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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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20 août 2024

Les voix du silence, textes bouddhiques et chrétiens sur l'indicible, par Dennis Gira

« Retrouver la pertinence de l’expérience mystique nécessite d’en revisiter certains aspects à la lumière des exigences et des défis caractéristiques du contexte spirituel qui est le nôtre. En partant du contexte pluraliste actuel, Dennis Gira s’arrête sur le silence qui sourd de l’expérience mystique tant chrétienne que bouddhique. Ce faisant, il met en garde contre la tentation de faire du silence un lieu commun au-delà des concepts qui en dessinent la cohérence interne. Le silence trahit nécessairement une vision du monde particulière, prenant un sens différent selon les traditions. Gira refuse du même coup de faire de la mystique un au-delà des religions sans attaches. »

C'est ainsi que Fabrice Blée présente l'intervention de D. Gira dans l'introduction du livre La mystique démystifiée (Ed. Novalis Canada, 2011). Cet ouvrage renferme les meilleures interventions du colloque « La mystique démystifiée » qui s'est tenu à l'université Saint-Paul d'Ottawa en juin 2009. Il regroupe des études de Pierre-François de Béthune, Fabrice Blée, Dennis Gira, Pierre Hurtubise, Louis-Charles Lavoie, Achiel Peelman, Alexandra Pleshoyano et Gérard Siegwalt.

Dennis Gira a plusieurs fois animé des sessions au Centre Assise, d'autres messages de lui sont dans le tag Dennis Gira.

Vous trouvez donc ci-dessous des extraits de cette intervention de D. Gira, essentiellement les passages citant des textes bouddhiques ou chrétiens.

 

 

Reconnaître les voix du silence

 

Dennis Gira

 

(…) Nous nous en tiendrons ici au silence de ceux qui, avançant sur un chemin spirituel, cherchent dans le secret de l’intériorité la réponse à leurs questions existentielles. Ce silence a l’air d’être le même dans sa forme et dans son intention, quelle que soit la voie prise, la tradition accueillie. Il ne faut pourtant pas perdre de vue qu’il est pluriel et que chacune de ses voix fait partie intégrante du chemin particulier qui porte les pas de ceux qui le suivent. Si l’on veut vraiment être à l’écoute de l’une ou l’autre de ces voix, de l’un ou l’autre de ces silences, il est absolument essentiel de se familiariser avec la cohérence interne du chemin en question, car lorsqu’il est arraché à cette cohérence, le silence ne dit plus rien. Il se réduit à une simple absence de bruit.

(…) Il n’y a pas UN silence dans lequel les pratiquants des différentes religions du monde se retrouveraient, ayant, en quelque sorte, banni tous les concepts, toutes les images, etc., qui séparent les croyants des diverses traditions et qui parfois, il faut bien l’admettre, créent des murs infranchissables entre eux.

(…) Cette intervention se limitera à quelques considérations sur ce que dit le silence dans certaines traditions, et bouddhiques et chrétiennes.

(…) Il s’agit d’accepter de reconnaître ce qui est particulier aux voix du silence bouddhiques et chrétiennes, pour rester dans le cadre de cette intervention, et comment ces voix s’interrogent mutuellement. Pour nous aider dans cette recherche, nous nous appuierons sur des textes, anciens et modernes, des deux traditions.

 

Silence, vacuité et non-dualité

 

Nous écouterons d’abord quelques textes bouddhiques qui parlent du silence ou plutôt qui laissent parler le silence, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Les textes en question sont tirés respectivement

  • de L’Enseignement de Vimalakîrti, un des textes les plus importants de la tradition du Mahâyâna (Grand Véhicule),
  • d’un poème de Tao-Tsin (mort en 606), maître chinois du chan (zen en japonais),
  • du Mahâyâna Sûtra-Lamkara (« Ornement des Sûtras du Mahâyâna »)
  • et d’un texte sur la méditation écrit par le lama français Denis Teundroup.

Chacun de ces textes, à sa façon, nous aidera à voir que dans une très grande partie du Mahâyâna, le silence, l’expérience de la vacuité et l’expérience de la non-dualité sont indissociables.

 

Le silence du tonnerre

 

Commençons donc avec L’Enseignement de Vimalakîrti qui décrit une des « joutes spirituelles » les plus connues du monde bouddhique, où s’affrontèrent un laïc, Vimalakîrti, et le grand bodhisattva Manjushrî, symbole même de la sagesse bouddhique. Imaginez-vous que le laïc l’a emporté ! Ce qui souligne évidemment le fait que l’Éveil suprême est véritablement accessible à tous.

Le texte raconte comment Manjushrî, qui avait été envoyé par le Bouddha pour mettre Vimalakîrti à sa place en quelque sorte, avait invité plusieurs grands bodhisattva donner leur avis sur la doctrine de la « non-dualité ». Les explications de ces bodhisattva deviennent de plus en plus sophistiquées et nuancées au fur et à mesure que la joute se déroule. Puis, Manjushrî, qui avait tout organisé, donne la sienne. Ses propos semblent bien aller jusqu’au bout de ce que l’on peut dire de la « non-dualité ». Il dit ceci :

 

« Messieurs, vous avez tous bien parlé ; cependant, à mon avis, tout ce que vous avez dit implique encore la dualité. Exclure toute parole et ne rien dire, ne rien exprimer, ne rien prononcer, ne rien enseigner, ne rien désigner, c’est entrer dans la non-dualité[1]. »

 

Ensuite, Manjushrî demanda à Vimalakîrti de se prononcer sur la question : « Fils de famille [Vimalakîrti n’était pas un moine], maintenant que chacun d’entre nous a dit son mot, exposez-nous à votre tour, ce qu’est la doctrine de la non-dualité. […] Vimalakîrti garda le silence. » La réaction de Manjushrî fut immédiate. Le texte le dit bien : « Manjushrî prince héritier donna son assentiment à Vimalakîrti et lui dit : Bien, bien, fils de famille : c’est cela l’entrée des bodhisattvas dans la non-dualité. En cette matière, les phonèmes, les sons et les idées sont sans emploi. »

Ce silence de Vimalakîrti est tellement fracassant qu’on l’appelle le « silence du tonnerre ». En effet, il exprime de la manière la plus puissante ce qui est au cœur de l’expérience bouddhique dans la tradition du Grand Véhicule. Si les « phonèmes, les sons et les idées sont sans emploi », c’est parce qu’ils sont le produit de ce qu’on appelle la « pensée dualisante », une pensée qui affirme l’existence à la fois de celui qui pense et de l’objet de sa pensée, ce qui est tout le contraire de la non-dualité sur laquelle il fallait s’exprimer. Ce « silence de tonnerre » est donc un silence qui parle, avec éloquence, pour dire quelque chose. Et le message a été très clairement entendu par Manjushrî, par les autres grands bodhisattvas et par les centaines de millions de bouddhistes qui à travers l’histoire ont médité sur ce texte. Mais la clé qui permet de comprendre cette voix particulière du silence est la question de Manjushrî, il ne faut pas l’oublier. Sinon, on risque de se perdre dans un silence abstrait détaché de tout contexte et donc dépourvu de sens. Personne ne parle du silence que Vimalakîrti a gardé avant que la question ne soit posée, car ce n’était pas un silence très parlant. Et pourtant, il n’était pas sensiblement différent de son « silence de tonnerre ». C’est la question qui impose le lien entre le silence et la notion de non-dualité, ou plutôt l’expérience directe de la non-dualité.

 

L’impuissance des mots

 

(…) Au sein de la tradition chan (zen en japonais) les grands maîtres s’inspirent très souvent de L’Enseignement de Vimalakîrti. Il est donc tout à fait naturel que notre deuxième texte soit celui d’un maître chan, Tao-Tsin. Voici un extrait de son poème intitulé Inscrit sur l’esprit croyant... qui laisse entendre la profondeur de l’expérience zen et sa continuité avec les grandes intuitions du Mahâyâna concernant la vacuité et la non-dualité :

 

« Ne poursuivez pas les complications extérieures,

Ne vous attardez pas dans le vide intérieur ;

Lorsque l’esprit reste serein dans l’unité des choses,

Le dualisme s’évanouit de lui-même.

 

L’objet est un objet pour le sujet,

Le sujet est un sujet pour un objet :

Sachez que la relativité des deux

Réside en dernière analyse dans l’unité du vide.

Dans le plus haut royaume de l’Essence vraie,

 

Il n’y a ni « autre », ni « soi »

Lorsqu’on réclame une identification directe,

Nous ne pouvons que dire « Pas deux ».

 

(Un en tout,

Tout en un.

Si seulement cela est réalisé

Ne vous tourmentez plus sur votre imperfection !)

L’esprit croyant n’est pas divisé,

Et indivisé est l’esprit croyant.

C’est là que les mots sont impuissants,

Car cela n’est pas du passé, de l’avenir ni du présent[2]. »

 

Dans ce texte, ce n’est pas le silence qui parle, mais il montre très bien que tous les mots sont impuissants quand il s’agit d’exprimer cette réalité où il n’y a « ni “autre”, ni “soi” », où il n’y a “pas deux” ». Le silence est donc obligé, non pas parce que tel ou tel maître dit qu’il l’est, mais parce que seul le silence peut « parler » de la vérité fondamentale des choses. Lui seul échappe aux multiples pièges de la « pensée dualisante », pensée qui génère nécessairement des conflits et qui nourrit la conviction de celui qui pense jouir d’une existence propre. Cette pensée conduit inévitablement à un comportement égotique qui se reflète dans des propositions telles que « Je veux cela », « Cela est mien », « J’ai raison », etc.

 

La sagesse « non conceptuelle »

 

Notre troisième texte, cité et commenté par le dalaï-lama dans L’Enseignement du dalaï-lama, invite à un Éveil qui dépasse largement notre manière habituelle de penser, qui est donc la « pensée dualisante » dont nous venons de parler. Le sûtra cité donne quatre conseils qui soulignent les limites des interprétations, lesquelles dépendent nécessairement de la pensée et des mots, et qui dirigent le lecteur vers la sagesse « non conceptuelle ». Il procède par paliers pour ainsi dire, invitant chaque fois ses auditeurs à aller plus loin. C’est un modèle de pédagogie bouddhique. Le vrai maître dispense les enseignements à doses homéopathiques pour aider chacun à avancer progressivement vers cette sagesse « non conceptuelle ». Le danger pour un bouddhiste, et pour quiconque veut comprendre le bouddhisme, serait de se contenter de l’un ou l’autre des enseignements préliminaires en pensant qu’il représente la vérité plénière. Voici donc le texte :

 

– On ne doit pas se fier à la personne du Maître mais à ce qu’il enseigne.

– Concernant l’enseignement : on ne doit pas se fier à la beauté ou à la douceur des mots, mais à leur signification.

– Concernant le sens de l’enseignement : on ne doit pas se fier à l’interprétation "interprétable" […]. Il faut donc se fier au sens "direct" qui n’a pas besoin d’être interprété.

– Concernant la signification certaine : on ne doit pas se fier à la compréhension dualiste que l’on pourrait en avoir, mais à la sagesse non conceptuelle, la réalisation de la Vacuité[3].

 

On passe donc du maître à son enseignement, de son enseignement au sens de son enseignement et puis du sens de cet enseignement à la signification certaine de l’enseignement en question, c’est-à-dire à la signification qui n’a pas besoin d’être interprétée. On passe enfin de cette signification certaine à l’expérience directe de la sagesse non conceptuelle, c’est-à-dire une sagesse qui ne peut pas être l’objet de notre connaissance puisqu’une telle connaissance impliquerait la distinction entre celui qui connaît et ce qui est connu. Il s’agit donc de l’expérience directe de la vacuité où il n’y a pas deux, et donc, ni objet, ni sujet, ni pensée, ni concept, ni mots. Toute cette réflexion nous conduit nécessairement au silence fondamental qui finalement nous ramène au « silence de tonnerre » de Vimalakîrti.

 

Quand les bouddhistes parlent de la divinité et du divin

 

En France, nombre de chrétiens qui s’intéressent au bouddhisme attirent l’attention sur le fait que les mêmes bouddhistes qui parlent de non-dualité et de vacuité parlent souvent aussi de la divinité ou du divin. Ce discours leur semble bien laisser une place à Dieu, leur Dieu, Celui qui est radicalement autre. Apparemment, certains bouddhistes pratiquants, sans doute à cause de leur propre histoire, chrétienne à l’origine, partagent cette réflexion. Cela explique les remarques du lama Denis Treundroup du centre Karma Ling en Haute-Savoie, en France. Dans La sadhana de Tchenrezi : aperçus sur le Vajrayana, notre quatrième texte, il donne quelques repères qui aident à clarifier le sens des mots « divinité » et « divin » et à montrer que toute idée d’un Dieu personnel véritablement « autre » n’a absolument pas de place dans la cohérence interne du bouddhisme. Voici quelques extraits de son livre :

 

– La divinité est l’aspect pur de l’esprit, ce qu’il y a de divin au plus profond de l’esprit de chacun de nous. (p. 17)

– La divinité du Vajrayana n’est jamais Dieu, « le tout autre ». La nature de la divinité est vacuité, et la vacuité n’est pas quelque chose qui existe. En un sens, la divinité est Dieu si vous acceptez que Dieu n’existe pas ! (p. 19)

– Il est important de faire attention à ne pas glisser dans les déviations de la « mentalité théiste » qui provoquent de gros obstacles sur la voie ; l’imprégnation culturelle occidentale, qu’elle soit religieuse ou laïque, y prédispose. Le risque est d’autant plus grand que des ressemblances superficielles peuvent facilement susciter, « de l’extérieur », des assimilations hâtives et trompeuses. (p. 19)

– Pratiquant une divinité, vous ne vous adressez pas à un autre, mais à votre propre nature éveillée. Cette nature étant extérieure à notre ego, il est juste, de son point de vue, qui est le nôtre au départ, de se la représenter comme distincte de nous-mêmes. Pourtant, cette extériorité est fictive et sera finalement dépassée dans le non-ego sans dualité[4]. (p. 19)

 

Encore une fois, nous trouvons cette convergence entre la vacuité, la non-dualité d’une part, et l’inconcevabilité, l’impuissance des mots d’autre part – ce qui conduit tout naturellement voire « spontanément » (mot très bouddhique) au silence, « silence de tonnerre » qui seul exprime la réalité ultime.

 

Silence, communion et croissance infinie

 

Les possibilités de malentendus sont considérables dans ce domaine parce que la tradition chrétienne sait très bien ce qu’est l’inconcevabilité, l’impuissance des mots, surtout quand il s’agit de parler de Dieu. Ainsi s’est développée la théologie négative qui privilégie une approche apophatique de Dieu. (…) Il peut être intéressant de regarder quelques textes d’origine chrétienne.

  • Notre premier texte est le poème attribué à Grégoire de Nazianze « Ô toi, l’au-delà de tout. »
  • Ensuite, nous écouterons quelques propos d’un autre Grégoire, celui de Nysse,
  • et enfin ceux de Denys l’Aréopagite. « Ô toi, l’au-delà de tout »

 

Le poids de ce premier texte vient du fait même qu’il est attribué à Grégoire de Nazianze. Je l’ai choisi aussi parce que ce poème est intégré à la Prière de l’Église : c’est une des hymnes de l’office des lectures que l’on retrouve régulièrement tout au long de l’année liturgique. On ne peut donc pas dire qu’il s’agisse d’un texte suspect !

En voici quelques extraits :

 

Ô toi, au-delà de tout,

n’est-ce pas là tout ce qu’on peut chanter de toi ?

Quelle hymne te dira, quel langage ?

aucun mot ne t’exprime.

À quoi l’esprit s’attachera-t-il ?

Tu dépasses toute intelligence

Seul, tu es indicible,

car tout ce qui se dit est sorti de toi.

Seul, tu es inconnaissable,

car tout ce qui se pense est sorti de toi.

Tous les êtres,

ceux qui parlent et ceux qui sont muets,

te proclament.

Tous les êtres,

ceux qui pensent

et ceux qui n’ont point de pensée,

te rendent hommage.

Le désir est universel,

l’universel gémissement tend vers toi.

Tout ce qui est te prie,

et vers toi tout être qui pense ton univers

fait monter un hymne de silence.

Tout ce qui demeure, demeure par toi ;

par toi subsiste l’universel mouvement.

De tous les êtres tu es la fin ;

tu es tout être, et tu n’en es aucun.

Tu n’es pas un seul être,

tu n’es pas leur ensemble.

Tu as tous les noms, et comment te nommerai-je,

toi le seul qu’on ne peut nommer ?

Quel esprit céleste pourra pénétrer les nués

qui couvrent le ciel même ?

Prends pitié,

Ô toi, l’au-delà de tout,

n’est-ce pas tout ce qu’on peut chanter de toi[5] ?

 

Comment ne pas être impressionné par ce poème : « Tout ce qui est, te prie, et vers toi tout être qui pense ton univers fait monter un hymne de silence. » Oui, quand il s’agit de faire monter un hymne au Mystère qui est au-delà de tout, seul le silence peut être juste. Ce Mystère, certes, dépasse toute intelligence, il est indicible et inconnaissable. Et pourtant, on ne peut pas isoler Grégoire de Nazianze de l’ensemble de la tradition qui le fait vivre. Il y a d’autres voix, aussi respectueuses de ce Mystère que l’auteur supposé de cet hymne, mais pour qui le Mystère n’est pas une réalité qu’on ne va jamais comprendre - positionnement qui privilégie nécessairement le silence si important dans l’approche apophatique. Non, le Mystère est plutôt ce qu’on ne cessera jamais de découvrir. Et cela, dans la relation, dans la communion.

 

De commencements en commencements

par des commencements qui n’ont jamais de fin

 

Grégoire de Nysse exprime merveilleusement bien cette idée. Écoutons ce qu’il dit dans sa Huitième homélie sur le Cantique des cantiques :

 

« La réalité illimitée et qu’on ne peut circonscrire de la divinité reste au-delà de toute saisie. […] Ainsi le grand David, disposant des ascensions dans son cœur, et s’avançant « de puissance en puissance » (Ps 83, 6-8), criait pourtant vers Dieu : « Toi, le Très-Haut, tu es dans l’éternité » (Ps 91, 9). Il voulait signifier par là, je pense : dans toute l’éternité du siècle sans fin, celui qui court vers toi devient sans cesse plus grand et s’élève toujours plus haut, en progressant toujours par l’accroissement des grâces, tandis que toi, « tu es le même, tu demeures le Très-Haut pour toujours » (Ps 101, 13). […] En effet, ce qui est saisi à chaque instant est certes beaucoup plus grand que ce qui l’avait été auparavant, mais comme ce qui est cherché ne comporte pas de limite, le terme de ce qui a été découvert devient pour ceux qui montent le point de départ pour la découverte de réalités plus élevées.

Ainsi celui qui monte n’arrête jamais, allant de commencements en commencements par des commencements qui n’ont jamais de fin. Jamais celui qui monte n’arrête son désir à ce qu’il connaît déjà ; mais s’élevant par un désir plus grand à un autre supérieur encore, il poursuit sa route dans l’infini par des ascensions toujours plus hautes[6]. »

 

Pour Grégoire de Nysse, le silence devant Dieu, le mystère de Dieu, est toujours respecté, mais s’il prend la forme d’une reconnaissance de l’impossibilité où nous sommes de saisir ce Mystère, il souligne aussi qu’on ne cesse jamais de s’en approcher. En effet, on n’arrête jamais de monter « allant de commencements en commencements par des commencements qui n’ont jamais de fin », mené par un désir qui va vers Celui qui restera pourtant à jamais Tout Autre. On voit bien la tension, au sein de la tradition chrétienne entre le caractère insaisissable de Dieu, qui est vraiment « l’au-delà de tout », et les implications de la foi chrétienne concernant la relation dynamique que l’homme est invité à vivre avec ce Dieu qui, en lui-même, est relation. D’ailleurs, parler de silence « devant » Dieu ou « devant » le mystère de Dieu, ou encore « devant » l’Absolu, est une clé importante pour comprendre ce que la voix du silence dit dans la tradition chrétienne. Elle montre le caractère relationnel du silence lui-même.

 

Vers une communion inexprimable

 

On peut donc dire que, dans l’expérience chrétienne, le silence, la communion et la croissance infinie sont indissociables. Et si Grégoire de Nysse explique bien la dynamique de cette croissance, c’est Denys l’Aréopagite qui, parlant de la Trinité, aide à saisir la nature de la communion qu’exprime le silence. Il dit ceci :

 

« Trinité suressentielle et plus que divine et plus que bonne, toi qui présides à la divine sagesse chrétienne, conduis-nous non seulement par-delà toute lumière, mais au-delà même de l’inconnaissance, jusqu’à la plus haute cime des Écritures mystiques, là où les mystères simples, absolus et incorruptibles de la divinité se révèlent dans la ténèbre plus que lumineuse du Silence. C’est dans le Silence en effet qu’on apprend les secrets de cette ténèbre qui brille de la plus éclatante lumière au sein de la plus noire obscurité et qui, tout en demeurant elle-même parfaitement intangible et parfaitement invisible, emplit de splendeurs plus belles que la beauté, les intelligences qui savent fermer les yeux[7][…] »

 

Dans son commentaire sur ce texte, Olivier Clément explique que la ténèbre désigne « l’intime rencontre, quand l’homme, dans une pauvreté ontologique, se fait pur élan vers ce Dieu ». Et c’est Dieu qui, explique Olivier Clément, « venant à lui en deçà infiniment de sa transcendance, n’est plus lui-même que pauvreté d’amour. Toute “essence” est dépassée, par Dieu dans sa “trans-descendance”, par l’homme dans sa “trans-ascendance” : il n’y a plus qu’une inexprimable communion entre les personnes[8] ». Silence parce qu’inexprimable, mais communion.

Mais si, pour les chrétiens, la communion et la croissance infinie sont indissociables, pour les bouddhistes, il semble que ce soient le silence, la vacuité et la non-dualité. En effet, si le mot « devant », que nous avons vu tout à l’heure, peut avoir un sens sur le plan de la vérité relative, c’est-à-dire sur le plan où il y a distinction entre sujets et sujets, sur le plan où il y a deux (je suis devant vous), sur le plan de la vérité plénière, là où il ne peut pas y avoir deux, ce mot n’a absolument aucun sens. En effet, on est toujours « devant » un autre, mais du point de vue de la vérité plénière, l’autre n’est pas aussi « autre » qu’il en a l’air ; en fait, il n’est pas autre du tout. Cette distinction entre vérité relative et vérité plénière est sous-jacente à tous les textes bouddhiques que nous venons d’écouter, mais elle est plus explicite dans les propos de lama Denis que je cite de nouveau :

 

« Pratiquant une divinité, vous ne vous adressez pas à un autre, mais à votre propre nature éveillée. Cette nature étant extérieure à notre ego, il est juste, de son point de vue, qui est le nôtre au départ, de se la représenter comme distincte de nous-mêmes. Pourtant, cette extériorité est fictive et sera finalement dépassée dans le non-ego sans dualité[9]. »

 

Conclusion

 

Une voix du silence, « silence de tonnerre », qui parle de l’expérience de la non-dualité ou de la vacuité - une voix du silence qui parle de communion et de croissance sans fin - sont-elles diamétralement opposées ? Je crois qu’il vaudrait mieux dire qu’elles nous parlent d’expériences radicalement différentes, car il faut se souvenir que deux expériences, deux idées, peuvent être radicalement différentes sans être diamétralement opposées.

Tout au début de cette intervention, il a été souligné que chaque voix du silence fait partie d’un chemin et qu’il ne faut jamais l’arracher à la cohérence interne de son chemin. Ce principe de base permet d’affirmer que le silence qui, dans le bouddhisme parle de vacuité et de non-dualité, laisse évidemment peu d’espace pour la communion et pour une croissance sans fin qui, elles, ne peuvent qu’être liées à cette communion dont parle précisément le silence dans le christianisme. Pourtant il ne faut pas s’arrêter là. Et que signifie « ne pas s’arrêter là » ? Au fond, cela veut dire qu’il faut écouter d’autres voix, bouddhistes et chrétiennes, qui montrent bien que l’indicible est encore infiniment plus indicible que nous l’imaginons. Certaines voix bouddhistes, par exemple, nous montrent que la pire des choses qu’un bouddhiste puisse faire, c’est de s’attacher à la vacuité. D’autres voix, chrétiennes celles-là, disent clairement aux chrétiens que la communion à laquelle ils sont invités dépasse largement tout ce qu’ils peuvent imaginer et que peut-être le mot « devant » n’aura-t-il plus de sens, même si la communion reste au cœur de l’expérience chrétienne. Où trouver ces voix ? L’une se trouve dans un grand sûtra du Grand Véhicule qui s’appelle Le sûtra de l’amas de joyaux et l’autre dans l’Évangile de saint Jean.

Le sûtra de l’amas de joyaux dit ceci aux bouddhistes (c’est le Bouddha qui fait une mise au point avec son disciple Kâshyapa) :

 

« Ô Kâshyapa, ceux qui s’emparent de la vacuité, prennent refuge dans la vacuité, ceux-là, je les déclare perdus, pervertis. Certes, Kâshyapa, mieux vaut une vue de la personnalité aussi haute que le mont Sumeru qu’une vue de la vacuité chez celui qui s’attache au non-être. Pour quelle raison ? C’est que, Kâshyapa, la vacuité sert à échapper à tous les points de vue, par contre celui qui a pour point de vue cette vacuité, je le déclare inguérissable[10]

 

Tout ce que nous avons vu sur le silence bouddhique dit donc quelque chose d’essentiel de l’expérience spirituelle de nombreux bouddhistes, mais pas tout. Et s’il ne faut pas s’attacher à la vacuité, il va sans dire qu’il ne faut non plus s’attacher au silence. (…)

 

En ce qui concerne le texte chrétien, je vous invite à lire et à méditer le 17e chapitre de l’Évangile de saint Jean. Le Christ y parle trois fois de la communion à laquelle nous sommes appelés, et dans des termes très puissants :

 

– La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ (Jn 17, 3).

– Père saint, garde-les dans ton nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous (Jn 17, 11).

– Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous… (Jn 17, 20-21).

– …[Q]u’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux et toi en moi, afin qu’ils soient parfaits dans l’unité (Jn 17, 22-23).

 

Le Christ nous invite donc à une communion qui dépasse largement, et même infiniment, tout ce que nous pouvons imaginer, tout ce que nous pouvons penser. (…) Tout sera assumé en Dieu, en ce Dieu qui est relation, mais en qui il n’y a évidemment pas trois individus juxtaposés, mais trois personnes qui vivent le maximum d’unité dans le maximum de distinction. Tout cela devrait nous aider à approfondir aussi l’idée que nous nous faisons de la personne humaine. Chaque personne sur cette terre n’est-elle pas aussi un mystère que nous ne cesserons jamais de découvrir, et toujours seulement dans la relation ? (…)

 

Deux silences qui parlent et qui se laissent interpeller mutuellement

 

En guise de conclusion, essayons d’imaginer à quel point il serait dangereux que toutes les voix du silence commencent à dire la même chose, ou que nous commencions à les interpréter de manière univoque. (…)

 

[1] Pour le texte en français de toute cette discussion, voir L’Enseignement de Vimalakîrti (Vimalakirtinirdesa), traduit par Étienne Lamotte, Louvain-Publications universitaires, Leuven-Institut orientaliste Bibliothèque du Muséon, vol. 51, 1962, p. 316-317.

[2] Cité dans D.T. SUZUKI, Essais sur le bouddhisme zen, Séries I, II, III, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 2003, p. 233 et suivantes. [NOTE ajoutée. Ce texte est connu par les pratiquants du zen sous le nom de Shin Jin Mei en japonais, le Roshi Eizan Goto qui est référent du Centre Assise l'a donné lors des premières sesshins qu'il a animées en France. On trouve le poème entier sur le blog : Le Shin Jin Mei, Inscription sur l'esprit de foi, poème zen de référence, traductions de Wang-Masui et Suzuki Et SHIN JIN MEI, poème zen : livres disponibles, traductions comparées, version de Deshimaru et notes ]

[3] Mahâyâna Sûtra-Lamkâra, chap. XVIII, p. 31-33 cité dans L’Enseignement du dalaï-lama, traduit du tibétain par G. Tulku, G. Dreyfus et A. Ansermet, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », no 62, 1987, p. 133

[4] Lama Denis TEUNDROUP, La sadhana de Tchenrezi : aperçus sur le Vajrayana, Éditions Prajna, Institut Karma Ling, 1990, p. 17 et 19.

[5] Voir La liturgie des heures, Cerf-Desclée/Desclée de Brouwer–Mame, 1980, passim.

[6] GRÉGOIRE DE NYSSE, Huitième homélie sur le Cantique des cantiques (PG 44, 940-941). Cité dans Olivier CLÉMENT, Sources, Les mystiques chrétiens des origines, (Textes et commentaires), Paris, Stock, 1982, p. 217.

[7] DENYS L’ARÉOPAGITE, Théologie mystique, I, 1 (PG 3, 997), cité dans Olivier CLÉMENT, Op. cit., p. 222-223

[8] Olivier CLÉMENT, Op. cit., p. 222

[9] Lama Denis TEUNDROUP, Op. cit., Éditions Prajna, Institut Karma Ling, 1990, p. 19

[10] Cité dans Aux Sources du bouddhisme (textes traduits et présentés par Lilian Silburn), Fayard, 1997, p. 177.

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