"Union entre terre et ciel : le Kinomichi" Entretien avec Masamichi Noro, Terre du ciel 1990
La symbolique ciel-terre joue un rôle très important dans l'art de Maître Noro, le kinomichi. Jacques Breton à qui est dédié ce blog, ainsi qu'au centre Assise qu'il a créée en parlait souvent. Voici un article sur le Kinomichi trouvé dans les papiers de J. Breton après sa mort en 2017, à côté de son propre diplôme d'instructeur de Kinomichi.
D'autres articles sur le kinomichi figurent dans le tag kinomichi. En particulier il y a un article sur l'amitié de Maître Noro et de Graf Dürckheim : La méthode de maître Noro, le Kinomichi ; L'apparition de K G Dürckheim dans la vie de Maître Noro et à la fin de Le Kinomichi au regard de la tradition, Pierre Willequet, Aïkido-Mag de décembre 2009 figure la liste des articles parus dans Aikido-Mag.
Entretien avec Masamichi Noro
Article de "Terre du ciel" n°4, en 1990
Propos recueillis par Bruno Solt
À un moment où certains gymnases parisiens regorgent d'âmes stressées, il existe un lieu paisible où l'on vous propose de redécouvrir que la vie n'est acceptable que si l'esprit et le corps vivent en bonne intelligence, s'il y a un équilibre entre eux et s'ils éprouvent un respect naturel l'un pour l'autre. C'est… le Kinomichi.
– Spontanément, quels sont les premiers mots qui vous viennent pour définir la méthode Noro : le Kinomichi ?
– Il n'y en a pas (rires). C'est un art corporel en perpétuel mouvement. Celui-ci s'exprime avant tout avec l'intelligence du cœur et nous aide à découvrir qu'au-delà de toutes les techniques, il y a l'amour, que l'acte est création conjuguant sans cesse la fermeté et l'aisance, la force et la paix.
– Comment est née cette méthode ?
– Sur le papier c'est en 1979 mais en réalité elle est le fruit d'une lente maturation intérieure. J'ai intégré progressivement l'héritage culturel oriental - dont je suis issu - aux divers aspects des conceptions du corps, du mouvement rencontrés en Europe et particulièrement en France.
– Lesquelles par exemple ?
– Je pense notamment à Mme le Docteur Ehrenfried avec qui j'ai étudié pendant cinq ans, mais j'ai aussi été inspiré par l'Eutonie grâce à des disciples de Gerda Alexander.
– L'autre jour vous me parliez de cette paix de l'âme qui semble vous habiter. Vous évoquiez la joie éprouvée en voyant la lune, un arbre ou une fleur s'épanouir. Quelques minutes après je vous ai vu porter un sabre au côté. Par cet objet, on semble éloigné de la paix et plus proche de la guerre.
– (Rires) C'est le raisonnement d'un occidental ! Au Japon, dans la tradition shinto, cet objet est sacré et symbolise la paix. Après que le forgeron ait posé le morceau de métal dans le feu, il le martèle et le met dans l'eau. Il renouvelle l'opération parfois très longtemps jusqu'à obtenir une lame parfaite aux lignes pures. En japonais le feu et l'eau sont désignés par ka et mi. Il ne faut pas l'exprimer ainsi, mais normalement kami désigne Dieu. Par conséquent, lorsque j'utilise un sabre, j'entre d'une certaine façon en relation avec Dieu. Si en Occident le mot "Dieu" renvoie souvent à une image, au Japon il est davantage l'expression de la nature, du ciel et de la terre, de l'eau et du feu. Pour cela le shinto est à la base de tout. Il exprime cette communion avec la nature. L'homme est en relation permanente avec elle, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur de lui-même, mais hélas il ne le vit pas toujours.
– Comment peut-on la découvrir ?
– Par l'exercice, le geste juste, un mouvement en accord avec la terre et le ciel. Une évolution est possible mais elle est lente et difficile car le fond du problème c'est que l'homme est impatient, qu'il agit trop avec la tête et pas avec le cœur. Il n'arrive pas à sentir « Je suis ce corps. »
– Si je comprends bien, le corps reste toujours un point de repère. On ne travaille pas seulement sur l'esprit, mais à la fois sur le corps et l'esprit. Quand les deux travaillent ensemble et s'harmonisent, on ne quitte jamais la réalité. Étant plus présent à soi-même, on est plus présent aux autres ?
– Oui ! J'ajouterais qu'au moment où un déséquilibre apparaît entre le corps et l'esprit, la colère, l'agressivité ou la maladie s'installent. Au moment où le corps et l'esprit sont séparés, c'est aussi parfois la mort. Entre les deux, il existe une troisième force qui est primordiale : le ki. C'est elle qu'il faut chercher. Elle va naître d'une totale ouverture au monde. Si vous regardez d'un peu plus près l'état de fermeture, vous verrez que lorsque nous sommes angoissés, notre cœur est opprimé. Si vous êtes constamment dans une dualité ouverture-fermeture, la peur subsiste. L'homme normal est sans peur, d'une ouverture et d'une décontraction totale. À ce moment-là a lieu la véritable action, lorsque le corps et l'esprit sont unifiés. Ki c'est donc réunir le corps et l'esprit, la terre et le ciel, la force du feu (ka) et de l'eau (mi).
– Il faut pour cela abandonner cette vision dualiste et antagoniste que l'on a sans cesse du monde ?
– Hélas, on oppose la terre et le ciel, le jour et la nuit, la lumière et l'ombre. Mais l'ombre n'existe que parce qu'il existe la lumière.
– On vous appelle "Maître", vous considérez-vous comme tel ?
– Non, le maître a une position établie par rapport à ses élèves ou disciples alors que moi je change tout le temps. C'est comme lorsque je regarde un couple pratiquer dans la salle, je sens parfois un tel accord que c'est magnifique, et je dis merci ! Après, j'essaie de réaliser ce que j'ai ressenti. Je donne, je reçois et inversement. En réalité c'est un échange. J'apprends autant des élèves qu'eux apprennent de moi.
– Quels sont les bases de votre enseignement ?
– Le sourire pour apprendre à se décontracter et à travailler en souplesse afin de ressentir le mouvement juste : la spirale.
– C'est-à-dire ?
– Oui, tout est spirale ! C'est le mouvement de l'énergie aussi bien dans le corps que dans l'univers. Malheureusement, l'homme voit tout en ligne droite. C'est une illusion dans laquelle il fonce tête baissée. Quel agissement criminel !
– Et quel est le sens de "sexy" que vous utilisez parfois sur le tatami ?
– (Rires aux éclats) Oh ! Rien de vulgaire. C'est peut-être l'expression de cet état de spontanéité jailli du cœur. Être sexy c'est en quelque sorte marier l'amour et l'humour.
– Quel rôle joue la respiration dans la pratique du Kinomichi ?
– Un jour je m'entretenais à ce sujet avec Maître Deshimaru, et il m'a dit : « Quand je respire bien, je ne me sens pas que je respire. Quand je respire mal, je sens ma respiration et encore plus si je pense à elle. »
– Votre expérience confirme ce propos ?
– Oui, c'est une idée intéressante. On peut transposer en disant que quand j'ai mal à l'estomac je le sens, et inversement. Lorsque vous êtes gai, heureux, vous expirez et laissez aller le souffle. Ainsi vous créez une dimension, un espace plus grand autour de vous. L'inspiration est libre dans la mesure où j'ai pu vivre pleinement cet élan créatif, expansif de l'expiration. Par cette conscience on réapprend à vivre dans un espace plus vaste. C'est cela le travail du ki.
– Quel rôle joue le hara ?
– Le hara est un trésor qui se livre dans l'exercice. C'est un lieu du passage entre la terre et le ciel. Tout le monde parle du hara, contracte et expire dans le ventre, instaurant ainsi une fermeture, un déséquilibre. Si l'on commence par fixer l'attention dans le hara, ce n'est pas possible car il n'existe qu'à partir du mouvement.
– À ce propos, partagiez-vous l'idée de votre ami Karlfried Graf Dürckheim, auteur du célèbre ouvrage Hara ?
– Nous étions deux hommes symétriques : lui un Européen féru de culture japonaise et essayant de transposer en Allemagne l'étude du hara, et moi un Japonais émigré en Europe essayant de transposer en France l'étude du ki. Notre quête était donc très proche et en même temps très distante. Il ne recherchait pas en moi une écoute flatteuse, mais une référence japonaise pour confirmer ou rectifier sa transposition, comme un aiguillon capable de le stimuler et de le mettre au pied du mur.
– Vous vous sentiez très proches de lui ?
– Pour comprendre notre amitié, il faut dépasser le rapport d'échange, toujours trop comptable, pour ressentir une affinité inexplicable, un contact entre deux natures.
– À vous écouter, il semble que l'homme n'ait rien à apprendre pour être heureux. Relâcher sans cesse les tensions pour laisser agir la vie en lui et se sentir à l'aise. Il n'a rien à ajouter, car tout est déjà là.
– Nous gaspillons sans cesse la vie. D'accord, chacun a son chemin à accomplir, mais c'est dommage de voir tant d'énergies gaspillées, et pas uniquement en pétrole mais en mouvements et paroles inutiles. Le Kinomichi, c'est un exercice de vie, une communion entre la terre et le ciel !
– Vous dites parfois que le Kinomichi est une prière.
– La prière, c'est l'unification de l'homme avec l'univers. Je cherche le mouvement qui unifie l'homme à la terre et au ciel, et c'est cela la prière. Ici, dans la prière, on pense avant tout au fait de demander quelque chose : « Donnez-moi ceci ou cela ». Mais si je regarde les grands sages et les vrais Maîtres, ils ne demandent jamais rien ! Jamais ! Au contraire, leur force est le don. Mais avant de parler de cela, il faut pratiquer, et encore pratiquer…
ANNEXE
Livres parus sur le Kinomichi.
- 1992 La pratique du Kinomichi avec maître Noro, Daniel Roumanoff, Editeur Criterion, Collection L'homme relié, 381 pages.
- 1996 Le Kinomichi, du mouvement à la création. Rencontre avec Masamichi Noro. Raymond Murcia, Editeur Dervy-Livres, Collection Chemins De L'harmonie, 160 pages.
- 2014 Le Kinomichi - Un art martial sans combat, Bernard Hévin, éditions DERVY.
Informations historiques.
Le terme "kinomichi" a été créé par Maître Noro, c'est une marque déposée par ses soins en 1983 qui est tombée dans le domaine public en 2017.
La Fédération Française d'Aïkido, Aïkibudo et Affinitaires (FFAAA ou 2F3A) a été créée en 1983. C'est en 2001 que le groupe Noro-kinomichi la rejoint. Elle regroupe trois disciplines : l’Aïkido, l’Aïkibudo et le Kinomichi et est agréée par le Ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports; c'est là que les pratiquants de kinomichi prennent leur licence. Aïkido-magazine est la revue de la FFAAA.
Dans la foulée de l'intégration du Kinomichi au sein de la FFAAA, Maître Masamichi Noro a créé la K.I.I.A (Kinomichi International Instructors Association) qui regroupe les instructeurs internationaux du kinomichi (Cf. www.kinomichi-kiia.com ).