S'ouvrir à la vie mystique. Extrait d'un article de Jacques Breton
Assise est un Centre de cheminement intérieur se référant au zen et à l'enseignement de K. Graf Dürckheim, enraciné dans la tradition mystique chrétienne et ouvert aux autres traditions spirituelles. Ce centre a été créé par Jacques Breton qui a plusieurs fois essayé de parler de la vie mystique. Voici un extrait de l'article "Chemin initiatique et vie mystique" qui est sa contribution dans le recueil Regards inédits sur Graf Dürckheim[1] (collectif), Béthanie, 1990.
Si vous voulez avoir des précisions sur plusieurs choses dont parle J. Breton dans ce texte :
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- pour savoir qui est Graf Dürckheim, voir les messages du tag lien avec K G Dürckheim.
- pour savoir ce qu'est la pratique zen, voir les messages du tag expérience zen.
- etc.
1) Ce qu'est la vie mystique.
Qu'est-ce que la vie mystique ? Elle consiste en une communion réelle avec l'Absolu. Certes, il ne faut pas la confondre avec les phénomènes mystiques comme la clairvoyance, les stigmates, les lévitations, les visions. Tous ces phénomènes extraordinaires rompent le cours de la vie normale. Ils ne sont que des contre-coups physiques et psychiques de cette vie mystique. Ils peuvent être trompeurs et être le fruit d'une imagination et d'une sensibilité exacerbée, ou simplement de notre inconscient. Certains mystiques peuvent être très avancés sur leur voie sans être touchés par ces phénomènes.
Or la vie mystique est une entrée dans le mystère divin, mystère que tout homme porte en lui-même et dont il a plus ou moins le pressentiment. La vie mystique n'est pas seulement intériorité ou approfondissement de soi, mais ouverture à ce mystère qui dépasse l'homme en tous sens et qui exige une sortie de lui-même pour aller dans cet Au-delà et participer à cette ultime Réalité. Tout l'homme, par nature, aspire à cette union divine. Il est créé pour l'absolu qui seul peut le combler. Par cela, on peut dire que le chemin initiatique aboutit normalement à la vie mystique. […]
Le terme "mystique" est devenu chez beaucoup de nos contemporains très péjoratif. Le mystique est considéré comme un rêveur, un illuminé. Le tempérament occidental est peu mystique. Cela provient surtout de notre mode de civilisation. En Occident, nous avons plutôt développé le côté rationnel de notre nature. Nous nous intéressons avant tout au développement de la science théorique et pratique. Notre travail consiste à développer, transformer notre environnement au risque même de le détruire, en faisant appel à des techniques que nous ne savons pas toujours bien maîtriser. Ce mode de connaissance logique, analytique, conceptuel, va conditionner notre situation dans le monde qui devient essentiellement un objet de manipulation au service de l'homme. Inévitablement, cela se répercutera sur la vie spirituelle. Il n'est pas étonnant que la religion occidentale ait davantage développé le culte de la vérité, une vérité logique, doctrinale, dogmatique, une morale très systématique, une institution très hiérarchisée, très structurée, des rites axés essentiellement sur l'écoute de la parole. Heureusement, il y eut beaucoup d'exceptions, et le Concile de Vatican II a ouvert bien des portes. Il n'en est pas moins vrai que la vie spirituelle occidentale est d'abord tournée vers le monde extérieur. Le chrétien est jugé par sa manière tant sociale que politique de participer à la vie de ce monde, qu'il a mission de recréer dans l'esprit du Christ. La prière est conçue comme une application, un devoir à rendre à Dieu, comme une nécessité de se mettre en ordre avec soi-même. Elle consiste le plus souvent à demander à Dieu l'aide nécessaire pour accomplir notre tâche d'homme.
En fait, l'Occident a surtout développé le côté yang de notre nature, notre côté masculin. L'Église chrétienne s'est développée dans un monde gréco-romain où les valeurs les plus considérées étaient les valeurs masculines, à l'inverse de l'Extrême Orient, et surtout de l'Inde qui, elle, s'est surtout intéressée à la nature profonde de l'homme. Aussi, est-ce notre chance de pouvoir découvrir aujourd'hui toutes les valeurs spirituelles de ces traditions. Si la vie spirituelle doit imprégner l'homme tout entier, corps, cœur et esprit, elle doit aussi équilibrer yang et yin, ce que Graf Dürckheim nomme « la conscience flèche et la conscience coupe ».
Notre vie spirituelle ne sera vraie que si elle fait appel à l'intuition profonde qui nous vient de l'Esprit. L'Être n'est pas seulement transcendant, il est aussi immanent. C'est au cœur de nous-mêmes que nous découvrons sa présence. C'est là que je peux puiser la force, la sagesse, l'amour, seuls capables de me faire vivre et de spiritualiser ce monde. C'est toute une reconversion à effectuer pour passer de l'extériorité et de l'efficacité, à la gratuité.
Il est sans doute nécessaire, qu'au début, la vie spirituelle s'appuie sur des données extérieures, sur une vérité définie de manière un peu systématique, sur une loi claire qui détaille suffisamment les obligations, les interdits, comme des points de repères, des rites, qui satisfassent le côté affectif, sentimental et intellectuel. Mais la maturité spirituelle, comme la libération, n'advient que par une prise de conscience d'une vérité plus intérieure, d'une obéissance à une loi qui s'inscrit au fond de notre cœur, par des rites vécus dans l'esprit et dans l'amour.
Le passage à la vie mystique ne peut s'effectuer de manière naturelle. L'Être est au-delà, transcendant notre nature. Pour passer du relatif à l'absolu, du limité à l'infini, de l'existant à l'Être, du temps à l'éternité, nous devons franchir un abîme. C'est une illusion de croire que, par nos efforts, notre persévérance, des moyens techniques seront capables de nous ouvrir à cette dimension. L'homme peut se donner l'illusion d'être Dieu, il ne vit qu'un mensonge permanent. Les mythes du péché originel et de la tour de Babel expriment bien cette tentation. Aspirant à cet absolu de beauté, de lumière, puissance, l'homme va tout essayer pour l'atteindre. En vain. Qui veut faire l'ange, fait la bête. Au lieu de s'ouvrir à la vérité, il risque fort de sombrer dans les ténèbres.
Tout vient de Dieu mais aussi de l'homme lui-même.
En accord avec toutes les traditions et toutes les expériences mystiques, il faut affirmer que c'est l'Être seul qui peut, lui-même, nous faire franchir cet abîme. C'est lui qui vient à l'homme pour s'unir à Lui. « Ce n'est pas nous qui cherchons Dieu, c'est Lui qui nous cherche », écrit Dürckheim.
Mais alors, quelle est la part de l'homme ? Faut-il dire, avec certains, qu'elle est quasiment nulle et que tout dépend de la volonté divine ? Ceci va à l'encontre de toutes les expériences des mystiques. Sans nier l'assertion par laquelle nous disons que tout vient de l'Être, la part de l'homme demeure capitale. Sinon, à quoi bon les efforts humains, et pourquoi y aurait-il un cheminement ? Or, il est nécessaire que l'homme se prépare à cette rencontre. S'il ne peut rien sans l'Être, l'Être divin ne peut rien sans l'homme. Ce serait un non-sens de faire de l'Être une réalité plus mauvaise que l'homme. Si le respect est le fondement de la relation humaine, c'est que nous sommes créés à l'image de celui qui est le Respect par excellence.
Ce qui va permettre à l'homme de s'ouvrir à la vie mystique, je le résume en trois attitudes :
- la foi,
- le courage et la disponibilité,
- l'ascèse.
1/ La foi.
La foi est la disposition première. Comment, en effet, m'ouvrir à cet au-delà de moi-même si je refuse d'y croire ? Certes, il ne faut pas confondre la foi avec la croyance. Celle-ci n'est que l'expression d'un désir de Dieu, dont l'existence nous est prouvée par l'extérieur. La foi, certes, naît de l'expérience. Encore faut-il que je puisse reconnaître cette expérience comme venant de l'Être. Beaucoup refusent la possibilité de cette Réalité ultime devant la souffrance, le mal. Chez les intellectuels ou les scientifiques, le mode de pensée est à l'opposé d'une connaissance plus intérieure. Or, presque tous les hommes, comme l'a dit Dürckheim, font plus ou moins, dans leur vie, cette expérience du numineux. Mais s'en souviennent-ils encore ? Et pourtant, à un moment donné de leur existence, ils ont été touchés, saisis très fort par une beauté, un amour qui a pu bouleverser toute leur vie. Cette expérience vient concrétiser ce qu'ils ont pu découvrir à travers des livres : livres sacrés ou bien écrits des mystiques. Mais cette foi risque de tomber dans l'oubli, car nous sommes trop absorbés par nos occupations terrestres. Aussi doit-elle être entretenue sans cesse par la prière, la méditation, la lecture de la parole sacrée, l'écoute d'un maître, le soutien d'une communauté. D'autant que nous évoluons dans un monde très matérialisé où les valeurs spirituelles sont occultées. La foi est donc appelée à se développer pour devenir certitude, confiance, connaissance du divin et de nous-mêmes. L'Être restera encore longtemps inaccessible à tous mes sens et même à mon intelligence. Seul l'Esprit divin peut connaître l'Être. Avant que mon esprit puisse s'unir à l'Esprit pour contempler Dieu face à face, il me faudra bien du temps. Seule la certitude de sa présence que me donne la foi, pourra me faire cheminer. Plus nous nous approchons du feu divin, plus notre foi sera éclairée, vivifiée. Mais auparavant, nous passerons par bien des déserts, des nuits purificatrices. Tous nos sens, notre intelligence comme notre cœur doivent se transformer pour s'ouvrir à cet absolu.
–– Le passage par la mort est symbolisé par le passage par l'eau lors de l'Exode[2].
Un exemple typique, symbolique, nous est donné dans l'exode du peuple d'Israël sous la conduite de Moïse. Le chemin vers la Terre Promise où il vivra cette alliance totale avec Dieu, passera par la Mer Rouge. Celle-ci symbolise la mort et la vie. Dans cette mer sera engloutie toute l'armée égyptienne, véritable symbole de l'ego dominateur et conquérant. Par contre elle laissera passer, grâce à l'intervention divine, ces hommes en quête de Dieu. Puis ce peuple franchira le désert où ils prérégrineront pendant 40 ans, avant d'accéder à la terre de l'Alliance. Dans sa marche, il sera guidé par une nuée lumineuse.
Le passage par l'eau symbolise bien cette radicalité. Il n'y a plus de retour en arrière possible. L'homme quitte définitivement une terre, une famille, un mode de vie, où il est encore esclave de lui-même, pour se laisser conduire par l'Esprit. Alors qu'il était encore très dépendant d'un monde où il était prisonnier de ses besoins – sécurité, affectivité, reconnaissance – il s'engage dans l'aventure spirituelle sous la houlette d'un maître. Mais cette aventure le fait passer par le désert ou par le vide et non directement à l'illumination. Là, la foi que symbolisait la "nuée lumineuse" sera son seul guide. Cette marche peut durer longtemps.
2/ Le courage.
La deuxième disposition est le courage. En effet, le plus grand obstacle que nous rencontrons sur notre chemin, c'est la peur. Peur de changer notre mode de vie, nos habitudes, nos relations, notre manière de penser, de voir – avec tout le risque de solitude possible –, mais surtout une peur de l'Absolu. Cette peur est justifiée. Nous lisons dans l'Ancien Testament : « On ne peut pas voir Dieu sans mourir ». L'angoisse de se perdre dans l'Absolu va engendrer en nous l'angoisse de n'être plus rien, et finalement, la peur de la souffrance. J'entendais toujours ce prêtre, directeur du séminaire dans lequel je me suis formé, nous dire : « Vous savez, je n'ai jamais demandé à être saint, car je sais trop ce que cela m'aurait coûté. »
Il est vrai que l'entrée dans la vie mystique ne peut se réaliser sans peine, sans souffrance. Il nous faudra passer, comme l'écrit saint Jean de la Croix, par bien des nuits : nuit des sens, nuit de l'intelligence, et même nuit de la foi. Aussi, nous faut-il beaucoup de force intérieure, beaucoup d'amour, pour affronter toutes ces épreuves. Pour y parvenir, nous devons franchir un seuil critique. Notre chemin nous conduit inévitablement à une impasse totale, un obstacle insurmontable, une souffrance inhumaine. Nous nous heurtons à l'impossible. Or il s'agit pourtant d'accepter l'inacceptable – comme l'enseigne Graf Dürckheim – c'est-à-dire de nous en remettre totalement à ce Dieu qui seul peut nous sauver.
Une discipline de vie, une ascèse, sont indispensables. L'ascèse est souvent confondue avec la pratique des mortifications, des privations. N'est-elle pas plutôt le moyen de nous « exercer à vivre ce que nous sommes », comme le dit saint Thomas, phrase reprise par Graf Dürckheim. Or cet exercice demande une forte discipline pour nous imposer une maîtrise de nous-mêmes, un contrôle quasi permanent.
Notre nature nous orientera plutôt vers la satisfaction de nos sens, la soif de plaisir, et aussi la curiosité intellectuelle. Que de temps il nous faut pour acquérir de bonnes habitudes, des réflexes justes.
–– Apports du zen et des arts martiaux (tir à l'arc, kinomichi…)
Je suis persuadé que la méthode du zazen et la pratique correcte des "arts martiaux" (qui sont plutôt des "arts de vivre") comme le tir à l'arc[3], le kinomichi[4] – sont de véritables apprentissages à la vie mystique. Ils exigent une telle discipline du corps, une telle attention, une telle disponibilité que, petit à petit, ils nous mettent au service de ce qu'il y a de plus profond en nous. Toute la force qui va animer celui qui tire à l'arc ou pratique de kinomichi vient essentiellement de l'intérieur. Elle est appelée force "ki". Nous la recevons sans nous appuyer sur la force physique mais essentiellement sur cette force intérieure. N'est-elle pas un moyen de nous rendre disponible aux forces spirituelles plus profondes ? Mais elle peut aussi nous ouvrir à des forces plus négatives, d'autant plus que la vie mystique, en faisant disparaître toutes nos sécurités, nous rendre plus vulnérables. Aussi, plus nous avançons sur ce chemin, plus il nous faut exercer une grande vigilance pour ne pas nous laisser surprendre par ces puissances du mal. À tout instant, notre attention sera maintenue par la prière, la méditation, pour être là tout entiers dans ce qui se présente à nous. Le zen, la prière du cœur peuvent être d'excellentes méthodes.
Ce qu'il y a de plus difficile à vaincre est la volonté propre. Si, tous les ans, je séjourne un mois ou deux dans un monastère zen japonais, donc hors de ma tradition, c'est que j'y trouve l'occasion de vaincre cette volonté. En dehors des sesshins[5], ces temps forts de méditation, il existe par exemple le samu, travail dans l'esprit du zen. Ce travail obéit à des lois. Il exige une soumission totale à tout ce qui nous est commandé. Le nettoyage du monastère qui a lieu tous les matins se vit selon des normes très précises. Elles nous obligent non seulement à nous plier à ce qu'il est, mais aussi à vivre l'instant présent tel qu'il est, et cela, jusqu'à l'absurde. À ce moment-là, je ne sais plus ce que je veux, ni comme je le veux, mais je dois me dire : je le fais comme Tu le veux, et de la manière dont Tu le veux. Sinon ce serait de ma part démission ou révolte.
Cette vie mystique présente des aspects multiples selon les cultures et les traditions. Ce sera toujours une expérience d'absolu, de plénitude. L'homme se sentira saisi de l'intérieur par cette réalisation spirituelle qui l'envahira. L'Orient insistera plus sur la lumière, et l'Occident sur l'amour. Elle sera, en lui comme un dynamisme, un souffle qui l'entraîne, le porte, le pousse à agir et à parler. En toutes circonstances, il émanera de celui qui la vit une lumière de sagesse, une force d'amour qui rayonnera sur son entourage.
[1] Quatrième de couverture : « Quelques disciples ou amis de Graf Dürckheim se sont réunis dans ce livre pour exprimer, chacun à sa manière, comment sur un point précis, il leur a permis une approche neuve du christianisme. Avec Dürckheim, nous découvrons à notre tour sur quels paysages nouveaux s'ouvrent les portes dont il nous a laissé les clés. Le génie du maître, n'est-il pas de susciter le disciple à sa propre créativité ? Là on peut dire qu'il aura vraiment éveillé le Maître intérieur… » En plus du présent article de Jacques Breton, ce livre contient un avant-propos d'Alphonse et Rachel Goetmann, et des contributions de Gérard Wehr, de Jean et Gisèle Marchal, de Bernard Rérolle, d'Annick de Souzenelle, de Pierre Erny, de Willi Massa, d'Arnaud Desjardins, de Jean-Baptiste Lotz sj, de Jean-Yves Leloup, et d'Alphonse Goetmann.
[2] Le passage de la mer rouge est l'élément fondateur du peuple, il est raconté dans la Bible au chapitre 14 du livre de l'Exode.
[3] K. G Dürckheim a découvert cette pratique au Japon. Un excellent petit livre parle de cette pratique dans l'esprit du zen : Le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc d'Eugen Herrigel, Dervy-Livres.
[4] Voir ce qu'en dit J. Breton dans Ecrits de J. Breton sur Maître Noro et le kinomichi. Interview de Maître Noro dans "Union entre terre et ciel : le KINOMICHI" et les autres messages du tag kinomichi.