Qu'en est-il de l'amour au sein d'un itinéraire spirituel ? Par Jacques Breton
En partant de son expérience, Jacques Breton nous propose des repères concernant l'amour, amour de soi-même, des autres et du monde.
Il souhaitait montrer que « changer sa vie en s'ouvrant à la grande Vie est possible à tous et n'est pas réservé à quelques êtres exceptionnels… Dire "oui" à la vie, c'est dire "oui" à l'unique mystère insondable que l'homme est appelé à manifester et à servir. » C'est pour cela qu'il a voulu écrire des livres dont deux sont parus (cf. Historique du centre Assise et de Jacques Breton). Il avait projeté d'en écrire d'autres. Le présent texte était prévu figurer en fin d'un livre, il l'avait dicté à sa secrétaire qui l'avait écrit à la main. Il faut donc le prendre dans l'état où il est en pensant qu'il aurait sans doute modifié des passages dans le cadre d'une publication, mais il n'est plus là pour le faire.
Pour publication sur le blog des Voies d'Assise, certaines formulations ont parfois été très légèrement modifiées, des titres ont été ajoutés.
Qu'en est-il de l'amour au sein d'un itinéraire spirituel ?
Il me paraît impossible d'évoquer l'itinéraire spirituel sans parler de l'amour. Il a toujours été pour moi le ferment et le sens de toute ma vie. Si je pouvais résumer en quelques mots ma vocation, ce serait de dire : devenir toujours plus transparent à l'amour.
Bien sûr il ne peut être question en ces quelques pages de redire tout ce qui a pu être exprimé sur ce terme. En partant de mon expérience je dirais que l'amour est le ciment de l'unité de la personne dans sa relation avec l'Être, les autres, le monde.
Pour moi, au départ, je l'ai beaucoup trop vécu au niveau d'une morale : aimer c'est faire du bien, être gentil, ne pas faire de peine aux autres, être serviable etc… Petit à petit j'ai pris conscience que ce qui constitue l'amour est une réalité toujours présente et pourtant toujours au-delà de ce que nous sommes. Saint Jean dit « Dieu est amour » mais on peut retourner la phrase et dire « l'amour est Dieu », et il est même la réalité la plus fondamentale sur laquelle repose l'univers entier. J'ai compris qu'il ne s'agissait pas d'aimer mais de devenir amour.
Qu'est-ce que l'amour ?
Quand j'évoque ce mot et quand je dis par exemple « Tu aimeras Dieu de tout ton cœur » cela se traduit en moi par un dynamisme, un dynamisme qui me saisit jusqu'au fond, qui jaillit comme une source qui peut devenir torrent, torrent qui peut emporter, qui bouleverse non seulement mes sentiments mais aussi les constituantes de mon être jusqu'à ma sexualité. L'amour vrai ne peut exister que s'il part du fond. Encore faut-il que je m'ouvre à ce fond et que je l'accueille en moi comme venant presque d'un autre moi-même, sinon ce dynamisme, s'il ne vient que de mes sentiments ou que de mes instincts, risque fort de me désintégrer, de n'éveiller en l'autre qu'une part de lui-même. Quand la Bible nous dit : « Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme » c'est la totalité qui est importante, et il ne peut y avoir de totalité que dans la mesure où ma personne entière est engagée, et cela, jusqu'au noyau, sinon je ne vis que l'illusion de l'amour et certainement pas l'amour en tant que réalité divine.
Cette illusion nous la retrouverons à tous les niveaux, aussi bien dans la relation à l'autre que dans la relation à la réalité divine. La charité est devenue souvent un moyen de nous donner bonne conscience, car cette charité consiste souvent à donner un petit peu de nous-même à ceux qui sont dans le besoin, et cette charité ne nous engage nullement.
● Accueillir, recevoir, écouter
Je pense qu'une des composantes essentielles du véritable amour est d'apprendre à accueillir, à recevoir, à écouter. Combien le verbe "écouter" revient dans toute la Bible, à tel point qu'Israël encore maintenant en fait l'indicatif de son émission religieuse. Comment se fait-il que nous ayons conçu l'amour comme un don, un sacrifice ? Certes le Christ a pu dire « il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie » mais il a soin d'ajouter « à ses amis » montrant par là que l'amitié comme l'amour dépassent de beaucoup le don.
En effet, le don est ambigu : à qui donnons-nous ? On sait bien comment certaines œuvres caritatives, au lieu de faire exister des hommes, les ont au contraire réduits à l'état de purs demandeurs et donc d'esclaves. Nous ne pouvons donner que ce que nous recevons, et nous ne pouvons faire exister quelqu'un que si nous sommes vis-à-vis de lui dans un état d'attente.
J'ai été profondément marqué par une enquête qui a été faite au lycée Henri IV auprès de jeunes des classes de seconde. Ce qui revenait dans 95 % des résultats de cette enquête était : « notre père ne nous écoute pas ». Pour l'adolescent, ce qui est primordial, c'est de pouvoir se dire, et ce qu'il ne dira pas demeurera en lui et pourra se retourner contre lui. Une souffrance, un traumatisme affectif, tant qu'ils ne sont pas exprimés, créent une sorte d'abcès psychique. Une autre personne me disait qu'à notre époque, il est malheureux de devoir payer quelqu'un pour nous écouter.
● Se recevoir soi-même.
Le zen m'a fait découvrir que ce qui était premier, c'est d'apprendre à me recevoir, à me recevoir tel que je suis, sans jugement. C'est toute une attitude qui se développe peu à peu dans la mesure où je conçois l'expiration non pas seulement comme un abandon ou même un don, mais comme un mouvement dans lequel je dépose tout ce qui me passe par la tête et le cœur. Le lâcher prise n'est pas seulement quitter le mental, la volonté, la sentimentalité, mais il a pour but de me remettre avec tout ce qui me constitue au fond ; et c'est dans cet accueil que j'apprends à vivre la qualité fondamentale si liée à l'accueil, qui est le respect.
● Respect, écoute, accueil.
Combien cette attitude est difficile à acquérir ! Au départ, pour exister, l'homme est obligé de dominer la nature. Il l'organise pour la mettre à son service, il exerce donc vis-à-vis d'elle une volonté de puissance et il lui est difficile de passer de cette domination, de cette maîtrise à l'attitude de respect, d'écoute et d'accueil. Il ne peut forger sa liberté qu'en s'affrontant à toutes les difficultés matérielles de l'existence et par son travail, par la science, par l'art, il développe ses potentialités qui l'aident à devenir lui-même. Mais, dans la mesure où il n'a pas la possibilité de vivre l'aspect affirmatif de lui-même, il risque fort d'être dominé par le monde, d'être absorbé, dilué dans un magma indifférencié. Alors tout son côté yang risque d'être atrophié.
Je pense à ces personnes qui, sous prétexte d'une non-violence mal assimilée, refoulent leur agressivité : celle-ci, ou bien les détruira, ou bien explosera dans des colères démesurées, inadaptés. Le grand paradoxe de l'homme est là. Si, sur lui-même, il a à exercer une certaine maîtrise, cependant l'attitude qu'il a par rapport à sa propre personne – comme par rapport aux autres personnes – doit être le respect.
Comment concilier en lui ces deux aspects si fondamentaux ? Dans notre société pour qui l'économique est le moteur essentiel, il y a peu de place pour l'humain. L'homme se met de plus en plus au service de la science, de la technique pour une efficacité plus grande, et quand il rentre le soir tard dans sa famille, comment lui serait-il encore possible de vivre cette reconversion de lui-même, écouter son conjoint, ses enfants ? Comment peut-il résoudre ce paradoxe ?
Tout va dépendre de la manière dont l'homme vit son travail. Si la matière, les objets, l'univers ne sont pour lui qu'un moyen d'exercer sa suprématie, ne va-t-il pas développer ou exacerber ce côté de volonté de puissance, de pouvoir et finalement jouer à l'apprenti sorcier… Il en est tout autrement pour celui qui, avant de commencer toute activité, se met dans une attitude de réceptivité. Ce monde est avant tout un donné. Le monde et la vie ne m'appartiennent pas, je ne puis en faire ce qui me plaît. Et si l'une des missions de l'homme est de gérer le monde – comme il doit gérer sa propre vie –, il se doit de le respecter fondamentalement..
● L'attitude fondamentale découverte en kinomichi (art créé par maître Masalichi Noro à partir de l'aïkido[1]).
Il y a toute une attitude à acquérir que l'homme va développer même dans les plus petites choses Cela je l'ai découvert au travers de tous les arts de vivre japonais aussi bien qu'à travers la cérémonie du thé, qu'à travers le boken (sabre en bois) et le kinomichi.
Il y a une manière de toucher l'objet lorsque je le prends – par exemple un boken – qui justement ne cherche pas à prendre mais à accueillir et qui me permet de communier à l'objet comme pour en faire le prolongement de moi-même. Je suis à l'objet comme l'objet est à moi. Je le reçois comme un cadeau précieux, à travers lequel je me communique entièrement, et c'est ce que j'appelle le respect.
Dans le kinomichi il en est de même au niveau de la relation au partenaire : tout le kinomichi est l'art de recevoir la force de l'autre pour la laisser passer et la redonner. La manière dont je vais entrer en contact est capitale. Si je saisis sa main, je crée un état de possession et il n'y a plus d'harmonie possible. Au contraire il s'agit pour moi, au travers de ma propre main, d'être tout entier là pour accueillir dans ce contact toute la personne de l'autre. Si à un certain moment je cherche à saisir, l'harmonie est tout de suite rompue, l'énergie ne circule plus.
Or je suis continuellement en contact tout au long de la journée avec des objets, ne serait-ce que mon stylo à bille, ma table, ma chaise. De quelle manière est-ce que je me sers de ces objets ? Par exemple, je fais souvent cette expérience : si je prends un objet avec tous mes doigts, il est certain que je suis possessif ; si au contraire je laisse l'index libre – l'index n'est pas fait pour prendre, il est fait pour orienter – je laisse une ouverture qui change radicalement mon attitude[2].
C'est vrai aussi quand je donne une poignée de main. Je puis prendre la main de l'autre simplement à son niveau, en en restant à la main, mais si la poignée de main veut être ce qu'elle est, c'est-à-dire une manière de rencontrer l'autre, alors il est important que j'accompagne de toute ma présence ce contact pour recevoir la personne entière au travers de la main[3].
Cette attitude se développe aussi à travers les échanges. Combien de fois je me suis surpris à avoir répondu à une question avant même qu'elle soit énoncée tout entière ! Je n'ai fait qu'écouter des mots et non une personne qui parlait, et cela aurait demandé de ma part un temps de silence pour écouter la personne bien au-delà des mots. Bien souvent ces échanges sont des dialogues de sourds.
Bien entendu le manque de respect nous le retrouvons dans nos activités les plus diverses : le médecin qui ne voit que la maladie ou le symptôme qu'il cherche à analyser, sans tenir compte de la personne ; l'éducateur qui impose ses idées sans faire attention à qui il s'adresse…
● Un Dieu qui nous respecte.
Mais aussi, comment respecter les choses, les personnes, le monde, si moi-même je ne suis fondamentalement pas respecté ? Si je mets ma foi en un Dieu tout-puissant, créateur, maître de toutes choses comme il est dit au catéchisme, comment ne me sentirais-je pas sous la domination d'un maître vis-à-vis duquel je ne puis rien sinon me soumettre et obéir à ses commandements ? Or ce Dieu ne correspond en rien à ce qui nous est révélé à travers le Christ. Continuellement nous voyons le Christ réagir contre des pharisiens qui imposent aux peuples des fardeaux qu'ils ne peuvent eux-mêmes porter. Le respect du Christ pour l'homme a été tel qu'il a préféré mourir pour nous communiquer son respect : il nous révèle ainsi l'Être qui loin de vouloir s'imposer à l'homme se rend présent comme dans une absence. L'Esprit nous est donné, mais il n'agit en nous que dans la mesure où nous l'accueillons, à tel point que nous pouvons même douter de sa présence. Et s'il se manifeste, c'est toujours de façon exceptionnelle. C'est pour cela que le secret de la vie spirituelle n'est pas d'abord dans l'acquisition d'un perfectionnement mais dans une ouverture toujours plus grande à cet Esprit qui s'unit à mon esprit pour ma transformation personnelle.
Le Dieu de l'ordre qui juge, qui condamne, qui impose sa loi n'est qu'une projection de mon moi superficiel. C'est pour cela que le Christ dit à la femme adultère : « moi non plus je ne te condamne pas » : il est celui qui me reçoit tel que je suis avec toutes mes faiblesses, mes lâchetés, tout mon égocentrisme, mon désintérêt, mais pour participer à ma libération.
● Recevoir les événements et les gens rencontrés.
De même qu'à chaque instant, pour exister, j'inspire l'oxygène qui m'est nécessaire pour purifier mon sang, ainsi faut-il apprendre à me laisser pénétrer par cette vie qui m'est donnée et qui ne cesse de me renouveler quel que soit mon état. De combien de peine et de souffrance je me préserverai si, au lieu de me révolter contre tout ce qui m'arrive, j'apprenais au fond de moi-même à recevoir les situations, les événements, non comme des obstacles mais comme des moyens qui me sont offerts pour m'aider dans mon cheminement.
Dans mes rencontres avec l'autre, je dois pouvoir toujours me dire qu'il a certainement une richesse à me communiquer, fût-il le plus pauvre des hommes… Il est une manière de donner qui est profondément humiliante à la mesure où je n'attends rien de celui à qui je donne car alors l'autre n'existe pas.
● L'amour comme don.
Si l'amour est d'abord accueil, sans doute est-il don aussi. Ce que je reçois, il serait bien mauvais de le garder. La vie est faite pour se répandre comme l'eau est faite pour s'écouler et le feu pour brûler. Et si tout le développement de notre personnalité est une création continue, elle ne peut se réaliser qu'en communion, en relation avec le monde, des hommes qui m'entourent. Il ne s'agit pas de donner pour donner, mais de mettre en œuvre tout ce qui m'a été communiqué de l'intérieur, toutes ces qualités, ces dons, ces richesses, pour construire l'humanité nouvelle.
Je pense que, chez les jeunes chrétiens (religieux, prêtres…) des années antérieures, on a un peu trop développé la générosité pour elle-même, on a exigé d'eux de se donner à des tâches apostoliques ou caritatives au détriment de l'épanouissement de leur personne, l'idée de sacrifice était particulièrement ambigüe. Il est facile par de belles paroles, en faisant appel à leurs sentiments, de les propulser dans des tâches dites spirituelles quasiment inhumaines, sans tenir compte de ce qu'ils sont.
Me créer en fait c'est pouvoir peu à peu développer ma personne entière pour la mettre au service du développement de l'humanité. Ce n'est pas du temps, de l'argent, des activités, c'est mon être tout entier que j'ai à rendre disponible à la tâche qui m'est confiée. Ce qui m'a été donné qui, au départ, était chaotique, progressivement que j'ai à l'ordonner, à l'organiser en moi, à le réunifier pour qu'à travers moi toute la force, la lumière intérieure, l'Être puisse communiquer, se vivre. Le don de moi-même, s'il ne tient pas compte de tout un travail, de toute une prise de conscience, de toute une réflexion sur soi et de tout un temps où je ferai un arrêt sur moi-même, risque fort de n'être qu'une fuite éperdue.
Une fois j'ai eu le privilège de rentrer à l'intérieur d'une Trappe et si j'y ai trouvé des témoins lumineux très disponibles, mais j'ai été secoué par d'autres moines d'une quarantaine ou d'une cinquantaine d'années réduits à l'état de loques humaines. En parlant avec le père Abbé j'en ai saisi la cause : ces moines étaient rentrés très jeunes, pleins de générosité, prêts à sacrifier leur vie, et ils sont entrés dans un noviciat très rude où le silence est de rigueur : ils se sont coulés dans le moule et ont étouffé en eux tous les problèmes psychiques, ils ont refoulé toute leur affectivité, leur sentimentalité, leur sexualité ! Ce n'était plus des personnes mais des êtres sacrifiés. Maintenant, surtout depuis Vatican II, on tient compte du psychisme. J'ai comme autre exemple celui de l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire où les emplois et les activités sont créés non pour la rentabilité du monastère mais pour l'épanouissement des moines. Le père Abbé a accepté que tout un travail de personnalisation soit effectué au sein du monastère pour que ces moines deviennent davantage eux-mêmes. Ceci est un phénomène nouveau.
● Attitude d'accueil en zazen, dans le quotidien, en travail de groupe…
Le don est, comme l'accueil, une attitude fondamentale qui va motiver toutes mes activités et donner sens à mon travail.
Si par exemple je fais zazen, je peux le faire par routine ou pour mon bien-être personnel… mais, pour moi, si je fais zazen, ce n'est certainement pas pour obtenir quelque chose, un bienfait quelconque, mais pour être simplement là disponible à l'Être profond en solidarité avec les personnes qui m'entourent. Le zazen ne peut être réellement vécu que dans une attitude de don, et c'est pour cela d'ailleurs que l'on insiste beaucoup sur l'expiration par laquelle je puis m'abandonner.
Tout ce qui se présente dans le quotidien, je puis le vivre pour ma propre satisfaction, pour mes intérêts personnels, mais alors je détourne l'activité de son but, car tout travail vrai devrait être créatif c'est-à-dire permettre de vivre cet acte comme une dilatation de mon champ habituel et une ouverture au monde pour lui communiquer un peu de mes richesses (beauté, lumière…). Aussi cette manière de donner sera-t-elle propre à chacun, suivant le tempérament, les qualités, les charismes.
Dernièrement j'ai fait avec un groupe l'expérience d'un travail en commun sur un morceau de glaise. Les quatre groupes constitués ont travaillé de manière très différente mais significative. Dans le premier groupe ils ont surtout eu soin de développer l'harmonie, chacun s'étant mis au service du tout, mais certainement au détriment de sa personnalité. Dans le deuxième groupe, le travail était au contraire très individuel, chacun travaillait pour soi au détriment de l'ensemble. Dans le troisième groupe une personnalité a dominé les autres, ce qui les a empêchés de s'exprimer véritablement. Le quatrième groupe a été très intéressant : chacun y mettait son œuvre personnelle en se bagarrant même pour qu'elle soit là, et pourtant sans perdre de vue l'ensemble et le résultat fut étonnant : d'un côté un dragon, de l'autre une terre paradisiaque, les deux étant séparés par un abîme ! Ce fut une véritable œuvre créatrice, car chaque membre a pu se dire dans une construction qui, à la fois, les dépassait et les unifiait.
J'ai fait aussi une autre expérience dans un groupe où j'ai d'abord demandé à chacun d'émettre son propre son, et ensuite je leur ai demandé de se laisser aller à s'exprimer librement mais en étant à l'écoute du groupe. Il s'est créé une véritable harmonie. Pour la première fois certaines personnes ont osé chanter sans se soumettre à des normes, et le résultat a été très beau.
Se donner, c'est oser être soi-même, complètement soi-même, dans un service humain, religieux, social ou politique. Sans doute, un jour, nous sera-t-il demandé de donner toute notre vie, mais ce sera au moment où nous serons tellement nous-mêmes que nous appartient donc plus et ne serons plus que transparence à ce qui, en nous, est.
● Être un éveilleur chez les autres.
La manière de donner est essentielle. Nous risquons souvent de ne pas suffisamment tenir compte de l'autre, non pas de ses besoins, mais de sa nécessité de créer. Si notre cheminement est un passage du besoin au désir, vouloir combler les besoins d'autrui peut nuire à son propre épanouissement. Nous savons bien quelles erreurs ont pu commettre certaines œuvres caritatives en se contentant de venir au secours des nécessiteux sans s'attaquer au mal profond qui était la cause véritable de leur indigence. Aussi, loin de leur permettre de retrouver leur dignité et leur capacité de créer, on les a encore plus appauvris. Un amour véritable ne doit-il pas permettre au contraire de donner à ceux qui nous entourent la possibilité de mieux vivre, d'exister par eux-mêmes, d'être un peu plus qu'ils sont ?
Si quelqu'un vient me trouver, accablé par une épreuve ou par une souffrance, est-ce une solution de lui donner de l'affection et de vouloir le consoler ? Sur le moment, cela pourra peut-être lui faire du bien, mais cela ne résoudra en rien le véritable problème.
L'essentiel de l'amour n'est-il pas de réveiller ce qui est endormi pour permettre à la personne de se prendre en charge, de retrouver en elle sa liberté et son pouvoir créateur, de ranimer sa foi, ou d'assumer par elle-même l'épreuve qu'elle subit.
Au fond, dans un véritable don d'amour, on devrait être avant tout "un éveilleur de vie, de lumière et de liberté". Il est tellement plus facile de se débarrasser d'un pauvre en lui donnant de l'argent plutôt que de lui faire prendre conscience de la richesse qu'il porte en lui. Il est plus satisfaisant de consoler quelqu'un qui pleure que de l'aider à assumer sa peine, car nous sommes touchés et dérangés par cette souffrance, et il est plus facile de clore par un acte ou une bonne parole que d'accompagner. En effet, être un éveilleur, c'est avoir la possibilité de rester longtemps présent au cheminement de l'autre pour l'aider à discerner sans induire nos états émotionnels, nos peurs, nos angoisses, nos culpabilités. Et notre volonté de puissance – camouflée le plus souvent – écrase l'autre, le détermine, empêche le jaillissement de toutes ses ressources les plus inattendues, les plus folles mêmes.
● Conditions pour pouvoir éveiller l'autre.
On ne peut être un éveilleur chez les autres que si soi-même on a déjà été éveillé. Être éveillé, c'est reconnaître en nous cette graine d'éveil à l'état de latence, tellement enfouie que nous ne pouvons plus croire à son existence. C'est aussi reprendre conscience de lumières qui, par nos résistances inconscientes, ont été obscurcies en nous-même et qui nous sont pourtant essentielles pour reprendre notre chemin. C'est l'étincelle qui va ranimer le feu qui s'assoupit. Pour être éveilleur il faut une écoute si ouverte qu'elle percevra au-delà des apparences ce qui se trouve encore en gestation et qui demande à naître.
On peut dire que cet éveil se fera à différents niveaux selon la personne. Un psychothérapeute révélera tout ce qui est caché, obscur dans l'inconscient ; l'homme religieux ouvrira aux mystères de la personne humaine... Cet éveil peut se faire de bien des manières : par la parole, le dialogue, l'échange, mais aussi à travers l'art, la peinture, la musique, la poésie… Par le rayonnement de certains êtres, quelque chose est soudainement touché en nous et revient à la vie.
Les paroles sacrées, les livres sacrés déclenchent cet éblouissement nouveau, cet étonnement du dormeur qui s'éveille. Éveiller touche tous les domaines sensibles de nous-même, il s'agit de ranimer ce potentiel créatif d'harmonie, de beauté. L'éveil à la vérité de soi-même et à la vérité du monde demande évidemment de lâcher toutes les illusions qui nous maintiennent dans l'assoupissement, et là, le réveil est souvent pénible, douloureux, déchirant même. On comprend combien le travail d'éveilleur nécessite de se détacher des idées préconçues, des principes, de la possessivité, des projections intempestives… On ne peut être un véritable éveilleur si un véritable travail sur soi-même n'a pas été accompli.
● L'amour comme communion.
Une qualité essentielle de l'amour est la capacité d'émerveillement. Il ne s'agit pas seulement de recevoir ou de donner la beauté, mais de communier à cette beauté, à cette vérité. Devant un paysage, une fleur, une personne, je puis analyser, essayer de comprendre, faire des plans, mais alors tout cela reste très extérieur à moi-même, et je passe peut-être à côté de l'essentiel.
Si dans une amitié je me contente simplement d'écouter la personne ou de me dire à elle, au fond je risque de ne jamais réellement la rencontrer. Le moment le plus précieux est lorsque, dans le silence, je communique à elle, à cette beauté ou cette vérité, à cette lumière qui émane d'elle.
Il est vrai qu'à notre époque nous avons perdu le sens de cette gratuité, et c'est peut-être une des raisons pour lesquelles le monde est si inhumain. Nous ne savons plus nous arrêter pour contempler ensemble un paysage, écouter une musique, simplement être là, communiant à un même esprit.
S'émerveiller, c'est être capable de dépasser les apparences pour aller davantage au cœur. À quoi sert de connaître le divin, l'Être, si je ne puis communier à lui, ne faire qu'un avec lui ? La dernière prière du Christ avant de mourir sur la croix était la prière de l'unité : « Soyez un comme nous sommes un, toi en moi et moi en toi » (Jean 17).
● Le renouvellement du regard.
Développer le regard contemplatif fait partie de l'esprit du zen comme nous l'a redit Oshida[4] dans le film "Zen, le souffle nu". « Je puis regarder la fleur de l'extérieur, l'analyser, mais je puis aussi me laisser regarder par cette fleur. À un moment donné la fleur et moi nous ne faisons plus qu'un. » La beauté que la fleur exprimait à travers ses couleurs, sa forme, vient me révéler à moi-même ma propre beauté.
L'émerveillement est aussi cette possibilité de renouvellement continuel de mon regard, de mon écoute. Combien facilement je m'habitue à vivre au milieu de belles choses ou de personnes dans un état frôlant l'indifférence ! Comment m'étonner alors de la monotonie d'une vie, seul ou à deux.
Le matin il est extraordinaire de pouvoir reprendre conscience que j'existe, que la vie est là, en moi, que je peux recommencer une journée comme une aventure totalement nouvelle… m'émerveiller de voir toutes ces possibilités qui sont en moi – cet esprit qui est là et qui m'anime, ce cœur qui bat dans ma poitrine –, et aussi de découvrir que cette même richesse habite l'autre avec qui je partage ma vie.
Pour ma part, quand je fais zazen le matin, je suis toujours bouleversé par cette présence qui m'habite et qui fait que cette journée sera différente de la précédente.
● Expérience de communion avec l'Être divin.
Il est étonnant qu'en Occident, nous ayons créé une telle dualité entre le divin et nous. Les raisons certes sont diverses, en particulier la peur de tomber dans un panthéisme païen a dû jouer, et peut-être aussi est-ce dû à l'influence de la philosophie grecque où la connaissance intellectuelle est la science suprême. Cette dualité a tué la vie mystique contemplative. La véritable connaissance ne peut être expérimentée qu'au niveau même de l'Être : ce qui me permet d'exister c'est que l'Esprit divin s'unit réellement à mon esprit pour vivre ce que je suis.
L'assise silencieuse – dans la posture de zazen par exemple – est un grand moyen pour vivre cette communion. Nous sommes là dans un véritable silence avec rien d'autre à faire que de vivre cette présence. Je peux rester assis des heures ; apparemment rien ne se passe et je pense peut-être même avoir l'impression de perdre mon temps ; et pourtant ce sont peut-être les moments les plus précieux de ma vie. Mon cœur est là, disponible, ouvert, souvent dans une sécheresse mais dans la foi. J'ai la certitude que Lui est là et qu'Il peut faire de moi ce qu'Il veut. Présence ineffable, pourtant réelle, qui petit à petit spiritualise mon cœur, mon corps et mon esprit. Une grande paix s'établit alors bien au-delà de mes tourments ou de ma peine du moment. Là je vis, j'existe, je suis. Sans doute un abîme me sépare encore de l'illumination du satori… Le mariage mystique n'est pas encore pour demain, mais qu'importe, je sais que je suis là dans le vrai, dans ce qu'il y a de plus réel. J'ai la conviction qu'un jour cet abîme sera comblé.
Ces trois attitudes fondamentales, nous le retrouvons dans ce qu'il y a de plus vital en nous : la respiration.
- j'expire : je me donne, je m'abandonne, je me reçois
- j'inspire : j'accueille
- à la fin de l'inspir je m'unifie pour de nouveau me redonner.
Cela correspond au rythme biologique de l'homme, cela correspond aussi à son être le plus profond. Créé à l'image et à la ressemblance de celui qui est Père-Fils-Esprit, l'homme vit au fond de lui-même ces relations trinitaires : le Père qui se donne, le Fils qui accueille et l'Esprit qui unifie.
C'est seulement dans cet amour que l'homme peut affronter sa mort. Malheureux l'homme qui ne verra dans la mort qu'un terme. Si, comme nous l'avons dit d'autres fois, la mort est le passage à la vie, elle est encore bien davantage : elle est la possibilité pour l'homme de pouvoir un jour tout abandonner jusqu'à sa propre vie, non seulement en celui qui peut entièrement le recevoir, mais pour que cette vie prenne une dimension universelle et se répande en toute l'humanité. Si le Christ est mort pour nous donner son Esprit, nous croyons aussi que c'est l'Être lui-même qui, en lui, s'est anéanti pour entièrement se donner à nous.
Mais attention, nous ne pouvons affronter la mort que dans la mesure où nous sommes entièrement ouverts à la vie qui nous est donnée. La vie et la mort sont les deux faces de l'amour qui nous fait exister en tant qu'homme divinisé par l'Être et dont l'existence est au-delà de la vie et de la mort.
[2] C'est une attitude qui vient du kinomichi où l'objet est soit le boken (sabre en bois), soit le Jo (bâton en bois), on laisse l'index libre.
[3] C'est quelque chose que Jacques breton développe dans un article : Kinomichi et christianisme. Article de Jacques Breton, prêtre;
[4] Ce que dit Oshida sur le regard figure dans Conscience-flèche et conscience-coupe (K-G Dürckheim) ; regard zen . Il y a aussi un article de lui : Foi et Gyô (行 la pratique). Article de Shigeto Oshida (un maître zen qui a rencontré le Christ) suivi de textes de B. Rérolle