Le conte zen "L'art merveilleux d'un chat", selon une version publiée par K. Graf Dürckheim
Le conte qui suit vient de l’école de sabre Ittô-ryû (一刀流) fondée au XVIIe siècle au Japon. Ce texte semble avoir servi d'enseignement secret pour la pratique du Zen.
La présente version a été rapportée du Japon par Karlfried Graf Durckheim (traduction du japonais par Takeharu Teramoto puis traduction de l'allemand par Hella Lobstein).
Le texte est paru dans le livre de K-G Dürckheim, Hara, Courrier du livre 1974, p.244- 252 ; repris tel quel dans Le maître spirituel selon les traditions d'Orient et d'Occident, Revue Hermès n° 3, éd. des deux océans 1983, p. 161-167 .Graf Dürckheim a également fait figurer ce conte dans Merveilleux chat et autres récits zen (Le courrier du livre, 2004, p. 76-90) dans une traduction légèrement différente et avec de superbes dessins, ainsi que dans Le Zen et nous p. 131 sans les dessins. Pour d'autres versions voir https://terebess.hu/zen/macska2.html en particulier la traduction de D. T. Suzuki.
G. Dürckheim a introduit des mots qu'il affectionne comme "l'Être", aussi, pour une autre approche, la traduction anglaise d'un paragraphe par D. T. Suzuki figure en note 1.
L'art merveilleux d'un chat
Neko no myō-jutsu 猫の妙術
Il était une fois un maître d’escrime du nom de Shoken. Dans sa maison, un gros rat causait du désordre. Même en plein jour il courait partout. Un jour, le maître de maison l’enferma dans sa chambre et dit à son chat domestique de l’attraper. Mais le rat lui sauta à la gorge et le mordit si cruellement qu’il se sauva en miaulant très fort. Ensuite Shoken amena plusieurs chats du voisinage réputés pour leur grande vaillance et les fit entrer dans la chambre. Le rat était assis, ramassé sur lui-même dans un coin, et dès que l’un des chats l’approchait, il lui sautait dessus et le faisait fuir. Le rat avait un air si féroce qu’aucun des chats n’osait l’approcher à nouveau. Alors le maître de maison se mit en colère et courut lui-même après le rat pour le tuer. Mais celui-ci évitait tous les coups du savant maître d’escrime qui cassa portes, shojis, karamis et autres objets tandis que le rat fendait l’air, rapide comme l’éclair, esquivant chacun de ses mouvements. Enfin, lui sautant au visage, il le mordit.
Finalement, ruisselant de sueur, Shoken appela son serviteur. « Il paraît, dit-il, qu’à six ou sept cho d’ici vit le chat le plus vaillant du monde. Va, et amène-le.»
Le serviteur apporta le chat. C’était en fait une chatte qui ne semblait pas bien différente des autres chats. Elle n’avait l’air n’avait l’air ni particulièrement intelligente, ni particulièrement dangereuse. Aussi le maître d’escrime ne lui fit pas particulièrement confiance. Néanmoins, il lui ouvrit la porte et la fit entrer. Calme et silencieuse, comme si elle ne s’attendait à rien de singulier, la chatte s’avança dans la pièce. Le rat eut un sursaut et ne bougea plus. La chatte en toute simplicité s’approcha lentement de lui, le prit dans sa gueule, et le porta dehors.
Dans la soirée les chats battus se réunirent dans la maison de Shoken. Respectueusement, ils offrirent à la vieille chatte la place d’honneur s’agenouillèrent devant elle et dirent modestement : « Tous, nous avons la réputation d’être vaillants. Nous nous sommes entraînés dans cette voie et nous avons aiguisé nos griffes afin de vaincre n’importe quel rat, ou même des loutres et des belettes. Jamais, nous n’aurions cru qu’il put exister un rat aussi fort. Par quel art l’avez-vous vaincu aussi facilement ? N’en faites pas un secret, dites-le nous. »
Alors, la vieille chatte rit et dit : « Vous autres, jeunes chats, tout en étant vaillants, vous ignorez la vraie Voie. C’est ainsi que vous manquez de réussite quand vous vous trouvez en face de quelque chose dont vous n’aviez aucune idée. Mais d’abord, dites-moi comment vous vous êtes entraînés ? »
Alors, un chat noir s’approcha et dit : « Je suis issu d’une lignée célèbre en capture de rats. Aussi, je décidai de poursuivre dans cette voie. Je sais sauter des paravents hauts de deux mètres. Je sais m’insérer dans un trou minuscule où seul un rat peut se glisser. Tout enfant, je me suis exercé dans tous les arts acrobatiques. Même si, sortant du sommeil, quand je ne suis pas encore tout à fait présent, au moment où je rassemble mes esprit, je vois un rat courir sur une poutre, d’un saut je m’en empare. Mais ce rat-ci était le plus fort que j’aie jamais rencontré et j’ai subi la plus épouvantable défaite de ma vie. J’en ai honte. »
Alors, la vieille chatte dit : « Ce en quoi tu t’es exercé, ce n’est proprement rien d’autre qu’une technique, (shosa, un art purement physique). Quand les anciens enseignèrent la technique c’était pour eux une des formes de la Voie (michisuji). Leur technique était simple mais enfermait dans son sein la plus haute sagesse. Le monde d’aujourd’hui s’occupe uniquement de technique. Certes, beaucoup de choses furent inventées ainsi d’après la recette : « à condition de faire ceci ou cela, on obtient ceci ou cela. » Mais qu’obtient-on ? Rien que de l’habileté. En abandonnant la voie traditionnelle, on instaura, par usage de l’intelligence jusqu’à l’abus, la compétition dans la technique et maintenant on n’avance plus. C’est toujours ainsi, si on ne pense à rien d’autre qu’à la technique et si on ne se sert que de son intelligence. Bien sûr, elle est une fonction de l’esprit, mais si elle ne prend pas racine dans la Voie et si elle vise l’habileté seulement, elle devient le germe du faux et le résultat est néfaste. Donc recueille-toi et exerce-toi dorénavant dans le sens juste. »
Alors, un gros chat au pelage tigré s’approcha et dit : « C’est, je pense, uniquement l’esprit qui compte dans l’art chevaleresque. Ainsi, depuis toujours, je me suis exercé en ce pouvoir (ki wo neru). Maintenant, il me semble, mon esprit est dur comme l’acier et libre ; rempli de l’esprit qui comble terre et ciel. À peine l’ennemi perçu, déjà cet esprit tout puissant le fascine et d’avance, la victoire est à moi. Alors seulement j’approche, sans réfléchir, tout comme la situation l’exige. Je m’oriente d’après le « son » de mon adversaire. Je fascine le rat d’après mon bon vouloir, à droite, à gauche, j’appréhende chacun de ses mouvements. Quant à la technique comme telle, je n’en ai cure. Elle se fait d’elle-même. Un rat qui court sur une poutre : je le fixe et déjà il tombe, il est à moi. Mais ici, ce rat mystérieux arrive sans forme et s’en va sans trace. Qu’est-ce ? Je l’ignore. »
Alors, la vieille chatte dit : « Ce pourquoi tu t’es donné de la peine, n’est qu’une force psychique et ne ressort pas du bien qui mérite le nom de bien. Le fait seul d’être conscient du pouvoir dont tu veux te servir pour vaincre suffit pour agir contre ta victoire. Ton moi entre en jeu. Mais si le moi de l’autre est plus fort que le tien, qu’arrivera-t-il ? Si tu veux vaincre l’ennemi uniquement par ta force supérieure, il t’oppose la sienne. T’imagines-tu être le seul fort, et crois-tu tous les autres faibles ? Mais comment se comporter s’il existe quelque chose que l’on ne peut pas vaincre, avec la meilleure volonté, par sa propre force, fût-elle supérieure ? Voilà 1a question ? La force spirituelle que tu sens en toi « dure comme l’acier, libre et remplissant terre et ciel », ce n’est pas la grande Puissance (Ki-no-sho) elle-même, mais son reflet seulement. Et ainsi ton propre esprit est seulement l’ombre du grand Esprit. Il paraît être la vaste Puissance, mais en réalité il est tout autre chose. L’Esprit dont parle Mencius est fort parce qu’il est éclairé en permanence d’une grande clairvoyance. Mais ton esprit ne dispose de sa puissance que dans certaines conditions. Ta force et celle dont parle Mencius sont d’origine différente et ainsi leur effet aussi est différent. Elles sont tout aussi opposées que le courant éternel du Yang-Tsé-Kiang et un raz de marée nocturne, subit. Mais de quel esprit faut-il faire preuve, quand on se trouve en présence de ce qui ne peut être vaincu par aucune force spirituelle contingente (kisei). Un dicton dit : « Un rat piégé mord même le chat. » L’ennemi en face de la mort ne dépend de rien. Il oublie sa vie, il oublie tout besoin, il s’oublie lui-même, il est libre de vaincre et d’échouer. Il ne vise plus à préserver son existence. Et c’est ainsi que sa volonté est telle que l’acier. Comment le vaincre avec une force spirituelle que l’on s’attribue soi-même ? »
Alors un chat gris, plus âgé, s’inclina et dit : « Oui, en vérité, c’est ainsi que vous le dites. Aussi grande que puisse être la puissance psychique, elle a en soi une forme (katachi). Mais tout ce qui a une forme, quelque subtil qu’il soit, est saisissable. C’est pourquoi, depuis longtemps, j’ai entraîné mon âme (kokoro : la puissance du cœur). Ce n’est pas moi qui exerce cette puissance qui terrasse l’autre spirituellement (le « soi », comme le deuxième chat). Je ne me bagarre pas non plus (comme le premier chat). Je me « concilie » celui qui est en face de moi, ne fais qu’un avec lui et ne m’oppose d’aucune façon. Quand l’autre est plus fort que moi je cède et m’abandonne, pour ainsi dire, à sa volonté. D’une certaine façon, mon art consiste à s’emparer d’un jet de gravier avec un filet souple. Le rat qui veut m’attaquer, aussi fort qu’il soit, ne trouve rien où s’appuyer, rien d’où s’élancer. Or, ce rat-ci n’a pas joué le jeu. Il est arrivé, il est parti, insaisissable comme une divinité. Jamais je n’ai rien vu de pareil. »
Alors la vieille chatte répondit : « Ce que tu appelles conciliation ne procède pas de l’Être, de la grande Nature. C’est une conciliation voulue, artificielle, une astuce. Consciemment, tu veux échapper ainsi à l’agressivité de l’ennemi. Mais, si tu y penses, fût-ce furtivement, il s’aperçoit de ton intention. Or si dans une telle disposition tu te montres conciliant, ton esprit prêt à l’attaque se trouble ; ta perception et ton acte sont perturbés dans leur tréfonds. Tout ce que tu entreprends avec une intention consciente entrave la vibration originelle de la grande Nature, gêne le surgissement de sa source secrète et perturbe le cours de son mouvement spontané. D’où viendrait alors l’efficacité miraculeuse ?
C’est uniquement en ne pensant à rien, en ne voulant rien et en ne faisant rien, mais en t’abandonnant dans ton mouvement à la vibration de l’Être, que tu n’aurais pas de forme saisissable. Rien sur terre ne peut surgir comme antiforme. Et ainsi il n’y a plus d’ennemi qui puisse résister.
Je ne suis nullement d’avis que tout ce que vous vous êtes efforcés d’acquérir soit sans valeur. Tout et n’importe quoi peut être une manière de suivre la Voie. Technique et Voie peuvent être identiques. Dans ce cas, le grand Esprit, « l’agissant », est intégré en elle et se manifeste dans l’action du corps. La force du grand Esprit (ki) sert la personne humaine (ishi). Celui dont le Ki est libre sait affronter tout, de la juste manière, dans sa liberté infinie. Au combat, sans se servir d’une force particulière, son esprit, en état de conciliation, ne cédera ni à l’or ni à la pierre. Une seule chose importe : que pas le moindre soupçon de conscience de soi n’entre en jeu, sinon tout est perdu. Si on pense au but, même d’une façon fugitive, tout devient artificiel. Cela ne procède pas de l’Être, de la vibration originelle de la voie-corps (do-tai). Dans ce cas, l’ennemi ne sera pas à votre merci, il vous résistera.
Alors quel procédé, quel art, doit-on utiliser ? C’est seulement si tu es dans l’état où tu es libre de toute conscience du moi (mu-shin), seulement si tu agis « sans agir », sans intention et sans astuce – en harmonie avec la grande Nature – c’est alors seulement, que tu es sur la vraie Voie. Abandonne toute intention, entraîne-toi à la non-intentionnalité et laisse faire l’Être. Cette Voie est sans fin et inépuisable. »
Et puis, la vieille chatte ajouta encore quelque chose d’étonnant : « Vous ne devez pas croire que ce que je viens de vous dire soit ce qu’il y a de plus élevé. Il n’y a pas longtemps, dans un village voisin du mien, vivait un matou. À longueur de journée il dormait. Rien en lui ne laissait soupçonner quoi que ce soit ressemblant à une force spirituelle. Il était là, étendu comme un morceau de bois. Jamais personne ne l’avait aperçu attrapant un rat. Or là où il dormait et vivait aussi bien qu’aux environs, il n’y avait pas de rats. Où qu’il apparut et s’étendit, on ne voyait plus aucun rat. Un jour je lui rendis visite et lui demandai comment il fallait interpréter ce fait. Je ne reçus point de réponse. Trois fois encore, je posai ma question. Il se tut. Non parce qu’il ne voulait répondre, mais parce que, de toute évidence, il ne savait quoi répondre. Ainsi je sus : « Celui qui sait quelque chose, ne le sait pas. » Ce matou s’était oublié lui-même et avait du même coup oublié toutes choses autour de lui : il était devenu « rien » et avait atteint le plus haut degré de non-intentionnalité. Et nous pouvons dire qu’il avait trouvé la divine Voie du chevalier : Vaincre sans tuer. Je suis loin derrière lui. »
Shoken entendit tout ceci comme dans un rêve. Il s’approcha, salua la vieille chatte et dit : « Depuis bien longtemps déjà je m’entraîne dans l’art de l’escrime, mais je n’en ai pas encore atteint la fin. J’ai écouté vos propos et crois avoir compris le vrai sens de ma voie ; mais instamment, je vous en prie : dites-moi encore quelque chose de plus sur votre secret.»
Alors la vieille chatte dit : « Comment ceci serait-il possible ? Je ne suis qu’un animal et le rat est ma nourriture ; que sais-je des affaires humaines ? Je sais uniquement ceci : le sens de l’art de l’escrime n’est pas de vaincre un adversaire. Bien mieux, grâce à cet art on arrive à un moment donné dans la grande clarté de la base lumineuse de la mort et de la vie (seishi wo akiraki ni suru). Un vrai chevalier, à travers ses exercices, doit s’adonner à l’entrainement spirituel dans le sens de cette clarté. Or pour ce faire, il lui faut avant toute chose explorer la doctrine de la base de l’être, de la vie, de la mort et de l’ordre de mort (shi no ri). Mais celui-là seul qui est libre de tout ce qui le distrait de la Voie, et surtout de la pensée qui limite et arrête, peut atteindre la grande clarté. Non troublé, laissé à lui-même, libéré du moi et de toute chose, l’Être et son mouvement (shinki) se manifestera en toute liberté quand et là où il le faudra. Mais si le cœur est attaché, fut-ce d’une manière tout à fait ténue, l’être est entravé et figé. Or, s’il est devenu un « figé-en-soi », il existera également un moi figé en lui-même et quelque chose qui s’oppose à lui. Ainsi deux forces s’opposent et luttent pour leur existence. Mais dans ce cas, les meilleures fonctions de l’Être, qui sont à la hauteur de tout changement, sont inhibées. Et si la mort se montre alors, le sens de la clarté propre à l’Être est perdu. Comment en cet état pourrait-on affronter l’ennemi de la bonne façon et envisager tranquillement victoire ou défaite ? Même si on obtenait la victoire, ce ne serait qu’une victoire aveugle qui n’a rien à voir avec le sens de l’art de l’escrime véritable.
Être libre de toute chose ne signifie point le vide. L’Être en tant que tel n’a pas de nature propre. Il est au-delà de toutes les formes. Il n’accumule non plus rien en lui. De sorte que si jamais on cherche à retenir la chose la plus infime, la grande Force s’y accroche et l’équilibre originel des forces est perdu. Pour peu que l’Être se trouve attaché à quelque chose, il n’est plus libre de se mouvoir et ne jaillit plus dans son abondance pleine et entière. Si l’équilibre provenant de l’Être est dérangé, sa force déborde vite là où elle peut s’écouler malgré tout, mais là où elle ne peut s’écouler, rien ne suffit.
Donc ce qui s’appelle liberté de toute chose ne signifie rien d’autre que ceci : si on n’accumule rien, si on ne s’appuie sur rien, si on ne fige rien, il n’y a ni fort ni contrefort, ni moi ni contre moi. Et s’il arrive quelque chose, on le rencontre comme inconsciemment et il ne laisse pas de trace. Dans Eki (« le livre des transmutations ») il est dit : « Sans penser, sans agir, sans mouvement, tout silencieux : ainsi seulement peut-on témoigner de l’Être et de la Loi des choses par l’intérieur, tout inconsciemment, et enfin devenir un avec Ciel et Terre. »
Celui qui exerce l’art de l’escrime de cette façon et vit ainsi est proche de la vérité de la Voie. »
Shoken, entendant cela, demanda : « Que signifie qu’il n’y a ni moi ni contre moi, ni sujet ni objet ? »
La chatte répondit : « Parce qu’il y a un moi, il y a aussi un ennemi. Si nous ne nous manifestons pas en tant que moi, il n’y aura pas non plus d’adversaire. Ce que nous appelons ainsi n’est qu’un autre nom pour ce qui signifie : opposition. Aussi longtemps que les choses gardent une forme, elles ont toujours une contre-forme. Chaque fois quelque chose se fige, il y a une forme particulière. Si mon être n’est pas conçu en tant que forme particulière, il n’en existe pas de contre-forme non plus. Là où il n’y pas d’opposition, il n’y a rien non plus qui puisse être contre. Or ceci signifie : il n’y a ni moi, ni contre-moi ; si on s’abandonne soi-même complètement, si on devient ainsi libre de toute chose, on est en harmonie avec l’univers, un avec toute chose, dans la grande Solitude. Même si la forme de l’ennemi s’éteint, on n’en prend pas conscience. Non pas, que l’on ne s’en aperçoive pas, mais on ne s’y arrête pas ; l’esprit se meut, continuellement libre de toute fixation et répond simplement en agissant librement du fond de l’être.
Si l’esprit est libre de toute occupation, le monde, tel qu’il est, est entièrement notre monde et ne forme qu’un avec nous. On l’appréhende alors au-delà du bien et du mal, de la sympathie et de l’antipathie. On n’est plus gêné en rien et nulle part on n’est attaché. Toutes les oppositions : gain et perte, bien et mal, souffrances et joies, proviennent de nous.
C’est pour cela que dans toute l’étendue du Ciel et de la Terre, rien ne mérite autant d’être connu que notre être propre.
Un poète ancien dit : « Un grain de poussière dans notre œil – et les trois mondes sont encore trop étroits. Si nous ne tenons plus à rien, – le lit le plus petit est encore vaste. » Ceci veut dire : si un grain de poussière pénètre dans l’œil, celui-ci ne peut plus s’ouvrir, car une vue claire n’est possible qu’à condition qu’il soit vide. Puisse ceci nous servir de parabole pour l’Être, qui est lumière illuminante et libre en soi de tout ce qui est quelque chose[1].
Un autre poète dit : « Entouré d’ennemis, cent mille en nombre, je serai écrasé en tant que forme. Mais l’Être est et reste mien, aussi fort que soit l’ennemi. Aucun ennemi ne peut jamais le pénétrer. »
Confucius dit : « Même l’Être d’un homme simple ne peut être volé. » Mais si l’esprit devient désordonné, l’Être se tourne contre nous-mêmes. C’est tout ce que je puis vous dire. Maintenant recueillez-vous et cherchez en vous-même. »
Un maître ne peut qu’essayer d’informer son disciple et de lui exposer ses raisons. Mais moi-même seul suis capable de reconnaître la vérité et de l’intégrer. Ceci est appelé l’intégration de soi (jitoku). La transmission se fait de cœur à cœur (ishin-denshin). C’est une transmission au-delà de la doctrine et de l’érudition (kyôge-betsuden). Ceci ne signifie pas : contredire le maître. Ceci veut dire simplement : même un maître ne saurait transmettre la vérité. Ceci n’est pas uniquement valable pour le Zen.[2]
À partir des exercices spirituels des anciens, en passant par la culture de l’âme, jusqu’aux beaux-arts, c’est l’intégration de soi qui est toujours le noyau central, et ceci n’est transmissible que de cœur à cœur. Tout « enseignement » se borne à indiquer, à orienter vers ce qui se trouve déjà en soi-même sans qu’on le sache. Donc il n’y a pas de secret que le maître puisse « transmettre » à son disciple. Il est facile d’enseigner. Il est facile d’écouter. Il est difficile de prendre conscience de ce que l’on a en soi ; de le trouver et d’en prendre possession effectivement. Ceci est appelé : « Regarder dans son propre être. Vision d’Être (ken-sei, ken-shô[3]) ».
Si cela nous arrive, nous avons le Satori : le grand Réveil du rêve, des illusions. Se réveiller, regarder dans son propre être, appréhender la Vérité de Soi : tout ceci, c’est la même chose.
[1] Graf Dürckheim utilise le mot "Être" là où D. T. Suzuki utilize le mot "Mind". Ainsi D. T. Suzuki traduit ce paragraphe : « An old poet sings: 'When there is a particle of dust in your eyes, the triple world becomes a narrow path; have your mind completely free from objects – and how much this life expands!' When even a tiny particle of sand gets into the eye, we cannot keep it open ; the eye may be likened to the Mind which by nature is brightly illuminating and free from objects. » (https://terebess.hu/zen/Neko-no-Myojutsu.pdf )
[2] Dans ce paragraphe figurent deux devises zen bien connues : kyôge-betsuden et ishin-denshin. « L'un des courants de l’école zen très puissant en Chine sous la grande dynastie des Song proclame la transmission directe en dehors des écritures [kyôge- betsuden 教外別伝] avec d’autres termes emblématiques tels que « l’enseignement indépendant des mots » [furyû-monji 不立文字], « la transmission de cœur à cœur » [ishin-denshin 以心伝心], « l’aspect réel (est) sans aspect » [jissô-musô 実相無相]. » (Yoko Orimo)
[3] Dans le zen rinzai, kenshô (見性), littéralement « voir la nature » en japonais (Dürckheim dit "voir l'Être"), désigne une certaine expérience d'éveil que les pratiquants de zen peuvent vivre et qui est reconnue par le maître. K Dürckheim en parle. Pour Alexis Ferrari, le kenshô désigne l'« expérience de l'éveil », la « vision de sa vraie Nature » ou l'« expérience du Bouddha » (La Voie du Zen par Alexis Ferrari). Le Satori est une expérience plus importante.