Être soi-même face aux autres, face au monde. Conférence-débat avec Jaques Breton, 22 mars 1991
En préambule voici un extrait d'un livre de J. Breton :
« De nos jours, l'enseignement chrétien s'intéresse davantage aux problèmes de nos relations sociales, politiques, religieuses, au nom de la charité chrétienne, qu'à la réalité de celui qui les vit. N'est-ce pas une question primordiale de savoir "qui" entre en relation avec l'autre ?
Si le commandement essentiel est d'aimer, nous ne gardons de cette parole du Christ que la première partie. Or il est écrit : « Tu aimeras le seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force, de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même. » (Luc 10, 27). Or ce "tout" (holos en grec) est capital, de même que le "toi-même". Aimer avec la totalité de ce que nous sommes exige toute une démarche intérieure d'unification de nous-même. Car de fait, si nous nous posons la question : « qui aime ? » et si nous sommes honnête avec nous-même, nous répondrons que c'est notre pensée, notre sentiment, nos émotions ou notre cœur, mais certainement pas notre personne tout entière, corps et esprit.
Le chrétien occidental, pour de multiples raisons, se refuse à cette démarche d'intériorité. Faire l'unité en soi-même, c'est reconnaître qu'il y a en chacun de nous un centre d'unification, un noyau, un cœur auquel toutes nos facultés, nos sens, se ramifient… C'est lui[1] qui me fait à chaque instant exister, qui permet cet enracinement en moi-même dans lequel je me sens fort, solide, équilibré, confiant. Il me met en communion, en harmonie, non seulement avec moi-même, mais aussi avec les autres, l'univers. C'est en lui que je peux entièrement me rassembler, de telle sorte que toutes mes facultés, mes sens, mon corps, ne sont plus séparables. Ils agissent ensemble sans distinction. » (Vers la lumière, Expérience chrétienne et bouddhisme zen[2], Ed. Bayard, 1997, p. 98-99)
Infos et liens :
- J. Breton (1925-2017) était prêtre fondateur du centre Assise, c'est à lui et à ce Centre que le blog des Voies d'Assise est dédié : Accueil du blog Voies d'Assise ; Historique du centre Assise et de Jacques Breton ;
- La transcription a été faite à partir d'un enregistrement, quelques modifications ont été apportées mais le style oral a été respecté. Des titres ont été ajoutés. Les notes sont en majeure partie des citations de J. Breton (ou des renvois à d'autres messages) qui complètent ce qu'il est en train de dire. Une partie du débat figure à la fn, dont la lecture d'extraits d'une lettre adressée àJ. Breton où quelqu'un parle de son expérience.
Être soi-même face aux autres, face au monde
Conférence-débat organisée par le centre Regards[3] à Eaubonne le 22 mars 1991
Avec Jacques Breton
Cette conférence a pour titre « Être soi-même ». Je n'ai pas la prétention de résoudre cela ce soir. Je ne vais pas en parler dans le cadre d'un discours métaphysique ou psychologique, mais essentiellement en termes de démarche spirituelle.
I – La question « Qui suis-je ? »
L'Occident – plus particulièrement le christianisme – a beaucoup insisté sur la relation. En particulier la relation aux autres est quelque chose de primordial. C'est surtout là-dessus qu'on faisait porter notre effort et nos questions – « comment aider les pauvres ? »… –, mais en évacuant un peu ce qui est pourtant excessivement important, à savoir : « Qui suis-je ? » « Quelle est mon identité ? »
Or il est paradoxal d'apprendre que la question « Qui suis-je ? » nous vient de l'Extrême-Orient et plus particulièrement de Ramana Maharshi[4], alors qu'en Orient l'accent est mis sur la réalité ultime, l'homme lui-même n'étant que de passage.
En Occident on insiste beaucoup sur le fait que l'homme en lui-même est une réalité, une créature de Dieu : il est créé à l'image de Dieu. Et pourtant, paradoxalement, on s'est peu intéressé à la question « Qui suis-je ? »
Et c'est exactement la même chose pour le corps. En Extrême-Orient le corps est une réalité passagère, illusoire. Au contraire, dans le christianisme, le corps est une réalité forte – les chrétiens communient au Christ par son corps et son sang, et on sait l'importance que le Christ donnait au corps en faisant de multiples guérisons – et pourtant le corps a été souvent considéré comme un obstacle.
Il est vrai que l'Occident passe aujourd'hui par une crise d'identité : Qu'est-ce que l'homme ? Qu'est-ce qui, en moi, va faire que je suis ceci et pas cela ? La civilisation actuelle est préoccupée de rendement, de politique et de social, mais pas tellement du « Qui suis-je ? »
La question qui peut se poser, c'est : est-il possible de se pencher sur la question « qui suis-je, quelle est mon identité véritable ? », de vouloir essayer d'avoir une meilleure connaissance profonde de soi-même ?
En général quand on vous pose la question « qui êtes-vous ? » Vous répondez « je suis un tel », ou « je suis professeur… mère de famille… », c'est-à-dire que vous vous définissez par rapport à votre milieu social sans répondre à la vraie question. Si cette question vous est posée dans le cadre d'un travail psychologique, vous allez vous définir par tout ce qu'on a pu dire de vous ou par l'image que vous faites de vous-même – intelligent, ouvert, paresseux… Vous pouvez aussi parler de vos qualités, vos défauts, vos faiblesses, vos fragilités. Mais tout ce que vous pouvez dire reste encore très extérieur. La réponse à la question « qui suis-je ? » reste de l'ordre du mystère.
Est-il donc possible de rentrer dans ce mystère que nous sommes ? Au fond, c'est un peu ce qu'ont essayé de vivre les vrais mystiques, c'est-à-dire ceux qui se sont efforcés de rentrer dans l'expérience profonde de leur être intérieur par tout un travail d'intériorisation, d'approfondissement, ou par des exercices spirituels, et cela, dans toutes les traditions.
Donc c'est possible. Mais la question qui se pose alors : est-ce souhaitable ?
● Critiques entendues à propos de cette recherche.
Souvent nous entendons dire. « Le temps que je passerai à essayer de me connaître, n'est-ce pas du temps que je prendrai sur des activités caritatives par exemple ? » En effet, on pense que le chrétien sera jugé essentiellement selon ce qu'a annoncé Jésus : « J'ai eu faim et tu ne m'as pas donné à manger… »
D'autre part ce n'est pas seulement une question de temps, mais : « Par le fait même d'essayer de creuser en moi, est-ce que je ne risque pas de me replier sur moi-même ? Est-ce que je ne donne pas trop d'importance à ma personne au détriment d'une connaissance du monde, de l'homme ? » Et beaucoup de personnes me disent que pour elles, ce qui est important, c'est de travailler à la transformation du monde, de chercher à établir de meilleures relations, à changer les structures... C'est une tendance très forte actuellement dans l'Église catholique. On parle plutôt du social que du temps à prendre pour essayer de découvrir le mystère qu'on est et pour rentrer davantage dans ce mystère. On laisse ce travail à quelques monastères dont on dit que c'est le sens… et encore, on dira même plutôt que, pour eux, le plus important c'est de prier, c'est ce qu'on leur demande, plutôt que de s'intéresser à ce qu'ils sont en eux-mêmes !
Ce sont des réflexions, vous en avez sans doute entendu d'autres, qui disent que, chercher à découvrir le mystère que nous sommes ça ne sert à rien, c'est du temps perdu, et ça va à l'encontre de tout un mouvement créatif, social et politique.
Je vais essayer de répondre à cela autant que je le peux, mais ce ne sera pas exhaustif.
● La nécessité de cette recherche dans différents domaines de la vie.
– Une parole enracinée.
Je vais prendre un exemple vécu avant-hier. J'étais invité à une très grande assemblée liturgique : plusieurs évêques, 150 prêtres, 40 pères abbés, des personnes religieuses ou laïques, au total 1000 personnes au moins. L'évêque qui présidait a prononcé l'homélie, il nous a parlé une demi-heure pour ne rien dire, une parole vide de vie. On a dormi !
Une parole qui ne s'enracine pas dans le cœur profond de notre mystère est une parole qui est vide, creuse. Pour qu'elle soit juste, qu'elle s'adresse à quelqu'un véritablement, pour qu'elle puisse essayer de porter un peu ce qu'elle veut dire, il faut que la parole s'enracine dans ce qu'elle doit être. Si un prêtre dit qu'il parle au nom de Dieu, il faudrait que sa parole soit porteuse de divin, porteuse de vie. Et pour qu'elle soit porteuse de vie, il faut qu'elle s'enracine dans notre vie, dans notre mystère.
Si nous voulons que notre parole atteigne l'autre dans sa réalité intérieure, ne doit-elle pas elle-même s'enraciner dans la nôtre ? Il faut dépasser ce qui est un peu superficiel pour arriver à essayer de dire à l'autre quelque chose qu'il puisse entendre, et qui va peut-être lui permettre de se révéler à lui-même, et à partir de là pouvoir y répondre. Une parole, si elle ne s'enracine pas, est toujours un peu destructrice, car elle laisse toujours une sorte d'insatisfaction ou même de jugement, elle ne peut pas être réellement ce qu'elle doit être pour constituer un échange profond.
– Une écoute avec tout soi-même.
Ce que je viens de dire de la parole est vrai aussi pour nos relations. Celles-ci restent souvent trop superficielles, c'est pour ça que des jeunes diront : « dans mon entourage je n'ai pas été reconnu, personne ne sait qui je suis vraiment. » C'est que justement il n'y a pas eu suffisamment d'écoute profonde.
Quand j'écoute quelqu'un, est-ce que j'écoute avec ma tête, avec mes émotions, avec mon affectif, ou bien au contraire est-ce que j'écoute avec tout mon être ?
C'est pour cela que souvent on reste sur sa faim, et on se dit : oui, c'est vrai, on se connaît sans se connaître parce qu'au fond on reste à un certain niveau, on ne va pas trop loin.
– Une activité créatrice.
Ce que je dis est vrai de la parole, est vrai de l'écoute, et est pleinement vrai aussi pour d'autres choses. Dans vos activités, vous faites beaucoup de choses mais au fond, qu'est-ce que vous faites ? Que d'actes routiniers, répétitifs ! Quelquefois vous en restez à un niveau qui ne va pas au-delà d'une certaine participation de votre corps, de votre intelligence. Mais pour qu'un acte soit créatif, qu'il puisse être créatif vraiment pour vous et pour les autres, il faut qu'il puisse être porteur d'une vie véritable.
Ceci est d'autant plus important que nous évoluons dans un monde de plus en plus technologisé, il peut engendrer une civilisation plus humaine ou au contraire s'autodétruire. Trop souvent on essaie de colmater les trous, d'équilibrer vaille que vaille un budget, de parer aux incidents. Mais est-ce qu'on veut vraiment essayer de construire un monde qui soit plus humain, un monde où les gens puissent se retrouver eux-mêmes, où ils puissent davantage s'épanouir ?
Créer ce monde plus humain, cela nous demande d'abord d'avoir une force, une conviction et un courage. Mais il faut bien voir que ce n'est pas avec nos petits moyens que nous allons y arriver, il va falloir faire appel à toute la force de l'Être qui seule peut donner à ce monde une existence véritable.
Il faut vraiment que vous puissiez vous dire : actuellement je suis là et j'essaye de vivre le maximum de ce que je peux vivre, tout ce qui est en moi doit s'épanouir véritablement, la totalité de ce que je suis. Si vous pouvez vous dire ça, si vous puisez au fond de vous-même tout ce qui fait votre existence, à ce moment-là vous construisez en vous ce règne de paix intérieure, de joie profonde, véritable, et vous donnez aux autres la possibilité qu'eux-mêmes soient dans la paix. La vie, la paix, la sérénité sont très contagieuses, vous en faites souvent l'expérience. Par exemple, lorsque vous allez acheter des timbres postes et que l'amabilité des employés vous étonne, allez voir la receveuse et vous comprendrez. Il suffit qu'une personne respire la joie et la paix pour que tout l'entourage en soit transformé. C'est dans la mesure où vous êtes vous-même que vous faites exister l'autre.
Comment être tout entier dans ce que l'on est ? Pour cela il faut être présent avec toute votre personne, pas seulement avec votre tête ou avec votre corps, mais avec tout ce que vous portez en vous. Ce qui épanouit l'homme, c'est la possibilité d'être là tout entier, et de se donner dans la totalité de ce qu'il est. Quand je suis tout entier dans ce que je vis, dans ce que je fais, immédiatement toute ma vie change. Bien souvent, en fin de journée, vous êtes déçu, non à cause des activités qui vous ont été proposées, mais parce que vous avez été incapable de vous donner entièrement, vous avez subi votre travail,les rencontres, le métro…
Par exemple, lorsque j'étais bûcheron, si je partais au travail avec l'idée d'abattre quatre arbres, il y avait de grandes chances que je ne puisse y arriver et je rentrais très fatigué ; si par contre, je partais au travail sans intention particulière, avec simplement le désir d'être entièrement à mon outil et à l'arbre que je devais abattre, j'obtenais un meilleur résultat, mais avec un minimum de fatigue et je revenais dispos, prêt à vivre ma méditation.
Cela devrait se retrouver dans l'éducation que l'on donne aux jeunes. Trop souvent les enseignants se contentent de leur transmettre un savoir, mais ce n'est pas cela qui va les aider à vivre, et même parfois le savoir peut être un obstacle. Il faut que le jeune soit capable de se prendre en charge, d'exister. Il faut lui donner les moyens de se construire, de se développer, de grandir, mais cela demande de notre part un réel détachement, il faut être présent soi-même pour permettre à l'autre de grandir, être capable d'écoute, et ça change tout !
Quand je regarde l'enseignement du Christ dans l'évangile, par exemple les béatitudes, je suis émerveillé de voir qu'il commence par dire « Heureux vous qui êtes… » Il ne commence pas par dire « heureux vous qui posez des actes de pauvreté » mais « heureux vous qui êtes pauvres. » Et cela permet de répondre aux objections que j'ai données tout à l'heure où il est dit que le chrétien sera jugé sur ses actes d'après la parole : « j'ai eu faim et tu ne m'as pas donné à manger, j'ai eu soif et tu ne m'as pas donné à boire. » En effet, ce n'est pas l'acte en tant que tel qui condamne ou sauve le chrétien, c'est la manifestation ou non en lui de l'amour. L'amour permet d'être à l'écoute de celui qui a faim, permet de l'écouter sans s'imposer à lui, permet de ne pas agir simplement pour avoir bonne conscience – par exemple dans le métro donner une pièce à celui qui fait la manche.
Ce qui va animer votre acte – ce qui va le porter – doit venir du fond de vous-même, de cet Être qui est amour en vous et qui va vous permettre d'aller vers l'autre. On fait beaucoup de choses soit pour avoir bonne conscience, soit pour satisfaire des besoins affectifs, mais cela ne répond pas à la parole biblique : « Tu aimeras le seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force, de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même. » (Luc 10, 27).
Il faut donc prendre le temps de vivre ce que vous êtes vraiment. Et c'est dans la mesure où vous essayez de découvrir qui vous êtes que vous faites l'œuvre la plus essentielle. Peu de gens le font, c'est pourquoi le monde est souvent inhumain.
J'ai dit que la connaissance intérieure était nécessaire pour devenir qui on est réellement. Il ne s'agit pas seulement d'une connaissance extérieure mais d'une connaissance suffisamment intérieure, et ceci est offert à tout le monde. Mais est-ce que vraiment on peut y arriver et pas seulement les grands mystiques ? À ce propos, je vais dire plusieurs choses.
Toute tradition religieuse essaie de nous relier au divin, essaie de nous faire atteindre cette réalité profonde et intérieure. Par exemple dans le christianisme saint Paul nous dit : « Il (Dieu) nous a élus en lui-même dès avant la fondation du monde pour être saints et immaculés en sa présence, dans l'amour, ayant déterminé d'avance que nous serons, pour lui, des fils par Jésus-Christ » (Éphésiens 1, 4-5). Cet appel s'adresse à tout homme, sans exception. Chacun de nous est choisi pour accéder à cette vie. Seulement, ce n'est pas facile.
Il y a un très beau livre de Paul Tillich qui s'appelle Le courage d'être. Comme le titre l'indique, et en des pages très lumineuses, il nous montre combien il est difficile d'être soi-même.
Il y a une petite fable hindoue qui illustre cela aussi. Quelqu'un demande à un sage : « Comment fait-on pour devenir un saint ? » Et il répond : « C'est très simple, pour devenir un saint, quand tu marches, tu marches ; quand tu manges, tu manges ; quand tu écoutes, tu écoutes… » Autrement dit, quand tu fais une chose, tu y es tout entier, ce qui est très difficile, c'est pourquoi tu deviens un saint !
Notre tentation est de tout expliquer, de se casser la tête pour essayer de comprendre alors qu'il suffit de se laisser agir.
II – Quelques moyens.
Les moyens sont simples. En premier il faut accepter de se remettre en question.
Dépasser nos peurs.
Il y a une chose qui est particulièrement difficile pour nous c'est de dépasser nos peurs. En nous il y a des peurs viscérales, nous avons surtout peur de nous ouvrir à l'absolu, à la totalité de la dimension de nous-même. Cela nous attire très fort – on a soif de plénitude, soif d'être –, mais on a peur. Pourquoi ? Il y a beaucoup de raisons qui sont différentes pour chacun. Une raison c'est le désir de garder son petit quant-à-soi, rester bien tranquille. On est malheureux dans son petit univers construit, univers un peu doré quelquefois, mais on n'a pas envie de le quitter, on l'aménage comme on peut. On a peur donc de l'abandonner. Et puis il y a la peur de l'inconnu, peur de se lancer dans cette aventure de l'Être.
Dans le bouddhisme, on y va carrément, mais dans le christianisme tout est aménagé et le Christ va continuellement nous redire : « n'ayez pas peur, je suis là, je suis avec vous. »
Par exemple quand les disciples sont invités à quitter la rive pour s'embarquer et rejoindre l'autre rive : ils quittent un lieu sûr pour voguer sur une eau instable. Menacés par la tempête, ils prennent peur. Le Christ qui dormait et qui s'est réveillé les fustige : « Pourquoi avez-vous peur, hommes de peu de foi, ne savez-vous pas que je suis avec vous ; ne suis-je pas celui qui commande au vent et à la tempête ? » (D'après Mt 8, 23-27)
Renoncer à ses biens ?
Quels sont les moyens qui vont nous permettre de rentrer dans ce mystère ? C'est là que je vais vous faire connaître des méthodes qui ne viennent pas de notre tradition mais du bouddhisme, mais il faut savoir que dans l'Évangile vous avez le même genre de radicalité. Quand je parle du zen ici, je ne dis rien d'autre que l'Évangile.
Ainsi saint Luc nous rapporte ceci. « Si quelqu'un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Et celui qui ne porte pas sa croix, et ne marche pas à ma suite, ne peut être mon disciple. Car, lequel de vous, s'il veut bâtir une tour, ne s'assied d'abord pour calculer la dépense et voir s'il a de quoi la terminer… – et il ajoute à la fin – quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple. » (Luc 14, 25-33).
Donc vous voyez, l'Évangile est porteur de tout ce travail de détachement que nous avons à faire. Quand je parle du zen ou du bouddhisme, je ne vais pas du tout contre l'Évangile, bien au contraire, c'est pour essayer de mettre cet Évangile en pratique, mais d'une manière qui nous soit possible. En effet, si je vous dis : « C'est fini, terminé, si vous voulez vraiment "être", quittez tous vos biens », vous allez me dire que ce n'est pas possible.
De fait, tout le monde n'est pas appelé à être religieux, et pourtant le Christ s'adresse à tous. Il nous met donc devant un dilemme impossible. Comment concilier cette aspiration à être vraiment et le fait de devoir renoncer à tout ? Il s'agit d'entrer dans un renoncement ou un détachement progressif.
Expirer-inspirer[5].
Pour cela il nous faut prendre des moyens très simples, des petits moyens. Le zen est une méthode qui peut nous aider. Son intention est de nous libérer de toute attache, de nous purifier. Le grand moyen qu'il nous offre est la respiration.
Tous, nous respirons, et bien souvent sans en avoir conscience. L'expiration, l'inspiration, c'est quelque chose qui se reproduit régulièrement. Or le souffle qui expire et qui inspire est un moyen précieux, il nous permet d'arriver au détachement.
En effet, au lieu de décider de façon brutale : il faut que je quitte tout maintenant, ce n'est pas possible, je tiens encore trop à ma maison, à ma femme, à mes enfants, à des tas de choses… ce que je peux faire c'est, en expirant, lâcher petit à petit tout ce à quoi je tiens. Ces idées que j'ai, ces sentiments, cette affectivité, en expirant, petit à petit je les fais descendre. Le travail se fait en moi. Et un jour je me dis : cela à quoi je tenais tellement il y a deux ans, c'était pour moi impensable de le lâcher, eh bien progressivement, je le lâche, j'expire, ça a moins d'importance dans ma vie. Pourquoi ? Parce qu'un travail de purification s'est fait lentement en moi.
Et alors, pendant l'inspiration, il se passe quelque chose de formidable : quelque chose vient.
À travers l'expiration et l'inspiration, je lâche des choses qui sont extérieures à moi et j'inspire ce qui vient de mon fond.
Par exemple, si vous êtes trop attaché à une personne que vous aimez, vous créez des besoins affectifs, sensibles qui faussent votre relation avec elle, entraînant une aliénation et un manque de respect. En réalité, ce que vous aimez en elle, c'est ce qu'elle peut vous apporter sur le plan affectif ou intellectuel. Si vous êtes un homme et l'autre une femme, vous serez surtout sensible à sa féminité et non à ce qu'elle est réellement. Aussi, en expirant, vous essayez petit à petit d'avoir moins d'attache avec elle : je vais lui laisser davantage de liberté, la respecter davantage… Et à un moment donné, qu'est-ce que vous allez inspirer ? Eh bien, c'est votre femme intérieure. Autrement dit, en quittant intérieurement cette femme, vous avez des chances de trouver en vous votre propre féminité, votre femme intérieure, ce qui vous rendra libre de ce besoin.
Et ceci est vrai pour d'autres besoins qui nous attachent. Nous allons chercher à l'extérieur des compensations qui nous laissent insatisfaits, alors qu'en nous-mêmes, au niveau de l'être, nous avons des richesses qui peuvent nous apporter beaucoup de joie.
Mais alors, si vous n'avez plus besoin de votre femme, qu'est-ce qu'elle va devenir ? Eh bien, à ce moment-là, vous commencerez à l'aimer. En effet, tant que vous avez besoin d'elle, vous ne l'aimez pas vraiment, vous aimez la féminité qu'elle représente, mais pas elle-même dans tout son mystère. Et c'est de ça que souffrent beaucoup de femmes d'ailleurs.
J'ai pris comme exemple le cas d'un homme vis-à-vis de sa femme, mais on pourrait prendre l'inverse. Combien de femmes ont besoin de leur mari. Et pourquoi ? Parce que le mari représente la sécurité. Bien sûr, l'homme fort ! Mais, quand elles auront trouvé suffisamment une confiance intérieure, elles n'auront plus besoin de l'homme en tant qu'il est fort, elles commenceront à l'aimer pour lui-même.
Le détachement nous fait très peur, combien refusent d'aller jusqu'au bout et passent à côté de la joie profonde. Mais voyez, c'est très simple : on expire et on inspire, ce n'est pas plus difficile. Seulement, il faut accepter d'aller jusqu'au bout de cette expiration pour que progressivement se fasse la transformation[6].
Il est vrai aussi que cet abandon ne peut être que progressif. Nous avons besoin d'un cadre de vie, de sécurités matérielles ou relationnelles, d'autant plus si nous n'avons pas encore confiance en nous. Mais à partir du moment où nous trouvons en vous cette sécurité intérieure, cette force de l'être, nous avons beaucoup moins besoin de l'extérieur. C'est un travail qui se fait tout au cours de la journée, ce n'est pas à un moment donné, c'est tout le temps qu'on expire et qu'on inspire.
Notre tendance est de vivre à l'extérieur de nous-même, au niveau de nos idées, de nos sentiments, de nos émotions. Nous nous identifions à nos faiblesses et à nos fragilités : je ne suis pas intelligent, pas beau physiquement… Et pourtant, vous êtes infiniment plus que cela par le fond de vous-même. Au cours de ce travail il s'agit d'une sorte de recul : « je ne suis pas cela, mais je suis infiniment plus que cela, "je suis" profondément. » Il s'agit de se détacher de tous les jugements qui ont pu être portés sur vous et qui remontent peut-être à votre enfance.
Je disais tout à l'heure que souvent vos actes, vos gestes, sont du vent : vous donnez une poignée de main mais vous n'êtes pas présent à ce que vous faites, vous n'êtes pas là, vous n'êtes pas. Là aussi, c'est la même chose. C'est pour cela que, lorsqu'on pratique certains arts comme le yoga, le zen ou des pratiques venues d'Extrême-Orient, on nous apprend à ne faire qu'un avec le geste que nous posons. Il y a une grande différence entre un sourire de mannequin et un sourire qui émane de la joie profonde d'exister. Il s'agit donc d'arriver petit à petit à ce que, dans tout acte, nous soyons là[7].
Si, quand je reçois une personne, je prends le temps d'expirer avec elle, c'est-à-dire de l'accueillir, de la recevoir jusqu'au fond de moi-même, alors dans ce vrai silence, je me laisse ensuite inspirer et ainsi je peux répondre à sa demande.
● Aspects de ce qui se manifeste.
Il y a donc nécessité de s'abandonner, de lâcher prise, cependant voir seulement cela n'est pas suffisant, et vous allez me dire : « Mais alors, petit à petit, qu'est-ce qui va se produire ? » et vous avez raison de vous inquiéter pour l'avenir.
Mais, de même que l'inspiration vient spontanément après une bonne expiration, ainsi en est-il de l'Être. C'est lui qui vous inspire et réalise la transformation. Alors, laissez-le agir en vous.
Il va d'abord se manifester en vous sous l'aspect d'une lumière qui vous éclaire. Il est lumière et il n'y a pas que dans le christianisme qu'on parle de cette lumière. Dans le bouddhisme, l'être réalisé est dit "illuminé". Et de fait, c'est vrai. Il est extraordinaire de voir les personnes qui arrivent à un certain stade : elles rayonnent une lumière intérieure.
L'Évangile lui-même relate la transfiguration du Christ sur la montagne. Cette lumière n'est pas seulement quelque chose d'extérieur mais elle brille pour éclairer notre route, nos choix, nous guider sur le chemin, elle est porteuse de sagesse. Encore faut-il se laisser inspirer !
– Force.
Ce que je viens de dire de la lumière est encore plus vrai pour la force dont nous avons besoin. Il y a des moments où nous nous heurtons à l'impossible, à l'inacceptable. Devant des souffrances parfois intenables nous nous mettons à désespérer. Devant les obstacles qui se présentent, nous prenons conscience de nos faiblesses, de nos fragilités qui nous laissent entièrement démuni. Mais justement, ce sont ces épreuves qui vont nous permettre de nous ouvrir à la force de l'Être, à cette puissance de vie capable de déplacer les montagnes[8].
– Amour.
Progressivement aussi nous découvrons l'amour qui nous habite. Cet amour, il ne faut pas le voir comme quelque chose de sentimental ou d'affectif. L'amour est le dynamisme intérieur qui continuellement nous permet d'enflammer notre personne pour la rendre don et accueil. Cet amour est capable de nous mettre en harmonie avec les personnes et les choses, il est capable de nous sortir de nous-mêmes pour devenir transparents.
Cela me rappelle la première rencontre que j'ai eue avec un roshi. Je lui avais posé la question suivante, un peu par provocation : « comment devenir instrument d'amour ? » Je savais qu'en japonais le mot "amour" n'existait pas et je me demandais comment il allait répondre. Je ne me souviens plus exactement de sa réponse qui me parut assez compliquée, mais je certifie qu'en sortant de cet entretien j'étais animé d'un amour extraordinaire : j'aurais donné toute ma vie. Il m'avait transmis l'amour.
● Être soi-même ?
Au fond, petit à petit, comment pouvons-nous arriver à "être" nous-même ? Tout homme "est" mais il me semble qu'une des différences entre le bouddhisme et le christianisme, c'est que dans le bouddhisme l'homme n'existe que dans la réalité ultime[9] alors que dans le christianisme il y a cette conviction que l'homme a une existence en lui-même, une existence propre. C'est Dieu qui vient à l'homme pour le diviniser, et même il se livre à l'homme : « corps livré pour vous. »
Dans l'une et l'autre tradition, l'homme doit lâcher prise, s'abandonner, quitter ses sécurités pour être. Et, si chaque homme est différent des autres par son tempérament, son corps et son psychisme, il est animé par la même vie qu'eux. Chacun exprime cette vie selon sa nature propre. C'est comme une lumière qui va s'irradier à travers de multiples cristaux : c'est ainsi qu'apparaît la richesse infinie de la lumière divine.
Je disais qu'à la limite nous sommes tous animés par le même amour mais que chacun le vit selon ce qu'il est, selon sa propre vérité. Chacun a un rôle à jouer. C'est pour cela que chacun doit découvrir sa propre vérité afin de la faire rayonner à travers lui. Cela demande une écoute intérieure, tout un travail de détachement.
Et je peux vous assurer que si vous prenez ce chemin, vous serez de plus en plus heureux. Plus vous serez enraciné dans votre être, plus vous serez là présent, plus vous serez présent aux autres. La fausse spiritualité, c'est de s'en aller en l'air, d'avoir des grandes idées. La vraie spiritualité s'enracine dans le présent, dans ce que je suis. Les vrais mystiques ont les pieds sur terre. Il n'y a qu'à voir la vie de Thérèse d'Avila, tout ce qu'elle a pu faire !
● Horizontale et verticale.
À propos du zen, il y a une chose que je n'ai pas dite, c'est qu'on développe beaucoup la verticale, une verticale solide. Si vous avez quelqu'un qui est comme ça [J. Breton s'avachit], c'est un pauvre type ; si vous avez quelqu'un qui est comme ça [J. Breton se redresse en gonflant la poitrine en avant] c'est quelqu'un qui, du fait qu'il n'est pas, veut montrer qu'il est mais, si vous le poussez, il ne tient pas debout.
Il est important de découvrir que l'homme n'est lui-même que dans une verticale, c'est-à-dire qu'il peut rejoindre la terre dans laquelle il s'enracine – c'est le roc sur lequel il s'appuie –, et le ciel qui est au-delà. C'est cette rencontre de la terre et du ciel qui permet de dire « je suis ». Si vous vivez dans votre terre-ciel, vraiment vous existez. Beaucoup de gens vivent trop là-haut : ils ont la tête en l'air, trop dans les épaules, trop là-haut. D'autres personnes, au contraire, surtout les femmes, prennent tout sur les épaules, sur le dos… écrasées ! Au contraire, exister c'est tout lâcher jusqu'en terre pour remonter vers le ciel.
L'humilité, ce n'est pas de penser que je suis un pauvre type. Mais l'humilité c'est de dire : « je suis par ce qui me fait être ».
Le chrétien est appelé fils de Dieu c'est-à-dire qu'uni au Fils, il reçoit sans cesse du Père l'Esprit qui le fait tenir debout[10]. Le Christ a été debout, il est même mort debout sur la croix ; la Vierge Marie aussi a été debout au pied de cette croix (Jn 19, 25), participant pleinement à la mort de son fils, elle n'était pas écrasée.
C'est dans le zen que j'ai découvert la verticale, mais elle est présente aussi dans le christianisme où la croix est verticale et horizontale. C'est le zen qui m'a aidé à vivre l'enracinement[11], la montée vers le ciel, ce qui permet l'ouverture. En Occident on développe trop la dimension horizontale et pas assez la dimension verticale. Il s'agit de puiser au fond pour remonter. C'est un travail tout simple qu'il y a à reprendre tout le temps.
Et on peut très bien être dans un fauteuil [J. Breton montre une auditrice dans un fauteuil roulant], cela n'a pas d'importance. On peut très bien trouver la verticale avec un dos tordu. On voit tout de suite la différence entre quelqu'un qui est tordu tout en étant dans sa verticale, et quelqu'un qui est droit mais qui n'est pas dans sa verticale.
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Réponse à des questions posées lors du débat.
1/ Que faire face à diverses agressions, face à la souffrance ?
► Quand on est victime d'une agression, qu'est-ce qu'on peut faire ?
J B : On peut être agressé directement par quelqu'un ou indirectement par des injustices qui vous atteignent. Je dirais : vous êtes agressé à partir du moment où vous êtes atteint au plexus[12]. Dans ce cas, en général, vous vous révoltez, ou bien au contraire – c'est le plus souvent –, vous encaissez, et ça fait des nœuds, ça bloque tout, vous vous repliez totalement.
Alors que faire ?
Vous savez, je pratique beaucoup le kinomichi[13] qui vient de l'aïkido. Quand quelqu'un vient sur moi avec sa force, je prends sa force et je la renvoie, c'est-à-dire que je ne laisse pas sa force entrer en moi, je la prends et je la renvoie à l'autre[14].
Je vais expliquer cela sur le plan de la relation. Si quelqu'un m'agresse, c'est son problème mais ce n'est pas le mien. Autrement dit, je ne le prends pas pour moi, simplement j'essaie de le renvoyer. S'il m'agresse, c'est son problème. Si quelqu'un est en colère, il s'agit de ne pas se faire prendre par sa colère, mais toujours expirer[15].
► Et quand on est agressé par la souffrance ?
J B : Quand on est agressé par la souffrance, c'est la même chose pour le processus mais c'est un peu différent en soi car souvent la souffrance n'est pas une agression.
C'est le même processus. En effet, si vous restez dans votre souffrance, vous vous enfermez, elle vous écrase, et c'est ce qui arrive très souvent. En général le mental en rajoute – qu'est-ce que… ? – ça augmente encore votre souffrance. Vous vous identifiez à votre souffrance.
Avec la souffrance il faut donc pouvoir prendre du recul. Comme souvent, il faut laisser couler. Quand on pleure, ça soulage. Pour ceux qui ne pleurent pas, il y a souvent plus de souffrance. Donc pleurer dégage, comme l'eau qui coule. Et quand vous êtes descendu au fond de vous-même, la souffrance peut-être est encore là, mais elle n'est plus écrasante. Je peux être heureux au fond de moi-même tout en ayant une certaine souffrance à un certain niveau. Petit à petit cela va se calmer.
Il faut aussi savoir que la souffrance est un moyen qui montre qu'il y a quelque chose en nous qui nous fait souffrir, elle a quelque chose à nous dire. Quand le petit enfant met la main sur le feu, heureusement que ça le brûle !
La souffrance, c'est comme les situations difficiles, elles ont toujours quelque chose à nous dire. Trop souvent on s'enferme dans des situations difficiles alors qu'au contraire il faudrait se dire : c'est comme ça, et puis petit à petit, ça se transformera.
Je n'aime pas tellement quand quelqu'un dit : « rentrer dans ses souffrances ». C'est plutôt : ne pas fuir mais laisser couler. Et alors la souffrance permettra peut-être plus de détachement, plus d'ouverture du cœur. Je ne pourrai pas rester insensible à ce qui se passe dans certains endroits du monde, quand quelqu'un souffre.
Plus vous serez vous-même, plus vous serez ouvert et donc sensible aux autres.
Autrement dit : je peux souffrir mais je ne suis pas dans ma souffrance ; elle est dure à porter, mais en même temps elle me permet de ne pas rester insensible à ce qui se passe autour de moi.
C'est donc tout un travail : expirer, laisser couler, ne pas vous enfermer dedans.
Vous êtes faits pour la joie, vous êtes faits pour le bonheur, pour la vie mais pas pour la souffrance, alors il ne faut pas rester dedans. C'est un passage. C'est comme pour l'angoisse, il faut aller au-delà.
La souffrance est porteuse de détachement et d'ouverture : il n'y a que ceux qui ont souffert qui peuvent essayer de s'ouvrir vraiment à la souffrance des autres.
Commencer par le détachement, expirer.
2/ Extraits d'une lettre-témoignage.
► Vous avez surtout parlé du bouddhisme et du christianisme. Les autres, dans tout ça, qu'est-ce que vous en faites ? Est-ce qu'on peut avoir une spiritualité tout en étant non-chrétien ?
J B : Ce que je vous ai dit sur l'expir et l'inspir, tout le monde peut le pratiquer. Et d'ailleurs dans le centre où je vis, le zen est pratiqué par des chrétiens et des non-chrétiens.
Nous sommes tous habités par la même réalité intérieure. Ce n'est pas quelque chose qui a été inventé par les bouddhistes, les hindous… Non, ils ont découvert cette réalité au fond d'eux-mêmes. Tout homme de bonne volonté, quel qu'il soit, s'il s'ouvre à son intérieur va faire l'expérience à un moment donné de ce qui est là. C'est sûr qu'une tradition religieuse aidera, pour vivre cela et pour d'autres raisons.
Dans le centre où je vis il y a beaucoup de personnes qui sont sans religion et qui, à un moment donné découvrent cette réalité intérieure.
Justement, je vous ai apporté une lettre d'une personne qui n'est pas chrétienne. Je l'ai respectée profondément dans son cheminement, et une fois elle est venue me trouver en me disant : « Quand j'ai su que vous étiez prêtre…! »
Dans cette lettre elle me dit : « J'ai pris à la bibliothèque un livre d'Henri le Saux, "Sagesse hindoue, mystique chrétienne[16]". Je l'ai parcouru et écarté avec une nausée presque physique. Je crois que je ressens cette ambiance d'Église comme une menace. »
Il y a donc en elle de la peur : quelque chose va détruire ce que j'ai réussi à rendre sain en moi, et je vais replonger.
Elle dit après : « Un soir j'ai senti que la tempête s'était apaisée toute seule – non, non, je n'ai fait ni jeûne, ni mortification –, que la voie était libre, que j'étais acceptée, et je dirais "pardonnée" – j'ai du mal à écrire ce mot, et pourtant c'est celui qui me vient. Avec ma vie si mal foutue que je ne pouvais pas changer, ma colonne vertébrale tordue qui me fait mal, j'ai senti que ce qu'il y avait de sain en moi – la bonté, quelque chose de lucide, de limpide aussi –, cela, je pouvais y prendre appui et avoir confiance. »
Voyez, elle a découvert à un moment donné quelque chose de solide qui l'habite.
« Ce soir-là, je me suis assise presque sans effort pour méditer. »
Un jour en effet, elle m'avait demandé conseil et je lui avais dit de méditer le soir avant dîner. Elle m'avait alors dit : « Je n'ai pas le temps », et je m'étais dit : « Tout ce qui est discipline, elle n'en veut pas. »
Depuis cette lettre elle m'a dit : « Chaque soir je médite, sauf deux fois où je me suis sentie trop fatiguée. »
C'est donc quelqu'un qui, à un moment donné, a fait cette découverte. Il y a d'autres personnes qui, à travers ce travail, ont redécouvert leurs racines chrétiennes. Actuellement il y en a une qui se prépare au baptême. Les mots, on nous les a peut-être inculqués de façon trop extérieure, et cela a nui à notre cheminement intérieur.
Au fond, ce qui est important, c'est que vous fassiez l'expérience.
[1] Du fait que dans son livre Jacques Breton est en train de comparer bouddhisme et christianisme, il appelle ce centre "la nature" à cause du terme nature de bouddha. Le contexte n'étant pas mis ici, il a semblé plus simple de ne pas utiliser le terme de "nature" et du coup de garder l'aspect masculin de ce centre, de ce noyau, de ce cœur.
[2] Cf. Le livre de J. Breton " Vers la lumière : Expérience chrétienne et bouddhisme zen" : présentation, recension, échos divers.
[3] Le Centre Regards organisait des conférences-débats et des groupes dans une salle de la paroisse. Jacques Breton y est venu pour plusieurs conférences. À l'époque Christiane Marmèche (membre du Centre Assise et auteur du présent blog) en était présidente. Le Centre a été dissout en 2002.
[4] « La méthode spirituelle de Râmana Maharshi… ne comportait aucune des complexités du yoga… Il conseillait régulièrement la pratique du ko'ham, c'est-à-dire de l'interrogation mentale : « Qui suis-je ? »… C'est-à-dire la quête, la recherche, la poursuite du Soi au-dedans de soi, au-delà de toutes ses manifestations périphériques. […] Elle consiste à chercher, en chaque instant, en chaque acte, qui en vérité est celui qui vit, pense et agit, et d'être attentif à celui qui voit, dans l'acte de voir, à celui qui entend, dans l'acte d'entendre. […] Le soi phénoménal, le "je" superficiel, poursuivi ainsi jusque dans ses derniers retranchements disparaîtrait finalement comme par enchantement, à la façon d'un voleur pris sur le fait. Le "Je" essentiel seul brillerait alors dans la conscience stabilisée et la remplirait toute. » (Henri le Saux, Sagesse hindoue, mystique chrétienne, Centurion, 1991, p. 66-67)
[5] L'expir est premier contrairement à ce qu'on dit couramment en Occident.
[6] Ici J. Breton insiste sur le travail de détachement qui se fait grâce à l'expir et parle peu de l'expir lui-même. Dans un écrit à paraître sur le blog, il dit : « La plupart des personnes – et cela sans doute à cause de leur éducation – vivent la respiration au niveau de la poitrine qui est le siège des émotions, des sentiments. Il n'est donc pas étonnant qu'elles soient prisonnières de ces émotions, et que pour s'en libérer elles se réfugient dans le mental. Que la respiration soit vécue au niveau du plexus peut être désastreux car à ce moment-là nous sommes liés à nos angoisses, à nos inquiétudes.
Tout le travail qui est à faire est de laisser descendre la respiration. Cela permet de prendre conscience du centre vital qui devient centre d'unité, d'unification et d'énergie.
Pourtant cela est encore insuffisant car à partir de ce centre, c'est tout notre corps qui doit pouvoir vivre : c'est un long apprentissage que de pouvoir respirer depuis nos orteils jusqu'au bout des doigts. Cela paraît absurde pour celui qui conçoit le corps comme un assemblage mécanique d'organes. Nous savons tous que nous respirons uniquement par les poumons et pourtant, pour celui qui l'expérimente, dans le mouvement de l'expiration, son diaphragme peut aller beaucoup plus loin, comme si l'expiration se prolongeait dans tous les membres de son corps, tel un flux. La respiration draine et entraîne la vie comme un courant jusque dans les parties les plus éloignées du corps. C'est là aussi que nous prenons conscience de tous les barrages qui s'opposent au courant de la vie. Nous ne pouvons que laisser couler ce souffle, sans forcer, en donnant juste une attention très fine et réceptive.
Mais il faut aller encore plus loin : c'est là où je respire que je suis. Lorsque je médite, au début je prends conscience que moi, j'expire, moi, j'inspire. Au bout d'un certain temps, je sens que "ça" respire, et ça respire à partir de mon centre vital. Ce qui me permet de me détacher d'un moi volontariste, c'est cette prise de conscience de la vie qui est là, qui est moi-même mais sur laquelle je n'ai pas la même emprise. Donc passage de "moi je" à "ça" : cela certainement demande de ma part un détachement à la mesure où je laisse vivre cette respiration en moi. Ma respiration va peu à peu s'approfondir et me permettre de quitter même cette zone du centre vital pour aller plus loin, en des lieux que je ne peux même pas situer dans mon corps. Et plus mon expir va se creuser en moi, plus j'approcherai de zones qui ne sont même pas localisables géographiquement. Je rencontrerai cet espace total qu'on appelle le vide, le silence dans le silence, et de là alors l'inspir s'élèvera puissamment comme une colonne de vie et d'énergie. Je suis là au seuil du véritable souffle de vie et de la demeure mystérieuse où ce qui doit s'accomplir ne m'appartient plus.»
[7] J. Breton développe cela dans Kinomichi et christianisme. Article de Jacques Breton, prêtre
[8] J. Breton commentera un peu cet aspect dans les questions posées en fin de conférence, voir la 2è partie.
[9] « Tout le bouddhisme repose sur l'expérience fondamentale de Gautama qui, en se libérant de ce monde douloureux, s'est éveillé à sa vraie nature. Mais quelle est cette nature ? La tradition ne la décrit pas. […] Pour le bouddhisme zen, tout homme possède en lui cette nature et donc peut faire cette expérience d'absolu, de plénitude. Elle est la seule réalité permanente et donc éternelle. » (J. Breton, Vers la lumière, Ed. Bayard 1997, p.95-96)
[10] « Dans les évangiles, la première action du Christ a été de mettre l'homme debout. Combien souvent revient cette parole de Jésus : “Lève-toi et marche”. » (J. Breton, Itinéraire singulier d'un prêtre catholique, L'Harmattan, 2011, p. 59)
[11] « Il est certain que pendant très longtemps j'ai très mal vécu le symbole de la terre tellement il m'était difficile de coller à la réalité. Je me sentais plus à l'aise au niveau des idées, et certainement ma spiritualité était très désincarnée. Heureusement, j'ai pu, grâce à un travail sur la terre, retrouver un peu le sens de cet élément. C'est pendant un travail chez Durkheim et par le zen aussi bien à travers l'argile qu'à travers le dessin méditatif, que j'ai réellement repris contact avec la terre. C'était un vrai travail car il ne s'agissait pas seulement, à travers la terre, de retrouver le sens du réel, mais de m'apprendre à m'abandonner en elle, de me décharger sur elle de tout le poids de mes soucis, de mes inquiétudes. J'ai pris conscience que c'est à la mesure où je retrouvais la terre nourricière que je pouvais me dégager de tout ce que je portais. La terre, en effet, devient ce lieu solide sur lequel je peux prendre appui et en ce sens, ce symbole est très proche du roc qui fait aussi partie de la terre : “Dieu, mon rocher… ” En elle je peux puiser à la source qui en jaillit. » (J. Breton, dans un écrit non encore publié)
[12] Voir la note 6.
[14] Ceci est vrai aussi pour l'aïkido. L’idée de Morihei Ueshiba le fondateur de l'aïkido est d'apprendre à se défendre, dans un esprit pacifique, en faisant le moins de mal possible à "l'adversaire" (que le kinomichi considère comme "un partenaire"). L’idée c’est d’utiliser la force même de l'autre pour le déstabiliser. Ainsi, cette méthode est accessible au plus grand nombre
[15] Ici J. Breton insiste sur la première étape qui est la prise de distance et cela peut paraître ambigu. À propos de tout ce qui nous atteint, il dit aussi : « Pour passer de l'attitude d'indifférence, de rejet, d'identification de révolte, à une attitude d'accueil et de reconnaissance, il y a bien des étapes à franchir. Tout d'abord, et le zen m'aide à cela, je dois prendre une certaine distance, un certain recul, par rapport à un événement intérieur ou extérieur, me désidentifier de tout ce qui m'atteint comme si j'étais le témoin de ce qui m'arrive et ainsi m'en détacher. L'accueil, ce n'est pas dire "oui" à tout, car il y a aussi des "non" à dire, mais c'est pouvoir recevoir jusqu'au fond de moi-même la chose ou l'événement. La reconnaissance n'est pas d'ordre intellectuel mais d'ordre vital. Lorsque nous disons il faut "s'accepter" ou "accepter ce qui est", cette expression peut revêtir une certaine ambiguïté. Il ne s'agit pas d'une acceptation passive : « c'est comme cela, cela est ». Toute situation a quelque chose à me dire : ou bien elle révèle une part de moi-même encore ignorée, ou bien elle est un appel à me dépasser, ou bien un passage à franchir…» (J. Breton dans un écrit non encore publié)
[16] Livre cité note 4.