Jacques Breton parle des symboles bibliques : corps, souffle, croix : Extraits de "Vers la lumière"
Jacques Breton était soucieux de permettre à chacun d'accéder à une symbolique qui n'ait pas besoin de s'abstraire, en premier, en langage conceptuel, mais qui n'en reste pas à ce qu'évoque le mot "symbole" aujourd'hui. Décédé à l’âge de 92 ans, il s'était ouvert aux disciplines orientales, Il montre dans son livre combien la pratique du zazen peut nous aider à vivre les symboles bibliques et parle spécialement du corps, du souffle et de la croix.
Pour la publication ici de ces extraits de Vers la lumière, des notes ont été ajoutées pour faire le lien avec d'autres messages du blog ou avec ce que dit K G Dürckheim.
Christiane Marmèche
Les symboles bibliques : corps, souffle, croix
La pratique du zen a eu comme premier effet de me faire redécouvrir la place des grands symboles dans la vie spirituelle. Le bouddhisme zen ne met pas l'accent sur le symbolisme pour des raisons que nous dirons plus loin. Mais, paradoxalement, en approfondissant cette pratique j'ai pu revivre tous les symboles que nous enseigne la Bible.
Mais, qu'est-ce qu'un symbole ?
Comme le dit si bien le P. Ganne : « Contrairement aux idées reçues où le symbolisme est devenu synonyme de quelque chose d'irréel, il désigne au contraire une chose qui sert à se reconnaître, à se rencontrer, dans une reconnaissance mutuelle, à se rendre présent[1]. »
A. Lalande, lui, définit ainsi le symbole : « Le symbole se présente comme un signe concret évoquant quelque chose d'absent ou d'impossible à préciser[2]. » À la différence des autres signes plus ou moins artificiels ou conventionnels comme le drapeau, le feu rouge, etc., il porte en lui-même sa propre signification, il indique une absence, un au-delà de nous-même, que nous ne pouvons percevoir naturellement et qui pourtant nous est rendu présent par ce symbole.
Le symbole a aussi comme but de relier deux plans qui sont actuellement séparés et qui pourtant ne constituent qu'une réalité. Étymologiquement le terme grec sun-bolon désigne de moitié d'un objet coupé en deux qui vont servir de signes de reconnaissance à leurs détenteurs respectifs.
Dans les traditions religieuses, le symbolisme aura pour vocation de relier les deux plans : matériel et spirituel, profane et sacré, homme et Dieu. Séparés pour différentes causes suivant ces traditions, ils sont appelés à retrouver leur unité première dans la totalité de ce qu'ils sont.
Au contraire, le dia-bolon, le diable, va séparer ces deux plans et s'opposer à la réunification du matériel et du spirituel.
Exemple du feu.
Prenons l'exemple du feu : il peut être, pour le marin qui le voit au sommet d'un phare, un signe conventionnel qui lui indique un repère sur sa route. Pour Moïse, sur le mont Horeb, ce feu qui brûle sans se consumer devient symbole. À l'image du feu attirant et redoutable, il lui fait découvrir et lui rend présent ce Dieu trois fois saint (Isaïe 6,3) dont on ne peut s'approcher sans mourir. Ce même feu, qui est aussi fait pour éclairer, peut manifester la Lumière divine. Ainsi le peuple d'Israël était-il guidé dans sa marche au désert par ce feu (Nombres 9,15). Mais le feu a aussi pour propriété de purifier, et l'ange prend une braise sur l'autel pour purifier la bouche du prophète Isaïe et le libérer de son péché afin qu'il devienne le messager du seigneur (Isaïe 6, 7-8).
Dans la Nouvelle Alliance ce symbole va s'approfondir, s'intérioriser. Il ne sera plus seulement un signe de reconnaissance, il va jouer son rôle essentiel de relier l'homme à Dieu. Le chrétien va être baptisé dans le feu, c'est-à-dire plongé en Lui (Matthieu 3, 11). Le feu devient ainsi présence de l'Esprit divin au cœur de l'homme. À la Pentecôte, les disciples reçoivent l'Esprit sous la forme d'une langue de feu. Ce feu va symboliser l'Esprit divin qui s'unit à l'esprit humain pour éclairer son intelligence et l'ouvrir à d'autres cultures. Il peut devenir cette flamme intérieure qui embrase le cœur de l'homme (Luc 12, 49). À l'inverse, il peut être, pour celui qui refuse l'Esprit, le feu destructeur signe de mort éternelle (Matthieu 25, 4). Ainsi le chrétien est-il appelé à vivre ce feu intérieur symbole de la présence de cet Esprit.
La Bible est remplie de symboles. Tous – l'eau, le souffle, la nourriture, la terre, le ciel, la croix… – permettent, comme le feu, de rencontrer Dieu sous l'aspect de ce qu'ils signifient. Alors que les concepts sont toujours des abstractions, le symbole au contraire est une réalité qui nous aide à établir concrètement une relation avec le Tout Autre.
Ici nous étudierons trois principaux symboles : le corps, le souffle, la croix. Nous montrerons combien la pratique du zazen peut nous aider à les vivre.
1) Le symbole du corps.
Le corps est le symbole par excellence. Il rend possible la présence de l'homme à Dieu et de Dieu à l'homme. […]
On sait l'importance que le Christ donnait au corps. Ne s'est-il pas employé au début de son ministère à le guérir, à faire entendre les sourds, parler les muets, à nourrir la foule en multipliant les pains… ? Même si tous ces gestes sont symboliques, ils traduisent une réalité : le Christ venant sauver l'homme ne se contente pas de le libérer de son péché, il met l'homme tout entier debout. […]
Sans doute le zazen n'est pas la seule méthode pour retrouver la place du corps dans la vie spirituelle, mais cette méditation est, me semble-t-il, celle qui tient le mieux compte de l'ensemble du corps pour l'ouvrir à l'Esprit. Comme toute méditation, elle développe la vie intérieure, nous aide à nous recueillir et à nous approfondir. Elle nous met dans une attitude de grande disponibilité. Mais, à la différence des autres méditations, elle accorde une grande importance, justement, à la posture. Nous avons, certes, en Occident des attitudes de prière, en nous mettant à genoux par exemple, mais au bout de peu de temps nous sommes obligés de bouger et de nous asseoir, ce qui risque de nous assoupir. Or, la posture zen permet de demeurer sans bouger pendant de longs moments. Et ce silence du corps favorise le silence intérieur. En fait, tout dans le zen est conçu pour que chaque partie, chaque membre du corps, aient leur place dans cette méditation pour favoriser la concentration. Que ce soit le bassin, la colonne vertébrale, la nuque et la tête, les jambes et les bras, les mains et les pieds, tous ont une fonction propre. Rien n'est laissé au hasard et cette fonction correspond à une attitude spirituelle.
Je ne voudrais pas ici détailler toutes les composantes du corps. À titre indicatif, j'évoquerai la colonne vertébrale, le bassin, les pieds et les mains.
La colonne vertébrale joue un rôle très important. En extension, de bas en haut, dans une verticale, elle relie la base du corps à la tête et, au-delà, la terre et le ciel. Elle va permettre le redressement de notre personne pour s'opposer à une sorte d'affaissement de notre être, toujours préjudiciable à notre dignité humaine et spirituelle. Surtout elle va recréer les liens entre la pensée et le cœur, les émotions et le calme intérieur. Elle va étendre, assouplir cette nuque si raide qui empêche l'homme d'écouter, comme l'enseigne la Bible[3]. Alors que le bas du dos a tendance à se relâcher, elle va mettre le bassin en place. […]
Le bassin lui aussi va jouer son rôle de centre vital et de développement spirituel. Il se présente comme une coupe capable d'accueillir et de donner[4]. Nous nous tenons trop au niveau des épaules, alors qu'elles sont si fragiles et ne servent qu'à l'articulation nécessaire de nos bras mais certainement pas à porter. Au contraire le bassin est très solide, en lui je peux me reposer. Nous avons une expression : « J'en ai plein le dos. » Elle est très significative du fait que nous prenons trop sur nous et que nous ne savons pas accueillir au niveau du bassin tout ce qui nous arrive.
Comme nous le verrons plus loin, le bassin est aussi un centre de transformation. C'est là où je suis né, c'est là où je reçois encore la vie, l'énergie, et donc où je renais. Or malheureusement, notre éducation nous a appris à dédaigner ce qui se passe en dessous de la taille et à nous persuader que tout notre côté instinctuel ne peut être que bestial et donc s'opposer à la vie spirituelle. Pourtant, ne fait-il pas partie intégrante de l'homme ? N'est-il pas appelé lui aussi à se spiritualiser ? Aussi est-il très important de faire vivre ce bassin.
Quant aux mains et aux pieds, dans la posture zazen en lotus ou en semi-lotus, ils sont tournés vers le ciel, en état de réceptivité. La position des mains, la main gauche sur la main droite, prolonge l'action du bassin. La main droite étant la plus active reçoit la main gauche plus proche de l'inconscient. Les pouces, en contact, relient la gauche et la droite de notre personne, etc.
Tous les sens aussi participent à cette méditation. Il est demandé aux méditants de garder les yeux entrouverts, ce qui pour la plupart est l'occasion de distraction. Mais le zen nous apprend à ouvrir le regard pour qu'il devienne plus intériorisé, plus contemplatif. Cela se répercute sur l'ouïe et donne au méditant une qualité d'écoute. Et, au lieu d'être dans ses pensées, toute son attention sera portée sur le "sentir" du mouvement de sa respiration.
D'une façon générale le zazen rend le corps plus vivant. Quelle magnifique expérience de découvrir un jour que le corps n'est plus obstacle ! Il acquiert une légèreté, une transparence extraordinaire. Le méditant a l'impression que son corps s'ouvre, s'élargit, qu'il n'a plus de limites ; il est tellement uni à son corps que celui-ci n'est plus que pure expression de son intériorité. Et paradoxalement il ressent son corps comme n'existant plus, il a pris une autre dimension, une dimension cosmique. Il devient alors ce qu'il est : relationnel. Ce n'est plus une main qui se tend pour aller vers l'autre, c'est toute la personne qui à travers la main rencontre l'autre. Ce n'est plus le sourire forcé, mais c'est tout le corps qui sourit pour accueillir l'autre.
Mais il est aussi appelé à vivre la résurrection et donc à se spiritualiser pour participer à la vie divine. Ce sera le rôle du symbole du souffle, que nous allons maintenant étudier.
2) Le symbole du souffle.
Le souffle est un des plus grands symboles de l'Être divin présent dans l'Ancienne Alliance sous le nom de ruah (en hébreu) et de la Nouvelle Alliance sous celui de pneuma (en grec). Nous l'avons trop vite traduit par "Esprit", ce qui lui a fait perdre son sens originel, son substrat référentiel. « En effet la civilisation occidentale, opposant l'esprit à la matière, a détaché l'esprit de l'expérience originelle, à la fois concrète et spirituelle. Nous avons fait de l'esprit une notion abstraite, dénuée de consistance et d'efficacité propre, le lieu des idées.[5] » […]
Or qu'y a-t-il de plus concret, de plus sensible et de plus vivant que le souffle ? N'est-il pas lié à notre respiration et donc à la vie de notre corps en lui communiquant l'oxygène dont il a besoin pour vivre ? Il désigne aussi l'air en mouvement, le vent. Dans l'Ancien Testament, ruah désigne la force, la puissance de vie de Yahvé. Non seulement elle donne vie, mais elle intervient dans l'existence humaine pour l'inspirer, la transformer, la renouveler.
Ainsi le souffle va-t-il exprimer l'être divin dans son action vitale et puissante, tout en restant insaisissable. « Tu ne sais ni où il va, ni d'où il vient » (Jean 3, 8). Comme le vent, il peut apporter l'eau vive ou dessécher la terre. Il est murmure, mais aussi ouragan. Il n'est connu que par ses effets. […]
Il intériorise en nous la présence divine. Ce qui explique en partie la parole du Christ : « Il est bon que je m'en aille… sinon le Paraclet (l'Esprit) ne viendra pas en vous » (Jean 16, 7). Sinon le Christ serait resté comme extérieur à nous-même et aurait créé une dualité. Il meurt pour insuffler en nous son propre Souffle.
Or comment en prendre suffisamment conscience pour qu'il puisse agir en nous ? Sans cesse nous respirons, mais le plus souvent nous n'en avons pas conscience et notre respiration reste purement physique. Or, le zazen va nous apprendre à faire de la respiration un symbole et pour le chrétien une manière de le relier au souffle divin. Car « la respiration n'est pas seulement le fait d'aspirer et de rejeter l'air, c'est en fait un mouvement fondamental de la vie. Ce n'est pas une fonction isolée de la personne, mais un rythme qui se répercute dans l'ensemble vivant de l'homme dans tous les domaines du corps et de l'esprit (…) Toute modification durable de la respiration est liée à un changement d'attitude de soi-même (…) Un rythme "faux" de la respiration (…) est l'expression d'un blocage ou d'une altération du Grand Souffle, du Grand "Va-et-Vient" de la Vie.[6] » […]
"Expirer" n'est-ce pas, comme ce mot l'indique, mourir à soi-même, c'est-à-dire s'abandonner ? "Inspirer", en revanche, n'est-ce pas recevoir l'intuition profonde qui va animer les pensées, les activités ?
En prenant conscience de sa respiration, l'homme va modifier son comportement vital. Par l'expiration, il va pouvoir lâcher tout ce qui encombre sa tête, toutes les pensées, les images qui le distraient. Il pourra aussi quitter les zones émotionnelles avec ses soucis, ses anxiétés, ses peurs. Plus profondément il va pouvoir abandonner les conditionnements, les attaches paralysantes, une fausse manière de vivre. Avec l'inspiration, au contraire, il s'ouvre à la vie nouvelle, à toute cette richesse qu'il porte en lui, à l'Esprit. Il prend alors conscience de la vie telle qu'elle se manifeste en nous.
La méditation dans la posture zazen a justement comme support la respiration. Au départ, celle-ci reste comme très extérieure à nous, car elle se situe dans la partie supérieure de notre corps et ne laisse vivre que la tête et les sentiments. En prenant conscience que nous expirons et que nous inspirons, progressivement nous allons laisser jouer en nous les deux mouvements d'abandon et de revitalisation. Peu à peu, le mouvement de la respiration va se vivre plus profondément, dans le bassin. […]
De plus la respiration va aider à entrer dans une vie plus intérieure, dans ce rythme du don dans l'expiration et de l'accueil dans l'inspiration, dans ce mouvement que le méditant perçoit comme partie intégrante lui-même.[7] […]
3) Le symbole de la croix.
Un autre grand symbole que nous allons examiner est la croix. Si je l'ai choisie, c'est qu'elle est une autre caractéristique du chrétien, dont elle est le signe par excellence. La pratique du zen peut nous la faire vivre excellemment. Or la croix est un symbole que nous rencontrons dans presque toutes les religions.
- C'est d'une part un symbole spatial, cosmique, exprimant les quatre points cardinaux, l'universalité, mais aussi un symbole temporel qui inscrit dans l'espace la ronde des quatre saisons…
- Elle est composée d'une verticale qui exprime l'ascension de la terre vers le ciel, et d'une horizontale, signe d'ouverture.
- Pour le chrétien, elle est le lieu où le Christ est mort et ressuscité, le lieu du passage par excellence, de l'accomplissement du dessein divin, la plus parfaite expression de l'Amour divin.
Ces trois sens du symbole ne sont pas séparés.
Et comme le dit saint Cyrille de Jérusalem, « si Dieu a étendu les mains sur la Croix, c'est pour embrasser les extrémités de l'univers. Ainsi ce mont du Golgotha est-il devenu le pivot du monde[8]. » Et ce pivot devient l'axe dynamique qui joint ensemble le ciel et la terre. Or le chrétien ne peut se contenter de la contempler, de l'adorer, d'en faire le signe de son appartenance au Christ, il est appelé à la vivre. […]
« Comme Moïse a élevé le serpent de bronze dans le désert, il faut que le Fils de l'homme soit élevé » (Jean 3, 14). Le Christ, épousant la croix sur laquelle il a été cloué, nous invite nous aussi à la prendre à plein corps pour qu'à travers elle nous entrions dans son mystère de mort et de résurrection.
La verticale : de la terre au ciel.
Or, comme nous le disions, la croix se compose d'abord d'une verticale. Et c'est cette verticale que nous avons à retrouver en nous-même. Elle va signifier l'homme debout, mais aussi la relation de la terre au ciel, et elle va évoquer l'image de l'arbre comme nous l'indique ce magnifique passage d'Hippolyte de Rome :
« Ce bois m'appartient pour mon salut éternel. Je m'en nourris, je m'en repais, je m'affermis en ses racines… Je fleuris avec ses fleurs ; ses fruits me procurent une jouissance parfaite, fruits que je connais, préparés pour moi dès le commencement du monde. Pour ma faim, j'y trouve une nourriture délicate ; pour ma soif, une fontaine ; pour ma nudité, un vêtement ; ses feuilles sont un esprit vivifiant. Loin de moi désormais les feuilles de figuier ! Voilà l'échelle de Jacob où les anges montent et descendent, au sommet de laquelle se tient le Seigneur.
Cet arbre qui s'étend aussi loin que le ciel, monte de la terre aux cieux. Plante immortelle il se dresse au centre du ciel et de la terre : ferme soutien de l'univers, lien de toutes choses, support de toute la terre habitée, entrelacement cosmique, contenant en soi toutes les bigarrures de la nature humaine. Fixé par les clous invisibles de l'esprit, pour ne pas vaciller dans son ajustement au divin, touchant le ciel du sommet de sa tête, affermissant la terre de ses pieds, et dans l'espace intermédiaire, embrassant l'atmosphère entier de ses mains incommensurables.
Ô toi qui es seul entre les seuls et qui est tout en tout ! Que les cieux aient ton esprit et le paradis ton âme ; mais ton sang, qu'il soit à la terre.[9] »
La pratique du zen va inscrire cette verticale dans notre chair, par le souffle de la respiration que nous évoquions plus haut. Nous avons signalé le rôle de l'expiration. C'est elle qui, au préalable, va permettre cet enracinement.
Le méditant se trouve au départ très relié à la terre par ce qu'on appelle le trapèze sacré : genoux-ischions, et par le triangle sacré : ischions-coccyx. Il essaie de s'abandonner comme si la terre était une réalité vivante capable de l'accueillir.
La terre n'est-elle pas aussi un symbole ? Elle est à la fois ce "Roc" sur lequel nous pouvons prendre appui, et la "Terre Mère", celle qui donne la vie, le lieu de la source qui jaillit de la terre. Ici, nous pouvons faire le rapprochement avec ce passage de la Samaritaine en saint Jean : « Jésus, fatigué par la marche, était assis à même la source » (Jean 4), cette source qui plus loin deviendra la source d'eau vive. Or, comme me l'a enseigné Sochu Roshi[10], l'exercice du zen consiste à creuser en soi avec le souffle pour dégager peu à peu la source vivifiante. […]
Mais la terre n'est pas séparable du ciel. Toute la pratique du zen va consister, à partir de la terre, à remonter vers le ciel grâce au souffle de l'expiration qui va véhiculer les énergies du bas vers le haut… La colonne vertébrale, véritable échelle de Jacob, sert de passage. Elle va s'étirer, s'étendre, pour mettre l'homme debout et ainsi, en lui, relier les deux pôles de sa nature, terre et ciel. Si la terre était considérée par les anciens comme le domaine de l'homme, le ciel au contraire était le domaine de Dieu. N'est-il pas signe de la Lumière, de l'harmonie, de l'infini, et donc porteur de tous les mystères divins ? Il évoque à la fois la transcendance de Dieu et son omniprésence. Or si l'homme est de la terre, il est appelé à entrer dans le royaume des cieux. Ainsi ce terre-ciel caractérise la double origine de l'homme. Né de la terre, il s'origine en Dieu dans le ciel. « Il nous a choisis avant le commencement du monde pour être saints et immaculés dans l'amour et (…) prédestinés à être pour lui des fils » (Éphésiens 1,4).
Cette reliance de la terre au ciel est capitale pour maintenir cette double appartenance, aider l'homme dans son évolution. Nous savons combien nous sommes tentés d'échapper à la terre avec toutes ses astreintes pour nous évader au ciel. Mais il serait aussi dangereux de demeurer, même spirituellement, au cœur de la terre pour seulement y goûter la paix qu'elle nous procure. De plus si la terre symbolise le côté plus féminin de notre nature et de la nature divine, le ciel au contraire en représente le côté masculin[11]. Le risque d'un certain nombre de contemplatifs est de développer la vie intérieure, l'écoute de la parole, l'accueil de la grâce, au détriment de leur côté plus masculin. En revanche notre civilisation actuelle, trop masculine, se développe au détriment de la vie intérieure et va engendrer un homme très entreprenant, très productif. Mais, étant coupé de ses racines, il engendre une civilisation inhumaine, matérialiste, sans âme, sans Esprit.
Cette verticale va mettre l'homme debout, avec tout ce que cela signifie, et elle va le différencier de l'animal. Celui qui est debout accueille la vie, l'être, et se donne le droit d'exister, d'être là, ni écrasé par la vie, ni la fuyant, ni la dominant. Il puise sans cesse en terre la force, la lumière, pour faire face aux événements et s'unir à sa dimension transcendante. Le Christ était un homme debout et il mourut debout sur la croix. La Vierge aussi sera debout au pied de cette croix, où elle participait pleinement à cette mort de son fils.
C'est cette attitude qui donne à l'homme d'être lui-même confiant, solide, relié au monde et à Dieu, et à toute l'humanité.
Et comment ne pas évoquer ici le kinomichi, cet art créé par maître Noro[12] ? Il consiste à apprendre à vivre ce terre-ciel dans le mouvement et la relation à l'autre. Cet art, que je pratique depuis de nombreuses années, complète très bien le zazen. À partir des mêmes principes il met le corps en mouvement, lui donne la souplesse, la vitalité, l'ouverture, indispensables pour aller plus loin dans la pratique du zen.
L'horizontale.
La croix comporte aussi une horizontale. Elle a toujours été très développée dans l'Occident chrétien. La vie chrétienne a toujours beaucoup insisté sur l'ouverture aux autres, les relations sociales, politiques. Mais si nous comprenons que la croix exprime l'homme dans sa totalité, nous ne pouvons concevoir une horizontale qui ne repose pas d'abord sur une verticale. Or très souvent en Occident, cette horizontale a été vécue en elle-même au détriment de la verticale. Les relations aux autres se sont établies à un niveau trop superficiel, sans engagement personnel. Elles sont restées parfois trop extérieures. Ce qui fait que face à l'autre nous avons exercé un certain pouvoir ou, au contraire, nous avons démissionné par gentillesse, par peur. Nous avons essayé de nous ouvrir, mais alors nous sommes devenus si vulnérables que bien vite nous nous sommes refermés. […]
Certes, le bouddhisme zen a proposé principalement le développement de la verticalité. Pourtant la pratique du zen va permettre l'ouverture absolument nécessaire pour accueillir l'autre. Il est demandé aux méditants de vivre d'abord le terre-ciel et donc de bien sentir en lui cette verticalité. Ensuite, pour trouver la posture juste, il s'exercera dans l'expiration à ouvrir le visage, la poitrine, le bassin. Du reste, il ne peut se dégager du mental et de l'émotivité que dans cette ouverture.
Souvent Graf Dürckheim[13] proposait le vendredi à Rütte de vivre la croix. Il estimait qu'il y avait trois horizontales :
- la grande au niveau du cœur qui nous ouvre à toute l'humanité,
- une petite au niveau de la nuque qui favorise l'écoute, le regard plus contemplatif,
- et une autre au niveau du bassin qui permet de se sentir relié, par le fond, aux proches.
Celui qui pratique régulièrement et acquiert une bonne expérience du zen, sent peu à peu son corps s'ouvrir, se dilater. Au lieu d'être écran, obstacle, il l'ouvrira à l'univers. Le méditant, alors, ne sent plus les limites de son corps, il prend la dimension du monde avec lequel il s'unifie. Il fait réellement corps avec le cosmos. Sa relation aux autres s'en trouve transformée. Son regard, son écoute, ses sens, ne sont plus arrêtés par les apparences, les formes. Il pénètre à l'intérieur, au cœur des choses, des êtres, et s'ouvre directement à leur être, leur mystère.
Vivre la croix, n'en demeure pas moins au départ crucifiant, douloureux. Cette reliance à la terre et au ciel, cette ouverture ne se fait pas sans brisure, sans rupture, sans détachement, sans mort… Le chrétien qui vit cette croix, s'il met sa foi dans le Christ, a la certitude qu'elle l'unifiera davantage à lui pour le faire passer au Père et le relier à la source éternelle[14].
[1] Que dites-vous que je suis ?, Paris, Centurion 1982.
[2] Vocabulaire critique et technique de la philosophie, PUF, Paris, 10e édition, 1976.
[3] Par exemple les Israélites qui refusent de mettre leur confiance en Dieu sont qualifiés par Moïse de « peuple à la nuque raide » (Ex 32,9 et autres).
[4] Graf Dürckheim insistait aussi beaucoup sur la conscience-coupe : « c'est le maître Suzuki qui révèle dans une formule concise l'essence de la sagesse orientale : “Le savoir occidental regarde au-dehors, la sagesse orientale regarde en-dedans. Cependant, si vous regardez en-dedans comme vous regardez au-dehors, alors vous faites du dedans un dehors.” Et Dürckheim écrit : “Cette phrase révèle tout le drame de la psychologie occidentale, qui regarde au-dedans comme on regarde au-dehors, en faisant du dedans un dehors, c'est-à-dire un objet… Et la Vie s'en va.” Dürckheim, dans son enseignement, insistait sans cesse sur la nécessité, dans le travail psychologique, de dépasser cette conscience objectivante ou "conscience flèche" qui fait du monde intérieur un objet d'étude et vise un but comme l'archer vise la cible, dans la tension vers le résultat objectif et la performance. Il s'agit au contraire d'entrer dans une "conscience coupe" faite d'ouverture et d'acceptation envers notre réalité existentielle ici et maintenant (comme la coupe accepte le liquide que l'on y verse, nectar ou poison), afin de s'appuyer sur cette réalité pour le travail de transmutation de l'ego. » (J et G Marchal, dans Regards inédit sur G Dürckheim, p. 40-41)
[5] M-A Chevalier, Le souffle de Dieu, Beauchesne, Paris 1978.
[6] Graf Dürckheim, Le Hara, centre vital de l'homme. Le courrier du livre, 3e édition, 1987, p. 161-162. Graf Dürckheim qui était un des maîtres de Jacques Breton disait aussi : «On passe totalement à côté de la question si la respiration n'est qu'un phénomène corporel ! En vérité elle est le Souffle de la grande Vie, le Souffle qui imprègne tout ce qui vit, et l'homme dans sa totalité : corps, âme, esprit. Si la respiration n'est pas correcte, l'homme tout entier est en désordre. Tout dérèglement de la respiration montre un dérèglement de l'homme qui influe sur tout ce qu'il est et fait. Bien plus : il bloque la manifestation de l'Être et influe sur l'ensemble du développement intérieur et tout le devenir de la Personne. En fait, toute mauvaise respiration est la conséquence du petit moi dominateur qui a retiré le Souffle du centre profond animé par le diaphragme, et l'a installé dans la partie supérieure et volontaire de la poitrine, activée alors par les muscles auxiliaires. La respiration juste, elle, est le grand mouvement de la Vie qui d'un battement se donne, et d'un autre se reçoit ; vécue consciemment durant la méditation, ce mouvement s'empare peu à peu de tout l'homme pour le transformer à travers une mort et une renaissance continuelles, sans cesse approfondies. Ce grand « meurs et deviens » est la formule fondamentale de la vie présente au sein de la respiration comme d'ailleurs dans la création entière. Il s'agit d'un processus de métamorphose dans lequel la domination unilatérale du petit moi existentiel est abandonnée en faveur d'une nouvelle naissance, et l'éclosion de l'Être essentiel. C'est un véritable ensevelissement du vieil homme, toujours à reprendre, une mort à toutes les formes figées de l'existence pour renaître sur un tout autre plan comme une personne, avec toute la dimension que ce terme implique.» (Dialogue sur le chemin initiatique - Ed Albin Michel)
[7] Là encore, comme le disait aussi maître Noro ("Prière du corps, le Kinomichi" : Entretien de Pierre Willequet avec Maître Masamichi NORO, revue Source n° 23, 1989), l'expiration est première, c'est ce que Graf Dürckheim dit aussi : « La respiration est le mouvement transformant par excellence, il nous est inné. Il faut être extrêmement vigilant à la relation entre expiration et inspiration. Lorsqu'on a compris qu'il ne faut pas inspirer, capter l'inspiration, mais que « ça nous inspire », au sens propre du mot, alors on pourra vivre à fond la respiration. Il faudra donc mettre d'abord l'accent sur l'expiration, c'est-à-dire se lâcher. Ce n'est qu'après avoir lâché prise que l'on peut recevoir ; l'inspiration vient d'elle-même. Dès que l'inspiration est active et volontaire, on ferme la porte au lieu de l'ouvrir. L'inspiration comporte trois aspects dans un même mouvement : l'ouverture, la visitation et la plénitude. Si vous demandez à quelqu'un d'expirer profondément, la plupart du temps il fera une grande inspiration persuadé qu'il faut d'abord prendre pour pouvoir donner. C'est juste sur le plan existentiel : il faut avoir pour donner mais sur le plan spirituel c'est exactement le contraire ; il faut tout donner pour recevoir. » (Dialogue sur le chemin initiatique)
[8] Passage cité dans Le monde des symboles, le Zodiaque, 1972.
[9] Ibid. p. 372.
[10] Sochu Roshi a été durant plusieurs années le maître spirituel du monastère du Ryutakuji. C'est par lui surtout que Jacques Breton a reçu l'enseignement zen. Il l'avait rencontré dans le cadre des échanges inter-monastiques organisés par le Vatican (cf. Historique du centre Assise et de Jacques Breton). Quand Sochu Rôshi est mort en 1992, Jacques Breton a continué à travailler avec Eizan Goto Rôshi, actuel maître du monastère du Ryutakuji, Eizan étant venu de nombreuses fois à St-Gervais près de Magny en Vexin, et ayant reçu plusieurs fois des groupes de Jacques Breton dans son propre monastère.
[11] « En chaque personne existe un côté masculin qui lui donne la possibilité d'affronter la réalité pour la recréer, et un côté féminin qui lui permet d'accueillir cette même réalité pour s'ouvrir à elle. Or l'homme, par rapport à la femme, aura surtout tendance à développer son côté yang c'est-à-dire le côté le plus fort physiquement, plus intellectuel, plus scientifique, tandis que la femme développera son côté plus yin, c'est-à-dire son côté plus intuitif et réceptif. Mais un yang qui ne s'enracine pas dans le yin est souvent négatif et développe un ego très puissant. L'inverse peut également se produire, et cela a été mon cas. Ayant perdu mon père, élevé par des femmes, n'ayant pas d'homme à affronter, c'est tout mon côté féminin qui s'est développé. Mon éducation religieuse n'a fait que renforcer cette tendance : la charité consistait, d'abord, à être conciliant avec tous… » (Jacques Breton, "Chemin initiatique et vie mystique" dans Regards inédits sur Graf Dürckheim, éd. Béthanie 1990.
[12] Cf Ecrits de Jacques Breton sur Maître Noro et le kinomichi « C'est grâce au kinomichi, cet art japonais issu de l'aïkido que j'ai pu vivre mon corps comme lieu de rencontre avec l'autre. L'art du kinomichi, en effet, consiste à développer l'énergie interne et à la mettre au service d'un partenaire, dans une attitude de réceptivité et de transmission. Le corps participe activement à la rencontre de l'autre en créant une forme de communion à travers des exercices très programmés. Maître Noro, le fondateur du kinomichi, insiste beaucoup sur la présence à l'autre. Elle n'est ni possessive, ni fusionnelle, ni dominatrice et pourtant elle n'est pas passive du fait qu'il s'agit d'un mouvement qui engage toute la personne. C'est une communion d'énergie qui se réalise. Malgré leurs différences les deux partenaires ne sont plus en opposition ni en fusion. Ils se libèrent peu à peu de tout ce qui les oppose au mouvement de la vie : les tensions, les jugements, les peurs. Le mouvement n'est juste que si règne entre eux une parfaite harmonie. C'est par le corps et dans le corps que se réalise cette transformation. Ainsi, le corps devient-il médiation et non pas seulement instrumentalisation. En laissant agir des énergies issues de notre fond, le corps se transforme et devient plus transparent, plus souple, plus vivant. Ces pratiques m'ont permis de vivre la verticale, un des aspects essentiels de l'unité corps-esprit que j'avais déjà découvert à Rütte dans le dessin méditatif. L'homme est à la fois de la terre et du ciel. Son lien physique avec la terre lui rappelle son origine animale, sa solidarité avec le cosmos, le rapport concret avec l'existence, mais en se détachant de la terre, il se coupe de la réalité. Le lien avec le ciel lui est aussi indispensable, sinon il se sépare de ce qui donne à l'homme toute sa dimension spirituelle. Et c'est dans son corps qu'il doit vivre sa verticalité terre - ciel. L'homme est un être debout. Le pratiquant de la méditation zen doit sentir le contact avec la terre à travers ses ischions, son coccyx. En prenant appui sur cette terre, dans l'expiration, il laisse remonter l'énergie le long de sa colonne vertébrale pour s'ouvrir au ciel. C'est à cette condition seulement qu'il pourra être présent à sa respiration abdominale et finalement à son centre vital. Je puis assurer combien la prise de conscience de la verticalité m'a aidé à exister en me donnant un équilibre, une grande confiance. Grâce à elle, j'ai pu m'ouvrir sans peine car je me sentais suffisamment solide pour ne plus me laisser ébranler par tout ce qui venait de l'extérieur. Cela me rendait plus disponible, plus à l'écoute de mon entourage. » (Jacques Breton, L'itinéraire singulier d'un prêtre catholique, p.98-99)
[13] Karlfried Graf Dürckheim (1896-1988) habitait à Rütte près de Todtmoos, en Forêt Noire, c'est là qu'il est mort. (Cf. K G Dürckheim)
[14] « Toujours l'ombre et la lumière vont de pair. La Mère, compagne d'Aurobindo, insiste auprès de ses disciples pour dire : “Si vous découvrez une ombre très épaisse et très profonde, soyez sûr, quelque part en vous, d'une grande lumière, à vous de savoir utiliser l'une pour réaliser l’autre. C'est la moitié obscure de la Vérité” précise Aurobindo. En Extrême-Orient, ce thème est bien connu : au centre de toutes nos ténèbres il y a un soleil ; au cœur de nos maux, il est un mystère inverse, pour chaque élément aussi obscur qu'il soit. Même l'erreur la plus grotesque, contient des abîmes de vérité. Le tout c'est de passer de l'un à l'autre ... et tous les yogas s'y évertuent. Dans le christianisme ce passage, cette Pâque prend la figure de la croix, mais - on l'a parfois trop oublié en Occident, - de la croix transfigurée. L'acceptation libre de la mort ouvre sur la résurrection, les deux sont indissociables. Toutes les traditions initiatiques en parlent, la réalisation de l'être passe toujours à travers une mort. Mais seul est capable de parler de la vie, de donner la vie et d'enseigner la vie, celui qui sait quelque chose de la mort et qui en a une certaine expérience. Mourir implique toutes les morts dans notre vie quotidienne : chaque perte qu'on accepte, chaque lien qui se brise ou qu'il faut briser, chaque renoncement choisi ou imposé et mille autres manières. » (Karlfried Graf Dürckheim - Dialogue sur le chemin initiatique - Edition Albin Michel)