Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 104 159
Archives
11 avril 2018

Entretien avec K. G. Dürckheim paru dans un cahier publié en 1986

La rencontre de K. G. Dürckheim a été déterminante pour Jacques Breton et pour beaucoup d'autres (Bernard Rérolle, Benoît Billot, Bernard Durel, Alphonse Goettmann, Christiane Singer, Maître Noro...). Dans les écrits de Jacques Breton déjà parus sur le blog il est questioon de Dürckheim à plusieurs reprises, de même que dans les messages sur les thérapies qui sont proposés au centre Assise, centre que Jacques Breton a créé. Il a semblé bon de donner la parole à Dürckheim lui-même en choisissant un article un peu inédit.

C'est grâce à Jacques Breton que cet article figure ici. En effet, dans les documents trouvés chez lui après sa mort en 2017 figurait un recueil d'articles intitulé « L'éveil… Naissance de l'homme » (dont des extraits figurent dans le message précédent). Pas de date mais une présentation de Max Dravet. D'après les quelques articles du recueil ayant une date, il semble que ceci ait été réalisé dans les années 1986. Tout au début il y a une série de points de vue concernant la rencontre de l'Orient et de l'Occident (Marie-Madeleine Davy, Bede Griffits, Marc de Smedt, Henri Hartung…) dont celui de Jacques Breton « Peut-on être chrétien et s'ouvrir à d'autres traditions ? » Quelques pages plus loin figure cet entretien avec K. G Dürckheim non daté et anonyme puisque ne figurent pas les noms des interlocuteurs de Dürckheim.

 

 

Entretien avec K. G. Dürckheim

 

K Graf Dürckheim,Grande joie : très âgé mais en bonne forme, le Comte Dürckheim a accepté de nous recevoir. Il vit en Forêt Noire, pas très loin de Bâle, dans le petit village de Rütte. Un chalet au bord du chemin, c'est là. Accueil très chaleureux dans cette maison très belle dans sa grande simplicité. Au premier étage, le Comte nous reçoit dans son bureau. Une pièce où l'on sent la patine du temps ; des livres, des objets, des souvenirs. Sur la table en bois, une rose dans un vase et une grosse bougie allumée – et beaucoup de papiers. La poignée de main est très franche, le regard direct et très doux. On se sent bien. Un peu intimidé au début, mais très vite mis à l'aise par cet homme en qui se perçoit une immense bonté.

 

► On vous présente parfois comme un maître spirituel, parfois comme un thérapeute.

K-G D : Ici, pour beaucoup de gens, je suis un thérapeute. Je ne fais pas une thérapie particulière. Les gens viennent, m'exposent les difficultés de leur vie personnelle. J'essaie de les aider à devenir pleinement des êtres humains. Quelle que soit leur religion, j'essaie de leur faire comprendre qu'une religion ne vaut rien si elle n'est pas vivante, si elle n'est qu'une pratique extérieure. Notre travail n'ajoute rien au savoir de l'homme, mais à son devenir. Nous essayons de devenir un être humain au lieu de devenir quelqu'un qui sait les choses. Ici, on ne développe pas beaucoup le savoir, mais on s'intéresse au problème du développement personnel intérieur. C'est le chemin du salut que nous cherchons.

 

► Est-ce qu'il n'y a pas eu dans l'histoire un glissement du sens du mot "thérapeute" qui autrefois désignait des gens qui cherchaient le salut ?

K-G D : Mais oui. En allemand le mot Heile signifie "salut" ; der Heile c'est "celui qui donne le salut". Heile c'est le salut, et die Heilekünde c'est aussi la médecine. Le mot Heile (salut) est très lié à ce que nous faisons ici. Ce n'est pas la psychologie qui compte. La psychologie de la profondeur va très loin, mais elle n'est pas tout. Il faut encore une étincelle de spirituel qui s'ajoute à la psychologie.

Ce qui dirige mon travail, c'est la recherche de la transparence pour la transcendance intérieure. Si quelqu'un ne comprend pas ce qu'est la transcendance intérieure, alors c'est sans espoir, pas besoin de continuer à parler avec lui. La seule chose qui m'intéresse, c'est la source divine que vous êtes vous-même dans le langage de votre personnalité, de votre caractère.

 

► Qu'est-ce qui fait que certaines personnes le savent et que d'autres ne le savent pas ?

K-G D : Un cadeau du bon Dieu. Il y a des imbéciles et il y a des gens qui sont doués. Il y a l'homme d'une certaine spiritualité, et l'autre qui est un très bon menuisier mais qui n'a pas le moindre goût de l'esprit. C'est un don. Pourquoi ? On ne sait pas. Pourquoi une fleur est rouge et l'autre est blanche ? Les gens sont différents, et surtout en ce qui concerne les relations avec l'être profond qui représente l'au-delà en nous-mêmes.

 

► Parfois nous avons des expériences très lumineuses, comme si, pour un instant, c'était devenu très transparent.

K-G D : Oui.

► Et puis, après, ça se referme.

K-G D : Il y a un entraînement à l'exercice intérieur, à l'ouverture de cette intériorité. C'est de cela dont on s'occupe à Rütte. Au fond, ce n'est que ça.

► Ce qui permet d'être de plus en plus près, de plus en plus ouvert à cet être essentiel.

K-G D : Absolument juste. Et c'est à cela que sert aussi le zazen. Et c'est pourquoi on commence la journée avec la méditation.

 

► Quelles sont les sources spirituelles qui vous ont influencé ?

K-G D : C'est tout d'abord Maître Eckhart. Pour moi, c'est vraiment le grand Maître. Il a dit tant de choses si profondes et si simples.

« Sors, dit-il, si tu veux que Dieu entre. »

Il a dit aussi : « Dire que Dieu est bon c'est aussi bête que dire que le soleil noir. » On ne peut pas dire que Dieu est bon, il est au-delà de "bon" et "pas bon".

Maître Eckhart… C'est à lui vraiment que je dois le plus. Pourtant, je ne peux pas dire que je le connaîs très bien, mais certaines de ses positions m'ont toujours frappé.

 

●   Le Japon

► Vous avez séjourné longuement au Japon.

K-G D : J'ai vécu huit ans au Japon et là j'ai connu le zen sous différents aspects.

J'ai fait très longtemps le tir à l'arc. C'est un exercice spirituel. Comme chaque technique japonaise, il n'a pas le sens de la performance extérieure, mais dans la mesure où vous maîtrisez un art quelconque, vous faites un pas en avant sur le chemin intérieur.

C'est cela l'enseignement du Japon et des exercices japonais. Il ne s'agit pas de savoir faire quelque chose, mais de savoir devenir un peu plus ce que l'on était. Ce sont vraiment deux mondes.

► Vous avez rencontré beaucoup de maîtres japonais ?

K-G D : Ah oui ! Il y a des maîtres très différents. Il y en a qui font parler d'eux, d'autres qui font le silence même.

Il y a un maître connu au Japon, quand on va le voir, il a son éventail et… s'évente, rien d'autre. Et tout le monde va le voir. Et il ne fait que ça. Et chacun trouve une réponse individuelle pour lui. Et lui ne fait que s'éventer !

Il y en a d'autres qui parlent, et ceux qui sont connus pour une certaine sagesse.

 

► Vous avez travaillé avec plusieurs de ses maîtres ?

Tir à l'arc au Japon, Kenzô AwaK-G D : Bien sûr. J'ai eu par exemple mon maître du tir à l'arc. Je me souviens qu'une fois un ami japonais me dit : « Venez vite, aujourd'hui le fameux maître tire à l'arc chez moi. »

J'ai trouvé un petit bonhomme avec une petite barbe et des yeux comme ça, comme des roues.

Il me dit : « Racontez-moi un petit peu ce que vous avez vécu au Japon jusqu'à présent. »
Alors je commence à parler, et au bout d'un certain moment, il me dit :
« Tout ce que vous dites est très juste mais terriblement superficiel. »
« Oui, ai-je dit, j'ai l'impression moi-même que je ne vais pas très loin. Que me faut-il faire ?»
« Et bien, il faut aller au fond, à un point. »
« Ah bien… Que dois-je faire ? »
« Le tir à l'arc » dit-il.
 « Bien, mais je n'ai pas d'arc et je n'ai pas le maître. »
« Le maître, c'est moi. L'arc, je vais vous l'apporter et la cible aussi. »
« J'ai un jardin de trois mètres et demi de longueur, ça suffit ? »
« Ça suffit. »

Et le voilà qui arrive le lendemain avec une immense chose de paille, c'était la cible, l'arc et les flèches. Et il commence à m'enseigner. Et tous les jours, tous les jours, pendant des heures et des heures, j'ai appris le tir à l'arc.

Un beau jour, il arrive, j'avais mis au milieu de la cible une petite feuille.
 Il a ri et a dit : « Quelle est cette pauvre petite feuille ? Que vous a-t-elle fait de mal ? »
« Rien du tout, mais c'est pour avoir une cible. » «
 À quoi bon une cible, me dit-il, il s'agit du mouvement. »

Je comprenais lentement qu'il ne s'agissait pas tellement de toucher la cible, mais d'une séquence de mouvements, d'un travail d'un an, deux ans, trois ans, pour tout simplement savoir faire, pas à pas, ce qu'est le tir à l'arc[1].

Par exemple, je me souviens qu'après un certain temps, j'avais la permission d'aller voir le dôjô, là où on travaille ensemble. Une fois, un des participants vint me voir et me dit :
« J'ai l'impression que la dernière fois, vous aviez terriblement envie de toucher la cible. »
« Mais oui. »
« Mais il ne s'agit pas de ça, il s'agit de tout autre chose ! »

Et c'est ainsi que vous apprenez lentement que le tir à l'arc n'a pas comme but de toucher la cible !

Ici à Hambourg, il y a un groupe de gens qui font du tir à l'arc. Une fois par mois vient un maître japonais. Il disait de ces gens : « Ils sont gentils mais ils touchent trop bien la cible. » Ce n'est pas de ça qu'il s'agit. C'est toute une habitude, toute une séquence de mouvements.

J'ai eu un maître très sévère, et chaque mouvement que l'on exécutait faisait partie de l'exercice entier. La façon de toucher la flèche, de la poser sur la veine, de lever l'arc, et de ne pas savoir quand la flèche part… C'est très intéressant.

Quand j'avais la permission de joindre le groupe dans le dôjô, tous les matins le maître sautait de sa place, tirait deux flèches et toujours touchait le centre. Puis il se retirait, et chacun avait le droit de travailler[2].

Au Japon, la maîtrise d'une technique a comme sens, non pas une performance extérieure, mais un pas en avant sur le chemin intérieur. C'est tout à fait autre chose !

 

► Parlez-nous encore d'autres maîtres, d'autres rencontres.

K-G D : Il y a des maîtres très différents. Ceux du tir à l'arc, de l'aïkido, du zazen.

Ce qui, pour moi, a été le gain le plus grand est que j'ai appris là-bas à faire l'assise, le zazen. Et ici, nous commençons chaque journée, à sept heures, avec un groupe de personnes choisies qui font le zazen pendant une heure.

 

Exercice, K G Dürckheim► L'importance du hara, vous l'avez comprise au Japon dans un monastère zen ?

K-G D : Le hara est effectivement une découverte que j'ai faite au Japon. Et ce qui est très curieux, c'est que la plupart des Japonais, eux-mêmes, ne s'étaient pas rendu compte de l'importance du hara. C'était vraiment une découverte, et le hara joue maintenant un grand rôle chez nous.

Je peux vous donner des petits exemples… Si vous faites un anneau avec le pouce et l'index et que je vous demande d'écarter les doigts : si je sers avec la volonté, c'est ça… [ouverture facile] ; et maintenant si je laisse entrer le Ki… [impossibilité de desserrer les doigts]. Voyez la différence ! C'est extraordinaire[3].

Si vous voulez il y a une force magique en nous-mêmes que les Japonais appellent le Ki et que le maître Noro – le fameux maître d'aïkido à Paris dont l'art est devenu le kinomichi, et qui est mon ami –, définit comme la tension entre terre et ciel[4]. Savoir rassembler le Ki est une chose importante à apprendre.

► L'Occident s'ouvre beaucoup aux spiritualités orientales. Comment comprenez-vous cette ouverture à des traditions qui nous sont étrangères ?

K-G D : Ces traditions contiennent des trésors dont l'homme peut très vite faire l'expérience s'il s'y met lui-même. Si quelqu'un n'a jamais encore essayé de méditer et prend la peine et le temps de le faire, il va faire des expériences nouvelles qui vont l'inviter à répéter cette méditation.

Quand vous faites zazen, assis, tout simplement, en ordre, contrôlant la respiration, vous vous apercevrez qu'après un certain temps vous arrivez dans une profondeur de votre esprit différente de la profondeur générale connue dans la journée. Ça vous invite à recommencer. C'est justement, non seulement la concentration, mais cette attitude méditative qui vous donne beaucoup. Mais on ne peut pas forcer.

J'ai un ami qui faisait partie d'un groupe de méditants. Il arrive souvent qu'un homme qui a dépassé une certaine profondeur de son esprit peut tout à coup se mettre à rire, à exploser. Alors, dans quelques écoles spirituelles, on explose et on appelle cela kenshô. Cet ami faisait partie d'une telle école et il n'avait pas ce kenshô tandis que les autres l'avaient. Il était furieux. Il profitait de chaque occasion, à Kyôto, dans un jardin, pour se mettre en zazen et travailler. « Enfin, moi aussi, un jour, je dois avoir kenshô ! » se disait-il. Mais il ne l'avait toujours pas. Un jour, un petit vieillard s'approche par derrière, lui tape sur l'épaule et lui dit : « Monsieur, rien ne presse ! » Il avait remarqué que l'autre cherchait avec un effort extraordinaire…

 

   Autres questions.

► Vous parlez beaucoup d'exercices, de pratiques. Vous ne parlez jamais de la grâce.

K-G D : On ne parle que d'exercices au Japon. Tout est exercice : le tir à l'arc, le sabre… Toutes les femmes s'exercent à l'arrangement des fleurs (ikébana).

► La notion de grâce n'existe-t-elle pas ?

K-G D : La grâce est présente dans toutes les civilisations. Pour que l'homme arrive à quelque chose, il faut la grâce. Ce ne sont jamais sa faculté propre et sa volonté personnelle qui produisent quelque chose de spirituel, de valable. Sans la grâce, il n'y a rien. C'est le cadeau que le ciel vous fait, et vous devez être ouvert, vous devez apprendre à vous mettre à l'écoute pour percevoir ce dont il s'agit.

- silence -

Il est important que l'homme apprenne à se mettre à l'écoute. De vraiment, pour se connaître soi-même, savoir se mettre à l'écoute de soi-même. "Se mettre à l'écoute" est une très belle expression française. Se mettre à l'écoute, c'est ça qui compte vraiment. Sentir ce qui, dans notre intériorité, n'est pas encore juste, pas sur le juste chemin, pas encore bien nourri. Nous avons des richesses en chacun de nous que nous ne connaissons pas encore. Savoir se mettre à l'écoute des richesses intérieures, ça, c'est une grande chose. C'est à cela que sert la méditation, et c'est pourquoi la méditation joue un grand rôle. Chaque matin commence avec la méditation : une demi-heure, une heure, quelquefois plus. La méditation…

 

► Vous avez, je crois, rencontré Jung.

K-G D : Oui, une fois. Je suis allé le voir pour le connaître personnellement. Il s'est approché de moi, avec sa pipe, comme un arbre. Il s'est assis à côté de moi et les premières paroles que je lui ai adressées furent : « En Orient, si on a la chance de rencontrer le Maître, on a la permission de poser une question. » « Que voulez-vous savoir ? » dit-il. Je répondis : « Monsieur Jung, pourriez-vous me dire ce qu'est un archétype ? » – Vous savez que c'est lui, le premier, qui a parlé des archétypes ; maintenant il y a beaucoup de définitions pour les archétypes – Jung m'a répondu à ce moment-là : « Pattern of behaviour[5] ». J'étais un peu étonné.

À la vérité, il a raison s'il dit que nous sommes préformés par des façons de se donner, de penser, de voir, d'être avec les autres. Alors « pattern of behaviour » semble d'abord superficiel mais en réalité a une grande contenance.

 

► Avez-vous été influencé par le yoga indien ?

K-G D : Je ne me sens pas expert de yoga, et le mot yoga aujourd'hui couvre déjà tant de choses !

Une de mes meilleures collaboratrices à Paris est professeur de yoga[6]. Elle a passé deux ou trois mois ici. Nous avons beaucoup travaillé ensemble, et elle a appris aussi que dans le yoga ce n'est pas le mouvement qui compte, c'est l'esprit. Il s'agit de savoir dans quel esprit vous faites le mouvement. Sinon le yoga est une gymnastique, et ça ne vaut rien, ou plutôt, ça vaut ce que vaut la gymnastique.

Le yoga véritable est un esprit particulier, c'est une façon d'être sérieusement occupé de soi-même, et pas seulement de son corps, ce que la plupart des maîtres du yoga ne voient pas.

Je me souviens de l'étonnement que j'ai eu, il y a une vingtaine d'années, au cours d'une conférence que j'ai faite devant une vingtaine de professeurs du yoga. Je leur ai demandé : si l'un de vos élèves sait faire parfaitement et sans faute l'exercice que vous lui proposez, qu'a-t-il gagné ? Pas de réponse !

Il manquait absolument le contact entre le savoir-faire physiquement et le savoir devenir intérieurement. Et aujourd'hui, le sport n'est bien souvent qu'une chose physique.

J'ai écrit un petit livre sur la performance sportive et la maturité spirituelle : quelle est la relation entre les deux ? Les efforts dans le sport ne servent qu'au corps, pas au développement de la spiritualité… c'est une honte, la façon dont l'homme abuse de son corps pour toutes sortes de performances qu'on peut mesurer tandis que l'immesurable reste dehors !

 

► On dit que vous menez une vie très disciplinée.

K-G D : C'est une chose très importante, cette vie disciplinée.

Ça ne correspond pas à l'époque. Actuellement, au nom de la liberté, les gens rejettent la discipline.

Maîtriser une technique, pour les Japonais, n'a pas pour but de savoir faire quelque chose d'extraordinaire, mais de faire un pas en avant sur le chemin intérieur. Et pour arriver à cette maîtrise, il faut une discipline, une rigueur exceptionnelle[7].

 

► Pour nous guider sur le chemin intérieur, vous parlez du "maître intérieur". Mais l'expérience montre que le maître intérieur n'est pas facile à contacter !

K-G D : Oui, mais si vous prenez le mot "conscience"… Avez-vous déjà eu l'expérience de votre conscience qui vous dit : « Ne fais pas ça… fais ça. » : c'est cela le maître intérieur.

► La voix du maître intérieur ressemble beaucoup à celle du petit moi, de l'ego. Le risque de confusion entre les deux est énorme.

K-G D : Sûrement. Si vous avez la chance d'avoir un homme qui est là, qui peut vous aider et contrôler votre développement, c'est très bien. Avoir aussi un maître spirituel à l'extérieur, c'est une grande chance.

Mais il est vrai aussi que si le maître intérieur manque à quelqu'un, celui-ci ne bénéficiera pas beaucoup d'un maître extérieur.

 

Pratique de la voie intérieure, K G Dürckheim► Vous avez utilisé et répandu le mot "initiatique". Qu'entendez-vous par là ?

K-G D : Un acte initiatique est quelque chose qui vous transforme. Il n'ajoute rien, ni ne retranche rien. C'est l'initiation à quelque chose de nouveau que vous devenez.

► Tout acte de la vie ne devrait-il pas être initiatique ?

Naturellement. Une vie bien ordonnée devrait être d'essence initiatique, c'est-à-dire être un exercice perpétuel.

K-G D : J'ai écrit un livre, traduit en français : Le quotidien en tant qu'exercice[8]. Je dis toujours aux gens qui font le zazen avec moi : « Quand vous sortez d'ici et passez la porte, c'est alors que commence votre exercice »… en marchant, où que ce soit…

Il s'agit, au fond, tout d'abord, de développer la perception intérieure qui vous fait connaître que vous êtes en tant qu'être essentiel. Il y a l'être existentiel, celui qui va voir le médecin quand quelque chose manque, tandis que l'être essentiel, c'est tout autre chose.

 

   Le centre de Rütte.

► Parlons maintenant, si vous le voulez bien, de votre travail à Rütte. C'est en rentrant du Japon que vous vous êtes installé ici ?

K-G D : En rentrant, je suis d'abord allé en Bavière. C'est Mme Hippius que je connaissais depuis une trentaine d'années, qui était ici. Je suis venu la voir et j'ai trouvé ici mon lieu, celui où je pouvais écrire mes livres, et je suis resté.

► Comment le centre est-il né ?

K-G D : Les gens sont venus peu à peu, deux ou trois personnes… puis cinq ou six. Et finalement nous avons maintenant une cinquantaine de personnes qui sont ici, une quarantaine de collaborateurs qui ont chacun leur rôle particulier. Certains trouvent leur voie dans le dessin ; pour d'autres c'est la glaise, la danse, le massage. Dans la façon de toucher quelqu'un, on apprend beaucoup de choses. Les gens viennent de tous les côtés. De plus en plus, ce sont des hommes de science, très avancés. Il y a des adultes, des jeunes, ils participent plus ou moins au zazen que je dirige moi-même à sept heures. Ici, en haut, nous avons un zendô.

Les gens viennent au moins pour 15 jours, trois semaines. Venir pour un week-end, ça ne vaut pas la peine, sauf pour connaître les lieux. Certains viennent pour trois mois et même plus. Il participe à la méditation du matin.

Je réunis tous les matins une douzaine de personnes pour cette méditation. Il y a une autre méditation à neuf heures. Puis ils participent à certains exercices, très divers. Il y a l'aïkido, le kinomichi.

Il y a aussi le dessin qui conduit quelquefois à des expériences très profondes. Par exemple, si vous faites des courbes, à un moment donné vous êtes obligé de faire un trait droit, et le yang se manifeste alors à côté du yin. Si on continue sous une conduite expérimentée, le dessin peut vous faire faire des expériences qui vous bouleversent totalement. C'est comme une mort que l'on doit passer pour revenir sur un autre plan[9].

 

► Comment voyez-vous l'avenir de Rütte ?

K-G D : Le présent de Rütte est plus ou moins basé sur le travail de ma femme et de moi. Il y a un demi-siècle que ma femme et moi travaillons ensemble, et cela est une base très solide. Et nous avons nos élèves. Si nous ne sommes pas là, il y en a d'autres qui peuvent très bien conduire la méditation, aider ceux qui ont des problèmes intérieurs. C'est comme une école où il y a des jeunes qui viennent pour deux ou trois mois, qui ont déjà compris quelque chose de la base de notre travail.

L'avenir va dépendre de ceux qui le portent. Nous avons beaucoup de jeunes qui sont sur le bon chemin et qui vont continuer le travail d'une façon ou d'une autre. Naturellement ça va changer, et il faut espérer que ça change. Quelques personnes essaient de répéter la même chose, mais l'esprit qui cherche l'être profond, c'est cela qui caractérise vraiment Rütte. Ce n'est pas une connaissance que l'on peut apprendre, mais une chose que l'on doit devenir. De quoi s'agit-il d'autre pour nous ?

 

► En quelques mots, pour terminer, pourriez-vous définir l'essence du travail qui se fait à Rütte ?

K-G D : Il s'agit de découvrir le chemin grâce auquel on accède à l'être intérieur. Ce n'est pas la santé que l'on cherche. C'est, si vous voulez, la sainteté. La maladie de nous tous est de ne pas être développés sur le plan spirituel. Il y a un manque de transparence à la transcendance intérieure. C'est cela qui nous concerne, ce cheminement vers la transparence.



[1] « Pendant les premiers mois, celui qui tire et l'arc sont opposés l'un à l'autre. Et l'arc ne fait pas du tout ce que vous voulez ! Ce n'est qu'après des mois d'entrainement quotidien que vous vous sentez uni à l'arc. Ensuite c'est la cible qui est en opposition avec celui qui tire. Et là encore il vous faut des années d'exercice quotidien pour que celui qui tire, l'arc, la flèche et la cible ne fassent qu'un. […] L'exercice, c'est se mettre au service de quelque chose de plus profond qui fait le travail pour vous. La technique chaque jour renouvelée nettoie le moi qui se sent obligé de toujours faire. Il peut alors arriver que votre main s'ouvre comme une fleur, sans que vous l'ayez voulu, et la flèche part, sans que vous ayez voulu qu'elle parte ! » (K. G. Dürckheim, Le centre de l'être)

[2] Sur l'art du tir à l'arc au Japon, lire de Eugen Herrigel ; Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, Dervy-Livres, 1993.

[3] Cf. K-G Dürckheim, Exercices initiatiques dans la psychothérapie, p. 18..

[4] Maître Noro était maître d'aïkido ; il a transformé son art qui est devenu le kinomichi. Cf. tag kinomichi en particulier La méthode de maître Noro, le Kinomichi ; L'apparition de K G Dürckheim dans la vie de Maître Noro.

[5] Behaviour c'est le comportement… et le mot pattern est difficile à traduire. Ici pattern of behaviour pourrait vouloir dire "ode de comportement"

[6] Renata Farah, et Bernard Rérolle (1926-2000)  élèves de Dürckheim, enseignants et formateurs de yoga, sont à l'origine de la création de la lignée du yoga "dans l’Esprit de Dürckheim" à l’Ecole Française de Yoga. Dans Mémoire éternelle pour Graf Dürckheim, Renata Farah témoigne : «Dürckheim m'a aidée à découvrir que j'étais réellement animée - au-delà des difficultés existentielles- du désir de me mettre au service de l'essentiel à travers l'expérience de la présence de Dieu. En novembre 1988 (un mois environ avant son départ) il me redisait encore : “Tu n'as qu'une seule chose à faire : te relier, te relier constamment afin de laisser passer le Seigneur Dieu en toi et devenir une messagère”, et il m'a tendu les mains comme au premier jour de notre rencontre. »

[7] « Tout exercice est une répétition, que ce soit de mots, de sons, de mouvements. L'automatisme de la pratique a pour but immédiat ce qui est la finalité de l'exercice, c'est-à-dire la Transparence, et il vise à déconnecter ce moi qui objective, qui veut toujours répéter ce qui lui réussit et vit dans la crainte de l'échec.» (K-G Dürckheim, L'Expérience de la transcendance)

[8] Pratique de la voie intérieure : le quotidien comme exercice, Courrier du livre.

[9] Jacques Breton lui-même a fait ce genre d'expérience.

 

Commentaires