Propos sur le Dialogue Interreligieux Monastique, d'après Raimon Panikkar, 2004
Lors de sa conférence à Montserrat, Raimon Panikkar a parlé du Dialogue Interreligieux Monastique.
Voici des notes prises par le Pierre-François de Béthune osb. Elles ont été publiées dans le bulletin 18 du DIM de juillet 2004, et reprises dans le bulletin des Voies de l'Orient de juillet- août -septembre 2005. Les passages mis en gras reprennent le texte des Voies de l'Orient.
Dans la troisième partie Raimon Panikkar évoque son ami Henri le Saux, d'où le choix d'une photo d'Henri le Saux aux sources du Gange pour accompagner cet article (cf. tag Henri le Saux). Le présent blog est dédié à Jacques Breton et au Centre Assise qu'il a créé, et Jacques a participé à l'échange intermonastique organisé par le Vatican en 1983, il a fait ensuite de longs séjours dans un monastère zen du Japon.
« Les moines ont une mission historique. Leur tâche, comme celle de tous les contemplatifs, consiste aujourd’hui à libérer la foi chrétienne des limites de la culture occidentale. Il ne s’agit pas là d’une nouvelle forme d’iconoclasme, mais bien de continuer le travail entamé au Concile de Jérusalem. » (extrait des notes de la conférence de R. Panikkar)
Propos sur le Dialogue Interreligieux Monastique
par le professeur Raimon Panikkar
Notes prises au cours de la conférence à Montserrat, 28 novembre 2004
par le P. Pierre-François de Béthune osb
(Presque toutes les phrases de ce texte sont des citations littérales de l’exposé de R. Panikkar. Mais le rédacteur de ce résumé assume la responsabilité de la mise en forme du texte.)
I. Les Risques de la Mentalité Occidentale.
A. Une analyse de la situation
Nous avons privilégié une approche rationnelle de toutes les réalités. L’apologue de l’amant éploré introduit bien cette situation : pendant plusieurs années il a écrit des lettres enflammées à sa fiancée lointaine et a fini par recevoir une réponse lui annonçant qu’elle avait épousé le facteur. De fait, l’Occident est tombé amoureux de l’intermédiaire. La raison, le règne de la rationalité, n’est qu’un intermédiaire ; la tradition religieuse occidentale lui a trop sacrifié. Il est temps de nous rappeler que notre tâche consiste à oublier la lettre et à adhérer au Seigneur.
Nous attribuons aussi une grande importance à l’histoire. Ainsi par exemple, pour prouver à un hindou que le christianisme est vrai, un missionnaire démontre que Jésus est un personnage historique, alors que Krishna n’est que légendaire. Mais pour un dévot hindou cette argumentation n’a aucune force : Napoléon est aussi un personnage historique, et alors ? Mais « Krishna vit dans mon cœur ! » La notion de temps diffère partout. En sanscrit un même mot signifie hier et demain !
Nous avons également ontologisé le droit. Mais que signifie pour un non-occidental la notion d’un Dieu Législateur ?
Nous cherchons à dégager l’essentiel et le spécifique. Il est commode de réduire ainsi la réalité, car on peut mieux la dominer de la sorte. Le succès de la culture occidentale prouve l’efficacité de cette méthode. Mais pour des moines, cela a-t-il du sens de chercher ‘la spécificité du dialogue interreligieux monastique’ ?
Notons enfin le risque de toujours privilégier le mesurable et le quantitatif. Mais, pour rendre compte d’une rencontre, quel sens cela a-t-il de parler de pourcentage d’influence : « Je suis bouddhiste à 50% » !
B. Les enjeux de cette attitude
Il est indispensable de prendre en compte les risques de cette attitude, car elle justifie l’impérialisme culturel et exclut la possibilité même du dialogue.
Croire qu’avec nos catégories occidentales nous pouvons tout comprendre est une manifestation flagrante d’impérialisme et même de colonialisme culturel. Cette forme de violence a prévalu dans tous les domaines ; il faut toujours nous demander si elle ne nous influence pas encore.
Quand nous disons que Brahman est le Dieu des hindous, nous insinuons que nous savons bien ce qu’est un dieu. Or, pour les hindous, Brahman n’est ni créateur ni providence, il n’est pas masculin, il n’est pas transcendant... Pouvons-nous comprendre que la notion de Dieu est encore beaucoup plus vaste que ce que notre tradition sémite et gréco-romaine nous permet d’imaginer ? Et il en va de même pour la notion de religion (« Le bouddhisme est-t-il une religion ? ») et de prière (« Pouvons-nous prier avec ceux qui ne croient pas que Dieu est une personne ? »)
On le voit : l’interreligieux est inséparable de l’interculturel.
Ajoutons à cela que la mentalité occidentale, malgré toutes ses qualités, a entravé le développement de certains aspects du christianisme. Quand le ‘symbole’ des apôtres est devenu la ‘doctrine’ des apôtres le christianisme a commencé à devenir une idéologie.
Une réflexion critique sur la place et l’enjeu de notre mentalité occidentale est par conséquent toujours nécessaire quand on s’engage dans le dialogue interreligieux.
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II. La Tâche des Contemplatifs au IIIe Millénaire
Les moines ont une mission historique. Leur tâche, comme celle de tous les contemplatifs, consiste aujourd’hui à libérer la foi chrétienne des limites de la culture occidentale. Il ne s’agit pas là d’une nouvelle forme d’iconoclasme, mais bien de continuer le travail entamé au Concile de Jérusalem. Ce dépassement de la culture occidentale ne peut se réaliser qu’en relativisant la raison qui y a prévalu.
La pratique du dialogue interreligieux se situe en tout cas dans ce contexte. Mais avant de préciser la méthode de ce dialogue, il faut encore rappeler quelques préalables.
A. Embrasser toute la réalité
Une ‘réformation’ ne suffit pas ; il nous faut nous engager dans une ‘transformation’ (métamorphôsis) et même dans une métanoia, c'est-à-dire, un changement de mentalité ou, littéralement, un dépassement (méta) de la rationalité (noûs).
Les mystiques d'Occident savent bien ce dont il s’agit. Les Victorins du XIIème siècle disaient déjà qu’à côté de l’oculus sensuum et de l’oculus rationis il y a l’oculus fidei. Il est vrai que le mot ‘mystique’ est grevé de connotations négatives. Nous ne pouvons cependant pas l’abandonner tant que nous ne trouvons pas de meilleure expression pour cette réalité. Car la mystique n’est pas un supplément, un appendice à la vérité, − un luxe pour personnes qui ont des loisirs. Elle fait partie intégrale de la réalité : privée de ce complément indispensable elle est comme mutilé.
Dieu n’est pas une monade, une substance, mais une Trinité, une relation. C’est pourquoi il faut dépasser un monothéisme qui irait de pair avec la pensée réductrice de la reductio ad unum (ramener à l'un). Maître Eckhart disait que Dieu est à la fois innominabilis et omninominabilis (in-communicable et communicable à tous). Nous pouvons le rencontrer partout si ce ‘troisième œil’ des mystiques est ouvert.
C’est en ce sens que nous pouvons aussi dire que le pluralisme bien compris est une vertu mystique.
On voit mieux ainsi que rechercher la spécificité n’est pas une démarche féconde si elle se réduit à chercher ce qui distingue quelque chose d’une autre, par exemple le dialogue interreligieux monastique, opposé à d’autre types de dialogue. De même l’essence d’une chose n’est pas ce qui la distingue, mais bien son parfum, ce qui la rend unique, − et cela est indicible ! Si donc l’on veut à tout prix parler de la spécificité des moines, il faut dire qu’elle consiste précisément à dépasser toute spécificité !
L’unité dont nous avons soif est celle de la ‘simplicité bénie’ et de la ‘nouvelle innocence’.
L’advaita n’est pas une ‘non-dualité’ (un refus de la dualité, ce qui impliquerait qu’il y a encore un autre !), mais une a-dualité (avec un ‘a’privatif). C’est pourquoi parler de ‘double appartenance’ en certaines situations religieuses n’est pas une bonne manière de poser le problème, parce que le point de départ est alors dualiste. La sagesse consiste à transformer les tensions destructrices en polarités fécondes. « Mais si tu vois que ton appartenance est double : décide-toi pour l’une ou pour l’autre ! Tu ne peux pas rester dans l’entre deux »
B. Consentir à la kénose
Pendant deux millénaires la tradition chrétienne a élaboré en Occident une symbiose entre deux ou trois cultures. Nous avons raison d’en être fiers. Mais au début de ce troisième millénaire, si la plupart des humains sont maintenant frottés d’américanisme, nous savons que les trois quarts de l’humanité restent fondamentalement étrangers à cette culture chrétienne et post-chrétienne. Si donc nous croyons au mystère du Christ il est temps de devenir enfin vraiment ‘catholiques’, c'est-à-dire du monde entier (kath'olon kosmon). Pour cela il ne s’agit pas d’ajouter des nouvelles présentations du mystère, mais bien de consentir à un appauvrissement et même à une kenwsis, un dépouillement. Il nous faut commencer par dépouiller le Christ de tous ces vêtements occidentaux que nous lui avons mis. Nous pourrons alors opérer une mutation analogue à celle qu’ont osé les apôtres lors du premier concile de Jérusalem, en renonçant à la circoncision. Préparons donc le concile de Jérusalem II !
Mais cette ‘kénose’ est une démarche ardue. Dépasser des convictions profondément ancrées est un rude ascétisme spirituel ! On y risque son destin. Plus précisément cette démarche est un engagement radical dans un discernement de foi.
A ce stade il importe de distinguer foi et croyance. Les croyances sont multiples et souvent incompatibles. (Notons en passant que si elles sont incommensurables, comme le rayon d’un cercle avec sa circonférence, elles ne sont pas moins liées, selon le même exemple, et donc en mesure d’établir un dialogue entre elles.) La foi quant à elle est au-delà de ces incompatibilités, car elle n’a pas d’objet à proprement parler, car elle est adhésion.
Il nous faut développer une ‘fidélité jusqu‘à la moelle’ pour devenir vraiment libres.
Par ailleurs en renonçant à absolutiser nos croyances nous n’avons pas l’intention d’absolutiser nos doutes ! Seulement foi et doute ne s’excluent pas comme l’eau et le feu. Les deux font partie de notre vie.
C. Elaborer une méthodique du dialogue
Quel est donc ce type de dialogue interreligieux auquel les moines sont appelés ? Retenons quelques traits de cette démarche dans laquelle tant de moines se sont déjà engagés :
Il faut d’abord consentir à une véritable conversion, pour aller vers l’autre en acceptant effectivement son altérité : il n’est pas seulement alius, un autre de la série, mais alter, différent, voire irréductible.
Aujourd’hui nous ne pouvons plus prétendre connaître notre religion si nous n’en connaissions pas une autre. Aussi, comme on le redit souvent actuellement, pour être religieux il nous faut être interreligieux.
Les mots sont souvent piégés. Les traductions sont souvent approximatives et les termes ont évolué au cours de l’histoire. Suivons le conseil toujours valable de Confucius au sujet de la ‘politique des mots’. Plus profondément nous savons combien de malentendus, voire de caricatures défigurent les autres religions. Un premier travail consiste donc à dégager et à purifier le plus possible la situation, pour éviter toute équivoque (de part et d’autre).
Si la nécessité des études sur les autres religions est évidente, il est encore plus important de ne jamais oublier que le dialogue est essentiellement une rencontre de personnes. Pour les comprendre (to under-stand), il nous faut les écouter humblement ; la rencontre s’effectue dans la vulnérabilité des personnes. Cette rencontre culmine alors dans l’amitié. Mais il serait plus exact de dire que, sans ce contact interpersonnel amical et donc confiant, le dialogue ne peut pas vraiment commencer.
Ce qui caractérise le dialogue interreligieux des moines est en particulier le fait qu’il est un ‘dialogue de l’expérience’. La coexistence silencieuse, la collaboration désintéressée ou la connivence d’un dialogue intrareligieux, toutes ces formes de dialogue non exclusivement rationnel sont des expériences, des expériences en commun. Or il n’y a pas d’expérience univoque, mais nous pouvons quelquefois connaître une profonde communion dans le silence. Que signifient de telles expériences ? Vient un moment où il faut s’efforcer de les expliciter, mais nous savons que l’essentiel indicible est ce qui nous lie le plus fort. Ce type de dialogue nécessite une ‘méthodique’ spéciale. Elle est encore à élaborer.
Notons enfin que ce type de dialogue exige du temps, de nombreuses années. Pour qui se sentirait appelée à s’engager plus profondément dans cette tâche une immersion dans une communauté d’une autre religion s’impose. Pour que ce ne soit pas du tourisme spirituel, voire une ‘inculturation’ colonialiste, il faudrait envisager une année entière…
Peu nombreux sont ceux qui peuvent ainsi se plonger dans une telle expérience. Il ne faut cependant pas tomber dans le syndrome de la quantité : l’histoire prouve que quelques pionniers peuvent faire un énorme travail.
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III. Souvenirs du Père Henri Le Saux-Swami Abhishiktananda
J’ai quelque scrupule à parler de mon ami Abhishiktananda, car parler de lui, c’est aussi parler de moi. Je vais essayer de le faire avec pudeur.
Nous avons surtout vécu ensemble deux grands pèlerinages, à Arunachala (Tiruvanamalai) et à Gangotri (aux sources du Gange). Ces expériences communes nous ont beaucoup liés.
Nous avons aussi énormément parlé. Le Père aimait beaucoup parler. Au cours de ces conversations j’ai pu l’aider à se réconcilier avec lui-même. Il avait besoin d’un interlocuteur auquel il pouvait soumettre ses interrogations. Car il était de tempérament plutôt scrupuleux. Comme théologien j’ai cherché avec lui comment situer notre expérience dans la tradition chrétienne. Ainsi il a pu retrouver l’unité entre ses premières intuitions, souvent confrontées avec celles du Père Monchanin, et ses découvertes ultérieures.
Je crois pouvoir dire que la grande mutation s’est opérée dans sa grotte d’Arunachala, en 1952. Là il a compris que la démarche qu’il lui était demandée ne consistait pas seulement à s’‘ouvrir à l’autre’, de sa propre initiative, mais à accepter que l’autre le convertisse.
Quand il a enfin eu deux disciples, Marc et Brigita, il a découvert sa paternité. Il était émouvant de le voir ainsi reconnaître qu’il était un homme, capable de nouer des relations intenses qui le transformaient.
Malgré toutes ces évolutions je l’ai senti tiraillé jusqu’à la fin de sa vie, au moins jusqu’à son infarctus de juillet 1973. Alors il a « découvert le Graal », comme il me l’écrivait. Cette image du Graal est significative pour son inculturation réussie avec la religion indienne : pour exprimer sa découverte de l’unité intérieure dans la tradition indienne de l’advaita, il utilisait une expression reçue de la culture de son enfance, en Bretagne. Il n’était plus aucunement aliéné de lui-même.
Il est mort en croyant que sa vie était un échec. En fait il était génial, mais il ne le savait pas.