Le travail du thérapeute selon Graf Dürckheim
« En Occident, la thérapeutique traditionnelle est, tout comme l'éducation, centrée sur deux points principaux : rendre les hommes capables de fournir un travail efficace et se conduire conformément aux normes de la société. Cela a pour conséquence d'empêcher le plein épanouissement de la personne humaine et de la frustrer. Les exigences étroites de rendement et de conduite morale dissimulent à l'homme sa vérité profonde. Tout ce que l'homme réprime dans le fond secret de son être est à l'origine d'une souffrance lourde de conséquences, propre à l'homme déterminé par la civilisation actuelle, qu'il soit ou non considéré comme sain et remplissant bien ses devoirs. Pour guérir cette souffrance, il existe une forme de thérapeutique que l'on peut qualifier d'initiatique, qui cherche à libérer l'homme des forces refoulées en lui et qui recourt à des exercices spéciaux afin de favoriser l'épanouissement et la maturation du soi. »
(4e de couverture du livre de Graf Dürckheim, Exercices Initiatiques dans La Psychothérapie, paru en 2002 chez Courrier du Livre.
Le travail du thérapeute selon Graf Dürckheim
EXERCICES INITIATIQUES DANS LA PSYCHOTHÉRAPIE, p. 31-38
Le sens de toute thérapeutique, c’est la vie – la vie de l’homme, sa conservation, son rétablissement et son plein accomplissement.
La vie signifie deux choses pour l’homme : la vie physique et la vie psychique, la vie vécue intérieurement. La médecine moderne reconnaît de plus en plus l’influence des facteurs psychiques sur la santé physique. Tout thérapeute – et non seulement le psychothérapeute mais aussi le médecin — doit donc considérer l’homme dans sa totalité.
(…)
Toute thérapeutique a pour but de guérir, autrement dit de permettre à l’homme de recouvrer sa totalité ou d’en disposer pour la première fois. Elle se propose également de libérer l’homme de la souffrance.
En fait, il existe deux sortes de souffrance : celle de ne pouvoir remplir telle ou telle fonction dans le monde et celle de ne pouvoir trouver l’union avec soi-même, c’est-à-dire de ne pouvoir être complètement celui que l’on est en réalité.
• Dans le premier cas, il manque quelque chose qui permettrait de faire face aux exigences du monde ou de répondre correctement à ses incitations. Ce manque ressort de ce que l’on possède, sait ou peut faire.
• Dans le second cas, au contraire, ce qui manque relève de ce que l’on est. On ne peut être alors celui que l’on est réellement au fond de son être essentiel.
Or, selon que celui qui souffre et veut guérir est un homme qui cherche satisfaction dans le monde ou quelqu’un qui vise à la réalisation de son être, la thérapeutique a un autre but et les méthodes utilisées sont différentes : aux deux formes de souffrance répondent deux formes de thérapeutique. Il y a, d’une part, la thérapeutique pragmatique, qui a jusqu’à présent prédominé sans être remise en question, et, d’autre part, la thérapeutique initiatique, qui est en train de se développer.
L’adjectif "initiatique" vient du latin initiare, qui veut dire : ouvrir la porte menant à ce qui est secret. Ce qui est secret, c’est l’homme lui-même dans son essence, dans son être essentiel. Par "être essentiel", nous entendons la façon particulière dont l’Être, composante supranaturelle de l’homme, est présent chez chaque individu et voudrait se manifester dans le monde en lui et à travers lui. Parvenir à manifester cette présence est le désir profond, l’espérance et le devoir fondamental de l’homme. C’est de l’accomplissement de ce devoir que dépendent finalement le véritable bonheur et la véritable guérison.
La thérapeutique pragmatique se préoccupe en définitive de « savoir-faire » – savoir agir, se battre, comprendre, façonner, travailler, s’adapter, aimer, etc. – bref, de capacité et d’efficacité. La thérapeutique initiatique, elle, s’adresse à l’homme considéré indépendamment de ses capacités de rendement et d’efficacité dans le monde, à l’homme désireux de réaliser l’accomplissement de son être ; elle vise la transparence et la maturité.
Les deux formes de souffrance correspondent aux deux devoirs fondamentaux de l’homme. L’un consiste à affronter le monde de la façon qui est juste, à s’y adapter et à savoir s’y imposer, à le maîtriser et à le façonner comme un objet, sans perdre de vue toutefois qu’il s’agit d’une société. L’autre demande que l’on suive la voie intérieure qui mène à notre être essentiel et que l’on mûrisse intérieurement en avançant sur le chemin initiatique de l’âme afin de réaliser son vrai soi. C’est seulement à condition de prendre conscience de ces deux devoirs ainsi que de tout ce qu’ils présupposent et de satisfaire aux exigences impliquées par l’un et par l’autre que l’on peut être un homme tout entier.
La totalité de l’homme capable d’être homme exige l’intégration des deux pôles constitués par ces devoirs qui, à première vue, semblent contradictoires. L’un paraît en effet exclure l’autre. (…) Mais on découvre finalement que les deux devoirs renvoient l’un à l’autre. Il n’existe pas au monde d’œuvre durable et salutaire qui n’ait été mûrie et réalisée par un homme d’une certaine maturité. Et, pour finir, seul celui qui est capable de trouver sa place dans le monde est en mesure de se trouver lui-même.
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Pour rendre l’homme apte à faire face aux exigences du monde, il faut lui apprendre principalement trois points : savoir s’affirmer dans un monde qui le menace, être capable d’y mener une existence pleine de sens et enfin savoir établir un contact avec les autres, vivre en société, donner de l’amour et en recevoir.
Pour pouvoir trouver l’union avec lui-même, l’homme doit également travailler trois points principaux : prendre contact avec son être essentiel, s’ancrer en celui-ci et apprendre à en témoigner dans le monde.
Lorsqu’il entre en contact avec son être essentiel, deux choses différentes se développent en lui depuis le tréfonds de son être : d’une part, une base solide, indépendante des conditions existentielles, une confiance absolue dissolvant les tensions qui sont engendrées par la peur et empêchent la guérison et, d’autre part, liée à cette base, une attitude intérieure, sereine et confiante en l’avenir, qui, par sa force formatrice, prend la place d’un laisser-aller dépressif. Si tout ce qui constitue un obstacle à la réalisation du Soi à partir de l’être essentiel est, plus que toute autre chose, à l’origine des troubles psychiques et physiques, la capacité d’entrer en contact avec l’être essentiel est un facteur fondamental de guérison et de santé tant physique que psychique.
Ne pas être celui que l’on est et que l’on voudrait être est en fait un problème qui se situe à deux niveaux différents. Tout d’abord, « celui que l’on est » signifie : celui que l’on est et voudrait être en tant qu’être naturel, normal, mais aussi « celui que l’on est et voudrait être du plus profond de son être essentiel, depuis son noyau métaphysique ». S’il s’agit seulement de permettre à l’homme d’être naturel ou normal, le guérir, c’est parvenir à éliminer des mécanismes névrotiques, à supprimer des inhibitions, à dissoudre des tensions et des contractions, à faire disparaître des complexes, à le délivrer des refoulements qui résultent de schémas d’éducation auxquels il a été soumis dès sa plus tendre enfance, produits des barrières de la tradition et des habitudes imposées par la société. Cette guérison vise à le rendre en mesure de répondre aux trois exigences fondamentales du monde. (…) Cette libération ne signifie toutefois pas que l’homme est parvenu à réaliser son vrai Soi. Il est indispensable pour cela qu’il y ait une percée de l’être.
(…) Le médecin qui est ou voudrait être un homme tout entier et désire, par suite, traiter le patient tout entier doit apprendre à créer chez celui-ci également les conditions permettant à l’homme de guérir à partir de son être essentiel et d’en témoigner dans le monde.
Certes, cette tâche sollicite dans le thérapeute non le médecin, mais le maître, le gourou. Cela ne doit pas effrayer les thérapeutes d’aujourd’hui. La thérapeutique initiatique implique que l’on guide l’homme sur la voie intérieure, dans le sens où les Maîtres de la vie véritable l’ont fait au cours des millénaires. Et, à notre époque, le thérapeute qui veut être en mesure de répondre aux souffrances les plus fondamentales n’a pas d’autre choix que de se préparer à cette tâche.
Les Maîtres de l’Orient tout comme ceux de l’Occident ont toujours recherché autre chose que la simple libération qui fait de l’homme un être naturel ou normal (…) Ils ont toujours su également que toutes les souffrances conditionnées par le monde disparaissaient lorsque naissait l’intériorité inconditionnée. Les possibilités créatrices de l’homme se trouvent alors également libérées. La souffrance devient un moyen de parvenir à la maturité et la mort le seuil d’une nouvelle vie.
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L’homme doit être amené à se rapprocher systématiquement de la source de vie qu’est son être essentiel, à partir duquel même son Moi existentiel et sa conscience objectivante peuvent jouer un rôle salutaire. Lorsqu’il est en contact avec cette source, il cesse d’être esclave de son Moi existentiel et des soucis qui préoccupent celui-ci, notamment la peur de la mort et du jugement d’autrui. Il devient alors le serviteur et le témoin de la Grande Vie et, par suite, le maître de la petite vie.
(…) Les pratiques méditatives ont pour but de consolider le contact avec l’être essentiel. Mais leur succès dépend largement du travail de clarification psychologique de l’inconscient. Et inversement, cette clarification est souvent facilitée si celui qui s’exerce est déjà entré en contact avec son être essentiel. Sans un travail de psychologie des profondeurs, la méditation peut, précisément lorsqu’elle semble porter ses fruits parce qu’elle donne la paix intérieure, empêcher la prise de conscience de l’inconscient refoulé. Alors, un beau jour, tout ce qui a été refoulé explose, entraînant l’écroulement du bel édifice.
Le passage de la thérapeutique pragmatique à la thérapeutique initiatique ne peut se faire que si le thérapeute et le patient – ou celui qui s’exerce – comprennent cette différence. Un exemple simple permettra de mieux saisir encore ce que je veux dire par là.
Lorsque l’on me demande quel est mon problème principal, j’ai l’habitude de répondre : « C’est de savoir comment Karlfried s’exprime à travers Dürckheim. » Dürckheim est mon nom de famille, Karlfried mon prénom. On peut dire que le nom de famille désigne l’homme conditionné par le monde, celui qui est né à un endroit précis, dans une maison donnée, qui a eu telle ou telle enfance et souffert telles ou telles misères, reçu une certaine éducation, connu tels et tels succès et tels et tels déboires, bref celui qui a parcouru un chemin bien précis dans le monde pour parvenir à la position qu’il occupe actuellement et grâce à laquelle il est connu comme le Professeur un tel ou Madame une telle, mère de tant d’enfants et exerçant, par exemple, la profession de bibliothécaire.
Il s’agit là de l’homme que les autres voient. Il est conditionné par le monde et sans cesse en train de se battre pour établir sa position, la consolider et la conserver.
Quant au prénom, il correspond à une tout autre personne qui, elle, est inconditionnée. Son être essentiel lui est donné à la naissance. On peut lui appliquer ce verset de la Bible : « Je t’appelle par ton nom : tu es à moi ! » – et non au monde. C’est la personne que l’on est et voudrait être au fond de soi, c’est-à-dire dans son être essentiel, celle que l’on voudrait manifester dans le monde quelle que soit la situation dans laquelle on se trouve. Ainsi s’explique la tension fondamentale qui est en nous, la tension entre celui qui est conditionné par le monde et cherche à en maîtriser les conditions spatio-temporelles et celui qui ne se soucie pas de la position acquise et dont la principale préoccupation n’est pas d’accomplir son devoir dans le monde, mais de répondre au désir impérieux qui lui est inhérent et de remplir le devoir que ce désir implique, c’est-à-dire le devoir de réaliser son être essentiel sous la forme de son vrai Soi.