Kinomichi et christianisme. Article de Jacques Breton, prêtre
D'abord maître d'aïkido, Maître Masamichi Noro a transformé son art en fondant le kinomichi. Il était ami de K. Graf Dürckheim (cf. La méthode de maître Noro, le Kinomichi ; L'apparition de K G Dürckheim dans la vie de Maître Noro). Jacques Breton lui-même a vécu au centre de thérapie de Dürckheim pendant plus d'une année, et de retour à Paris a cheminé sous la direction de maître Noro qui est devenu un ami (cf. Historique du centre Assise et de Jacques Breton). Dans un premier message ont été rassemblées des réflexions de J. Breton sur le kinomichi (Ecrits de Jacques Breton sur Maître Noro et le kinomichi), ici il s'agit d'un article en tant que tel. Trouvé dans son armoire après sa mort en 2017, il n'est pas indiqué ni à quelle date, ni dans quel cadre il a été écrit, ni s'il a été publié[1].
- N. B. : Les titrres secondaires ont été ajoutés, ils reprennent des expressions de J. Breton.
- Plusieurs photos sont tirées du Jubilé de J. Breton en 2004. Dans le parc de la propriété de Saint-Gervais, une démonstration de kinomichi avait eu lieu sur scène et dans l'herbe. Comme le montre la dernière photo, en plus de J. Breton,, elle rassemblait 10 pratiquants du Centre Assise et d'autres clubs de kinomichi, en particulier trois responsables de la KIIA (association des instructeurs internationaux du kinomichi créé par maitre Noro) - Hubert Thomas (président), Lucien Forni (vice-président) et Jean-Pierre Cortier (trésorier) -, ainsi que Françoise Paumard, instructeur du Centre Assise qui venait d'arriver sur le plateau (et moi-même, Christiane Marmèche, on ne voit que le dessus de ma tête !). Ces photos sont de Léon Régent.
Kinomichi et christianisme
Par Jacques Breton, prêtre
J'étais aumônier de lycée depuis dix ans et j'assurais cette fonction au lycée Louis-le-Grand lorsque survinrent les événements de mai 1968. Ce furent des moments très forts. À ma demande, mon évêque m'autorisa à quitter l'année suivante le ministère diocésain pour me consacrer davantage à la prière et entrer plus profondément dans l'expérience de Dieu. Je restais un temps dans une fraternité de Carmes, puis je partis en ermitage. Pendant les quatre ans de vie en solitude je pris conscience de mes conflits intérieurs et particulièrement de ceux qui existent entre le corps et l'esprit.
Sur ma route, j'ai eu l'opportunité de rencontrer un grand sage et mystique allemand : K. Graf Dürckheim. Dans son centre en Forêt Noire, il m'aida à me réconcilier avec moi-même. À mon retour en France, un nom me fut donné pour poursuivre mon cheminement, celui de maître Noro[2].
Un jour, je me suis présenté rue des Petits Hôtels pour suivre son enseignement qui, en 1976, s'appelait "aïkido". Je me suis trouvé face à un Japonais qui s'est tout de suite imposé à moi comme maître, tant par l'autorité qui se dégageait de lui, que par sa qualité de présence et sa compétence. Le travail m'apparut assez superficiel et je sortais des séances avec souvent mal au dos. Pourtant je persévérais, estimant que c'était, malgré tout, une bonne gymnastique. C'est alors que maître Noro transforma entièrement son art et créa le kinomichi[3], non sans remous chez ses élèves. Pour moi, cela était une réponse à ce que je cherchais depuis longtemps : la possibilité d'allier le corps et l'esprit dans le mouvement et dans la relation à l'autre.
Sans doute, depuis un certain temps, je pratiquais le zazen.
S'il demeure une composante importante de mon chemin spirituel, le kinomichi m'a apporté un complément vraiment nécessaire. En effet, toute ma spiritualité repose sur l'amour, la vérité et l'union à Dieu dans le Christ. En tant que prêtre, je suis appelé à présider les cérémonies cultuelles où ma fonction consiste à exprimer le divin à travers les gestes et les paroles. Le kinomichi a certainement influencé très fort ma vie spirituelle : non seulement il m'a aidé à faire la vérité avec moi-même, mais il m'a permis de retrouver les attitudes juste en purifiant ma relation avec les autres.
En effet, étant avant tout un art du mouvement, le kinomichi favorise les gestes justes et les attitudes justes. En tant que prêtre, j'ai eu beaucoup à souffrir de cette dichotomie entre les gestes et ce qu'ils voulaient exprimer. Au fond j'éprouvais bien des difficultés à être présent dans la main qui se tend ou le pied qui touche le sol en marchant, il y avait comme un fossé entre la volonté qui décidait et le corps qui exécutait, comme si l'énergie, qui était impulsée par cette volonté, ne parvenait pas aux organes d'exécution : en imposant à mes gestes un ordre très extérieur, ils n'étaient plus mis en mouvement par toute la personne, mais agissaient par eux-mêmes et n'exprimaient plus rien.
Laisser couler la force pour qu'un geste soit juste ou vrai
Pour qu'un geste soit juste ou vrai, il faut que la personne tout entière, corps et esprit, l'exécute. Par exemple, si je tends la main pour serrer une autre main, cela peut n'être qu'un geste machinal, sans valeur ; mais si je veux en faire un geste de communion, tel que veut l'exprimer la poignée de main, toute ma personne doit être présente dans cette main.
Autre exemple : si, pour bénir l'assemblée au cours d'une cérémonie, j'exécute avec le bras et la main un signe de croix, ce geste n'aura de sens, pour ceux qui le regardent, que si, par la main du prêtre, c'est le Christ qui bénit ; il est donc nécessaire que l'esprit du Christ soit présent dans le bras qui se lève et trace la croix, sinon, il n'est plus signe, il n'est plus vrai, le corps n'est plus qu'un automate. Or, c'est cet accord que le kinomichi m'a aidé à rétablir.
Pour qu'un geste soit vrai, l'impulsion doit partir du centre de la personne, et c'est l'énergie interne, le "ki", qui doit exécuter le geste. Mais combien il est difficile de se laisser agir par cette force : des tensions, des blocages, des résistances font obstacle. Et aussi, je voulais trop bien "faire".
Combien de fois, maître Noro me disait : « Trop dur », ou bien « Laissez couler la force comme l'eau qu'elle symbolise ».
Ne rien durcir, mais garder sans cesse la souplesse des muscles, qui permet à cette eau, porteuse de vie jaillissant de la source intérieure, d'atteindre les extrémités des membres et au-delà. Je dois avouer qu'il m'a fallu beaucoup de temps pour assouplir le corps, ne rien forcer, et pour que tout le mouvement parte du centre vital. Et pourtant, le chemin ne faisait que commencer. Étant plus à l'aise avec mon corps, un approfondissement s'est fait : plus présent à ma verticale qui relie la terre au ciel, plus présent à moi-même dans le mouvement, plus présent aux autres avec le contact, je pouvais m'ouvrir davantage à l'Esprit. Ce n'était plus seulement la force "ki" qui m'animait, mais la force spirituelle à laquelle je m'abandonnais. Certes, je ne prétendrai pas dire comme saint Paul : « Ce n'est plus moi qui agis, mais l'Esprit divin qui agit à travers moi », car bien souvent, c'était encore le "petit moi" qui agissait, et surtout, je n'avais jamais la certitude que c'était l'Esprit du Christ qui passait à travers moi. Cependant je ressentais peu à peu une plus grande paix et une plus grande unité, aussi bien dans ma démarche que dans mes gestes.
Apprendre le contact juste avec le partenaire
D'autre part, si le kinomichi est essentiellement un art du mouvement, il est vécu entre des personnes et favorise les relations aux autres.
En tant que chrétien, j'ai la certitude que l'amour est la valeur suprême ; le Christ nous révèle que Dieu est amour, que tout homme est appelé à devenir fils de Dieu en Lui, aussi toute notre vie devrait être imprégnée de cet esprit d'amour. Mais que d'ambiguïtés sous ce mot et combien de nos actes en restent au plan des bonnes intentions ! C'est la personne tout entière qui doit s'ouvrir à cet Esprit : tous nos comportements, nos activités diverses, nos gestes devraient être portés, guidés, remplis de cet amour dans nos relations avec les autres. Malheureusement, le corps fait obstacle au lieu d'être un instrument.
Or le kinomichi est un apprentissage au contact juste avec le partenaire : nous ne cherchons pas à diriger ou à posséder, mais au contraire à accueillir l'autre à travers la main qui le rencontre. J'accueille sa force, celle qui émane de lui, pour lui transmettre celle qui vient du fond de moi-même, de telle sorte que je ne sais plus qui dirige l'autre, un courant passe, une harmonie s'établit, une communion se vit, non plus au niveau physique ou affectif, mais à un niveau plus profond. Ainsi, ce n'est plus une rencontre brutale entre deux personnes qui se heurtent, s'affrontent ou se fuient, mais deux êtres apprennent à se recevoir mutuellement à travers le corps. Grâce au kinomichi, j'ai appris à ne pas riposter tout de suite quand je suis attaqué d'une manière ou d'une autre, mais je laisse passer sa violence pour renvoyer l'autre à lui-même ; je crois que là se trouve le secret d'une juste relation.
Nous, prêtres, avons trop tendance à vouloir faire du bien et être gentils avec tout le monde ; or l'amour divin – tel qu'il s'est manifesté dans le Christ – n'est ni gentil ni possessif mais profondément respectueux. Il ne s'impose pas à l'homme, mais il communique l'Esprit à l'homme pour que ce dernier soit davantage lui-même.
Se libérer du mental et de l'émotionnel
Le kinomichi n'est ni une prière, ni une technique d'approche de Dieu, et pourtant, il a favorisé mon chemin spirituel. Tout d'abord, il a été un excellent moyen de purification. Les stages que j'ai vécus, soit à l'Arbresles, soit à Salies de Béarn, m'ont aidé à me libérer du mental et de l'émotionnel car les exercices m'obligeaient à être plus présent à ce que je faisais. Comme je me sentais plus léger, plus disponible, plus ouvert ! Tout cet effort de contact facilitait le recueillement.
Laisser passer en nous la force "ki" naturelle ou cosmique
De plus, tout le travail consiste à laisser passer en nous cette force "ki" naturelle ou cosmique. Elle émane du profond de nous-mêmes et nous apprend à nous laisser guider par l'intérieur : ce n'est plus moi qui agis, c'est cette force qui est en moi. Ainsi se développe une attitude fondamentale qui est l'humilité : ce n'est plus sur ma volonté propre, sur mes efforts physiques que je m'appuie, mais c'est essentiellement sur ce qui vient de la source d'énergie, et dans la mesure où je m'ouvre davantage à Celui qui est au cœur de moi-même, l'Esprit peut s'unir à cette force pour spiritualiser mon corps et ma prière. Si je suis animé par cet esprit d'amour, le kinomichi facilite son expression.
L'ouverture du cœur, la présence, la verticale...
Maître Noro insiste énormément sur l'ouverture du cœur. Cet art engendre en nous les attitudes si nécessaires à la vie spirituelle que sont l'ouverture, la présence, la verticale.
D'autre part, à travers le kinomichi, j'ai vécu les grands symboles, c'est-à-dire ce qui m'unit à l'Être – alors que le diable, diabolum, divise –: j'ai revécu ainsi le souffle, la terre, le ciel[4].
Enfin le kinomichi est une vraie discipline, une forme d'ascèse. Comme tous les arts, il développe la maîtrise de soi et nous aide à reprendre confiance en nous, confiance si nécessaire pour vaincre nos peurs qui sont le plus grand obstacle à notre vie.
En conclusion, je peux dire que le kinomichi m'a permis de devenir davantage ce que je suis : prêtre catholique.
[1] Si vous savez dans quel cadre cet article "Kinomichi et christianisme" a été rédigé, ce serait bien de me donner l'indication en mettant un commentaire en fin du message, ou bien de me le dire lors d'une rencontre, par exemple l'A G de septembre (Christiane Marmèche).
[2] Il s'agit de maître Masamichi Noro (1935-2013). En 1961 Maître Morihei Ueshiba l'avait désigné comme délégué de l'Aïkido pour l’Europe et l’Afrique : il débarque à Marseille le 3 septembre.
[3] C'est à l'automne 1978 que Maître Noro utilise pour la première fois le nom de kinomichi. Dans le même temps, il rencontre le Docteur Lily EHRENFRIED avec laquelle il étudie durant 7 ans. Il incorpore petit à petit certaines de ses techniques dans les exercices préparatoires. En 1979 aussi il incorpore des méthodes de l'eutonie que Raymond Murcia apporte. Le Kinomichi est aujourd'hui (2017) affilié en France à la Fédération Française d’Aïkido, Aïkibudo et Affinitaires, FFAAA, en tant que discipline sportive non compétitive. Il entretient des relations chaleureuses avec le Centre Mondial de l’Aïkido, le Hombu Dojo de Tokyo et son représentant, l’actuel Doshu 道主, Maître Moriteru Ueshiba 植芝守央, petit-fils du fondateur de l’aïkido.
[4] Voir les interviews de maître Masamichi Noro (tag kinomichi), en particulier "Prière du corps, le Kinomichi" : Entretien de Pierre Willequet avec Maître Masamichi NORO, revue Source n° 23, 1989 et "Union entre terre et ciel : le Kinomichi" Entretien avec Masamichi Noro, Terre du ciel 1990.