Des livres qui aident à vivre : autour de Fabienne Verdier
Voici une présentation et des extraits de deux livres de 2003 et 2007 qui, encore aujourd'hui, aident à vivre et rejoignent à leur manière de nombreuses démarches proposées au centre Assise :
- Passagère du silence de Fabienne Verdier
- Entretien avec Fabienne Verdier, de Charles Juliet (paru aussi dans Entre ciel et terre de F. Verdier)
La majeure partie de ce qui est mis ici avait été publié dans la revue interne au centre Assise, La Voix d'Assise n° 40 – Janvier 2008.
I – Un livre qui aide à vivre : Passagère du silence.
Nous avons lu Passagère du silence de Fabienne Verdier, Albin-Michel 2003.
Pour devenir un véritable artiste, il faut y mettre le prix, s'engager à fond dans une quête où rien, absolument rien, n'est tracé d'avance, et que seule une puissante nécessité intérieure permet de poursuivre.
Le parcours de Fabienne Verdier est exceptionnel. Étudiante aux Beaux-Arts de Toulouse, elle est partie en Chine à l'âge de 20 ans pour y chercher le secret de la peinture et de la calligraphie traditionnelle chinoises. Elle y restera dix ans. À force de persévérance, et malgré des difficultés inimaginables, elle parvient à rencontrer de grands maîtres, que la Révolution culturelle a rejetés et méprisés. L'un d'entre eux en particulier, Maître Huang, la guidera dans une initiation grâce à laquelle sa vocation de peintre trouvera peu à peu son expression personnelle.
Passagère du silence est le récit captivant d'une aventure humaine surprenante. De plus, il nous offre un témoignage de première main sur les conditions de vie très dures de la société chinoise après Mao. Mais la pauvreté, l'inconfort, les tracasseries de tous ordres, n'ont pas découragé Fabienne Verdier, ni affaibli sa soif d'apprendre et sa capacité de s'émerveiller. Au contraire, son immersion totale dans une culture tellement différente, l'isolement loin de son pays et de sa famille, semblent stimuler la vivacité de son esprit, qui sans cesse établit des ponts entre l'Orient et l'Occident. Ainsi le livre se trouve-t-il émaillé de références, de citations de poètes, de peintres, de grands spirituels. Et les enseignements des maîtres (voir la citation qui suit) sont illuminés de sagesse, de sérénité et de beauté, malgré l'adversité à laquelle ils sont confrontés.
Une quête artistique si profonde et exigeante est à l'évidence une quête spirituelle. Comme toute quête spirituelle authentique, elle abolit les frontières et fait entrer dans l'expérience de l'universel. On sort de la lecture de ce livre avec un sentiment plus fort d'appartenir à une seule humanité en marche vers son accomplissement.
P S. Fabienne Verdier a également publié en 2001 chez Albin-Michel un très beau livre de ses œuvres : L'unique trait de pinceau.
Extrait de Passagère du silence (p. 202-203)
Un après-midi où il faisait très chaud, nous décidâmes de faire une longue sieste[1]. Je ne sais pourquoi, je me mis à penser aux êtres chers que j'avais laissés en France. […] Le maître lut peut-être une certaine tristesse sur mon visage et me demanda à quoi je pensais :
« À des amis, à mes parents en France », soupirais-je.
« Admire la puissance de l'esprit : tu es ici, allongée sur le versant d'une montagne chinoise, et ton esprit que se transporter dans ton pays natal ! L'esprit possède des possibilités d'excursion infinie ; tu dois t'en servir pour voyager. Il établit des connexions tout seul ; il est de même nature que le nuage qui passe ; le sable n'existe pas pour lui. Suis ses variations sans fin. Il faut accepter nos pensées diverses, même contradictoires. Pour le nourrir, sois attentive à la petite brume du matin, au balancement de la branche dans le vent, à tous les lieux où tu te trouves car les lieux cultivent l'esprit. Pourquoi aurais-je amené ici sinon pour cette raison ? Nourris ton esprit, pas seulement de connaissances livresques comme tant de gens, mais de la réalité qui t'entoure, de tes songes aussi – entraîne-toi à rêver et à te souvenir de tes rêves une fois éveillée, à ler commander en réfléchissant, juste avant de t'endormir, à ce que tu souhaites que soit leur point de départ – alors tu verras fonctionner la plus haute qualité de l'esprit qui est de produire des intuitions. Elles fuseront en grand nombre et il te suffira de transcrire cette poésie qui passe dans l'instant. Arrête de cogiter, d'essayer de comprendre ; oublie, oublie, et ton esprit comprendra "subitement" pour toi. »
II – Entretien avec Fabienne Verdier de Charles Juliet
J'ai aussi beaucoup aimé Entretien avec Fabienne Verdier, de Charles Juliet (Albin Michel, nov. 2007). Ce petit livre est une invitation à la Vie, qui ne peut que résonner chez ceux que mobilise la recherche de l'Essentiel. La rencontre qui nous est ici proposée est celle de deux "grands" : Charles Juliet, écrivain et poète d'une rare profondeur, et Fabienne Verdier, peintre, initiée pendant dix ans en Chine par un authentique maître calligraphe et qui, ensuite, a osé faire évoluer son art en écoutant ses propres intuitions. Tous deux, l'un par l'écriture, l'autre par la peinture, se sont voués à la quête de "l'Impérissable", qu'il s'agit de laisser émerger du plus profond de nous-mêmes et, autant qu'il est possible, de transmettre au monde.
Dans un très beau texte d'introduction, Charles Juliet rappelle les principaux aspects de ce qu'est pour lui le parcours d'un véritable artiste : une longue, patiente et rigoureuse approche de cet état de totale disponibilité duquel procède, enfin, l'acte de peindre (comme celui d'écrire, d'ailleurs). Il faut une grande exigence, une ardente passion, un effacement de soi dans le non-vouloir et le non-savoir..., pour devenir un Cézanne ou un Giacometti.
Dans l'entretien qui suit, Fabienne Verdier nous accueille dans son univers : l'atelier qu'elle a fait construire pour utiliser son pinceau de deux mètres de haut, les différents aspects de sa mise en condition avant de peindre, l'importance qu'elle accorde à la nature, à la méditation, au chant, à la solitude, les états intérieurs qui la transportent... Elle doit être totalement abandonnée à l'Insaisissable pour que l'énergie qui la traverse puisse être enfin projetée sur la toile, dans un "unique trait de pinceau" fulgurant dont la puissance et la vérité saisissent celui qui la contemple : "Tout est en place et à sa juste mesure, c'est exactement ce que cela doit être", écrit Charles Juliet.
Ainsi nous est-il donné d'entrevoir à quelle intensité de vie peut accéder celui ou celle qui, artiste ou non, se laisse travailler, émonder, jusqu'à être visité(e) par la Lumière. Je peux me dire que cela n'est réservé qu'à des personnalités d'exception. Mais je peux aussi être habité(e) par l'intime certitude que la Vie ne m'attend nulle part ailleurs que là où je suis, dans le plus infime du quotidien, pourvu que "libre et sans entraves", désencombré(e) des projections du moi, je me dispose à voir, écouter, accueillir ce qui veut naître.
Charles Juliet et Fabienne Verdier réveillent mon aspiration à la "vastitude", à la joie illimitée de l'être unifié. Mais je comprends que le jaillissement de la lumière, du geste créateur, de l'acte juste, ne peut être cherché dans l'impatience et l'avidité. Il vient en son temps, comme une fleur qui s'ouvre soudain, un élan que rien, désormais, ne peut plus contenir.
Le texte et l'entretien publiés dans ce petit livre figurent également dans la superbe monographie de Fabienne Verdier Entre ciel et terre (Albin Michel – Oct. 2007), pour laquelle ils ont été réalisés.
EXTRAITS de Entretien avec Fabienne Verdier
L'être qui a eu à vivre la mort à soi-même a été dépouillé des illusions, des prétentions, des simagrées du moi et a atteint une certaine impersonnalité. Il est simple, modeste, il aime le silence, le retrait, se tient au contact de ses ressources et à l'écoute de sa nécessité. Après s'être éprouvé, il ne craint plus de s'abandonner au non-vouloir, de s'immerger dans la tiédeur de la source. Se lover au plus intime de soi est même ce qui est recherché...
Être un – soit n'être plus divisé, ne plus souffrir de la dualité – est une jouissance extrême. Qui a connu cette jouissance ne cesse plus de vouloir la connaître à nouveau. Toutes limites abolies, reployé en son centre mais ouvert au monde, l'être se trouve projeté hors du temps, et la vie qui soudain surabonde le submerge d'un amour sans raison.
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Pour la peinture, ma nécessaire conviction, c'est cet abandon pour laisser advenir. Retrouver ce cœur pur, naturel celui de l'enfant. Abattre les frontières entre le soi et le vivant de toutes choses. Et alors un échange incessant s'engage, extérieur-intérieur, un cycle naturel de revitalisation, d'auto-régénérescence incroyable.
Cette conscience est silence actif. Elle permet d'entretenir une jeunesse vitale.
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C J : Désapprendre pour parvenir à une totale liberté intérieure. Vous, Fabienne, pensez-vous avoir conquis cette liberté que tout calligraphe se doit d'atteindre?
On ne conquiert pas cette liberté-là, elle naît en vous un matin d'hiver.
(...) Combien de morts, de renaissances m'a-t-il fallu traverser pour qu'une once de liberté, d'authenticité et de vérité apparaisse au bout de mon pinceau. Les métamorphoses ont été violentes, les constructions de chrysalides nombreuses, avant que je devienne ce papillon butinant l'instant.
(...) La peinture exige cet autre état de conscience pour agir à partir de l'essence. Un sans-vouloir naturel, libéré de la pensée raisonnante, de la raison analytique, des dogmes moraux, des automatismes de perfection, de la préoccupation des apparences. Il s'agit bien de tout oublier de cet état d'être là. Tout oublier jusqu'à l'abandon du moi pour un temps. Oublier ce que l'on veut être, car c'est un frein au destin. Oublier ce que l'on croit être car c'est une prison qui ne nous laisse que peu de chances de découvrir nos territoires inconnus.
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C J : L'inachevé d'une toile sollicite l'imagination, ouvre sur un possible devenir. Cherchez-vous parfois à ce que certaines de vos toiles donnent une impression d'inachevé?
(...) "L'inachevé" est la porte d'accès secrète au voyage poétique de la peinture. Si je m'engage dans une certitude, j'échoue lamentablement. L'encre n'écoute pas cette volonté-là. J'ai du mal avec la peinture imitative, je cherche plutôt la magie pure, la force évocatrice de l'esprit. J'ai encore plus de mal avec l'artiste qui transcrit la laideur par la laideur, la bêtise par la bêtise, la beauté par la beauté, la destruction par la destruction, la nausée par la nausée ! Comment solliciter la rêverie d'autrui par cette voie primaire ? Le début de l'aventure, c'est peut-être quand on n'a plus que son regard intérieur pour construire.
L'esprit est une puissance rayonnante, il est limpide et éclairant. N'a-t-il pas un fugace génie de suggestion ? Il passe, défile, illumine, vagabonde sans jamais se fixer.
Au-delà du "Je", qu'y a-t-il ? Des frontières indicibles… la vie sans limites où toutes les formes sont possibles.
"L'inachevé" est le principe même de ma peinture. Dans le flux du coup de pinceau, c'est le blanc volant au cœur du souffle. C'est le vide qui circule dans le plein du trait et qui laisse advenir la matière. Cette rupture entre poussière minérale de l'encre et vide au sein d'une dynamique influe sur la forme en devenir. Pour emprunter les chemins des blancs volants, "l'œil de chair" ne suffit pas, il s'agit de trouver "l'œil de l'âme". C'est une sorte débauche de la vision que vous avez.
L'impermanence n'est-elle pas la nature propre du vivant ? Les manques dans l'encre parlent de cette constance du changement.
[1] L'auteur et son maître effectuent ensemble une excursion d'un mois pour visiter les temples dans la montagne.