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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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10 mai 2018

La méditation comme exercice initiatique, Karlfried Graf Dürckheim. Traduction partielle d'Albert-Marie Besnard parue en 1977

 

Les livres de Graf Dürckheim sont parus en allemand avant d'être traduits en français. Bien évidemment une traduction n'est jamais l'équivalent de l'original, ceci est particulièrement vrai pour Dürckheim qui, pour éviter des mots comme celui de "Dieu" utilisait d'autres mots, en particulier Wesen que certains traduisent par "être" et d'autres par "être essentiel".  Il a donc semblé intéressant d'avoir une autre traduction que celle de Catherine de Bose (traductrice de nombreux livres de Dürckheim) à propos de ce qu'il dit de la méditation . Or il se trouve qu'avant Catherine de Bose, Albert-Marie Besnard avait traduit en 1977 quelques passages du livre paru en 1976 sous le titre Meditieren, wozu und wie ? dont la traduction sous le titre Méditer Pourquoi et Comment est parue en français en 1978. C'est d'autant bienvenu d'avoir cette traduction de A-M Besnard sur le blog dédié à Jacques Breton et au centre Assise, que J. Breton a découvert Graf Dürckheim grâce à A-M Besnard et qu'il avait prévu de travailler de concert avec lui, la mort de A-M Besnard en 1978 ayant arrêté ce projet (cf. Historique du centre Assise et de Jacques Breton).

Pour la pubblication de ce texte sur le blog des Voies d'Assise, des notes ont été ajoutées, ainsi qu'une annexe qui compare les traductions du début de la 2ème partie.

 

 

La méditation comme exercice initiatique

Karlfried Graf Dürckheim

Traduction d'Albert-Marie Besnard

parue en 1977 dans le n°621 de la Vie Spirituelle

 

Présentation de la rédaction de la Vie Spirituelle[1]

Nous publions ci-dessous quelques pages en français d'un livre de Dürckheim paru en allemand sous le titre Meditieren, wozu und wie ? en 1976. L'intérêt du type d'exercice ici présenté est qu'il met en relief le processus universel qui s'accomplit en toute méditation lorsque celle-ci vise à la transformation de l'individu selon sa maturité essentielle. Effectuée avec persévérance dans sa simplicité, il est susceptible de vivifier bien d'autres pratiques et attitudes d'approfondissement spirituel.

Sept notes sont de la rédaction, et les éventuelles références qui y sont données pour éclairer telle ou telle expression sont tirées d'un ouvrage qui vient de paraître sous le titre L'homme et sa double origine[2] et qui contient une sorte de somme résumée de toute la pensée de Dürckheim.

 

Première partie, chapitre I, $ 2 et 3

 

Graf Dürckheim, MéditerMéditation ! Sous cette étiquette, que de pratiques l'on peut dénombrer et exercer ! Exercice pour trouver le silence et le calme ; méditation comme moyen d'intériorisation par des exercices de plongée intérieure, ou comme voie de pénétration dans le sens profond d'une image ou d'une parole sacrée ; ou encore méditation conçue pour animer et renouveler la foi traditionnelle. Tout cela est légitime. Mais méditer peut et doit encore signifier quelque chose de tout autre : un moyen de la percée vers l'Être ! En ce sens, la méditation devient un exercice initiatique.

Initier signifie : ouvrir la porte qui conduit au plus intime. Et le plus intime, c'est nous-mêmes établis dans l'ÊTRE. L'ÊTRE est la manière dont la vie supra-phénoménale, divine, se trouve présente en nous et en toutes choses, et pourrait prendre forme dans le monde en nous et par nous. L'Être n'est pas une pure idée, un pur objet de croyance pieuse, un produit de l'imagination pieuse, mais le contenu d'une expérience, et même d'une expérience qui ne jouit pas seulement d'une légitimité empirique mais qui revêt le caractère d'une révélation.

Devenir un avec l'Être est le sens de l'exercice et de la vie initiatiques. Il est exclu que l'on puisse trouver l'Être comme on trouve un objet. Comme tout ce qui est transcendant, il se tient au-delà de nos prises. Bien que l'homme connaisse des expériences dont le caractère supra-phénoménal, la vigueur transformante lui signale la présence de ce que nous appelons l'Être, ce dernier demeure en lui-même enveloppé de mystère, d'un mystère qui se retire et se tait dès qu'on prétend le saisir. Toute foi religieuse authentique est faite d'une disponibilité totale éveillée en ce fond de l'âme, en ce lieu où les mystères se mettent à parler quand on ne les y trahit pas. Devenir un avec l'Être c'est devenir un avec le mystère. Pour avoir la chance d'être touché par la lumière du plus haut mystère, il faut être un homme capable de supporter la disparition - dans une sorte de nuit de sa conscience - du monde familier de son existence. Le chemin est long qui conduit au seuil de cette expérience, même pour qui connaît ce genre d'intuition et d'expérience existentielle dont la force ébranle une vie et, en la traversant, la transforme. Car celles-ci ne représentent encore qu'un tout petit pas sur une longue route.

(…) Méditer au sens d'un exercice initiatique, mener une vie méditative constitue la réponse adéquate aux grands commandements de la métanoïa[3]. Car la métanoïa signifie bien plus que le simple retournement d'une vie égocentrique en une vie d'oubli de soi et d'amour agissant. Elle signifie qu'on est libéré de la captivité que constitue une vie exclusivement orientée sur les besoins, les exigences et les beautés du monde, et qu'on a acquis la liberté d'une vie exclusivement orientée sur la manifestation de l'existence divine.

 

La méditation comme signe de contradiction.

Méditer, au sens d'un exercice initiatique, c'est un non-sens pour beaucoup ! C'est un non-sens pour l'homme qui n'a jamais connu autre chose dans sa vie que la sécurité d'une totalité originelle. Il se perçoit encore comme parcelle d'un tout divin qui le pénètre lui et toutes choses. Il ne peut comprendre ce que le discours de l'initiation signifie, puisqu'il demeure encore tout pénétré de la dimension du mystère que l'initiation a justement pour but de rouvrir pour celui qui l'a perdue.

La méditation comme exercice initiatique est un non-sens pour celui qui demeure enfermé dans sa croyance naïve. Qu'ai-je à faire d'un discours qui parle d'existence, de transcendance, de vie supra-phénoménale ? Je crois tout simplement à Jésus Christ qui m'est présent dans la prière et qui m'accompagne sur tous les chemins…[4]

L'effort initiatique est un non-sens pour tous ceux qui estiment que leur foi robuste en Dieu peut se passer de toute expérience particulière. Et cela d'autant plus qu'il y a risque de voir les significations objectives de la foi altérées ou même détruites par le facteur de subjectivité inhérent à toute expérience.

La méditation comme exercice initiatique est un non-sens pour celui à qui demeure hermétiquement close l'expérience qui est recherchée, parce qu'il est prisonnier d'une vision de la réalité qui l'enserre dans les limites de la seule compréhension rationnelle. Pour lui, ce qui n'est pas rationnellement saisissable n'a aucune consistance, n'est qu'imagination, ou pur sentiment, ou croyance pieuse dénuée de toute réalité.

La méditation comme exercice initiatique est enfin un non-sens pour celui qui n'éprouve aucun besoin d'une dimension supérieure. Tel est l'homme qui se croit apte à assumer la vie et ses exigences, tant naturelles que spirituelles, uniquement avec ses cinq sens, sa raison et ses forces morales. Il lui suffit de réussir par ses propres forces et de pouvoir faire ses preuves dans son milieu, qu'il s'agisse de travail, de bonnes œuvres ou d'amour. Pour tout cela, pense-t-il, il n'a nul besoin de recourir à une dimension transcendante.

Pour pouvoir prendre au sérieux la méditation comme exercice initiatique, pour pouvoir en éprouver le besoin et la mener à bien, il nous faut avoir acquis un certain degré, un certain don : être devenu capable de percevoir en nous ce qui dépasse l'univers phénoménal.

 

Deuxième partie, B, chapitre II

 

Graf Dürckheim, octobre 1978La formule de base de toute transformation.

Le sens de toute pratique initiatique est d'aboutir à l'unification avec l'Être. Cela signifie deux choses : faire l'expérience de l'Être, de la transcendance qui nous habite, et parvenir à la conformité avec l'Être. L'une et l'autre chose présupposent la purification, la transparence au service de la transcendance qui nous habite. Cheminer vers cette transparence exige un travail de transformation, d'une transformation qui doit atteindre l'homme tout entier. L'exercice de la méditation se présente justement comme un exercice au service de cette transformation. Pour supprimer ce qui fait obstacle à la transparence et pour cultiver ce qui la favorise, nul ne peut échapper à l'exigence de s'appliquer avec rigueur à de nombreux exercices particuliers. Or, répondant à cette exigence, il est un exercice de base qui se fonde sur le rythme de la respiration sur la signification inhérente à ses différentes phases.

D'un homme fermé à l'Être, la transformation va faire un homme ouvert à l'expérience de l'Être, prêt à se laisser remodeler à partir de l'Être. Ce que représente la respiration comme mouvement incessant qui peut opérer cette transformation, l'homme ordinaire ni ne s'en doute ni ne le soupçonne. Il en ignore tout et ne peut rien en vivre.

Percevoir consciemment la formule qui préside à la transformation à partir du mouvement même de la respiration juste, ce n'est ni plus ni moins qu'accomplir consciemment la formule de base qui préside au déploiement de la vie au sein de toute la création. C'est la grande loi du « Meurs et Deviens » qui donne mouvement et animation à tout être vivant, qui le fait naître puis disparaître, qui lui donne consistance puis l'efface, et qui offre au non-manifesté l'espace de sa manifestation. Cette formule de base qui meut tous les vivants est aussi la loi fondamentale de toute vie initiatique. Elle implique l'abandon sans cesse réitéré de la prédominance du "moi existentiel"[5] et de sa conception de la réalité, au bénéfice de la présence qui s'affirme au sein de l'Être et de la vie nouvelle que celui-ci rend possible et exige. L'avènement de l'Être surnaturel présuppose la disparition du "moi naturel", la suprématie de l'Être présuppose l'abolition de la prédominance du "moi existentiel". C'est précisément à ce moment de la transformation que l'on s'exerce et se prépare par l'accomplissement conscient de la formule fondamentale de la respiration. L'obtention de la nouvelle forme que l'avènement de l'Être rend possible et exige peut même être appréhendée dans la respiration lorsque celle-ci a atteint son point de transparence. L'exercice de la formule fondamentale de la respiration peut être au service aussi bien de l'expérience de l'Être que du développement de la nouvelle structure de personnalité qui va s'établir en accord avec lui.

Ce que présuppose le devenir juste, à savoir l'effacement préalable, concerne les structures solidement établies et résistant au devenir de notre existence spatio-temporelle dominée par les conceptions du moi existentiel. Dès le premier instant, et ensuite sans relâche, il s'agit de faire disparaître, de déposer, de faire mourir l'homme qui s'accroche et se maintient de cent manières dans les degrés pré-initiatiques de son développement. Cette déconstruction est ordonnée à un devenir neuf de la personne, replacé dans son jaillissement d'existence originelle, unie à l'existence supra-phénoménale, enfantée par l'Être à la liberté, bref devenue consciente de son noyau supra-phénoménal.

 

On peut décrire les étapes successives du mouvement qu'exige ici la transformation en partant de la signification des phases successives de la respiration juste.

Le respir juste implique un flux tout naturel, au rythme de l'expir et de l'inspir. Dans la respiration saine, l'accent en durée est mis sur l'expir, autrement dit sur l'acte de se livrer, dont l'accomplissement permet à l'inspir juste de s'établir aussitôt de lui-même. En durées relatives, il faut compter un temps pour l'inspir, environ deux temps pour l'expir, le quatrième temps représentant la pause entre l'expir et l'inspir. Le rythme de la respiration peut donc se résumer dans le schéma suivant :

expir-expir-pause-inspir.

Ces quatre temps de la respiration naturelle contiennent tous les éléments significatifs qui donnent sens à l'exercice et qui accomplissent la transformation : à celui qui s'y exerce de s'en rendre conscient à longueur de temps et d'apprendre à les exécuter de la manière la plus parfaite.

La formule de base, grâce à laquelle le processus expir-expir-pause-inspir acquiert tout son sens, concerne l'homme en tant que corps, âme et esprit. On peut ainsi la détailler selon l'une ou l'autre des trois formulations suivantes :

    Se lâcher
    se déposer
    se laisser unifier
    se laisser revenir

    Se donner
    s'abandonner
    se livrer
    se retrouver

    Quitter son moi
    aller vers Toi
    demeurer en Toi
    renaître de Toi

Eizan Rôshi,, zazen, calligraphieGrâce à cette formule signifiante, on peut imprégner de vie et d'âme une méditation dans le style du zazen[6] qui se trouve en conformité avec l'esprit de l'homme occidental. Car ce que le maître oriental impose à son disciple année après année, à savoir demeurer simplement assis dans la posture correcte, l'homme occidental a besoin de l'accompagner et de l'éclairer d'un minimum de repères conscients. Comprenons bien qu'il ne s'agit aucunement d'appliquer une quelconque théorie de la respiration, mais bien plutôt d'accomplir consciemment ce qui se passe ou peut se passer effectivement dans la respiration correcte. Là où cette formule – qui par elle-même ne provient pas du zen – est vécue consciemment dans la signification de ses phases successives, elle offre une clé pour reconnaître et pour réaliser les possibilités inhérentes à toutes les phases de la vie humaine et les erreurs commises en cours de route. C'est dans cet esprit que l'homme éveillé à la dimension initiatique doit chercher à découvrir, à reconnaître et à exercer les multiples significations inhérentes à l'acte de respirer.

La connaissance juste et l'accomplissement juste du mouvement doivent se réaliser dans les trois dimensions de l'existence humaine : le corps, l'âme et l'esprit. C'est dans ces trois dimensions qu'il convient de se libérer de tout ce qui fait obstacle à la grande transparence et de cultiver ce qui la favorise. Ce qui est dit ici de l'accomplissement correct de la formule respiratoire et de la possibilité qu'elle offre d'y découvrir l'Être, doit se comprendre comme un condensé de ce qui peut être expérimenté et finalement acquis tout au long d'une vie à travers un exercice qu'on ne délaisse jamais. Sous forme symbolique notre simple souffle recèle toutes les virtualités du plus haut chemin spirituel. C'est ce qui justifie que l'on puisse ainsi présenter, en décrivant ce qui est contenu à l'état de principe dans la formule respiratoire, et comme si l'on pouvait l'expérimenter en une unique réalisation, ce qui, en réalité, ne peut être expérimenté qu'à longueur de temps et pas à pas.

 

La formule de base à l'œuvre dans la transformation du corps.

Supprimer ce qui s'oppose à la grande transparence et cultiver ce qui la favorise, du point de vue initiatique et pour l'homme considéré comme un corps respirant – qu'est-ce à dire ?

À notre unification avec l'Être, nous opposons de fausses attitudes bien établies. Ces fausses attitude se traduisent à tout coup dans le corps par de la tension et l'affaiblissement dans les épaules. L'affaissement trahit avant tout le défaut d'une horizontale juste, ce qui entraîne la verticale à son tour à n'avoir plus de tenue. Cet affaissement exprime l'absence, à la hauteur de l'espace circonscrit par le ventre et le bassin, d'un centre de gravité capable de centrer le corps et de lui assurer son maintien.

Quant à la tension, elle est le fait de tout le corps. Elle se remarque surtout dans le haut du corps, au niveau des épaules. Elle dénote que le centre de gravité n'est pas au milieu du corps, ce qui empêche en ce centre le libre abandon. La fausse position du centre de gravité entraîne les épaules relevées et une contracture à la hauteur du cœur. Les épaules relevées ! C'est à elles avant tout que se cramponne celui qui ne s'est pas exercé. Encore y a-t-il des degrés dans ce cramponnement, depuis une tension encore légère, qu'il faut cependant prendre au sérieux, jusqu'à la crispation totale, qui peut se déceler dans la partie supérieure des bras, les épaules, la nuque, les mâchoires serrées, le front ridé, et qui s'accompagne généralement d'une taille rentrée et de fesses resserrées. Celui qui pratique l'exercice doit prendre conscience que cette tension physique, souvent douloureuse, très apparente au-dehors, est une expression de tout lui-même. Ce n'est pas un corps indépendant de lui qui est tendu, c'est lui-même en tant que corps – entendons « le corps qu'il est »[7]. C'est pourquoi, lors de la première phase de l'expir, il ne peut se contenter de lâcher les épaules, il doit se lâcher lui-même à l'endroit des épaules, et pas seulement des épaules, mais aussi de la tête, du visage, de la nuque, des bras, de la poitrine, bref se lâcher à l'endroit de tout le corps.

[Deuxième phase] Mais ce lâcher au niveau supérieur du corps ne lui est possible que s'il peut se déposer ailleurs. Cette dépose est une dépose dans l'espace circonscrit par le ventre et le bassin. Ici l'exercitant remarque bientôt qu'il n'y parvient que lorsqu'il peut relâcher la tension dans tout le tronc, sans s'affaisser pour autant, et qu'il sait dénouer les liens qui enserrent sa taille et qui empêchent tant son estomac que son bas-ventre, bref tout le tronc, d'avoir l'extension et la force qui leur reviennent, c'est-à-dire de faire place au centre de gravité juste. Ce n'est que lorsque le relâchement rend au ventre son volume naturel, que la dépose devient possible au niveau des hanches, dans l'espace ventre-bassin. S'il y parvient, il ressent alors comme la libération physique d'une crampe et, par la poursuite de l'exercice, se multiplie cette libération des douleurs dans la tête, la nuque, les épaules, le plexus, la poitrine, et également dans la colonne vertébrale.

Dans la troisième phase du respir, dans cet instant qui sépare l'expir de l'inspir, l'exercice correctement exécuté achève la libération qui permet de passer de l'attitude crispée, bloquée en haut, à l'attitude juste, bien posée en bas. Dans le ressentir conscient de l'acte par lequel l'exercitant s'abandonne, à travers l'espace ventre-bassin, jusqu'à la plante des pieds, en passant par les fesses et la sensation de l'appui des genoux, et finalement du sol, il expérimente l'enracinement correct dans le sol de lui-même en tant que corps. Il trouve son lieu central, son centre de gravité en accord avec son être, riche de vitalité. Il expérimente sa position sur le sol comme un enracinement, comme s'il avait, au vrai sens du mot, trouvé sa terre, comme s'il prenait librement possession des racines de son humanité naturelle, mais de telle sorte aussi qu'il ressente cet espace comme le lieu de source intarissable de sa vie corporelle, comme le fond d'où il remonte sans cesse pour un nouveau devenir. L'homme découvre par là aussi la racine vigoureuse de sa santé. Il n'y a pas de maladie, de malaise corporel, dont la guérison ne puisse être aidée par un hara[8] entraîné, affirmé et toujours plein de vitalité. De nombreuses guérisons que l'on qualifierait volontiers de miraculeuses s'accomplissent à partir du moment où l'homme devient capable de lâcher sa crispation pour s'abandonner avec confiance à la juste forme de son être corporel.

Mais toute libération correcte n'est pas seulement libération de quelque chose, elle est libération pour quelque chose. Tout exercice qui procure une détente comporte aussi le danger du laisser-aller. On ne peut l'éviter que si le résultat de l'abandon d'un état faussé, tendu, n'aboutit pas à une totale absence de forme, mais si la détente est conçue et accomplie dans une forme correcte, conservée avec un bon tonus. Cette forme correcte s'obtient techniquement d'elle-même là où le hara est affermi. De lui-même, celui-ci empêche le laisser-aller, et de lui-même, dès que cesse la mauvaise tension, il favorise la croissance de la forme correcte.

La signification du quatrième temps, pour « le corps qu'on est », est celle d'un nouveau commencement. Celui-ci n'est possible que grâce à un total abandon des formes corporelles déficientes, qui bloquent l'homme dans la fixité de ses tensions. Plus le mouvement qui consiste à se lâcher, à se déposer, à se laisser unifier, parvient à s'accomplir – et il s'approfondit toujours davantage de lui-même dans la répétition de l'exercice–, et plus l'inspir est ressenti à chaque nouvelle fois comme un mouvement qui libère et qui conduit à être-là de manière juste dans son corps. Alors, grâce à l'expérience de la "libération-de", on goûte ce qu'est la "libération-pour" : dans l'envergure originelle du corps, désormais libérée.

 

Tout ce qui vient d'être décrit comme s'accomplissant au cours d'un unique cycle respiratoire ne sera réellement éprouvé que si l'exercice est poursuivi un temps suffisant. Il en va de même de ce sentiment d'habiter un corps libéré. Ce qui devient clair, ici, c'est qu'un tel sentiment dépend de notre capacité de nous abandonner au lien naturel qui nous relie aux racines de la terre. Si l'exercice réussit, l'exercitant, au moment où il s'en relève, se sent "présent-là" d'une nouvelle manière, parce qu'il est relié à la terre d'une façon juste, c'est-à-dire libéré pour être un "homme debout" au plus beau sens du terme. Seule la libération à l'égard des obstacles qui l'empêchent d'avoir son envergure corporelle correcte lui permet d'être davantage lui-même comme homme accompli. Même s'il n'en a pas pleinement conscience, une porte s'est ouverte pour lui sur son propre être.

Lorsque les quatre temps décrits sont vécus en pleine conscience, ils deviennent peu à peu l'occasion de reconnaître les aspects multiples des attitudes fautives qui se sont incrustées en nous. Les remarquer, sans cesser de progresser dans la pratique de l'exercice, constitue déjà une aide pour rendre possible et libérer l'instauration de la forme correcte. Finalement, l'exercitant peut se ressentir tout entier comme « le corps qu'il est », c'est comme une vibration qui jouerait de plus en plus librement. Lorsque sa vigilance ne lui fait pas perdre de vue la verticale correcte et qu'en particulier il la ressente de façon neuve comme un vivant redressement, son existence tout entière prend la saveur d'une fontaine jaillissante en authentique joie de vivre. Mais ce nouveau sentiment de vivre ne sera durable que si est accompli en permanence et comme allant de soi le « Meurs et Deviens » – le rythme de se donner puis de se retrouver dans une envergure nouvelle.

Le progrès qui s'accomplit par le mouvement de la transformation à travers le corps n'a pas de limite. L'exercitant doit apprendre à s'y éprouver lui-même toujours davantage comme corps advenant à lui-même. Si, dans les débuts de l'exercice, il semble ne penser qu'au corps, celui-ci est cependant appréhendé comme « le corps qu'il est », et donc inséparable de l'âme et de l'esprit – de l'âme et de l'esprit saisis dans le langage du corps. Cette remarque vaut particulièrement pour le progrès que l'on peut faire dans l'art du ressentir intériorisé. Cet art est principalement développé aujourd'hui dans l'enseignement de l'eutonie que pratique Gerda Alexander, de Copenhague. Les exercices eutoniques sont donc des exercices fort profitables au zazen et sont à recommander comme genres d'exercices préalables.

En tout cas, celui qui progresse dans sa pratique doit devenir et deviendra en fait toujours plus finement éveillé pour percevoir toutes les tensions et les carences inscrites dans son corps. Il apprendra, non seulement à repérer et à relâcher les endroits de son corps où la tension s'installe avec prédilection, mais aussi à observer les contractures que seule une sensibilité affinée peut découvrir. Et il apprendra en outre à reconnaître, en termes de psychologie des profondeurs, leur signification comme refoulements incrustés, qui repoussent dans l'inconscient son incapacité d'être.

Le corps ne dispose pas seulement d'une mémoire physique qui enregistre les maladies du passé, il a aussi une mémoire psychique. Ce que chacun d'entre nous a enduré en fait de souffrance morale, et qui a naturellement aussi atteint notre corps, se trouve enregistré dans le relief de ses tensions. C'est ici qu'une thérapie personnalisée, à partir du corps, et fondée sur la psychologie des profondeurs, thérapie essentiellement distincte des massages corporels usuels, devrait accompagner la pratique de la méditation[9]. Le physiothérapeute aujourd'hui découvre ici la possibilité d'atteindre des refoulements éventuels grâce au relâchement des tensions enregistrées dans le corps.

Le progrès dans la connaissance et dans la clarification de soi à travers le corps ne prendra sa signification initiatique que dans la mesure où l'exercitant met la perception de soi ainsi acquise au service de la transparence ouverte à la transcendance. Un malentendu aisé à concevoir serait d'imaginer qu'un individu bien détendu, au sens naturel du mot, serait automatiquement aussi devenu transparent à l'Être. Or la plus haute transparence présuppose que l'on a atteint l'attitude initiatique fondamentale qui, par tout chemin, a en vue la transcendance qui nous habite. Cette attitude n'est nullement donnée avec la simple détente naturelle du corps. Aujourd'hui cependant où la relaxation est partout à l'ordre du jour, cela ouvre un nouvel horizon. Mais la condition impérative est que ceux qui l'enseignent soient éveillés eux-mêmes à leur propre être.

 

La formule de base pour la transformation de la personne.

Écarter ce qui fait obstacle à la plus haute transparence, cultiver ce qui la favorise : que signifie tout cela dans une perspective de personnalisation ? Que signifie la formule de base : « se lâcher, se déposer, se laisser unifier, se laisser revenir » pour celui qui fait l'exercice avec la préoccupation de sa situation spirituelle au sein du monde ? Quelle est la signification, pour la personne, du refoulement, de la tension, de la crispation dans lesquels il se constate au début de l'exercice et dont il doit se débarrasser ?

Lorsqu'il se trouve immergé dans le moi existentiel, l'individu se trouve tout naturellement préoccupé de sa sécurité, sa vie repose en conséquence sur tout un système de sécurisations. Ce système se nourrit sans cesse de son angoisse, de son manque de confiance et de son souci. Ainsi chaque individu vit-il avec le souci de sa sécurité dans le monde et il cherche des assurances tous azimuts en s'appuyant sur son avoir, son savoir et son pouvoir. Tout individu vit en outre dans un système de règles morales dont le respect lui garantit sa place dans la société, ainsi que l'estime et la reconnaissance spontanée de la part d'autrui. Qu'il en ait ou non conscience, il s'efforce d'obtenir la bienveillance, l'affection, l'appartenance réciproque, la compréhension de la part des autres. Et il se sent insécurisé dès que tout cela est mis en question. Même si l'inquiétude de se voir répondre soi-même si mal aux attentes d'autrui joue un rôle insécurisant. Comme la sécurité au plan matériel demeure précaire et que l'homme n'est jamais exempt d'une certaine appréhension devant les inconnus de l'avenir et les catastrophes possibles, cette préoccupation de la solidité des appuis humains aboutit chez la plupart à une tension permanente engendrée par la crainte.

En dernier lieu, l'homme se trouve aussi sécurisé par la religion ou insécurisé dans sa foi. Sa foi en Dieu est mise à rude épreuve si le devenir du monde ou son destin personnel contredisent la représentation qu'il s'est faite d'un Dieu tout-puissant, bon et juste. On lui a enseigné qu'il pouvait s'en remettre à Dieu en toutes circonstances, mais son attente se trouve souvent déçue par la manière dont les événements lui arrivent.

La tension née du souci de se procurer une sécurité précaire, l'insatisfaction dans le domaine moral, la mise en doute de la solidité des appuis humains, l'ébranlement de la foi – telles sont les sources des tensions psychiques qui déforment l'homme tout entier et qui ne peuvent être supprimées que si leur racine, à savoir le manque de confiance, vient à être extirpée. C'est le système tout entier de sécurisations par lesquelles l'individu cherche à être apaisé non seulement physiquement mais dans toute son existence personnelle, et c'est le souci pour sa conservation, qui conduisent à cet état de tension, de contention, de contraction plus ou moins ininterrompues et qui atteignent l'être tout entier. Est signifié par là un défaut de confiance fondamental à l'égard de ce qui peut survenir du dehors ou surgir du dedans et qui est susceptible de mettre en question la sécurité de l'existence. Mais tout cela est l'expression d'une attitude plus générale envers la vie elle-même, à laquelle fait ici défaut l'enracinement dans l'Être, attitude qui par conséquent ne peut être dissipée qu'en retrouvant la transparence à l'égard de l'Être. Celui qui commence à établir sa patrie dans le royaume supra-phénoménal de l'Être, celui-là cesse d'accorder un rôle prédominant à la préoccupation et aux intérêts de son moi existentiel. Le souci concernant l'existence spatio-temporelle se maintient pour lui dans des limites où il n'empêche pas de conserver le lien avec l'Être. La "déconstruction" des tensions qu'exige l'attitude initiatique de l'exercitant, n'est possible que si une "construction" a lieu dans le champ de l'expérience de l'Être. Cette dernière conduit ainsi bien au-delà de tous les exercices de relaxations qui nous sont proposés aujourd'hui.

 

Dans la première phase de la formule de base, le "lâcher" implique le lâche-prise à l'égard de tout notre système de sécurisation. Le "déposer" entraîne le passage d'une attitude de défiance à l'égard de soi-même, du monde, de Dieu, qui s'exprime corporellement par les épaules contractées, à une attitude de confiance qui se traduit corporellement par la capacité de bien se décharger dans l'espace ventre-bassin. En termes de personnalisation, cela signifie que l'on a trouvé une confiance fondamentale qui n'a besoin d'aucune légitimation rationalisée qui sécuriserait à coup d'assurances palpables ou de croyances. Cette confiance ne peut se développer que dans la mesure où l'on ose sans cesse abandonner les sécurisations, où l'on ose faire le saut dans l'inconnu comme on fait un saut dans une eau profonde. C'est la confiance qui n'use d'aucune garantie, la pure confiance que, dans l'inconnu qui s'avance, la vie trouvera son issue.

Dans le domaine religieux, cette attitude correspond à la foi véritable, laquelle peut se définir : le saut dans l'inconnu, sans réserve, en totale confiance. Tout se passe comme si s'attestait déjà ici le pressentiment d'une vie qui est au-delà de la vie et de la mort, et qui redonne donc la possibilité de mourir en homme libre. Tel est précisément le sentiment dont on fait sans cesse à nouveau l'expérience dans le zazen, à partir du moment où, de progrès en progrès, la capacité du ressentir intériorisé s'est affinée suffisamment. Il y a là perception d'un quelque chose qui justifie une telle confiance. Sans l'audace d'un tel saut, sans ce continuel accomplissement intérieur, le deuxième temps de la formule respiratoire n'acquiert pas son sens dans le processus de personnalisation. Au fil du temps, c'est-à-dire au long des semaines, des mois, des années de son exercice, oui, chaque jour à nouveau, l'exercitant ne doit pas craindre de mettre à nu des sécurisations qui lui étaient jusque-là demeurées cachées, par lesquelles il avait cherché à se tranquilliser dans l'espace vital de son moi existentiel, et qui contribuaient à obstruer les sources de sa confiance fondamentale. Il doit apprendre à les détecter et à les abandonner consciemment, afin de maintenir en mouvement le cycle de la transformation, qui s'accomplit durant la méditation au rythme de la formule de base. Ainsi seulement le processus peut-il devenir le moyen d'un nouvel ancrage bien au-delà des sécurisations d'un ordre rationnel ou moral, ou au-delà d'une croyance qui mêlerait complaisamment des sécurisations trop humaines à ses représentations.

Le troisième temps, à savoir celui de l'unification, permet de conduire ce que vient de produire le deuxième temps vers un approfondissement illimité. La tâche, ici, consiste à se laisser entraîner, du tout au tout et sans réserve, dans le fond sans limite. La solidité de celui-ci n'est pas explicable à la manière dont peuvent l'être les sécurisations du moi existentiel. Une confiance originelle dépassant tout fondement ne peut être ébranlée par aucune sorte de doute et n'a pas besoin non plus de réassurance régulière. Toute spéculation du genre de celle qui se raccrocherait à un destin pouvant se montrer amical après tout, ou au caractère suffisant de ce que l'on peut, de ce que l'on a, de ce que l'on sait soi-même pour conduire sa propre vie, ou encore toute croyance en un Dieu complaisant et juste devant venir du dehors à notre aide, quoique trop souvent décevant : tout cela doit disparaître. Il apparaît clairement ici qu'une foi susceptible d'être ébranlée par le premier doute venu n'était pas une foi authentique. En anglais on dira : elle n'était que belief et non faith ; en français nous dirons que là où le doute prend le dessus, la foi se rabaisse au rang d'une croyance, qui cherche à se fonder sur des arguments et sur des preuves, et qui est donc bâtie sur le sable. Voici que maintenant l'homme abandonne le Dieu du belief et de la croyance. Mais c'est précisément à l'instant où ce Dieu le quitte, que l'homme peut devenir vraiment l'homme de la foi, sur la base de l'expérience du mystère qui est en lui. Cette foi-là n'est plus susceptible d'être ébranlée par quoi que ce soit, car elle surgit au moment précis où s'efface le Dieu de la simple croyance. L'homme qui n'avait pas encore perçu la dimension initiatique pouvait et devait s'en remettre à ce Dieu-là, car son degré d'expérience et de compréhension religieuses ne lui avait pas permis de dépasser jusqu'à la transcendance l'horizon de sa conception de la réalité.

On rencontre aujourd'hui un type d'enseignement religieux qui s'adresse à l'homme pré-rationnel en chacun de nous. C'est une façon de présenter le mystère qui tôt ou tard conduira au doute celui chez qui la rationalité devient prédominante. Doté de l'autorité acquise d'une longue tradition de formules théologiques figées, un tel discours fait obstacle à l'expérience initiatique du mystère et donc au renouvellement de la foi que permet une telle expérience. Et chez celui qui respecte ce discours, le conflit est d'autant plus aigu que cet homme éprouve de l'angoisse à l'idée des conséquences qui s'ensuivraient s'il prenait sa liberté à l'égard des formes et des formules traditionnelles. Or ces dernières ont vu se voiler toujours davantage leur résonance et leur sens primitifs à la suite d'un long processus de rationalisation. Le passage par la dimension initiatique remet en valeur le sens supra-phénoménal qu'elles recèlent. Par là pourrait être surmonté aujourd'hui le divorce, si troublant pour beaucoup, qui sépare l'expérience authentique et le discours théologique, et cela d'autant mieux que ce dernier a eu son propre fondement originel dans l'expérience d'une Révélation.

L'ancrage dans le fond supra-phénoménal de notre existence, qui s'était déjà amorcé dans le troisième temps, s'intériorise encore plus nettement dans le quatrième. La confiance fondamentale établie avec le troisième temps débouche, avec le quatrième temps, sur l'existence d'une liberté qui ne dépend plus de la solidité de sécurisations palpables. Si l'homme de l'univers du moi reste prisonnier de ses multiples sécurisations, ici le prisonnier se découvre libéré et il est à même d'expérimenter ce qu'est réellement la liberté. De même que la foi qui peut être touchée par le doute n'est pas la foi authentique, de même aussi la liberté qui dépend essentiellement de l'absence de contraintes extérieures n'est pas la liberté authentique. C'est précisément dans la captivité du monde que l'homme peut prouver sa liberté qui lui vient de son lien avec ce qui dépasse le monde. C'est très exactement cela qui peut être expérimenté au point où nous sommes parvenus. L'inspiration soulève ainsi l'exercitant sur la vague d'une confiance neuve dans la lumière d'une nouvelle dilatation de la vie, au sein de laquelle il s'éprouve tel un homme nouveau, en tout péril porté par des forces incompréhensibles, établi et maintenu dans sa forme.

Ce n'est que là où l'exercice de la transformation s'accomplit à la lumière de la compréhension initiatique, que les quatre temps réalisent leur sens le plus profond. Déjà le tout premier lâcher à l'endroit du corps risque de s'accompagner de la constatation effrayante que nous vivons dans un terrible durcissement, loin du noyau de notre possible existence, aussi longtemps que nous cherchons notre tranquillité dans un système de sécurisations extérieures et que nous nous en remettons aux seules connaissances de la conscience objectivante. Regarder sans effroi ce degré d'éloignement de l'Être, cet égarement dans des impasses, cette superficialité si éloignée de la profondeur qui nous appelle, voilà donc ce que ne peut éviter la première phase, celle du lâcher.

 

En poursuivant vers la deuxième et la troisième phase de la formule de base (si on les vit sous le signe de la conscience initiatique) on débouche dans une dimension dont aucun concept ne peut rendre compte, mais qui entraîne les profondeurs les plus essentielles de notre existence à la fois vers une clarté croissante et vers le tourbillon de transformations inconnues. La lumière qui se lève à partir de l'expérience de l'Être, et la clarté croissante, inondée de reconnaissance, que connaît notre intériorité comblée par la merveille d'être, rendent visible une réalité qui se dérobe à la lumière de la seule connaissance rationnelle.

Ce qui, dans la deuxième phase, était, pour la personne en devenir, attestation d'expérience d'une confiance sans borne, devient maintenant le pressentiment d'un changement total. La radicalité avec laquelle l'homme est ici pressé de laisser réellement tout tomber de ce qui le soutenait jusqu'alors, va le jeter dans une nouvelle angoisse, au moment où déjà il touche à la frontière d'une confiance sans fond, mais une telle angoisse cependant va s'accompagner du pressentiment qu'un fond encore inconnu le porte.

Plus on a pénétré dans la dimension initiatique et plus le troisième temps de la formule respiratoire se rapproche de l'expérience de la mort mystique. C'est le réel anéantissement, c'est la nuit. Dans cet état s'efface jusqu'à cette foi en un dieu salvateur qui donnait consistance à l'univers du moi. C'est le moment où il n'y a plus rien de ce qu'il y avait, de ce qui donnait force, sens, soutien. Sans cette mort, il ne peut y avoir de renaissance à partir de l'Être.

Car c'est ce passage à travers la nuit totale qui seul apporte la réelle nouvelle naissance à partir de l'Être. Là seulement peut avoir lieu la plus haute expérience au sens le plus fort du terme – le satori[10]. Celle-ci s'accomplit rarement au cours de l'exercice lui-même. Cependant ce n'est que là où l'on a poursuivi l'exercice de longs jours durant avec courage et persévérance, que l'on peut éprouver, de temps à autre, les signes avant-coureurs de la grande illumination.

Simultanément, là où il réalise à fond son sens initiatique, le troisième temps prépare l'éclatement de la chrysalide dans laquelle la semence divine attendait de pouvoir venir à éclosion. Tandis que la volonté propre qui règne dans l'univers du moi et la puissance de l'ombre[11] agissant dans l'inconscient tentent toujours de refouler cet événement, l'exercice fidèlement exécuté renouvelle la chance d'une nouvelle percée. Alors seulement la formule de base de l'exercice, le « Meurs et Deviens », est éprouvée dans toute sa force comme la formule de transformation qui achève la personnalisation.

On peut attendre des années avant que l'exercice fidèlement exécuté aboutisse à l'expérimentation de la plus haute signification du troisième temps, et plus longtemps encore avant que cette expérimentation passagère soit intégrée à titre de structure éprouvée du chemin de la transformation.

Le quatrième temps aboutit au grand « advenir à soi-même », à l'expérience du « Je suis », qui, à la différence du « Je suis moi » correspondant au moi existentiel, a ses racines dans l'illimité, dans ce domaine supra-personnel, qui est désormais expérimenté dans l'émergence de l'individualité unique, singulière. Assurément un tel aboutissement ne peut se produire que par la répétition de cette expérience grâce à la fidélité à l'exercice, par l'incessant retour du cycle de la transformation qui s'accomplit dans les quatre temps : alors seulement l'expérience n'est pas éprouvée l'éclair d'une seconde, mais elle se fait toujours plus fréquente, plus profonde, quoique toujours par mode de commencement, de naissance d'une nouvelle conscience obligeant à poursuivre infatigablement le travail par lequel on devient vraiment soi-même. Car l'expérience que l'on fait de son être singulier renouvelle constamment la douleur de se trouver éloigné du grand mystère, que notre être propre annonce dans son individuation particulière. Une fois qu'il s'est senti atteint par la flèche de la puissance aimante qui jaillit de la profondeur, celui qui est appelé au chemin initiatique ne connaît plus de cesse qu'il n'ait parcouru le chemin de la transformation en réponse à l'appel venu de l'Être.

L'effort pour demeurer ici véritablement fidèle jusque dans le quotidien, et l'expérience pénible que la mauvaise volonté du moi existentiel, ainsi que les forces d'ombre et les angoisses qui y règnent, provoque un opiniâtre refus, contraignent l'exercitant à se remettre infatigablement à l'ouvrage. Et quiconque a, au moins une fois, touché le plus profond de l'expérience, se doit de répéter la formule de base, de la recommencer au niveau du corps, dans l'exercice incessamment repris en toute sa simplicité.

Il va de soi que le méditant ne peut réaliser simultanément toutes les possibilités ni toutes les exigences que recèle la formule respiratoire. Selon les jours, selon les moments de la méditation elle-même et compte tenu de ses caractéristiques personnelles, ce sera telle ou telle signification de la formule de base qui lui deviendra présente. À certains jours, il ne parviendra pas même à en réaliser la signification corporelle, et à d'autres jours il se trouvera suffisamment vite en état de transparence pour en exercer la signification transcendante. Tour à tour il se sentira porté, selon les jours, à remettre l'accent sur l'un ou l'autre des quatre temps, ou à placer tout son respir sous le signe d'un seul d'entre eux. À d'autres jours, il expérimentera que, sans qu'il ait à faire effort, le cycle de la transformation s'accomplit comme de lui-même en ses quatre temps successifs.

 

 

ANNEXE : Comparaison de traductions du début de la deuxième partie

 

Der Sinn aller initiatischen Praxis istdas Einswerden mit dem Wesen. Das bedeutet zweierlei : das Wesen, die immanente Transzendenz… (p. 144 de l'édition allemande)

 

Traduction Albert-Marie Besnard

Traduction Catherine de Bose p.109 sq

Le sens de toute pratique initiatique est d'aboutir à l'unification avec l'Être. Cela signifie deux choses : faire l'expérience de l'Être, de la transcendance qui nous habite, et parvenir à la conformité avec l'Être. L'une et l'autre chose présupposent la purification, la transparence au service de la transcendance qui nous habite.

Cheminer vers cette transparence exige un travail de transformation, d'une transformation qui doit atteindre l'homme tout entier. L'exercice de la méditation se présente justement comme un exercice au service de cette transformation. Pour supprimer ce qui fait obstacle à la transparence et pour cultiver ce qui la favorise, nul ne peut échapper à l'exigence de s'appliquer avec rigueur à de nombreux exercices particuliers. Or, répondant à cette exigence, il est un exercice de base qui se fonde sur le rythme de la respiration sur la signification inhérente à ses différentes phases.

D'un homme fermé à l'Être, la transformation va faire un homme ouvert à l'expérience de l'Être, prêt à se laisser remodeler à partir de l'Être. Ce que représente la respiration comme mouvement incessant qui peut opérer cette transformation, l'homme ordinaire ni ne s'en doute ni ne le soupçonne. Il en ignore tout et ne peut rien en vivre.

Percevoir consciemment la formule qui préside à la transformation à partir du mouvement même de la respiration juste, ce n'est ni plus ni moins qu'accomplir consciemment la formule de base qui préside au déploiement de la vie au sein de toute la création. C'est la grande loi du "Meurs et Deviens" qui donne mouvement et animation à tout être vivant, qui le fait naître puis disparaître, qui lui donne consistance puis l'efface, et qui offre au non-manifesté l'espace de sa manifestation.

[…]

Se lâcher
se déposer
se laisser unifier
se laisser revenir

 Se donner
s'abandonner
se livrer
se retrouver

Quitter son moi
aller vers Toi
demeurer en Toi
renaître de Toi

 Le but de toute pratique initiatique est l'unité avec l'Être essentiel. Elle comprend deux éléments : éprouver la transcendance immanente, l'Être essentiel ; devenir conforme à celui-ci. Ces deux éléments supposent la transparence à la transcendance immanente en nous.

La voie vers cette transparence est un processus de métamorphose qui concerne l'homme tout entier. La pratique de la méditation est donc un exercice de transformation. La nécessité, pour atteindre ce but, d'éliminer ce qui s'oppose à la transparence et de favoriser ce qui la rend possible conduit à pratiquer de nombreux exercices spécifiques. L'exercice fondamental s'appuie sur le rythme de la respiration et le sens de chacune des phases qui la constituent.

Partant d'un sujet déformé par rapport à l'Être essentiel, la tâche à réaliser est un changement qui fera de lui un homme ouvert à l'expérience de cet Être et à l'éclosion du Soi. Le mouvement de transformation que peut signifier une respiration non perturbée est en général ignoré ou déformé. L'homme ne le saisit pas et ne peut pas le vivre.

Percevoir la formule transformatrice inhérente à une respiration juste c'est réaliser consciemment – ni plus ni moins – la formule vitale fondamentale, présente au sein de la création tout entière. C'est la formule du grand "meurs et deviens" qui meut et anime tout vivant, par lequel il naît puis s'éteint, devient puis disparaît et cède la place au non-advenu afin qu'il puisse éclore à son tour.

[…]

Se lâcher
S'établir (dans le hara)
Se laisser devenir un
Revenir à soi régénéré

Lâcher prise
Se donner
S'abandonner
Se retrouver nouveau

Sortir de moi
Aller vers Toi
Tout en Toi
 Nouveau par Toi

 



[1] Cette traduction est parue en 1977 dans le n°621 de la Vie Spirituelle qui avait pour thème "La méditation". Une traduction française complète faite par Catherine de Bose est parue en 1978 au Courrier du livre et réédité de nombreuses fois, et elle est sensiblement différente. Voici la présentation du livre : « La première partie du livre (Méditer Pourquoi et Comment) est une introduction approfondie qui situe la méditation en tant qu'exercice initiatique ; dans la seconde partie sont envisagés les conditions et exercices préparatoires, puis l'exercice de la méditation proprement dit, selon trois modes : a) exercices plutôt passifs (zazen) ;  b) exercices plus actifs qui servent à l'entraînement et à l'accomplissement d'une activité utile au progrès sur la voie intérieure (dessin, peinture, danse, musique, tir à l'arc, escrime, etc.) ;  c) la vie toute entière, c'est-à-dire le quotidien considéré comme exercice. »

La traduction de A-M Besnard correspond aux pages 14-16 et 144-162 de l'édition allemande (p. 14-17 et 109-122 de l'édition française). Pour parution sur le blog cette traduction est présentée en deux parties, et à deux endroits des mots sont soulignés pour mettre en valeur les 4 phases de la respiration, ce qui n'était pas le cas dans la Vie Spirituelle. Quelques notes ont aussi été ajoutées pour parution sur le blog.

[3] Métanoïa signifie "au-delà de l'intellect", au-delà de notre raison rationnelle et se rapporte à un mouvement de conversion ou de retournement. Dans les évangiles ce mot est traduit par "pénitence" ou "repentance".

[4] L'auteur pense aux anthropomorphismes superficiels qui relèvent davantage des croyances du mental que de la vraie foi du cœur, comme il les distinguera plus loin.

[5] Le moi existentiel est le moi empirique, historiquement conditionné et borné par opposition au moi essentiel, ouvert sur la transcendance.

[6] Le zazen est l'attitude de méditation utilisée par le zen. Voir les messages du blog concernant le zen, en particulier ceux du tag expérience zen.

[7] « Le corps qu'il est » c'est « l'homme tout entier en tant que personne, non seulement dans la façon dont il vit, mais tel qu'il se présente, tel que son corps le représente. » Tandis que « le corps qu'on a » c'est le corps conçu « dans le seul sens d'instrument fait pour subsister dans le monde, y faire son chemin et y réaliser un travail. »

[8] L'auteur emprunte à la langue japonaise le sens à la fois réel et symbolique du mot hara qui, littéralement, signifie "ventre". Il s'agit bien de faire « du ventre, du bassin et de la région lombaire le lieu d'enracinement sûr du maintien juste » mais pour obtenir une attitude d'ensemble libérée du moi égocentrique, ouverte à la vie d'en haut, pleine de maturité.

[10] Le mot satori désigne l'illumination, dans le langage du zen, c'est-à-dire le moment où la personne se perçoit définitivement reliée au Tout, infiniment présente à chaque instant de l'existence.

[11] L'auteur emprunte le terme "ombre" au vocabulaire du psychologue C.-G. Jung. « Par l'ombre, nous entendons les pulsions inacceptées qui font cependant partie de l'intégralité de l'homme. Le refoulé tendant à se faire jour menace la surface, ordinairement unie, la façade de bienséance que l'on montre au monde. » (p. 112)

 

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