La sagesse orientale du Munichois Karlfried Graf Dürckheim, interview du Monde Diplomatique du lundi 29 novembre 1982
Issu d'une vieille famille bavaroise, le psychologue Karlfried Graf Dürckheim s'est consacré à la connaissance - et à la pratique - de la vie spirituelle orientale. Son enseignement s'inspire directement de la méditation zen. Dans cette interview il parle de zen, de tir à l'arc, propose de mettre sa conscience dans la nque... et opère un certain nombres de différences : différence "corps qu'on a" et "corps qu'on est" ; différence entre "petit moi", "moi existentiel" et "être essentiel", entre yin et du yang... Il était allemand mais parlait français d'où cette interview en français. Elle date de 1982 donc de 6 ans avant sa mort.
Plusieurs messages concernent la pensée de K G Dürckheim, en particulier :
- Sur les questions de thérapie, voir Thérapie initiatique et dessin méditatif, Marie-Aleth Lagente.
- Sur la méditation zen, voir La méditation comme exercice initiatique, Karlfried Graf Dürckheim. Traduction partielle d'Albert-Marie Besnard parue en 1977.
- Voir aussi Présentation du livre de G. Dürckheim "L'homme et sa double origine" par Jacques Breton en 1978, revue Le Supplément du Cerf
La sagesse orientale du Munichois Karlfried Graf Dürckheim
Frantz Woerly
KARL GRAF DÜRCKHEIM est né en 1896 à Munich. Issu d'une vieille famille bavaroise, il a dix-huit ans en 1914. Comme jeune officier, il mènera quatre ans de combats sur le front dans le nord-est de la France. Cette expérience est pour lui le point de départ d'une longue quête spirituelle. « J'ai vraiment eu la connaissance de ce qu'est la vie à travers la mort. »
Après la guerre, il quitte l'armée pour entreprendre des études de philosophie et de psychologie. De 1937 à 1947, il mène plusieurs missions universitaires au Japon. Étudiant « la base spirituelle de l'éducation japonaise », il approfondit par la pratique - la méditation zen, le tir à l'arc - sa connaissance de l'Orient.
Depuis 1948, il dirige près de Todtmoos en Forêt-Noire un centre de formation et de rencontres de psychologie existentielle. Sa philosophie se situe au carrefour de la psychologie, de la spiritualité et de la pensée orientale. L'assise et la méditation zen en sont la clef de voûte. Médecins, psychologues, religieux, mais aussi chefs d'entreprise ou jeunes en quête spirituelle viennent y chercher chaque année ce que tous appellent couramment "l'enseignement" de Graf Dürckheim[1].
► Comment s'est passée votre rencontre avec la tradition japonaise ?
K-G D : J'ai fait la connaissance du zen, mais surtout du tir à l'arc. Le disciple apprend à tirer, pendant un à trois ans, sur une cible de 1 mètre, à une distance de 3 mètres. Je me suis très vite rendu compte que le tir à l'arc comme expérience spirituelle est autre chose que de toucher le centre d'une cible avec une flèche ! Dans la tradition japonaise, une technique maîtrisée ne sert pas à une performance, mais au devenir de l'homme. Dès que vous êtes capable de maîtriser une technique entièrement et que le "petit moi", qui voudrait toucher la cible et a peur de rater, est effacé totalement, alors tout à coup la flèche part sans votre effort et peut vous faire toucher l'au-delà. Le sens de cet exercice est le développement spirituel.
Un jour, un ami japonais m'a dit : « Pour que quelque chose reçoive une importance religieuse, il ne faut que deux conditions : qu'il s'agisse de "quelque chose de simple" et "qu'on puisse le répéter".» C'est pourquoi la respiration est importante pour l'approfondissement de l'esprit. La méditation est basée sur l'entraînement de la respiration.
► Pourquoi avoir développé en Europe le zazen plutôt qu'une autre "technique" japonaise ?
K-G D : Jusqu'à présent, la méditation en Europe était toujours méditation sur un objet, une image ou une parole. La méditation zen est une méditation sans objet. C'est le vide que l'on cherche. Il est terriblement difficile de faire le vide dans sa conscience, mais c'est dans l'absence de cette multitude d'images et de pensées que tout à coup la plénitude peut éclater et faire toucher l'être. Car il existe des expériences qui nous font toucher une réalité complètement différente, qui n'est pas due à notre conscience conceptuelle. Nous nous trouvons touché par notre être essentiel qui est au-delà du temps et de l'espace. C'est la transcendance intérieure.
Beaucoup plus de personnes qu'on ne croit sont touchées par l'Être. Elles ont une petite expérience, mais ne se rendent pas compte de ce qui est arrivé et n'en font rien. Mais c'est cela qui marque notre temps. Pour la première fois, les Occidentaux commencent à prendre au sérieux le contenu de certaines expériences. Cette découverte est une réponse à la recherche de jeunes qui ont été touchés par l'Être. Ils vont en Inde ou au Japon pour retrouver ça. En vérité, ils l'ont en eux-mêmes.
Au fond, tout tourne autour d'une chose : la transparence pour la transcendance. La sagesse orientale peut nous faire sentir la réalité qui s'efface dès que notre conscience conceptuelle est en jeu. Tout ce que nous comprenons avec une conscience pour laquelle n'est réel que ce que l'on peut fixer et qui, comme dit Descartes, s'enchaîne dans une suite de concepts bien ordonnés fait disparaître la réalité de la vie. La logique "A est non B" et "B est non A" est fausse pour chaque chose vivante qui n'est jamais A et n'est jamais B : ce n'est pas tout à fait A ou plus tout à fait A !
Le péché originel, c'est la découverte de la conscience rationnelle, mais sans laquelle l'homme ne serait pas l'homme. C'est ce qui coupe le contact avec l'Être. Mais à travers des expériences, on peut retrouver le contact…
Quand "le plâtre commence à tomber".
► Il ne s'agit donc pas d'une croyance ?
K-G D : Évidemment pas. Aujourd'hui, l'Église, elle-même, recommence à prendre l'expérience au sérieux. Mais la théologie est devenue dure, et nous en sommes prisonniers. Elle ne permet plus au theo-logos de nous toucher. Et c'est là que la croyance se distingue de la foi. Les Anglais ont deux termes différents : belief et faith.
Une personne m'a un jour écrit : « Le plâtre commence à tomber pour moi. » Le plâtre, c'est la croyance, qui n'est rien d'autre que de croire ce qu'enseigne l'Église. Naturellement, l'enseignement existera toujours, mais sans expérience, il ne dit pas grand-chose. Et tout ce qui est "logie", la théologie, la biologie, la psychologie, est au fond une contradiction. Il n'existe pas de "logie" dans ce qui est vivant. À la place, on devrait mettre le mot "sophie", et parler de la biosophie, psychosophie. Ce ne sont que des mots, mais qui indiquent quelque chose d'important.
► Vous vous méfiez beaucoup de la conscience rationnelle.
K-G D : Le plus important de nos jours, c'est de connaître les limites de la connaissance rationnelle. Nous devons bien sûr nous incliner devant les découvertes scientifiques. Mais c'est un côté de la médaille. L'autre, c'est qu'à cause de cet effort qu'a fait l'esprit occidental dans la direction du rationnel, il a négligé la réalité de l'homme en tant que sujet.
Un jour, lorsque j'étais étudiant, j'ai entendu un professeur dire : « La note "do", c'est deux cent cinquante vibrations à la seconde. »
Je me suis levé et lui ai dit : « Vous ne pouvez pas dire ça. Vous pouvez dire que, lorsqu'on entend "do", il y a quelque chose qui vibre à cette vitesse, mais le son "do" en tant que tel est autre chose. C'est une qualité qui vous touche et qui est différente du "ré". Je vis avec les sons, pas avec les ondes. »
« C'est très bien ce que vous dites, me répond-il, mais ce n'est que subjectif. »
Dans cette remarque « ce n'est que subjectif », il y a la grandeur et la tragédie de l'esprit occidental. D'un côté, ça nous a rendus capables de développer la technique. De l'autre côté, nous avons oublié la profondeur de l'homme.
Il y a autre chose d'important. Où localisons-nous la conscience conceptuelle ? Dans le front. Aussi voyons-nous que les gens qui réfléchissent sérieusement, qui ont des soucis, ont un regard fixe. Et dans la mesure où notre conscience est située dans le front, nous pouvons être sûrs que nous ne verrons jamais quelque chose de transcendant.
Alors, où est située la conscience ? Les Hindous parlent de la nuque comme étant la petite porte de prâna[2]. Chacun peut en faire l'expérience : s'il place sa conscience dans la nuque au lieu du front, il verra autrement et verra autre chose.
► L'expérience spirituelle : voilà qui fait beaucoup penser aux sectes.
K-G D : Les temps modernes se transforment. De plus en plus de personnes s'éveillent à la profondeur. Cela crée une certaine atmosphère et partout se développent des sectes qui sont un danger pour ceux qui ont cette nostalgie de l'Être. Ces personnes sont victimes de sectes qui font d'une réalité quelque chose de factice. Mais on ne peut accuser la vérité parce qu'il y a le mensonge.
► Vous opposez souvent le thérapeute au psychologue et au médecin. Pourquoi ?
K-G D : Guérir veut dire remettre quelqu'un en bonne santé, lui rendre l'efficacité de son corps. Mais la thérapie, c'est autre chose. Le thérapeute est le "compagnon sur le chemin".
Parlant du corps, il faut faire la différence entre le "corps qu'on a" et le "corps qu'on est". Le "corps qu'on a" cherche la santé, l'efficacité, la force. Le "corps qu'on est" est l'ensemble de gestes par lesquels on se présente et on s'exprime. Il est l'organe par lequel nous pouvons sentir la transcendance intérieure. En allemand,
- le terme Körper désigne le "corps qu'on a",
- Leib le corps " qu'on est ". Le thérapeute s'occupe de celui-ci.
Mais je dirai que le thérapeute de l'homme âgé, à partir de quarante ans environ, c'est la mort, qui a un message pour cet homme. Il dit ceci : « Tu as la permission maintenant de lâcher prise, de lâcher ce qui était, jusqu'à présent, au centre de ta vie. Lâche ce qui t'a occupé en tant qu'être existentiel, et permet à ton être essentiel de se manifester. Commence à cheminer vers la maturité. » Et le fruit de la maturité, c'est l'homme qui a dépassé la peur de la mort.
Il est terrible de voir la façon dont les hommes sont prisonniers d'un esprit, d'un ordre de la communauté, où chacun est réduit à être le fonctionnaire d'une petite chose. L'État ne devrait pas seulement voir le bien-être et la sécurité des citoyens, mais également s'occuper de lieux où pourrait grandir la Vie, au sens profond du mot.
► Quelle est pour vous la structure psychique de la personne ?
K-G D : Voilà une question importante.
- Il y a d'abord le "petit moi", qui est toujours anxieux de survivre et de se maintenir, qui cherche la jouissance. C'est ce qui fait l'homme arrivé, le petit bourgeois sûr d'avoir son bifteck.
- Il y a aussi le "moi existentiel" : c'est le citoyen capable de respecter les valeurs et de répondre aux lois de sa communauté.
- Mais ça n'est pas encore l'homme qui a un contact avec son être essentiel qui est, lui, le noyau de l'être humain.
La découverte des valeurs du bon, du beau, du vrai pour le "moi existentiel" est la première entrée de la transcendance dans l'esprit, mais en même temps, cette conscience peut être l'obstacle même de la découverte de l'essentiel. Car la conscience absolue est une gifle pour l'homme éthique.
► Quelle différence faites-vous entre l'homme oriental et l'homme occidental ?
K-G D : La grande différence se trouve dans le fait que le mot " personne " n'existe pas dans le dictionnaire japonais. Pour l'Oriental, le sommet spirituel, c'est de s'effacer dans la Réalité divine, dans le Souffle, l'Énergie cosmique. Tandis que pour l'Occidental, il faut en témoigner dans l'existence.
L'expression orientale "le voile de Maya"[3] nous apprend que toute chose est un invisible élevé à un état de mystère dans le visible. Mais pour l'Occidental, ça n'est pas un voile, c'est la manifestation du divin qui est notre être essentiel. Et ce qui est important, c'est de découvrir que l'on est ce que l'on cherche.
L'homme dit qu'il cherche Dieu ; il devrait dire qu'il se laisse trouver. Si nous disons : « Je cherche mon être essentiel », nous pouvons être sûrs que nous l'empêchons de nous toucher, car c'est l'Être qui nous cherche.
► Vous parlez souvent de l'aspect yin (féminin) qui existe en l'homme. Cela rappelle la remise en cause du statut du masculin aujourd'hui ?
K-G D : Il n'y a pas de doute que notre siècle a reconnu que le yin n'est pas moins que le yang[4]. Mais qu'est-ce que le masculin et le féminin ?
- Le masculin pénètre, tranche et met en forme.
- Le féminin reçoit, réconcilie et dissout.
Et chacun peut se demander s'il est plutôt yang ou plutôt yin. Aujourd'hui, les hommes découvrent le côté yin, et ils se rendent compte qu'il faut le développer pour savoir ce qu'est l'amour. Le féminin est celui qui ressent la profondeur. D'ailleurs, le fait que l'on reconnaisse l'importance de l'expérience divine provient d'un esprit yin plutôt que yang.
► Vous avez développé votre philosophie à peu près à la même époque que l'existentialisme. Vous connaissez la phrase de Sartre : « L'existence précède l'essence. » Est-ce que, pour vous, il s'agit de l'inverse ?
K-G D : Je crois que l'existence vécue jusqu'au bout arrive à l'essence. Ça n'est que si vous vous enfoncez totalement dans ce que l'existence vous offre que vous allez toucher l'Être. Si vous évitez de vous plonger dans l'existence pour quelque raison que ce soit, vous n'arriverez jamais !
Un maître japonais disait : « Qu'est-ce que vous avez au fond contre le "moi" ? Au contraire, il faut dire : Go on ! Va jusqu'au bout ! Alors, un beau jour tu tomberas sur ton visage et tu feras l'expérience. Mais tu ne la feras jamais si tu te retires avant ! »
Je crois que l'existentialisme arrive à être un essentialisme. Ou plutôt, disons que c'est dans l'instant présent que l'on découvre l'essence et non pas en réfléchissant et en se perdant dans les nuages. C'est ça la fausse idée que l'on a quand on parle de l'Orient et de la méditation : que les gens perdent le sol sous leurs pieds. En fait, ils trouvent leur sol.
► Mais cette expérience de l'Être, d'où peut-elle venir ?
K-G D : Lorsqu'on me demande : « Où peut-on faire des expériences de l'Être ? », je réponds qu'il y a quatre domaines : la nature, l'art, le culte et l'érotisme.
Par exemple, pour l'érotisme, il faut faire la différence avec la sexualité au sens sensuel. Une caresse très fine peut aider à voir une profondeur extraordinaire, qui est autre chose que l'intensité d'une expérience sexuelle. Il faut faire la différence entre la profondeur et l'intensité. Et je vois beaucoup de femmes qui viennent me voir parce qu'elles ont été blessées par le manque de subtilité dans la caresse de l'homme.
Mais pour revenir à votre question, il y a une phrase japonaise qui est très belle : « Chaque situation est la meilleure des occasions pour avancer sur le Chemin », autrement dit, pour toucher l'Être.
[1] Sur la quinzaine d'ouvrages qu'a écrits Karlfried Graf Dürckheim, dix ont été traduits en français et édités aux Éditions le Courrier du livre - Pratique de la voie intérieure; Hara, centre vital de l'homme; Le Japon ou la civilisation du silence - et aux Éditions du Cerf - L'Homme et sa double origine; Dialogue sur le chemin initiatique.
[2] Prâna : pour les Hindous, il s'agit de la force infinie et omniprésente qui se manifeste dans l'univers comme mouvement et énergie, et dans le corps comme courant nerveux et pensée-force.
[3] Maya : l'illusion qui nous fait voir l'Essence (Brahman) sous l'aspect de l'univers.
[4] Le yin et le yang sont les deux principes constitutifs et explicatifs du monde dans la pensée chinoise. Ils forment un couple indissociable. Le yin est le principe féminin, le yang le principe masculin.