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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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23 septembre 2018

L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix d'après un enseignement de Jacques Breton en avril 2002

Les écrits de Jean de la Croix (Le cantique spirituel, La montée du Mont Carmel, La nuit obscure, La vive flamme d’amour) ont marqué la mystique chrétienne par leur radicalité et par la beauté de leurs propos, ils visent la recherche d’une union d'amour difficilement concevable, cette union nécessitant le passage par des nuits obscures. C'est à cela que nous introduit Jacques Breton (1925-2017), prêtre à qui est dédié ce blog.

Sans appui et pourtant appuyéJ. Breton a été très tôt attiré par les mystiques, aussi, lors de la création du centre Assise, il a tenu à ce que la mystique chrétienne soit l'un des trois piliers. Du fait de son expérience zen qu'il vivait en lien avec des maîtres japonais (Cf. Accueil du blog Voies d'Assise), dans ses écrits il a surtout développé la comparaison du zen et du christianisme. Il parle parfois de la vie mystique (Cf. S'ouvrir à la vie mystique. Extrait d'un article de Jacques Breton). Un article paru dans la Vie comportait une brève introduction à Jean de la Croix, mais je ne le possède pas.

Le présent texte est un enseignement que J. Breton a donné dans le cadre d'une formation des animateurs du Centre Assise en avril 2002 à Saint-Gervais (Val d'Oise). J'en ai fait la transcription à partir d'un enregistrement de Léon Régent. Du fait que le passage de l'oral à l'écrit nécessite des adaptations, j'ai modifié certaines formulations tout en gardant le style oral. J'ai ajouté des références, des titres et des notes et aussi plusieurs éléments dans la biographie de Jean de la Croix (J. Breton en avait sauté une partie faute de temps). J'ai intégré dans l'exposé les réponses à des questions posées à la fin. Mais comme Jacques Breton n'est plus là pour relire la transcription, il est possible qu'il y ait quelques erreurs ; il est d'ailleurs probable qu'il ne l'aurait pas publiée ainsi.

Transcrire cet enseignement m'a fait découvrir la grande mystique de Jean de la Croix. Ce qui m'a surpris au début c'est le fait qu'il parle de lui-même comme "âme", mot aujourd'hui peu utilisé et désignant dans la Bible la psyché, donc l'aspect psychique et pas l'aspect spirituel de l'homme. En fait ici l'âme désigne cet aspect spirituel, mais cela permet à Jean de la Croix de parler de lui-même en termes féminins. En effet, dans l’expérience chrétienne, le mystique est féminin, qu’il soit homme ou femme, et l’âme devient l’épouse de l’Unique Époux.                                                                  

 

Écrits de saint Jean de la Croix dont des citations figurent ici.

Les textes mis dans ce dossier ont été puisés en majorité sur le site https://livres-mystiques.com[1] c'est la traduction utilisée par Jacques Breton (saint Jean de la Croix écrivait en espagnol)

N. B. : Pour chaque écrit les références ne sont pas toujours identiques dans les éditions françaises.

  • Maximes, paroles ou petits écrits recopiés par des disciples.
  • Cantique spirituel (entre l'âme et son époux Jésus-Christ) : poème d'une quarantaine de strophes écrites en grande partie dans un cachot en 1578, et inspiré du Cantique des Cantiques (les commentaires sont écrits plus tard à la demande des carmélites).
  • Nuit obscure, texte écrit après son évasion en 1578 (la fin est perdue, nos éditions de la Nuit obscure se terminent par l'énoncé du premier vers de la 3ème strophe).
  • Montée du Mont Carmel (en trois livres)[2], commentaire du poème la Nuit obscure.
  • Vive flamme d'amour, le dernier écrit, composé à Grenade en 1585.

Pour lire, télécharger, imprimer le présent dossier, c'est ici en fichier pdf : 1_saint_Jn_de_la_croix.

 

 

L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix

D'après un enseignement de Jacques Breton

 

Présenter la mystique en deux heures, c'est impossible, aussi je vais surtout vous présenter des textes de saint Jean de la Croix qui sont très beaux, très forts.

 

   Pourquoi étudier les mystiques chrétiens ?

Saint Jean de la Croix se situe dans la mystique qu'on appelle apophatique[3] dans laquelle se situe aussi maître Eckhart et toute la mystique rhénane. Elle se distingue de la mystique cataphatique[4] dans laquelle se situe plutôt saint François d'Assise.

La mystique apophatique est dans la ligne du Pseudo-Denys. Ce mystique signait sous le nom de Denys l'Aéropagite qui a été converti par saint Paul à Athènes (Actes 17, 34). Comme il était du VIe siècle, on l'a appelé Pseudo-Denys. Jean de la Croix se réfère beaucoup à lui. On a l'impression qu'il ne connaissait pas tellement maître Eckhart qui est du XIIIe-XIVe siècle, et c'est compréhensible puisqu'à cette époque maître Eckhart n'était pas lu, pas enseigné du fait qu'il avait été condamné. De plus la mystique rhénane n'avait pas tellement pénétré l'Espagne.

Saint Jean de la Croix est un mystique du XVIe siècle, il est plein d'austérité, de rigueur, de radicalité. On est attiré aujourd'hui par lui et aussi par maître Eckhart qui est un peu du même style parce que ce sont des mystiques épris de vérité. Récemment on a vécu une religion un peu trop formelle, trop extérieure, trop moralisante, et aujourd'hui il y a une recherche de vérité même chez les jeunes. On désire aller à l'essentiel, savoir qui est ce Dieu en qui nous mettons notre foi. Or ces mystiques ont désiré aller jusqu'au bout de leur démarche, montrer qu'il est possible de faire l'expérience réelle de Dieu.

Nous qui pratiquons le zen, nous sommes un peu habitués à un lâcher prise, à un abandon, à rentrer dans le vide, dans le silence. C'est pourquoi la pratique du zen peut nous aider à mieux comprendre qui est saint Jean de la Croix. Au fond il a un peu la même exigence.

Pour les tenants du zen, le monde dans lequel nous vivons est un monde un peu illusoire, un monde passager, décevant, qui ne rend pas l'homme heureux, qui ne donne pas vraiment la vie.

Et au fond, beaucoup expérimentent qu'au-delà de ce monde il y a une présence en nous que nous appelons Dieu (ou autrement), qui est là. C'est dans cette expérience que saint Jean de la Croix veut nous faire entrer.

 

Je vous dis tout de suite que saint Jean de la Croix est inimitable. Il ne faut surtout pas chercher à l'imiter, de même qu'il ne faut pas chercher à imiter saint François d'Assise, tous ces grands mystiques qui sont allés très loin.

Alors pourquoi les étudier ? Pour trois raisons.

– La première, c'est qu'ils sont entrés dans l'expérience de notre réalité intérieure, et cela peut nous conforter dans la foi. Ils ont découvert qu'en eux-mêmes ils étaient habités. Et quand on lit saint Jean de la Croix on sait c'est que cette expérience n'est pas intellectuelle mais réelle. Ces mystiques sont entrés dans la réalité profonde de leur être et ils ont découvert Dieu, donc ils peuvent nous aider à entrer davantage dans la foi.

– D'autre part ils nous font découvrir mieux – à travers les évangiles on le découvre déjà – qui est ce Dieu dans lequel nous mettons notre foi puisqu'ils en font l'expérience, et ils nous tracent un chemin. C'est un peu comme un alpiniste qui dirait : « Le meilleur chemin pour aller au sommet, c'est celui-là. » Peut-être que nous, nous ne pouvons pas le prendre, mais ce n'est pas grave, on prendra des chemins plus détournés pour atteindre le même but. Nous vivons autrement, mais eux nous tracent la direction vers ce que nous cherchons. Pour saint Jean de la Croix, le chemin est direct.

– Troisième chose. Ils nous font découvrir comment il est possible d'unir l'homme et Dieu, comment il est possible que cette communion se fasse. Ils nous montrent que l'homme peut réellement vivre la totalité de Dieu.

Voilà un peu en gros les raisons profondes pour lesquelles on peut étudier saint Jean de la Croix d'autant plus qu'il a écrit des textes magnifiques. Il est l'un des plus grands poètes espagnols. Une fois j'ai écouté ses poèmes chantés en espagnol, c'était magnifique. En effet, dans ses poèmes, tout chante.

Il a été déclaré docteur mystique, c'est-à-dire reconnu par l'Église comme étant celui qui enseigne le mieux la mystique chrétienne.

 

I –  Qui était saint Jean de la Croix ?

 

Jean de la Croix, musée de ValladolidJean est né en 1542 en Castille, dans une Espagne très pauvre, avec des grands seigneurs qui exploitent les paysans. C'est un endroit très austère avec de grandes étendues. Ce n'est pas coloré comme en Italie. Le climat de la Castille est continental, il fait très froid l'hiver et très chaud l'été.

Il naît non loin de Salamanque, dans une famille assez pauvre. Son père est noble mais étant tombé amoureux de Catalina, une jeune fille qui n'est pas noble, il est complètement coupé de sa famille. Le père de Jean est tisserand, très simple. Il meurt en 1545. Catalina demande de l'aide à la famille de son mari mais elle n'aura rien. Elle essaie de faire vivre ses trois enfants : Jean est le plus jeune, Francisco est l'ainé et le deuxième meurt en 1547. Francisco aide ensuite sa mère pour le tissage, se marie. Mais toute la famille est obligée de déménager à Médina Del Campo en Andalousie pour pouvoir vivre du tissage. Jean est envoyé dans le collège de la Doctrine chrétienne où on recueille les enfants pauvres. En dehors des études, il est envoyé de droite et de gauche pour gagner de l'argent mais à chaque fois c'est un échec. Il se fait repérer par un seigneur, Alvarez de Toledo qui possède un hôpital et qui le prend comme aide dans cet hôpital. Très vite Jean est confronté à la souffrance. Les hôpitaux de cette époque n'ont rien à voir avec les hôpitaux de maintenant, c'est sordide, surtout là où Jean se trouve. Par ailleurs il est chargé d'aller récolter de l'argent, faire la manche pour l'hôpital.

Il obtient de faire des études secondaires chez les jésuites. La nuit il étudie à la lumière de la bougie puisque le jour il travaille. Ensuite Alvarez de Toledo lui demande de devenir chapelain et l'envoie fait des études pour cela. Mais finalement il entre chez les Carmes en 1563.

Je dis un mot des Carmes. C'est un ordre fondé au XIIIe siècle mais qui est très ancien puisque le Carmel vient du fait qu'aux IIe et IIIe siècles des ermites se réunissaient sur le mont Carmel en Palestine pour vivre une vie d'austérité, de contemplation, de prière. À cause du mont Carmel les carmes se sont mis sous la dépendance du prophète Élie[5]. Ils avaient également une grande dévotion à la Vierge. Ensuite ils ont essaimé, sont venus en Europe, en particulier en Italie et en Espagne, et là ils sont devenus un ordre mendiant. Mais il faut dire qu'à l'époque de Jean, les carmes n'étaient plus fidèles à la règle de l'origine qui visait une vie de prière et de contemplation avec un apostolat. Ils suivaient la règle mitigée décrétée en 1431 par le pape Eugène IV. Tout était pour l'apostolat, ils n'avaient plus le temps de faire l'oraison alors que dans la règle primitive c'était la prière qui était première.

Donc Jean de la Croix entre là mais il souffre du manque de silence et de prière. Il reste quand même. En 1965 il est envoyé faire de la théologie à Salamanque, la grande ville universitaire d'Espagne. Il est doué et devient préfet des études. Au bout de trois ans on lui confie même des cours. Il est passionné par la littérature, la philosophie, la théologie et devient quelqu'un d'assez compétent. Il commence à s'intéresser à la mystique.

En 1567 il trouve que le Carmel ne lui suffit pas, il n'y trouve pas son compte, et désire entrer à la Chartreuse, le seul ordre qui n'a jamais été réformé, étant toujours resté fidèle à son origine. Mais avant de partir là-bas il est ordonné prêtre, et célèbre sa première messe à Medina Del Campo, c'est là qu'il rencontre Thérèse d'Avila (Thérèse a 52 ans et lui 25 ans). En 1562 Thérèse a fondé à Avila un Carmel réformé pour les religieuses, et en 1567 elle désire créer une branche masculine avec l'accord du supérieur général Rubeo de Ravenna et avec la faveur du roi Philippe II (qui, lui, a des buts très intéressés). Elle s'adresse alors à Jean de la Croix dont elle a entendu parler. Il accepte d'abandonner son idée d'entrer à la Chartreuse mais impose une condition : que cela se fasse vite. Thérèse lui demande de finir d'abord ses études théologiques car elle veut des gens bien enracinés. Il finit donc sa dernière année d'études à Salamanque.

Thérèse trouve à Duruelo le lieu du premier carmel réformé masculin, et en 1568 avec deux autres carmes, Jean l'inaugure. C'est une simple masure, pas de meubles, pas de chauffage, il n'y a que trois pièces, une qui sert d'oratoire et les deux autres de chambres. Ils ont promis de ne jamais parler de ce qu'ils vivaient à ce moment-là. C'est là que Jean revêt la bure comme nouveau vêtement et prend le nom de "Jean de la Croix". 

Bientôt des novices arrivent. Aussi de février 1569 au printemps 1571, Jean exerce la fonction de maître des novices. En 1570, alors âgé de 28 ans, il devient recteur du Collège des carmes déchaussés d'Alcala de Henares.

En 1571 Thérèse est nommée prieure du Monastère de l'Incarnation d'Avila pour le réformer. Elle arrive à le réformer, mais difficilement, les Carmélites allant jusqu'à se battre. En 1572, ce Carmel accepte donc la réforme, et Thérèse fait appel à Jean qui devient le confesseur des carmélites jusqu'à sa séquestration en 1577.

En effet la réforme a des adversaires et une sorte d'inquisition se met en place. En 1576, une série de persécutions est lancée, les supérieurs des couvents de carmes mitigés se rassemblent avec à leur tête, le général Tostado et émettent des décrets contre les carmes déchaussés. Heureusement le nonce (ambassadeur du pape), Mgr Ormaneto, et le roi Philippe II sont favorables à la réforme et le décret est cassé. Thérèse qui est assignée à résidence peut choisir de vivre dans le couvent réformé qu'elle a fondé à Tolède.

Mais lorsque Mgr Ormaneto meurt en juin 1577, le nouveau nonce est contre la réforme, et les adversaires se manifestent ouvertement. Jean de la Croix est enlevé le 2 décembre 1577 par des carmes chaussés. Il est mis au secret dans le couvent de Tolède où il vit dans un réduit de trois mètres sur deux, aéré par une lucarne qui ne s’ouvre que sur le couloir, et on lui fait subir des humiliations. Un de ses geôliers essaye de le soulager un peu et en particulier lui donne de quoi écrire. Il écrit entre autres une grande partie du "Cantique Spirituel" (poème d'une quarantaine de strophes qu’il finira et commentera plus tard[6]).

 Il reste là presque neuf mois et, une nuit, il arrive à ouvrir le cadenas et à s’évader. Il se réfugie dans le couvent des religieuses réformées de Tolède où vit Thérèse. Les autres n'osent pas le chercher dans la clôture. Il reste là deux mois. Les frères réformés l'envoient alors dans le sud de l'Espagne.

Heureusement la situation évolue. Thérèse d'Avila demande à ce qu'il y ait séparation entre carmes chaussés et carmes déchaussés, elle s'adresse au roi, au pape…. Après intervention du roi, en avril 1579, le nonce retire aux carmes chaussés tout pouvoir sur les déchaussés, et en juin 1580, le pape demande seulement que les réformés forment une province autonome sous l’autorité d’un provincial réformé. Sainte Thérèse peut continuer ses fondations. Jean accompagne Thérèse dans ses dernières fondations.

À partir de ce moment, on confie à Jean des charges importantes au sein de la nouvelle réforme. En 1582 il est prieur du couvent des martyrs à Grenade et écrit une grande partie de son œuvre[7]. Il voyage beaucoup. Et s'il est un grand contemplatif, il est aussi un homme qui a le sens du concret. Par exemple c'est lui qui intervient pour faire construire l'aqueduc qui amène l'eau jusqu'à Grenade. Il participe également à la reconstruction de certains monastères en mettant la main à la pâte.

En 1585 Jean devient vicaire provincial d'Andalousie pour la réforme (responsable sur toute la province). En 1987 il est dispensé de toutes ses charges sauf celle de prieur de Grenade.

Mais en 1591 il est de nouveau marginalisé, cette fois par les réformés eux-mêmes, et il n'a plus aucune charge. Il donne ses derniers conseils aux religieuses dans une lettre : « Où il n'y a pas d'amour, mettez de l'amour et vous obtiendrez de l'amour. » Comme on veut l’envoyer fonder un Carmel au Mexique, il refuse et se retire dans un couvent d'Andalousie, dans un endroit assez désertique. Fin septembre, atteint d'une grave maladie, ne pouvant se faire soigner là où il est, il va au couvent d'Ubeda, mais le prieur est contre lui, aussi on ne le soigne pas correctement et on lui rend la vie impossible. Au dernier moment une reconversion se fait autour de lui. Il meurt en décembre 1591 dans ce couvent.

Il est béatifié en 1675, canonisé en 1726 et proclamé docteur de l'Église en 1926.

Saint Jean de la Croix a donc beaucoup souffert et tous les témoignages convergent pour dire que c'était un homme plein d'attentions et de tendresse.

Quelqu'un m'a demandé ce qu'il en était de la réforme des carmes actuellement. Je dis simplement qu'aujourd'hui les carmes non-déchaussés sont appelés les "grands carmes". Or ce qui est amusant, c'est que les carmes déchaussés sont maintenant chaussés et que les grands carmes sont en espadrilles !

 

II – Première approche du chemin spirituel

 

Jean de la Croix a écrit plusieurs livres. Celui qu'on connaît le plus c'est la Montée du Carmel, ensuite il y a la Nuit obscure qui se veut plus passive. D'une certaine manière Jean se répète, son œuvre n'est pas didactique, il écrit en fonction des besoins. Il a aussi écrit un très beau livre, le Cantique spirituel et son dernier livre est la Vive flamme d'amour. On a aussi des lettres de lui, elles montrent qu'il se préoccupait des questions matérielles[8]. Dans les Maximes on ne sait pas si tout est de lui. Je vais lire quelques passages de tous ces livres en essayant de les resituer.

 

  Le chemin spirituel : union et transformation.

Jean de la CroixSaint Jean de la Croix c'est l'expérience mystique, mais il est surtout axé sur l'amour. Il parle aussi beaucoup du vide. Pour lui, faire une expérience mystique, c'est faire une expérience consciente de cet amour et rentrer dans cet amour, en sachant qu'il y a plusieurs façons de le faire. Il s'agit d'essayer de s'ouvrir à ce qui est là à travers des directives mais aussi à travers la nuit où c'est Dieu lui-même qui vient pour purifier l'homme. Il y a donc :

  • une partie active où c'est l'homme qui cherche à atteindre Dieu ;
  • une partie passive où c'est Dieu lui-même qui vient pour purifier l'homme, et petit à petit faire que l'homme se laisse transformer.

Dans ce chemin spirituel il y a union (communion) mais aussi transformation. C'est petit à petit que l'homme s'ouvre à Dieu. Pour Jean de la Croix, au départ, il y a cette idée que seul Dieu peut connaître Dieu, et donc, pour que l'homme puisse entrer dans cette connaissance de Dieu, il faut que sa nature soit divinisée. À la différence de Jésus qui est le Fils, pour l'homme, c'est "par participation". Dieu se communique, entre en contact vivant avec l'homme, et l'homme ouvre ses capacités, c'est-à-dire ouvre son cœur, son intelligence, sa volonté. C'est une transformation, une ouverture progressive de l'homme de façon à ce qu'il puisse accueillir la totalité divine.

L'Esprit Saint est à l'œuvre et joue un très grand rôle. Et l'Esprit c'est d'abord le souffle.

   Le Saint-Esprit « réveille les amours car lorsque son divin souffle pénètre l'âme, il agit de telle sorte qu'il enflamme l'âme tout entière. » (Cantique spirituel)

L'esprit souffle très fort pour que le feu intérieur prenne, pour que l'intérieur de l'homme puisse s'enflammer d'un amour qui le dépasse. Voilà une très belle image de Jean de la Croix.

 

  L'âme et Dieu.

Jean de la Croix parle de l'âme. En fait il s'agit de l' "esprit", à savoir l'Esprit intérieur à l'homme[9].

Petit à petit l'âme est absorbée en Dieu Trinité. Voici un premier texte tiré du Cantique spirituel (commentaire de la strophe 38).

« Cette aspiration de l'air est une propriété que l'âme demande ici à l'Esprit-Saint pour aimer Dieu parfaitement. Elle l'appelle aspiration de l'air parce que c'est une touche extrêmement délicate, un sentiment d'amour causé ordinairement dans l'âme en cet état par la communication de l'Esprit-Saint. Cet Esprit par son aspiration divine élève l'âme très haut; il l'informe pour qu'elle produise en Dieu la même aspiration d'amour que le Père produit dans le Fils, et le Fils dans le Père, qui est ce même Esprit-Saint qu'ils aspirent en elle dans cette transformation; la transformation ne serait pas véritable en effet s'il n'y avait pas union et transformation de l'âme dans le Saint-Esprit comme dans les deux autres personnes de la Très Sainte Trinité, bien que ce ne fût pas à un degré clair et évident à cause de la bassesse de notre condition présente. Et ceci est pour l'âme une gloire si haute, une source de délices si profonds, sublimes, qu'aucune langue mortelle ne saurait l'exprimer et qu'aucun entendement humain ne peut par lui-même en avoir une idée. En effet, une fois que l'âme est unie à Dieu, transformée en lui, elle aspire Dieu en Dieu, et cette aspiration est celle même de Dieu, car l'âme étant transformée en lui, il l'aspire elle-même en Soi. […]

Dès lors en effet que Dieu lui donne la grâce de devenir déiforme  et unie à la Très Sainte Trinité, elle devient Dieu par participation; comment serait-il incroyable qu'elle exerce ses œuvres d'entendement, de connaissance et d'amour dans la Sainte Trinité avec elle, comme elle, quoique d'une manière participée, Dieu les opérant en elle? Puisqu'il en est ainsi, il est impossible d'atteindre une plus haute sagesse, une plus haute puissance; on peut seulement donner à entendre comment le Fils de Dieu nous a obtenu d'arriver à un état si sublime et nous a mérité cette faveur si précieuse, comme dit saint Jean, de pouvoir être les enfants de Dieu (Jn 1, 12). […]

Que la grâce et la paix croissent en vous de plus en plus par la connaissance de Dieu et de Jésus-Christ Notre-Seigneur; toutes les richesses de sa vertu divine nous ont été données pour notre vie et la piété de notre âme, par la connaissance de celui qui nous a appelés par sa propre gloire et sa propre puissance; il a réalisé en nous les promesses les plus hautes et les plus riches afin de vous rendre participants de la nature divine” (2 Pierre 1, 2-4). Ces paroles montrent que l'âme participe à la nature de Dieu, en accomplissant en lui et avec lui l'œuvre de la Très Sainte Trinité, de la manière dont nous avons parlé, à cause de l'union substantielle qu'il y a entre l'âme et Dieu. »

Voici un deuxième texte tiré de la Vive flamme d'amour (commentaire de la 2ème strophe).

 « L'âme peut très bien s'appliquer ici la parole de saint Paul: “Je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi” (Gal 2, 20). Ainsi ce qui était mort de cette âme se trouve change en vie de Dieu. Mais cette autre parole du même Apôtre lui convient également bien: “La mort a été absorbée dans la victoire” (1 Cor 15, 54). Il faut en dire autant de celle du prophète Osée, qui dit au nom du Seigneur lui-même: “Ô mort, je serai ta mort” (Osée 13, 14). Voici la signification de ces paroles: Moi qui suis la vie, je suis une mort pour la mort, et la mort est absorbée dans la vie; de la sorte, l'âme est absorbée dans la vie divine, elle devient étrangère à tout ce qui est de ce monde ou temporel comme à ses tendances naturelles; elle est introduite dans les appartements secrets du Roi. »

Cela veut dire que notre mort est complètement reprise par le divin. Il poursuit :

« Enfin tous les mouvements, toutes les opérations et inclinations que l'âme tenait précédemment du principe et de la force de sa vie naturelle sont, par le fait de son union avec Dieu, changés en actes divins; après être morts à ce qu'il y avait de naturel en eux, ils sont vivants en Dieu. Enfin tous les mouvements, toutes les opérations et inclinations que l'âme tenait précédemment du principe et de la force de sa vie naturelle sont, par le fait de son union avec Dieu, changés en actes divins; après être morts à ce qu'il y avait de naturel en eux, ils sont vivants en Dieu. L'âme, en tant que vraie fille de Dieu, est guidée maintenant par l'Esprit-Saint, comme l'enseigne saint Paul en ces termes: “Ceux qui sont dirigés par l'Esprit de Dieu sont enfants de Dieu” (Rm 8, 14). Ainsi donc, d'après ce qui a été dit, l'entendement de cette âme est l'entendement de Dieu, sa volonté est la volonté de Dieu; sa volonté est la volonté de Dieu; sa mémoire est la mémoire éternelle de Dieu; ses délices sont les délices de Dieu. Sa substance n'est pas la substance de Dieu parce qu'elle ne peut pas se transformer substantiellement en lui; néanmoins, dès lors qu'elle lui est unie et qu'elle est absorbée en lui, elle est Dieu par participation.  »

La difficulté c'est qu'il n'y a pas fusion. En effet, je ne fusionne pas en Dieu puisque je reste homme, mais cet homme devient participant du divin tout en restant homme. Je ne me perds pas en Dieu, je reste moi-même, et pourtant je suis complètement transformé en fils de Dieu. Un peu plus loin il dit :

L'âme « comprend parfaitement la vérité de cette parole de l'époux, quand il dit dans le livre des Cantiques: “Ces lampes d'amour sont des lampes de feu et de flammes” (Cant. 8, 6). Oh! Que tu es belle, dans ta démarche et dans tes chaussures, ô fille du Prince! Qui pourra chanter la magnificence et la rareté de tes délices et de ta majesté dans l'admirable splendeur et amour de tes lampes! […] votre époux… est en vous comme étant l'être infini et il vous comble de ses faveurs. […] il vous montre un visage plein de grâce, et dans cette union avec lui qui vous fait tressaillir de joie, il vous dit : Je suis à toi et pour toi; je suis content d'être ce que je suis pour être à toi et me donner à toi. »

Il dit : « je suis content d'être ce que je suis », car si je suis toi, il n'y a plus de toi et moi. Il faut que je reste qui je suis pour avoir la possibilité d'être à toi et de me donner à toi. Un peu plus loin il dit encore :

« Les connaissances que l'époux vous communique de ses grâces et de ses vertus, sont ses filles; or vous êtes tellement submergée et plongée dans ces connaissances que vous ressemblez, en outre, à la source d'eaux vives qui découlent avec impétuosité du Liban (Cant. IV, 15), qui est le symbole de Dieu lui-même. Là vous êtes merveilleusement comblée d'allégresse, d'après toute l'harmonie de votre âme et même de celle de votre corps; vous êtes devenue tout entière comme un paradis féconde par les eaux divines, afin que s'accomplissent également en vous ces paroles du psaume: “L'impétuosité du fleuve réjouit la cité de Dieu” (Ps. XIV, 5). Oh! quel spectacle admirable! Voilà cette âme qui épanche alors des eaux divines; elle est transformée en une source abondante qui rejaillit de toutes parts dans les eaux divines. »

Au fond, l'expérience mystique c'est l'expérience du fait que Dieu vient complètement prendre notre nature et nous donner une autre dimension.

 

   Conseils pour la prière.

Comment va se faire cette transformation ? D'abord par la prière. Pour saint Jean de la Croix la prière est un moyen par lequel nous allons pouvoir entrer dans la dimension divine.

Pour lui il y a deux sortes de prière comme le dira aussi sainte Thérèse d'Avila, elle le développera même davantage :

  • la prière active ou on fait ce qu'on peut ;
  • la prière contemplative où c'est Dieu lui-même qui vient prier en nous.

Voici quelques maximes sur l'oraison (IX).

 243. Une seule pensée de l'homme vaut plus que l'univers tout entier; voilà pourquoi Dieu seul est digne de notre pensée, et à lui seul elle est due; aussi toute pensée de l'homme qui n'est pas pour Dieu est un vol fait à Dieu.

244. Ne laissez jamais votre cœur se répandre au dehors, ne serait-ce que durant un Credo.

247. Entrez dans votre intérieur, et travaillez en présence de l'Époux divin, qui est toujours là à vous faire du bien.

248. Ayez toujours soin d'avoir Dieu présent à votre esprit et de conserver en vous la pureté qu'il vous enseigne.

249. L'oraison chasse la sécheresse, augmente la dévotion et porte l'homme à l'exercice intérieur des vertus.

250. N'arrêtez point vos regards sur les défauts d'autrui, observez le silence, entretenez-vous sans cesse avec Dieu; vous déracinerez alors de grandes imperfections et rendrez l'âme maîtresse de hautes vertus.

253. Ayez une attention pleine d'amour pour Dieu, et n'aspirez pas à sentir ou à comprendre telle ou telle chose particulière de lui.

254. Faites toujours en sorte que les créatures ne soient plus rien pour vous, ni vous pour elles, afin que dans l'oubli de tout vous demeuriez recueilli avec l'Époux divin.

255. Ne nourrissez votre esprit que de Dieu; détournez votre attention des choses créees; vous aurez alors la paix et le recueillement intérieur.

256. Cherchez en lisant et vous trouverez en méditant; appelez en priant et il vous sera ouvert en contemplant.

257. La véritable dévotion ou vie spirituelle consiste à persévérer avec patience et humilité dans l'oraison, dans la défiance de nous-même et dans le but unique de plaire à Dieu.

Et voici une maxime sur le silence (XIII).

307. Le Père céleste a dit une seule parole: c'est son Fils. Il l'a dit éternellement et dans un éternel silence. C'est dans le silence de l'homme qu'elle se fait entendre.

C'est dans le silence que cette Parole se fait entendre, c'est pour cela que, dans l'oraison, c'est le silence qui est important.

 

   Principes pour progresser dans le chemin.

La prière est une chose importante dans cette démarche, mais Jean de la Croix a aussi certains principes pour progresser dans le chemin.

 Montée du Carmel, livre I, chapitre XIII :

« Pour venir à goûter tout, veillez à n'avoir goût pour rien.
  Pour venir à savoir tout, veillez à ne rien savoir de rien.
  Pour arriver à posséder tout, veillez à ne posséder quoi que ce soit.
  Pour venir à être tout, veillez à n'être rien en rien.

 Pour parvenir à ce que vous ne goûtez pas, vous devez passer par ce que vous ne goûtez pas.
  Pour venir à ce que vous ne savez pas, vous devez passer par où vous ne savez pas.
  Pour arriver à ce que vous ne possédez pas, vous devez passer par où vous ne possédez pas.
  Pour arriver à ce que vous n'êtes pas, vous devez passer par ce que vous n'êtes pas.

 Quand vous voulez vous arrêter à quelque chose, vous cessez de vous abandonner au tout.
  Car pour venir du tout au tout, il faut se renoncer du tout au tout.
  Et quand vous viendrez à avoir tout, il faut l'avoir sans rien vouloir.
 Car si vous voulez avoir quelque chose en tout, vous n'avez pas purement en Dieu votre trésor. »

En effet, si vous voulez avoir quelque chose en tout, c'est-à-dire avoir quelque chose qui vous appartienne, vous n'avez pas purement en Dieu votre trésor, c'est-à-dire que ce n'est pas Dieu que vous recherchez vraiment.

 

III –  Comment franchir l'abîme qui nous sépare de Dieu ?

 

 ●   L'abîme qui nous sépare de Dieu.

J'en viens à vous parler de ce qui est essentiel chez Jean de la Croix, qui est la nuit. En fait la nuit c'est l'affrontement à la transcendance de Dieu et c'est ça qui est très difficile pour nous-mêmes. Dieu transcende tout, c'est-à-dire qu'il est au-delà de tout. Et nous, avec notre petite intelligence, notre petite volonté, nos petits moyens, nous ne pouvons espérer franchir l'abîme qui nous sépare de Dieu. Nous faisons ce que nous pouvons, mais franchir l'abîme n'est pas possible.

Dans la Montée du Carmel il y a des choses à ce sujet. Voici des passages du livre I.

Chapitre IV « La bassesse de la créature est, en effet plus éloignée de la grandeur du Créateur que les ténèbres ne le sont de la lumière. Toutes les créatures du ciel et de la terre comparées à Dieu ne sont rien, dit Jérémie: […] “J'ai regardé la terre, elle était vide et néant; j'ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière” (Jer. IV, 23). Quand il dit qu'il a vu la terre vide, il donne à entendre que toutes les créatures de la terre n'étaient rien, et que la terre elle-même n'était rien; quand il dit qu'il a considéré les cieux et qu'il les a vus sans lumière, il veut dire que toutes les lumières du ciel, comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres.

Par conséquent, si toutes les créatures considérées sous ce rapport ne sont rien, et l'affection qu'on leur porte moins que rien, nous pouvons dire qu'elles sont un obstacle et un empêchement à notre transformation en Dieu. Car les ténèbres ne sont rien, et moins que rien puisqu'elles sont une privation de la vue. De même que celui qui est dans les ténèbres ne comprend pas la lumière, de même l'âme qui est attachée à la créature ne peut comprendre Dieu; et tant qu'elle n'en sera pas détachée, elle ne pourra pas posséder Dieu ici-bas par la pure transformation de l'amour, ni là-haut dans la claire vision du ciel.

 Il faut expliquer davantage cette doctrine. Tout l'être des créatures comparé à l'être infini de Dieu n'est que néant. Dès lors, l'âme qui met son affection dans l'être des créatures est néant, elle aussi, devant Dieu, et même moins que néant [J B : si vous vous attachez à quelque chose de néant, vous êtes néant ! ] car, ainsi que nous l'avons dit, l'amour rend celui qui aime égal et ressemblant à l'objet aimé [J B : si vous aimez le néant vous devenez néant, c'est implacable ] ; il le met même au-dessous. Aussi cette âme ne pourra nullement s'unir à l'être infini de Dieu, car ce qui n'est pas n'a pas de rapport avec ce qui est.»

 

●   Passage par la nuit de l'entendement, de la mémoire et de la volonté.

La montée du Carmel est une montée. Vous avez d'un côté ce qui est du ciel et de l'autre côté ce qui est de la terre, mais c'est rien, rien, rien. Même ce qui vient du ciel n'est rien. Il faut monter, monter. Si on arrive à quelque chose, il faut le dépasser par la foi, l'espérance et la charité, il faut atteindre le sommet en passant par le rien.

 « L'âme ne s'unit pas à Dieu sur cette terre par ce qu'elle peut entendre, goûter, imaginer ou sentir de quelque manière que ce soit, mais seulement par la foi qui correspond à l'entendement, par l'espérance qui correspond à la mémoire, et par la charité qui correspond à la volonté. Ces trois vertus font, nous l'avons dit, le vide dans nos puissances: la foi fait le vide dans l'entendement pour l'obscurcir et l'empêcher de comprendre; l'espérance opère dans la mémoire pour la priver de la possession de tout objet créé; et la charité fait le vide dans la volonté pour la dépouiller de toute affection et de tout attrait à ce qui n'est pas Dieu. » (Montée du Carmel, Livre I, chapitre V)

Il est vrai qu'au départ nous avons tendances à vouloir essayer de comprendre qui est Dieu, et d'en faire un objet d'intelligence ou de sens. Or si Dieu se révèle, il se révèle essentiellement comme l'incommensurable, l'impénétrable, l'indéfinissable, l'ineffable, etc. Donc tout ce qu'on peut dire sur Dieu n'est rien à côté de ce qu'il est.


●   La lumière obscure.

« Pour prouver le premier motif, il convient de rappeler cette doctrine du Philosophe d'après laquelle plus les choses divines sont en soi claires et manifestes, plus elles sont naturellement obscures et cachées à l'âme. Il en est ici comme de la lumière naturelle: plus elle est claire, plus elle éblouit et obscurcit la pupille du hibou; plus on veut fixer le soleil en face, et plus on éblouit la puissance visuelle et on la prive de lumière; cette lumière dépasse la faiblesse de l'œil. » (Nuit obscure[10])

L'œil n'est pas capable de recevoir la lumière. Au fond, ce que nous voyons ce n'est pas le soleil, mais l'éclat du soleil. De même ce que nous voyons souvent de Dieu, c'est sa manifestation. Quand vous dites que vous faites l'expérience de Dieu, ce n'est pas l'expérience de Dieu que vous faites mais l'expérience de sa manifestation. Actuellement nous pouvons découvrir la lumière à travers les vitres mais nous sommes incapables d'en découvrir la source. Ça c'est une image utilisée par saint Jean de la Croix, puisqu'à cette époque ils n'avaient aucun moyen de contempler le soleil.

Un peu plus loin il dit que Dieu ne peut se faire reconnaître que dans la nuit et il reprend l'image de la nuée lumineuse. Dans l'Ancien Testament en effet, lors de l'Exode, le peuple se fait guider par une lumière obscure « La colonne de nuée partit de devant eux, et se tint derrière eux. Et elle vint entre le camp des Égyptiens et le camp d'Israël. Et elle fut d'un côté une nuée obscure; mais, de l'autre, elle éclairait la nuit » (Ex 14, 19-20).

Est-il possible que quelqu'un puisse découvrir cette présence ?

 « Les âmes déjà avancées reçoivent parfois cette faveur. Dieu leur accorde la grâce de découvrir dans ce qu'elles entendent, voient ou comprennent, et même quelquefois sans cela, une haute connaissance où il leur donne à comprendre et à sentir la profondeur et la grandeur de sa nature. Aussi ces âmes voient clairement qu'il leur reste tout à comprendre de Dieu. Cette connaissance bien sentie d'une Divinité si immense dont on ne peut atteindre les limites est en elle-même une connaissance extrêmement élevée. Aussi l'une des plus insignes faveurs que Dieu accorde ici-bas d'une manière transitoire à une âme consiste à lui donner une vue si claire et un sentiment si profond de Dieu, qu'elle comprenne avec évidence l'impossibilité où elle est de le connaître et de le sentir tout entier. Cette perception a quelque ressemblance avec celle des bienheureux dans le ciel. » (Cantique spirituel, Strophe 7)

Il dit que « ces âmes voient clairement qu'il leur reste tout à comprendre de Dieu », et ça me fait penser à quelque chose qui m'a toujours étonné. Quand j'étais en terminale je croyais tout savoir. Quand j'étais en préparation aux grandes écoles, je croyais en savoir beaucoup moins. Et quand je suis arrivé dans les grandes écoles, je savais que je ne savais pas grand-chose. Au fond, puis on avance, plus on s'aperçoit qu'on ne sait pas grand-chose ! C'est un peu ce qui se produit sur le plan spirituel.

 

●   Dieu dépasse tout entendement.

La nuit de l'entendement, j'en ai déjà un peu parlé mais je vais essayer de développer. Vous avez compris que ce qu'on sait de Dieu par les lectures qu'on peut faire est peu de chose car la lumière naturelle est la première à nous éblouir. Souvent nous avons une connaissance par analogie. Ce n'est pas une connaissance véritable mais une connaissance par ressemblance.

Pour saint Jean de la Croix, la connaissance que nous avons des choses se fait essentiellement par les sens.

« Quand donc elle (l'âme) rejette les connaissances qu'elle peut recevoir par les sens et s'en prive, nous pouvons bien dire qu'elle se trouve comme dans l'obscurité et le vide; car, ainsi qu'il résulte de ce que nous avons vu, la lumière ne peut lui arriver par d'autres voies que celles dont nous avons parlé. » (Montée du Carmel, Livre I, chapitre III)

Voici encore un passage qui illustre ça.

« Si, en effet, l'entendement s'est dégagé de toutes ses connaissances particulières, soit naturelles, soit spirituelles, il avance, et plus il s'abstiendra de s'occuper de connaissances particulières, ou d'actes de compréhension, plus aussi il s'avancera vers le souverain bien surnaturel. Mais, me direz-vous, si elle n'a pas de connaissance distincte, comment peut-­elle [l'âme] réaliser des progrès? Et moi je vous dis que, si elle en avait, elle n'avancerait pas. La raison, c'est que Dieu, vers qui se dirige l'entendement, dépasse tout entendement; il est incompréhensible et inaccessible à l'entendement; voilà pourquoi, quand l'entendement agit, il ne s'approche pas de Dieu; il s'en éloigne plutôt. Il doit donc cesser ses opérations pour s'approcher de Dieu, suivre le chemin de la foi et croire, mais sans comprendre. » (Vive flamme d'amour, 3ème Strophe, X)

Il ne faut pas chercher à comprendre et c'est très difficile pour nous car nous voulons savoir avec notre intelligence et c'est normal en première approche. Mais très vite nous nous apercevons que toutes nos connaissances sont extérieures à l'essentiel, à ce qui est au fond de nous-même. Pour aller à ce qui est au fond de nous-même, il faut faire abstraction de toutes les connaissances que nous pouvons avoir. Seulement c'est une nuit !

Voici un autre passage où il est en train de répondre à des objections.

« Dieu ne peut pas occuper un cœur qui n'est pas détaché de tout. Par conséquent, dans ce cas de perfection, ne pas reculer, c'est avancer, et avancer, quand il s'agit de l'entendement, c'est entrer plus avant dans la foi et dans ses ténèbres, car la foi n'est que ténèbres pour l'entendement. Dès lors que l'entendement ne peut savoir comment Dieu est, il doit nécessairement s'approcher de lui comme un vaincu; voilà pourquoi il avance d'autant plus qu'il comprend moins; aussi son progrès consiste-t-il précisément dans ce que vous condamnez. Cela veut dire que l'homme ne doit pas s'occuper de connaissances distinctes, car elles ne pourraient l'amener à Dieu; elles seraient plutôt un obstacle à son avancement.

Mais, me direz-vous, si l'entendement n'a pas de connaissances distinctes, la volonté sera oisive et incapable d'aimer; et c'est un obstacle qu'il faut toujours éviter dans la voie spirituelle, car la volonté ne peut aimer que ce qui est perçu par l'entendement. Cela est vrai surtout lorsqu'il s'agit des opérations et des actes que l'homme opère naturellement; la volonté n'aime que ce que l'entendement connaît d'une manière distincte. Mais quand il s'agit de la contemplation dont nous parlons, et par laquelle Dieu, comme nous l'avons dit, infuse quelque chose de lui-même dans l'âme, il n'est pas nécessaire que l'âme ait une connaissance distincte, ni qu'elle mette en activité son intelligence » (Vive flamme d'amour, 3ème Strophe, IX)

Si nous laissons faire le vide en nous, si nous nous détachons de toute connaissance, nous laissons alors l'Esprit agir en nous, et ce qu'il nous communique c'est l'essentiel, à savoir la foi qui dépasse toute connaissance puisqu'elle nous fait entrer dans un autre mode de connaissance, un autre mode d'être.

 

IV – Nuit des tendances et des sens et nuit de la foi

 

Jean de la Croix développe ce qui concerne la nuit. Il y a plusieurs formes de nuit, plusieurs passages obscurs. J'ai déjà parlé de la nuit de l'entendement, nous allons voir[11] :

  • La nuit des tendances (des appétits) et la nuit des sens.
  • La nuit de la foi qui est la dernière et la plus terrible.

 « La première nuit ou purification est amère et terrible pour les sens, comme nous allons le voir sous peu. La seconde est incomparablement plus horrible et épouvantable pour l'esprit, comme nous le dirons aussi. » (La nuit obscure)

 

 La nuit des tendances d'après La montée du Carmel (Livre I, chapitre XI).

Je passe à la nuit des "tendances", ce qu'on appelait autrefois les "appétits".

Pour saint Jean de la Croix l'être des créatures comparé à l'être de Dieu n'est rien… Et si l'âme est engluée dans ses affections, elle est moins que rien. C'est vrai de l'attachement aux personnes mais c'est vrai aussi pour les objets. Et l'attachement aux créatures est l'obstacle majeur de l'union de l'homme à Dieu.

Sur ce sujet il y a un passage de la Montée du Carmel que je vais citer assez longuement. Il fait d'abord une distinction entre deux types de tendances.

 « Il peut même arriver parfois que l'âme soit par sa volonté élevée à une haute union de quiétude, tandis que les tendances se manifestent dans la partie sensitive; l'âme qui est en oraison n'en est nullement troublée dans sa partie supérieure. Quant aux tendances volontaires, qu'il s'agisse des plus graves qui portent aux péchés mortels, ou des moins graves qui portent aux péchés véniels, ou de celles moindres encore qui portent aux imperfections, si petites qu'elles soient, il faut les faire disparaître complètement, sans quoi l'âme est incapable d'arriver à l'union parfaite avec Dieu….»

Il dira un peu après : « Qu'importe que l'oiseau soit retenu par un fil léger ou une corde? Le fil qui le retient a beau être léger, l'oiseau y reste attaché comme à la corde, et tant qu'il ne l'aura pas rompu, il ne pourra voler. Sans doute ce fil léger est plus facile à rompre; mais si facile à rompre que soit ce fil, l'oiseau ne peut, tant qu'il ne l'a pas rompu, prendre son essor.»

      ■  L'union de deux volontés, la nôtre et celle de Dieu.

À la suite du passage précédent, afin de donner la raison pour laquelle « l'âme est incapable d'arriver à l'union parfaite avec Dieu », il développe ce qu'est cette union des volontés.

« … En voici la raison. L'état de cette divine union consiste en ce que la volonté de l'âme est complètement en la volonté divine; il n'y a plus rien en elle qui soit opposé à la volonté divine; aussi elle ne se meurt en tout et pour tout que d'après la volonté divine. Voilà pourquoi nous disons que, dans cet état les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu, n'en font plus qu'une, et que cette volonté de Dieu est bien celle de l'âme… »

Au fond il y a l'union de deux volontés qui se fait en nous. Par exemple, je crois profondément que Dieu est là, et quand j'ai à faire quelque chose, qui veut, lui ou moi ? En fait c'est Dieu mais c'est aussi ma volonté profonde qui veut. Autrement dit, Dieu n'est pas extérieur à moi, il est présent jusqu'au cœur de moi-même, donc il s'unit tellement à ma volonté que lorsque je fais quelque chose avec ma volonté profonde, je la fais avec la volonté de Dieu. Trop souvent on entend l'injonction « faire la volonté de Dieu » comme s'il s'agissait d'un Dieu extérieur, et alors c'est de la morale. Or ici ça n'a rien à voir avec ça, on est totalement ailleurs. Il s'agit de la communion intime et profonde avec Dieu. Il est très important de comprendre que Dieu ne prend jamais ma place, mais qu'il s'unit profondément pour faire de ma volonté propre une volonté qui soit divine. On n'est donc pas dans la morale.

« Or si l'âme s'attache à quelque imperfection que Dieu ne veut pas, elle n'est pas encore arrivée à avoir une seule volonté avec celle de Dieu. Elle voudrait, en effet, une chose que Dieu ne voudrait pas. Il est donc clair que, pour s'unir à Dieu par l'amour et par la volonté, l'âme doit maîtriser toutes ses tendances volontaires, si petites qu'elles soient. Il ne faut pas qu'elle donne jamais sciemment ou avec advertance son consentement à une imperfection, mais qu'elle ait assez de possession d'elle-même et de liberté pour le refuser dès qu'elle en est prévenue. […]

Quant à nos tendances volontaires, il suffit, je le répète, qu'il y en ait même vers des choses très minimes, pour empêcher l'union divine; je parle de l'habitude qui n'a pas été mortifiée, et non de quelques actes concernant des objets différents qui ne procèdent pas d'une habitude déterminée et produisent moins d'inconvénients. […]

Ces imperfections habituelles sont, par exemple, la coutume de parler beaucoup, une petite attache, dont on ne veut jamais se défaire, à un objet quelconque, une personne, un vêtement, un livre, une cellule, tel genre de nourriture, certains petits entretiens, certains petits désirs de chercher de la sensualité, de savoir, d'entendre, ou choses semblables.

 Une seule de ces imperfections, si l'âme y est attachée ou en a l'habitude, lui cause autant de dommage pour son avancement et son progrès dans la vertu que si elle tombait chaque jour dans une foule d'imperfections et de péchés véniels, qui ne procéderaient pas de l'habitude d'une passion vicieuse. […]

Ainsi en est-il de l'âme qui est attachée à un objet quelconque. Quelle que soit sa vertu, elle n'arrivera pas à la liberté de l'union divine. Nos tendances et nos attaches ont la même propriété que la remora[12] possède, dit-on, sur le navire: bien que ce soit un poisson très petit, s'il parvient à s'attacher au navire, il l'arrête et l'empêche de naviguer et d'arriver au port. C'est une pitié de voir certaines âmes; elles sont comme de riches navires, chargées de bonnes œuvres et d'exercices spirituels, de vertus et de faveurs divines, mais elles n'ont pas le courage d'en finir avec un petit attrait, une légère attache ou affection, ce qui est tout un; aussi ne progresseront-elles pas; elles n'arriveront pas au port de la perfection. Et cependant que leur fallait-il pour cela? Il suffisait d'un bon coup d'aile pour achever de rompre le fil d'attache ou enlever cette remora à leurs tendances. Dieu les a déjà aidées à briser d'autres liens beaucoup plus forts des affections qu'elles portaient au péché et aux vanités. Aussi est-il vraiment déplorable de voir que pour une attache à un enfantillage que Dieu leur a laissé à vaincre par amour pour lui et qui n'est qu'un simple fil, un léger duvet, elles cessent d'avancer et n'arriveront jamais à ce bien incomparable de l'union avec Dieu. […]

C'est ce que Notre-Seigneur a voulu nous signifier quand il a dit: “Celui qui n'est pas avec moi est contre moi” (Mt 12, 30). Celui qui n'a pas soin de réparer la petite fente d'un vase verra toute sa liqueur s'en échapper. L'Ecclésiastique nous donne cet enseignement: “Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les grandes” (Eccl 19, 1). Il nous dit de plus: “Une seule étincelle suffit pour allumer un grand feu” (Ibid. 11, 34). De même une imperfection suffit pour en attirer une autre, et celle-ci d'autres encore. […]

Dans ce chemin il faut toujours marcher si l'on veut arriver. Cela veut dire qu'il faut toujours mortifier nos désirs, sans jamais les favoriser; si l'on ne se défait de tous, on n'atteindra jamais le terme.» (Montée du Carmel, Livre I, chapitre XI)

Donc ça c'était pour la mortification des tendances.

 

●   La nuit des sens d'après la Nuit obscure et la Vive flamme d'amour.

J'en viens à la nuit des sens, à savoir le goût, le toucher… tout ce qui peut renforcer en nous les tendances qui restent.

« Plus l'âme se purifie de ses affections et désirs sensitifs, plus aussi elle acquiert cette liberté d'esprit qui l'enrichit peu à peu des douze fruits de l'Esprit-Saint. Par là encore elle se délivre d'une manière admirable des mains de ses trois ennemis qui sont le démon, le monde et la chair; dès lors, en effet, que s'amortissent la saveur et les goûts sensitifs par rapport aux objets créés, le démon, le monde et la sensualité n'ont plus ni armes ni force contre l'esprit. […] Voilà pourquoi l'âme qui reconnaît que, en passant par cette purification ou nuit obscure, elle a obtenu les avantages si nombreux et si précieux dont nous avons parlé, prononce à bon droit ce verset du Cantique que nous expliquons: “Oh! l'heureux sort!  Je suis sortie sans être vue.” Cela veut dire: Je me suis délivrée des liens et de la sujétion où me tenaient les tendances et les inclinations de mes sens; je suis sortie sans être aperçue, c'est-à-dire sans que les trois ennemis dont j'ai parlé aient pu m'en empêcher; car, je le répète, les tendances et les vains plaisirs sont pour eux comme autant de liens dont ils enserrent l'âme, afin de l'empêcher de sortir d'elle-même et d'arriver à aimer Dieu librement; une fois privés de ce moyen, ils sont impuissants à combattre l'âme. » (Nuit Obscure, explication de la 1ère strophe, chapitre XIII)

 

Dans le chemin spirituel il y a plusieurs stades.

Il y a un stade où Dieu est l'objet de représentation, de concepts, d'images, on a besoin de connaître qui est Dieu, et nous-mêmes aussi nous connaître à travers tout ça.

Il y a un autre stade qui est entrer simplement en présence de la réalité profonde qui est là et pénétrer dans l'épaisseur de nous-même, donc dépasser les phénomènes pour entrer dans le présent de ce qui est là.

Il s'agit aussi de purifier notre regard. Dans la Vive flamme d'amour il y a tout un passage sur l'aveuglement.

 « Mais l'âme était encore aveugle lorsqu'elle prenait plaisir à quelque chose en dehors de Dieu, car l'aveuglement du sens raisonnable et supérieur, c'est la tendance qui, comme une cataracte ou un nuage, vient s'interposer et voiler l'œil de la raison et empêcher de voir les objets qui sont devant lui. Aussi quand sa tendance se propose de trouver quelque satisfaction dans un objet sensible, elle est aveugle; elle ne peut contempler les grandeurs, les richesses et les beautés de Dieu qui sont voilées à son regard.

Mettez dans l'œil un grain de poussière, même très petit, il suffit pour empêcher de voir des objets présents si grands qu'ils soient; de même une légère attache ou un acte inutile suffisent pour empêcher l'âme de voir toutes ces grandeurs divines. L'âme ne peut les contempler qu'une fois qu'elle a rompu avec toutes les consolations sensibles et les attaches personnelles. (Vive flamme d'amour, 3ème Strophe, XVII)

 

   Union de ressemblance avec Dieu et transformation en lui par amour.

À propos de l'union de l'âme et de Dieu, dans la Montée du Carmel, il dit que Dieu se trouve dans l'âme de tout le monde et précise que ce n'est pas de cette union commune dont il parle mais d'une autre.

 « Pour comprendre quelle est cette union dont nous parlons, il faut savoir que Dieu se trouve dans chaque âme, serait-ce celle du plus grand pécheur du monde, qu'il y demeure, et qu'il l'assiste substantiellement. Cette sorte d'union existe toujours entre Dieu et toutes les créatures, puisqu'il leur conserve l'être qu'elles possèdent; et s'il ne leur était pas présent de cette manière-là, elles tomberaient dans le néant, et cesseraient d'exister.

Quand donc nous parlons de l'union de l'âme avec Dieu, nous n'avons pas en vue cette union qui existe en fait avec toutes les créatures, mais l'union de l'âme avec Dieu et sa transformation en lui par amour, qui n'existe pas toujours, mais seulement quand il y a ressemblance par amour; voilà pourquoi cette union s'appelle union de ressemblance. Celle-là s'appelle union substantielle, essentielle ou naturelle; celle-ci au contraire s'appelle surnaturelle; elle a lieu quand les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu, sont d'accord entre elles et que l'une n'a rien qui répugne l'autre. Quand donc l'âme rejette complètement ce qui en elle répugne ou n'est pas conforme à la volonté de Dieu, elle est transformée en Dieu par amour. » (Montée du Carmel, Livre II, chapitre IV)

Un peu avant il avait précisé :

« Recevoir parfaitement du Saint-Esprit une nouvelle naissance ici-bas, c'est posséder une âme très semblable à Dieu par la pureté, sans qu'il y ait le plus petit mélange d'imperfection; c'est ainsi que peut s'accomplir la pure transformation de l'âme en Dieu; elle participe à la nature de Dieu par son union avec lui, bien que cette union ne soit pas essentielle.

 Prenons une comparaison pour jeter plus de jour sur cette vérité. Voici le rayon du soleil qui donne sur une vitre; or si la vitre a quelques taches ou quelques nuages, il ne peut l'éclairer ni la faire briller aussi complètement que si elle était purifiée de toutes taches et bien limpide; il l'éclairera même d'autant moins qu'elle sera moins dépouillée des voiles qui la recouvrent. Ce ne sera pas la faute du rayon, mais celle de la vitre. Si la vitre, en effet, était tout entière pure et limpide, le rayon l'éclairerait et la pénétrerait si bien qu'elle lui serait semblable et donnerait la même clarté. Sans doute la vitre, tout en ressemblant au rayon, conserve toujours sa propre nature, bien distincte du rayon, cependant nous pouvons dire qu'elle est rayon ou lumière par participation. » (Montée du Carmel, livre II, chapitre IV)

Il faut sortir de l'état naturel, sortir de soi, s'éloigner de ce qui est bas, arriver à ce qui dépasse tout, marcher dans la nuit, et s'avancer à grands pas jusqu'à l'union à Dieu par la foi, c'est-à-dire par l'obscurité que lui donne cette lumière dont il parle.

Si vous voulez, la nuit des sens c'est finalement ne pas nous laisser prendre par nos sens, et petit à petit les laisser se transformer en sens spirituels. Le regard devient regard divin et s'intériorise, de même l'écoute. Il y a donc toute une transformation des sens qui passe par la nuit des sens. Autrement dit il y a ce moment où on ne cherche plus à ressentir les choses mais à les vivre davantage de l'intérieur. Nos sens nous mettent à l'extérieur, et petit à petit il faut qu'ils s'intériorisent. Il faut donc passer par une certaine nuit pour accéder à la connaissance véritable du mystère que nous sommes et qui est Dieu.

 

●   La nuit de la foi d'après la Montée du Carmel et la Nuit obscure.

On en arrive maintenant à la nuit de la foi qui est la plus terrible parce qu'au fond, non seulement il faut arriver à se libérer de toutes ses tendances, mais il faut se libérer de Dieu lui-même ! Dieu est pour l'âme comme une nuit aussi obscure que la foi. Et la raison profonde c'est que, par cette obscurité dans laquelle Dieu nous plonge, il atteint les racines de toutes nos tendances et de tous nos instincts. Cette purification n'est plus seulement une purification active mais elle est passive. Dieu veut mettre l'homme en totale ouverture, disponibilité à lui, jusqu'à l'atteindre dans ses fondements. C'est pourquoi cette présence de Dieu peut être intolérable et parfois douloureuse, dans la mesure où elle transforme, agit sur tout notre corps.

 « La seconde nuit, celle de la foi, a rapport à la partie supérieure de l'homme ou partie raisonnable; elle est par conséquent plus intérieure et plus obscure dès lors qu'elle prive l'âme de la lumière de la raison ou, pour mieux m'exprimer, qu'elle l'aveugle. » (Montée du Carmel, Livre II, fin du chapitre I).

C'est le vide, l'obscurité, on se demande même si Dieu est présent.

Par exemple sainte Thérèse de l'enfant Jésus est entrée pendant quatre ans dans cette nuit de la foi, elle se demandait alors si Dieu existait[13].

Dieu se fait complètement absent apparemment bien qu'il soit présent. Il met l'homme dans la totale obscurité pour une purification assez radicale d'elle-même.

La foi « prive l'âme de la lumière… elle l'aveugle » : la foi est ténèbre et obscurité pour notre entendement. L'âme souffre du vide et de l'oubli de Dieu. Elle veut que Dieu se donne à elle entièrement, et elle doit se donner à lui tout entière sans aucune réserve : tout est à Dieu, même le sentir appartient à Dieu.

 

Il y a des passages assez durs là-dessus, par exemple le passage sur le feu dans la Nuit obscure[14] :

« Pour donner plus de clarté à ce que nous avons dit et à la doctrine qui va suivre, il faut remarquer ici que la connaissance purificatrice et amoureuse, ou lumière divine dont nous parlons, purifie l'âme et la dispose à se l'unir parfaitement, comme le feu agit sur le bois pour le transformer en soi. Le feu matériel, appliqué au bois, commence tout d'abord par le dessécher; il en expulse l'humidité et lui fait pleurer toute sa sève. Aussitôt il commence par le rendre peu à peu noir, obscur, vilain; il lui fait répandre même une mauvaise odeur; il le dessèche insensiblement; il en retire et manifeste tous les éléments grossiers et cachés qui sont opposés à l'action du feu. Finalement quand il commence à l'enflammer à l'extérieur et à l'échauffer, il le transforme en lui-même et le rend aussi brillant que le feu. En cet état le bois n'a plus l'action ni les propriétés du bois; il n'en conserve que la quantité et la pesanteur qui est plus grande que celle du feu; car il a déjà en lui les propriétés et les forces actives du feu. Il est sec, et il dessèche; il est chaud, et il réchauffe; il est lumineux, et il répand sa clarté; il est beaucoup plus léger qu'avant; et c'est le feu qui lui a communiqué ses propriétés et ses effets.

 Or nous devons raisonner de la même manière avec ce feu divin de l'amour de contemplation qui, avant de s'unir à l'âme et de la transformer en soi, la purifie tout d'abord de tous ses éléments contraires. Il en fait sortir toutes ses souillures; il la rend noire, obscure; aussi apparaît-elle pire qu'avant, beaucoup plus laide et abominable que précédemment. Comme cette divine purification chasse toutes les humeurs mauvaises et vicieuses qui étaient très enracinées et établies dans l'âme, celle-ci ne les voyait pas; elle ne s'imaginait pas qu'il y eût tant de mal en elle, et maintenant qu'il s'agit de les chasser et de les détruire, on les lui met sous les yeux. Elle les voit très clairement à l'éclat de cette obscure lumière de divine contemplation; mais elle n'est pas pour cela pire en elle-même et devant Dieu. Néanmoins, comme elle voit alors en elle-même ce qu'elle n'y découvrait pas précédemment, il lui semble évident que non seulement elle est indigne du regard de Dieu, mais qu'elle mérite qu'il l'ait en horreur et que déjà elle est pour lui un objet d'horreur. »

Il développe cela ensuite :

« Nous comprendrons par là que si le bois s'enflamme plus ou moins vite, selon qu'il est plus ou moins bien préparé à recevoir le feu, l'âme, de son côté, s'embrase de plus en plus d'amour au fur et à mesure qu'elle se dépouille et se purifie par le moyen de ce feu d'amour. Sans doute, cet incendie d'amour n'est pas toujours sensible; l'âme ne le ressent que par intervalles, lorsqu'elle est moins fortement investie par la contemplation. Car alors elle peut voir le travail qui s'opère en elle; elle peut même en jouir, parce qu'on le lui découvre. Il lui semble que la main qui l'éprouve s'arrête et que l'on a retiré le fer de la fournaise, pour qu'elle constate la transformation qui s'opère: c'est alors que l'âme peut voir en elle le bien qui lui était caché au temps de ses souffrances. C'est ainsi que dès le moment où la flamme a cessé de s'attaquer au bois on peut constater jusqu'à quel point elle l'avait investi.» (La nuit obscure)

Donc il y a cette purification par le feu qui est une purification passive. Petit à petit Dieu vient en nous pour une purification extrême.

 

●    Remarque sur nos propres nuits.

Jean de la Croix parle de plusieurs nuits de purification. Il commence par la nuit des sens, ensuite la nuit des tendances (des appétits) puis la nuit de l'entendement et enfin la nuit de la foi qui est la nuit la plus difficile.

Il faut dire que nous-mêmes, nous passons par des nuits sans toujours nous en rendre compte. Parfois on est dans un passage ou on est dans la nuit, dans l'obscurité et on pense qu'on a manqué de ferveur ou d'autre chose. Mais ce n'est pas ça, ce sont des passages purificateurs. On a l'impression que Dieu est très loin de nous, ne nous parle pas. Comme le disait sainte Thérèse d'Avila, ce sont les moments d'obscurités qui sont les moments les plus précieux. Seulement, surtout, ne prenez pas de décision lors de ces moments-là !

Ces moments où on ne voit plus clair sont les moments où on avance le plus parce qu'au fond on ne peut plus se conduire par soi-même. Saint Jean de la Croix lui-même était arrivé à un état où par lui-même il ne pouvait plus rien, il ne pouvait donc que s'en remettre totalement à Dieu. La tentation évidemment, c'est la révolte.

 

V – L'union mystique à Dieu d'après le Cantique spirituel

 

Toutes ces nuits de purification dont parle Jean de la Croix ont lieu pour atteindre quoi ? L'union à Dieu. J'en ai déjà parlé à plusieurs reprises.

Saint Jean de la Croix nous parle de cette union dans des termes qui sont magnifiques. Il dit que nous avons été créés pour cet achèvement d'amour, que le sens profond de notre existence c'est vivre de cet amour total. L'homme apprend que l'amour est communion, transcendance, sortie de soi, et qu'il remplit toutes "les cavernes intérieures"…

 

Je vais vous citer des passages du Cantique spirituel où il développe ce qu'il en est de l'amour entre l'âme et Dieu.

« Les yeux de l'Époux désignent ici sa Divinité miséricordieuse. Quand il s'incline vers l'âme, il imprime et infuse en elle son amour et sa grâce; l'âme devient alors tellement belle et élevée qu'elle entre en participation de la Divinité elle-même. À la vue de cette dignité et de cette élévation à laquelle Dieu l'appelle, elle s'écrie donc: “Aussi vous m'aimiez avec tendresse.”

Aimer avec tendresse, c'est plus qu'aimer, c'est aimer beaucoup, c'est pour ainsi dire aimer doublement, c'est-à-dire pour deux titres et deux motifs. Voilà pourquoi ce vers donne à entendre les deux raisons de l'amour que l'Époux porte à l'âme: non seulement il l'a aimée quand il s'est laissé prendre par un de ses cheveux mais surtout quand il s'est senti blessé d'amour par un de ses yeux. Le motif pour lequel il lui a porté un amour si intime, elle l'expose dans ce vers: Dieu a daigné la regarder et ce regard l'a remplie de grâces, et l'a rendue digne de ses complaisances. Il lui a conféré l'amour par le moyen de ce cheveu mystérieux et a informé de charité la foi figurée par son œil. Aussi elle déclare: “C'est pour cela que vous m'aimiez avec tendresse.”

Quand Dieu, en effet, accorde sa grâce à l'âme, il la rend digne et capable de son amour. Cela équivaut à dire: Dès lors que vous aviez déposé en moi votre grâce, c'est-à-dire des gages dignes de votre amour, par cela même vous m'aimiez et vous me donniez encore plus d'amour. C'est ce que saint Jean atteste: Il donne grâce pour grâce” (Jn, 1, 16) »;  ce qui signifie qu'il ajoute de nouvelles grâces aux premières, car sans la grâce on ne peut mériter la grâce. Pour avoir l'intelligence de cette vérité, il faut remarquer que Dieu n'aime rien de ce qui est en dehors de lui-même; il n'a pas, non plus, pour une créature quelconque, un amour qui soit au-dessous de lui-même; il aime tout pour lui, et cet amour est la fin de toutes ses œuvres; ainsi donc il n'aime pas les créatures pour ce qu'elles sont en elles-mêmes. Voilà pourquoi quand Dieu aime une âme, il la met en quelque sorte en lui-même, la rend d'une certaine manière son égale; et alors l'âme l'aime en lui, avec lui, et du même amour dont il s'aime. » (Cantique spirituel, commentaire de la strophe 23)

Dieu remplit donc l'âme de l'amour même dont il aime.

Il dit un peu plus loin :

« Pouvoir contempler c'est pour l'âme agir avec la grâce de Dieu; les yeux de l'âme méritaient déjà de l'adorer parce qu'ils adoraient avec la grâce de leur Dieu. Illuminés et élevés par sa grâce et ses faveurs, ils adoraient ce qu'ils voyaient en lui, ce qui auparavant leur était invisible. » (Cantique spirituel, commentaire de la strophe 23)

Il parle de l'égalité d'amour : quand l'homme est arrivé à un certain niveau, il n'est plus inférieur à Dieu ; en effet Dieu élève tellement l'homme qu'il y a égalité.

 « Le but de l'âme est d'arriver à l'égalité d'amour qu'elle a toujours désirée naturellement et surnaturellement: l'amant ne peut être satisfait s'il ne sent pas qu'il aime autant qu'il est aimé. Or l'âme voit d'une façon très certaine l'immensité de l'amour que Dieu lui porte; elle ne veut pas l'aimer d'une manière moins élevée et moins parfaite. […] D'où son désir d'être transformée actuellement en lui, car elle ne peut arriver à cette égalité que par une transformation totale de sa volonté en celle de Dieu; ces volontés alors s'unissent de telle sorte que les deux sont unifiées et ainsi il y a égalité d'amour. » (Cantique spirituel, commentaire de la strophe 37)

 

   L'itinéraire de l'âme selon le Cantique spirituel.

Lorsqu'il commente la strophe 33, il se réfère au récit du déluge, lorsque la colombe quitte l'arche pour aller voir la terre ferme.

 « Il compare ici l'âme à la colombe de l'arche de Noé, symbolisant par ses allées et venues ce qui advint à l'âme: “La colombe, après être sortie de l'arche de Noé, y retourna en portant au bec un rameau d'olivier, comme signe que la miséricorde de Dieu faisait enfin cesser les eaux du déluge qui avaient englouti la terre(Gn 8, 11).

De même l'âme dont nous parlons est sortie de l'arche de la toute-puissance de Dieu le jour où elle fut créée. Puis, après être passée par les eaux du déluge de ses péchés et imperfections, comme aussi des peines et épreuves de cette vie, elle retourne à l'arche du sein de son Créateur; elle porte le rameau d'olivier: image de la clémence et de la miséricorde dont Dieu a usé à son égard en l'élevant à un si haut état de perfection, quand Dieu l'a délivrée des eaux de ses péchés qui inondaient la terre de son âme et l'a rendue victorieuse contre ses ennemis qui dirigeaient toutes leurs batteries contre elle, afin de l'empêcher d'obtenir cette faveur; voilà pourquoi le rameau d'olivier qu'elle porte indique la victoire qu'elle a remportée sur ses ennemis et la récompense due à ses mérites. Ainsi donc la petite colombe non seulement retourne maintenant à l'arche de son Dieu toute blanche et toute pure comme elle en était sortie le jour où elle fut créée, mais de plus elle porte le rameau d'olivier qui figure la récompense qu'elle a acquise et la paix qui est le fruit de sa victoire. » (Cantique spirituel, commentaire de la strophe 33)

 

Dans le commentaire de la strophe 27, il donne des précisions sur l'union entre l'âme et Dieu :

 « C'est une transformation totale de l'âme en son Bien-Aimé. Dans cette transformation les deux parties se donnent mutuellement d'une manière complète, par les liens d'un amour aussi parfait qu'il peut l'être en cette vie; l'âme alors devient toute divine et Dieu par participation dans toute la mesure où le permet son état en ce monde; aussi est-ce l'état le plus sublime auquel puisse arriver l'âme ici-bas. De même qu'en vertu du mariage sur la terre les deux époux ne font qu'une seule chair, comme nous le dit la Sainte-Écriture, de même, lorsque ce mariage spirituel est consommé entre Dieu et l'âme, il y a deux natures dans un même esprit et amour de Dieu. Ainsi par exemple, lorsque la lumière d'une étoile et celle d'une lampe viennent à s'unir et à se confondre avec celle du soleil, elles s'éclipsent l'une et l'autre, et le soleil renferme en soi toutes les autres. C'est de cet état que parle l'Époux dans le présent vers: “L'Épouse est donc entrée”. Ces paroles signifient qu'elle s'est élevée au-dessus de tout ce qui est temporel et naturel, au-dessus de toutes ses affections, manières ou formes de spiritualité; elle a laissé de côté et jeté dans l'oubli toutes les tentations, ainsi que tous ses troubles, chagrins, préoccupations et soucis; elle est transformée dans une sublime étreinte.

Voilà pourquoi elle ajoute le vers suivant :Dans le jardin de délices qu'elle désirait”.

C'est dire: elle s'est transformée en son Dieu, qui est celui qu'elle désigne ici sous le nom de "jardin de délices", à cause du repos délicieux et suave qu'elle y trouve. Mais pour arriver à ce jardin où s'opère une transformation complète, qui consiste dans la joie, les délices et la gloire du mariage spirituel, il faut nécessairement qu'il y ait eu tout d'abord les fiançailles ainsi que cet amour loyal qui est ordinaire entre les fiancés. Lorsque l'âme s'est montrée durant quelque temps une fiancée pleine d'un amour absolu et suave pour le Fils de Dieu, Dieu l'appelle et la place dans son jardin fleuri pour y consommer cet état si glorieux du mariage spirituel avec lui; c'est alors que s'accomplit une telle union des deux natures, une telle communication de la nature divine à la nature humaine, que, sans changer leur être, chacune d'elle semble Dieu; et si cette faveur ne peut avoir toute sa perfection ici-bas, elle dépasse néanmoins tout ce qu'on en peut dire et imaginer. […]

Elle trouve dans cet état une abondance et une plénitude de Dieu beaucoup plus grande, une paix beaucoup plus sûre et durable, une suavité beaucoup plus parfaite que dans les fiançailles spirituelles. Et en effet est-ce qu'elle ne repose pas désormais d'une manière habituelle entre les bras de son Dieu ? » (Cantique spirituel, commentaire de la strophe 27)

Cet état, c'est vraiment la plénitude de l'amour. Et ici on est dans un tel état d'union que Dieu se donne à Dieu.

 

Prière

 

St Jean de la Croix, Rafael Pi Belda, bronze

J'ai fait ce que j'ai pu pour vous présenter saint Jean de la Croix. Je vais finir par une belle prière qu'il a écrite.

 

« Seigneur Dieu, mon bien-aimé, si le souvenir de mes péchés vous empêche encore de m'accorder ce que je vous demande, qu'il soit fait, ô mon Dieu, selon votre volonté ! Car c'est elle que je désire avant tout. Exercez votre bonté et votre miséricorde ; par elles vous serez connu. Si vous attendez mes œuvres pour exaucer ma supplique, donnez-les moi, opérez-les en moi, ainsi que les peines que vous jugerez bon d'accepter, et que votre volonté s'accomplisse. Mais si vous n'attendez pas mes œuvres, qu'attendez-vous, ô mon très miséricordieux Seigneur ? Que tardez-vous ? Si ce doit être une grâce et une miséricorde que je vous demande par votre Fils, prenez mon petit avoir, puisque vous le voulez ; mais donnez-moi ce bien, puisque vous le voulez aussi. Qui pourra se délivrer des manières basses et limitées où il est, si vous ne l'élevez jusqu'à vous dans la pureté de votre amour, ô mon Dieu ? Comment pourra-t-il s'élever jusqu'à vous, l'homme qui a été engendré et formé dans la bassesse, si vous ne l'élevez vous-même, ô Seigneur, de cette même main qui l'a créé ? Vous ne m'ôterez pas, ô mon Dieu, ce que vous m'avez donné une fois en votre Fils unique Jésus-Christ, en qui vous m'avez donné tout ce que je désire ; aussi je me réjouirai à la pensée que vous ne tarderez pas, si je vous attends.

Que tardes-tu, ô mon âme, puisque dès à présent, tu peux aimer Dieu dans ton cœur ? Les cieux sont à moi, la terre est à moi ; les nations, à moi ; les justes, à moi ; les pécheurs, à moi ; les anges, à moi ; la Mère de Dieu et toutes les créatures, à moi ; Dieu lui-même est à moi et pour moi, puisque le Christ est à moi et tout entier pour moi. Que demandes-tu, et que recherches-tu encore, ô mon âme ? Tout cela est à toi et tout cela est pour toi. Ne te rabaisse point au-dessous de cela ; ne t'arrête point aux miettes qui tombent de la table de ton Père ! Lève-toi et glorifie-toi de ce qui fait ta gloire. Cache-toi en elle et réjouis-toi ; et les désirs de ton cœur seront exaucés ».

 



[2] La Montée du mont Carmel traite de la nuit active c'est-à-dire d'une purification active, et la Nuit obscure (parfois considérée comme le livre IV du précédent) traite de la purification passive. Les deux traités sont inachevés et commentent d'assez loin une partie du poème de la Nuit obscure.

[3] Du grec apophasis (négation).

[4] Du grec kataphatikós (affirmatif).

[5] L’expérience fondatrice d’Elie se situe à l’Horeb (1 R 19,3a-15b) quand Dieu se manifeste : après le feu, il y eut "le bruit d’un fin silence". À noter que Jean de la Croix parlera du « doux murmure des brises caressantes ».

Sur le Mont Carmel voir sur https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Mont%C3%A9e_du_Carmel le dessin fait par Jean de la Croix, et le commentaire qui se trouve sur http://www.moncelon.fr/carmel.htm

[6] Les avis sur la date des écrits de Jean de la Croix sont partagés. C'est probablement après 1579 qu'il rédige les dernières strophes du Cantique spirituel, la Nuit obscure et le début de la Montée du Mont Carmel, cela jusqu’en 1584 sans finir. Le Commentaire du Cantique spirituel et le poème Vive Flamme d’amour datent des années 1584. De nombreux documents ont été brûlés à cause de l'Inquisition et des persécutions, et on a rarement l'original écrit par Jean de la Croix, mais souvent des copies qui présentent des différences.

[7] D'après la présentation des Œuvres parues aux éditions du Cerf, 2001 :« Les grands traités sont les œuvres maîtresses ; très construits, ils ont été rédigés en l'espace de sept ou huit ans, de 1579 à 1586. Ce sont, par ordre chronologique, « Le Cantique spirituel A », « La Montée du Carmel » et « La Nuit obscure », « La vive Flamme A », « Le Cantique spirituel B » et « La vive Flamme B ». » 

[8] « Près de soixante-dix lettres, fragments et notices ont été retrouvés ; adressés à des sœurs et des frères du Carmel ou à quelques personnes vivant de sa spiritualité. » (Présentation des éditions du Cerf, 2001)

[9] En fait "âme" est un mot féminin alors que "esprit" est un mot masculin, et il est plus facile de parler d'union nuptiale à propos de l'union entre l'âme et Dieu que de l'union entre l'esprit et Dieu. Comme de nombreux auteurs l'ont fait remarquer, dans une vraie symbolique du masculin-féminin, tout homme est féminin par rapport à Dieu (Voir par exemple Par M-M DAVY : Le symbolisme de Marie-Magdeleine, article de "La vie spirituelle" 1979)

[10] C'est dans le commentaire de la 1ère strophe, plus précisément dans le chapitre IV de la nuit obscure de l'esprit.

[11] Dans la Nuit obscure, dans le commentaire de la strophe I, il parle de la nuit des sens puis de la nuit de l'esprit. La nuit de l'esprit correspond à la nuit de l'entendement.

[12] La rémora est un poisson à ventouse qui mesure environ 40 cm. Quand il se fixe sur quelque chose, la fixation est extrêmement forte.

[13] Thérèse de l'enfant Jésus (1973-1897), à savoir Thérèse de Lisieux qui est carmélite. Elle a vécu la nuit de la foi à la fin de sa vie : « Je ne pouvais croire qu’il y eût des impies n’ayant pas la foi. Je croyais qu’ils parlaient contre leur pensée en niant l’existence du ciel…Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait sentir qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi, qui par l’abus des grâces perdent ce précieux trésor…Il permit que mon âme fût envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du ciel si douce pour moi ne soit plus qu’un sujet de combat et de tourment…Cette épreuve ne devait pas durer quelques jours , quelques semaines, elle devait ne s’éteindre qu’à l’heure marquée par le Bon Dieu et…cette heure n’est pas encore venue…Je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens, mais hélas ! je crois que c’est impossible. Il faut avoir voyagé sous ce sombre tunnel pour en comprendre l’obscurité…La foi, ce n’est plus un voile pour moi, c’est un mur…Lorsque je chante le bonheur du ciel, l’éternelle possession de Dieu, je n’en ressens aucune joie, car je chante simplement ce que je veux croire » (Histoire d'une âme, Ms.C ;5,7).

[14] Ce passage se trouve dans La nuit obscure, vers la fin du commentaire du deuxième vers

 

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