Entretien avec maître Deshimaru en 1972, La vie spirituelle
La revue catholique La Vie spirituelle a consacré en 1972 un numéro entier au zen : « Qu'avons-nous à faire, nous chrétiens, avec le zen ? » Le deuxième article consiste en un entretien avec maître Deshimaru, président de l'association zen d'Europe., À l'époque il était le seul à transmettre le zen en France. Le message précédent "K Dürckheim : un enseignement dans le style du zen, par A-M Besnard" provenait de ce même numéro, c'est d'ailleurs sans doute A-M Besnard qui a réalisé le numéro.
Voici la présentation de ce numéro 592 de septembre-octobre 1972 :
« Ce n'est pas par fantaisie d'exotisme que nous consacrons ce numéro au zen. C'est d'abord, certes, pour fournir une information sur une tradition spirituelle non chrétienne qui commence à se faire connaître chez nous et que nous n'avons plus le droit d'ignorer. Mais c'est aussi pour poser la question d'une possible influence heureuse que cette tradition pourrait avoir sur la nôtre.
Pareille question ne nous étonnera pas si nous nous avisons que, de tout temps, le peuple de Dieu a été ouvert, dans sa spiritualité, à des influences venues d'horizons les plus divers. Une fois ces influences assimilées, nous n'avons même plus conscience de leur provenance, et les historiens seuls s'attachent alors à les détecter. Évidemment l'assimilation n'a de sens que si l'Esprit du Christ y préside lui-même, et il n'est pas toujours facile, sur le moment même, de discerner son action. C'est pourquoi les pistes proposées ici le sont encore par manière de recherche d'aventures, demeurant soumis à la correction et à la critique mais, semble-t-il, sont assez solide pour mériter d'être communiqués, et d'autant plus qu'elles aborder de domaines dont l'importance n'a cessé de grandir dans la spiritualité du chrétien contemporain. »
Parole d'un moine zen
Publié en septembre-octobre 1972
Il nous paraît important de bien marquer le fait que nous ne prétendons pas aborder le zen sans un grand respect de ce qu'il est authentiquement, de ce qu'il dit de lui-même. Trop souvent l'Occidental a voulu faire siens les trésors d'autrui avec un sans-gêne, une suffisance – et une ignorance – qui n'ont guère été à son honneur. C'est pourquoi nous avons souhaité que quelques paroles de Taisen Deshimaru, qui est actuellement le seul représentant accrédité, en Europe occidentale de la grande tradition des maîtres zen du Japon, figure dans ce numéro. Nous le remercions de l'accueil qu'il a fait à nos questions, et d'autant plus que nous sommes très conscients de caractère très "occidental" ces questions, qui ont eu parfois le faire sourire… Mais chacun avance à partir du point où il se trouve.
Question 1. Votre expression « le zen est au-delà des religions » peut laisser entendre qu'il doit remplacer et faire dépérir toutes les religions. Quelle est votre pensée exacte à ce sujet ?
Taisen Deshimaru : Les religions restent ce qu'ils sont. Le zen est méditation. À la base de toutes les religions, il y a la méditation. Le Christ aussi a dit dans l'Évangile : « Si vous voulez prier, allez dans votre chambre et rentrez en vous-même. » L'homme d'aujourd'hui ressent intensément le besoin de revenir à la source de la vie religieuse, à l'essence pure qui est au tréfonds de lui-même et qu'il peut seulement découvrir par l'expérience vécue. Il a besoin de concentrer son esprit pour trouver la suprême Sagesse et la liberté, qui est d'ordre spirituel, face aux influences de toutes sortes qui lui sont imposées par l'environnement.
La sagesse humaine n'est pas suffisante, elle est imparfaite. Seule la Vérité universelle peut donner la suprême Sagesse. Enlevez le mot Zen et à la place mettez : Vérité, Ordre de l'univers.
Question II. Le zen est expérience pure et n'est pas purement et simplement identifiable au bouddhisme, même si c'est chez lui qu'il s'est épanoui. Jusqu'à présent la "philosophie" qui a essayé d'en exprimer quelque chose (puisqu'il faut bien parler un peu… même si ce n'est pas désirable), l'a fait dans un contexte bouddhiste. Pensez-vous que si les chrétiens pratiquent le zen, ils puissent un jour en exprimer quelque chose sous une forme qui pourra philosophiquement différer notablement de la forme bouddhiste (par exemple sur des points comme l'interprétation de la relation entre la vie ici et après la mort, ou comme le rapport entre un Dieu créateur et l'essence des choses) ?
T. D. : Le zen n'est pas philosophie, n'est pas psychologie, n'est pas doctrine. Il est au-delà des philosophies, des concepts, des formes. L'essence du zen ne s'exprime pas avec des mots. Bien sûr, il y a le bouddhisme zen qui est un cadre traditionnel avec ses disciplines, ses rites et ses règles – et il y a le zen qui est ouvert à tous en ce qu'il représente d'universalité de la conscience et de pratique de la méditation par la parfaite posture du zazen ; mais aussi comme moyen de développer la présence à soi-même dans un art de vivre ici et maintenant, dans la perfection de l'instant ; d'apprendre à libérer et à maîtriser toutes les énergies qui sont en nous et, ce faisant, de participer pleinement à la création qui se fait à travers nous et par nous quotidiennement.
La philosophie vient après la pratique.
Mais il est important de rattacher le zen à son origine et de la bien connaître – jusqu'à sa source indienne, puis chinoise avec le T'Chan et la lignée de tous les Maîtres jusqu'à aujourd'hui, sinon on risque de répandre non le vrai zen mais n'importe quoi.
Si on est fidèle à la pratique, le zen est création continue.
À travers d'une connaissance profonde de l'esprit et de la source, les Européens peuvent à leur tour créer un zen original qui leur soit propre.
Question III. Certains craignent que la pratique du zazen les replie sur eux-mêmes. En principe cela ne doit pas avoir lieu, puisqu'il s'agit d'abandonner l'ego, mais, en pratique, les ruses de l'ego sont subtiles : comment leur échapper tout en demeurant fidèle au zazen ?
T. D. : Le zazen est HISHIRYO, sans profit. Abandon de l'ego.
Il faut pratiquer sans objet. Si l'on recherche un objet : la santé, la paix, le mieux-être et même la profondeur spirituelle, on les trouvera en partie, mais on manquera l'essentiel qui est de s'abandonner soi-même, d'oublier son ego et d'accéder inconsciemment à la conscience universelle qui est supra-conscience, au-delà de l'inconscient exploré par les psychanalystes – qui est la Vacuité c'est-à-dire la totalité de la conscience – et qui est l'inconscient religieux, spirituel.
Si l'on abandonne toute chose, on trouve toute chose.
Nothing is everything. « Faites le vide en vous et vous recevrez tout. »
Le zazen agit par lui-même et change le karma, transforme l'être tout entier de l'intérieur, est déjà satori, compréhension de soi, connaissance de soi, du vrai Soi.
Si l'on se met à penser pendant le zazen, il faut se concentrer énergiquement sur la posture, par exemple sur les mains, sur les pouces, sur les genoux ou sur la respiration. Ce n'est pas égoïsme, c'est trouver son propre corps, c'est atteindre son véritable esprit. C'est s'oublier soi-même pour rencontrer l'esprit universel.
Le corps est au centre de l'ordre universel et le rythme de la respiration est égal à la pulsation du rythme cosmique de l'univers. Le zazen est équilibre du corps et de l'esprit parce qu'il relie le précieux corps, incarnation de l'esprit à l'ordre du monde qui est le Cosmos, l'essence divine.
Question IV. Vous dites que le zen veut atteindre la plus haute sagesse et l'amour le plus profond. Or certains craignent que le zazen développe l'indifférence aux autres et ils opposent à la méditation la charité active prônée par le christianisme. Comment pourriez-vous expliquer en quoi le zazen développe une attitude d'amour ?
T. D. : La dimension ultime dans les profondeurs de l'être, la dimension suprême de la vie est : conscience et amour universel. Ils ne peuvent exister l'un sans l'autre. Vérité et amour sont une seule et même chose.
On peut donc dire que la charité active prônée par le christianisme est incluse dans cette dimension et en est l'émanation directe.
Le bouddhisme zen aussi est une religion de l'amour puisque c'est celle des Bodhisattvas : abandonner tout pour aider les autres, travailler à leur salut avant son propre salut (cela va encore plus loin que dans le christianisme). Et parmi les préceptes à observer, le premier est FUSE, la charité qui n'est pas seulement donner matériellement, mais donner moralement aussi, se sacrifier ; qui n'est pas seulement donner à quelqu'un, mais se donner, et donner à Dieu, à Bouddha.
Mais où puiser la source de cette charité active si ce n'est dans la connaissance de son propre cœur, de son propre ego, qui est celui de tous, dans la méditation ?
L'enseignement du zen c'est aussi : harmoniser – dire les sutras ensemble, méditer ensemble, développer cette harmonie ensemble.
Être moine, en japonais, signifie : harmoniser.
La solitude spirituelle intérieure est bonne, mais il faut toujours s'harmoniser avec, se tourner vers les autres.
« Allez tous ensemble, au-delà du par-delà sur l'autre rive » (Sutra de la plus Haute Sagesse).