomas Merton : « Je dirais que le Zen n'est rien d'autre que du Jean de la Croix sans le vocabulaire chrétien »[15]. De la même façon, le Kôan n'est rien d'autre que le Christ dans un vocabulaire bouddhique. Et notre incompréhension du Zen est peut-être représentative de notre incompréhension du christianisme, c'est-à-dire du Christ.
Ce Christ inconnu nous ramène au cœur de l'œuvre sulivanienne. C'est un Christ qui enseignait par parabole mais aussi avec le paradoxe. Pour Sulivan, le Christ fut “le paradoxe absolu”[16] et un paradoxe dont il fut lui-même “marqué”[17]. Ce “Prince de la paix” qui “n'est pas venu apporter la paix mais l'épée” “est venu diviser, séparer”[18]. Il sort des phrases énigmatiques comme : « Laisse les morts ensevelir les morts »[19]. Un tel énoncé est aussi une question, un appel, une confrontation. Il confond ses disciples avec des déclarations comme : « Je suis venu dans ce monde pour un jugement, pour que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles » (Jean 9, 39). Quand il “n'avait pas encore cinquante ans”, comme se plaignaient les pharisiens, il se disait plus âgé qu'Abraham. Et il nous implora de renaître, suscitant Nicodème pour lui demander si on pourrait une seconde fois entrer dans le sein de sa mère (Jean 3, 4).
Dans un passage Sulivan nous fournit une litanie de textes koanesques. Il commence avec Lao-Tzu : « Les grands carrés n'ont pas d'angles ». Encore : « Qui sait lier n'a nul besoin de cordes ». Ils sont en effet fondateurs des non sequitur, non equitur du Christ, vis-à-vis de la sagesse ou la manière "du monde" : « Tends la joue gauche » ; « Donne aussi ta robe » ; « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice », la "joie parfaite" d'un saint François. Et « Qui perd sa vie la sauve »[20]. Nous pourrions continuer.
Christ le Kôan est fils de Dieu et fils de l'homme, divin mais humain, premier et dernier, l'offrande de la vie par la mort. Et nous n'avons pas encore traité de la Trinité : “un symbole de contradiction à l'esprit conditionné et formé”. On pourrait mieux contempler Christ le Kôan que l'expliquer.
Une curiosité de cette "région de contraires" – pour prendre une phrase de saint Augustin – est la façon dont l'obscurité “clarifie”, et dont la clarification obscurcit et nous éloigne encore plus de la lumière. Pour Sulivan, le but des paradoxes est de nous rapprocher de "l'impossible nécessaire". Dans ce genre de bipolarité, les deux pôles ne s'excluent pas mais se magnétisent l'un l'autre. Sulivan fait référence aussi à la métaphore plus accessible de “l'explosion de cette étoile”[21]. Cela nous met dans l'idiome de l'“édification”. Cependant, si Dieu n'est pas lumière, un terme commensurable, mais, comme le docteur mystique l'a montré, plutôt “une surabondance de lumière”, l'expérience est en même temps assombrissante. C'est-à-dire que la lumière est assombrissante pour nous. Je recours à l'art des contemporains de saint Jean de la Croix : le Chiaroscuro, le clair-obscur dans lequel on trouve l'absence-présence dont écrit Sulivan.
Christ le Kôan affirme “le mystère du Christ” (Eph. 3, 4). Il est donc discontinu : il démolirait les valeurs superficielles, déchirerait le voile de la conscience conventionnelle, il accéderait à "l'esprit de Dieu", à la "transformation spirituelle" de Paul (Eph. 4, 23). Mais quand même, c'est une discontinuité continue. Le fils de Dieu est fils de l'Homme et qui plus est, cela va sans dire, pour l'initié qui a été simplement adopté.
Grattons un peu plus à la porte du refuge intérieur. Si un kôan très célèbre du zen provoque de l'angoisse à cause de “Qui est le Bouddha ?”, notre corollaire pourrait bien être “Au dire des gens qui est le Fils de l'homme ?” (Mat. 16, 13). Et si on prenait “JE SUIS ?” Mais cela ne pourrait être un “JE SUIS” irréel qui ne désarme pas notre "je suis" illusoire et séparé. La résolution de l'énigme du Sphinx, même avec sa descendance dans la royauté (pas la koanauté ?) n'est pas allée assez loin dans la transfiguration d'un Œdipe déchu.
Christ le kôan paraît dur – « Laisse les morts ensevelir les morts » – il est plus humain qu'un Sophocle humaniste. « Le dernier sera le premier ». Curieusement, Œdipe, qui voit, serait aveuglé et cela sans que Tiresias l'aveugle soit doué de vision. Il y en a qui pourraient regarder Christ le Kôan comme le contrepoids du Christ Roi comme le taoïsme dira peut-être du féminin "sombre". Tout en exprimant une différence évidente avec la sentimentalité répandue du Sacré-Cœur, il indique une dimension plus profonde. Il a ses “raisons que la raison ne connaît point”. « La nuit, chante le psalmiste, mes reins m'instruisent » (16, 7).
Avant de conclure, disons que Sulivan, intentionnellement ou non, illumine l'énigme. Écrivant à partir de la perspective de la via negativa déconstructive, il déclare que « Dieu est un mot », et comme il l'écrit quelques pages plus loin, le paradoxe absolu est « un Dieu enfant, simple et pauvre, le dieu caché, qui se heurte à la puissance des dialectiques, qui se laisse humilier, clouer, qui appelle au secours du fond de l'abandon, un Dieu faible comme les mots, simple comme le pain et le vin »[22]. Quelle ironie, ce mot. Jean Sulivan nous amène très loin, plus loin que l'Inde, vers un Occident inscrutable.
Concluons donc avec quelques pensées pénétrantes sur la chrétienté, une ou deux projections évidentes sur le tertio millenio et un regard final sur la particularité de Jean Sulivan.
Premièrement, pour s'approprier une conférence du christologue célèbre Édouard Schillebeeckx, « La christologie peut-elle être une expérience ? », cela est une expérience. Mais une expérience qui sans doute se réalise. Et si la désignation "Christ le kôan" est trop insupportable, Schillebeeckx observe que quelques-uns des Pères parlaient de Jésus comme du nouvel Orphée et que seulement le quatrième évangile traite du Christ comme Logos. Christ le Kôan ne remplacerait quand même pas la théologie du logos comme il ne remplacerait jamais le Christ Roi. En supposant une logique nocturne et donc lunatique, Sulivan, à un moment donné, se tourne vers la phrase “la logique folle”[23], cela n'est pas ésotérique. Ailleurs Sulivan parle de “la logique naïve” qui n'est pas une mauvaise désignation car Henri Adams, dans le livre classique Le Mont-Saint-Michel et Chartres, suggère que l'enfant et le saint croient simultanément à des choses contraires. Comme l'impossible et le nécessaire. L'admission des enfants anticipe, d'ailleurs, l'objection de "l'inaccessibilité" du "Christ le Kôan". Elle pourrait aussi être un antidote à leur dépendance des ordinateurs ! Je propose que Christ le Kôan soit un cas concret de "La logique du logos", une phrase tirée de l'homélie d'un jésuite bienveillant. Le Christ n'est pas la raison mais une surabondance de raison. Comme nous savons, grâce à un ouvrage important de Jacques Maritain, le docteur mystique est compatible avec le docteur angélique[24]. La coïncidence des contraires, indéfinissable comme elle est, est par "définition" une logique inclusive. Je dirais même la logique la plus inclusive. Un Thomas Merton koanesque réaffirma son arrière-fond scolastique dans un de ses derniers essais, mais il pouvait aussi écrire de sa façon inimitable, dans Cables to the Ace qu' « au-dessus de la porte de l'enfer est écrit : “ainsi” »[25].
Christ le Kôan fait partie de la théologie sério-comique et son illogisme ultime est la résurrection. De cette manière il est fascinant de nous rappeler que quand celui qui se disait être "la Résurrection" marchait avec les pèlerins d'Emmaüs, abasourdis qu'il ne soit pas apparemment au courant des événements récents à Jérusalem, Jésus répond “quoi donc ?” (Luc 24, 18). Le Kôan n'aurait pas pu faire pareil sans supprimer un sourire, s'il l'avait supprimé. Sulivan parle ironiquement de La Théologie Mystique de Jean-Paul Sartre ! Mais Merton, qui était par ailleurs l'éditeur de The Jester pendant ses années à l'université de Columbia, reste toujours notre choix pour le fou du roi de la chrétienté. De crainte que nous n'ayons peur d'une légèreté débridée, qu'on me permette de rajouter que son but et celui de Sulivan était de revenir à la "présence-absence" et à la" blessure de joie" déjà mentionnées. En somme, Christ le Kôan ne cherche pas à rendre Jésus le Nazaréen moins accessible mais plutôt à l'expliquer d'une manière encore différente ; il honore, il facilite le "tout en tout" (Eph. 1, 23).
Cela nous amène inéluctablement au tertio millenio et à la confession. Je dirais que la chrétienté n'était pas de même mesure que le "tout en tout". Peu étonnant donc qu'elle acceptât un bouffon. L'astucieuse Simone Weil se plaignait que “tant de choses sont à l'extérieur du catholicisme officiel” (Attente de Dieu) et il fallait les baptiser, pour ainsi dire, mystiquement. L'ancienne Église était théoriquement catholique, mais en réalité confessionnelle. L'Église était une Église. Tandis que la synthèse de la chrétienté pourrait être engageante, et constitue une valeur qui dure. Sulivan, pour sa part, s'adresse à un christianisme post-chrétien dans lequel rien, ni la culture ni la solidarité ethnique, ne prennent la place de la conviction.
Le déclin de la mystique ecclésiale, sinon du mysticisme ecclésial, trouve sa compensation dans une appropriation personnelle rehaussée de la spiritualité et du mysticisme. Et, à cet égard, Sulivan approuve la prédiction bien connue du théologien "hivernal" Karl Rahner qui dit que le christianisme à l'avenir sera mystique - ou ne sera pas. Une partie de cette image est le défi et la nouveauté de cette nouvelle "lumière de l'Est", et Sulivan avec son Christ le Kôan, nous accorde un Christ plus accordé à une telle lumière. Un Christ qui ressemble plus au silence kénotique d'un Shusaku Endo[26], un Christ plus reconnaissable encore que celui rencontré récemment dans les tomes du Dalaï-Lama et de Thich Nhat Hanh[27]. Sulivan récite le défi d'Abhishiktananda que le christianisme “restera inerte tant qu'il n'ira pas plus au-dedans que le dedans de l'hindouisme”[28]. Sulivan ne parle pas de la mort de Dieu mais il lance un appel prophétique à la naissance, ou à la renaissance du mysticisme. Et la foi catholique pour Sulivan n'a point de signification sans le mysticisme. Finalement si le Kôan Christ nous raconte quelque chose du "tout en tout", il nous dit certainement quelque chose sur Jean Sulivan.
Était-il un mystique ? Suggérons simplement que quelqu'un d'aussi dialectique et existentiel que lui ait été possédé par quelque chose de plus profond que les pulsions strictement universitaires du mysticisme. Il connaissait Dieu et Le connaissait suffisamment pour savoir qu'il ne Le connaissait point. Une voix originale – il s'adresse aux origines, et c'est pourquoi je dirais que Sulivan nous présente la curiosité rafraîchissante d'un christianisme radical c'est-à-dire d'un christianisme que beaucoup désigneraient comme "conservateur". Il n'est de connaissance de Dieu “que par Jésus”[29]. Non seulement il n'hésite pas devant l'Absolu – le spectre de la Terreur dans les milieux théologiques les plus polis – mais il se lance vers l'Absolu. Et quand il se plaint de la fuite du paradoxe, il est aussi en train de se lamenter de la fuite devant l'Absolu. Pas d'Absolu, pas de paradoxe véritable. La relativisation des valeurs religieuses suit un plan linéaire, peu ironique et qui est tout à fait prévisible. En plus Sulivan est en contradiction flagrante avec la psychologie généralement contemporaine de la religion. Chez lui c'est la conscientisation et pas l'anesthésiation de la religion qui compte. Crucifions la paix “pour avoir la paix”[30] dit-il. Voilà du saint Jean "de la Croix". Son Dieu est celui qui “amène le feu à la terre” et il nous brûle.
Sulivan était un radical car il était enraciné. Cela lui a épargné les caprices, je crois, d'un Nietzsche, d'un Rilke et même d'un James Joyce. Il n'a pas tout opposé, comme Sartre a reproché à Jean Genet, pour finir par ne rien opposer. Et il y en a qui lieraient Genet à la déconstruction professionnelle.
Essentiellement complète, la via negativa déconstructive à la Sulivan avait son opposé gothique – pour en revenir à l'arc – dans une via positiva fondamentalement positive. Et dans la conclusion de sa réponse affectueuse à l'étude biographique de Henri Guillemin, il pouvait écrire : « Je puis suivre Nietzsche quand il écrit : “L'Église est exactement ce contre quoi Jésus a prêché – ce qu'il enseignait à ses disciples de combattre” ». Cependant il pouvait aussi y ajouter :
« Mais il y a une chose que Nietzsche, à son époque, ne pouvait sans doute percevoir. Le "poème", la communion issue de la Parole et de la logique de l'Évangile, qui existent avec, et contre l'entreprise, c'est aussi l'Église qui les garde, notre mère, Henri, la Sainte Église, dans sa réalité indivisible. »
[1] Cf. Thomas Merton (1915-1968) moine trappiste, auteur à succès et ermite, pionnier du dialogue avec le bouddhisme et pacifiste.
[2] Le plus petit abîme, p. 176
[3] L'instant l'éternité, p. 55
[4] Le plus petit abîme, p. 85
[5] Ibid. p. 256
[6] Henri Guillemain, Sulivan ou la parole libératrice, p. 107
[7] Ibid. p. 27-28
[8] Dieu au-delà de Dieu, p. 39 ou 89
[9] Le plus petit abîme, p. 257
[10] Dieu au-delà de Dieu, p. 40-41
[11] Matinales, Itinéraire spirituel, p. 159
[12] Post-reformation spirituality, p. 48
[13] Dieu au-delà de Dieu, p.232
[14] Ibid. p. 239
[15] Springs of contemplation, p. 177 traduction faite par l'auteur
[16] Paradoxe et scandale, p. 91
[17] Ibid. p. 96
[18] Matinales 1, p. 121
[19] Ibid. p. 120
[20] Dieu au-delà de Dieu, p. 39
[21] Ibid.
[22] Dieu au-delà de Dieu, p. 235 p. 241
[23] Le plus petit abîme, p. 256
[24] Distinguer pour unir : Les degrés du savoir, DDB, 1946.
[25] Thomas Merton, The collected poems of T. M., 1977, p. 411
[26] Shusaka Endo, Silence, traduit par William Johnston, 1980
[27] Le Dalai Lama, The good heart : A buddhist perspective on the teaching of Jesus, 1996, et Thich Nhat Hanh, Living Buddha, Living Christ, 1995.
[28] Henri Guillemin, Sulivan ou la parole libératrice, p. 107
[29] Matinales 1, p. 33
[30] Dieu au-delà de Dieu, p. 42.