Par Claude Mettra. Hommage à Graf Dürckheim écrit en avril 1989, avec un lien vers une émission de Mettra avec Dürckeim
Nous allons bientôt célébrer le trentième anniversaire de la mort de Graf Dürckheim survenue le 28 décembre 1988. Voici un hommage de Claude Mettra écrit peu après la mort de Graf Dürckheim.
Dans les années 1980 Claude Mettra a animé avec Graf Dürckheim des émissions radio passionnantes dont certaines avaient pour titre "L'autre scène ou les vivants et les dieux", "Le son qui vient du silence". Claude Mettra (1922-2005) était écrivain, journaliste et producteur d'émissions pour France-Culture. Spécialiste d'histoire et d'histoire de la littérature. Son apport dans les conversations avec Dürckheim était très intéressant.
Karlfried Graf Dürckheim (1896 – 1988) vivait dans son centre de Rütte en Allemagne mais venait régulièrement en France, et parlait français. Vous avez ci-dessous un lien vers un enregistrement d'une des émissions. Il est précieux de pouvoir encore aujourd'hui entendre la voix de G. Dürckheim..
Cet hommage est paru dans la Revue 21 d'avril 1989 (p. 16-17), le directeur de publication étant Robert Faure. La calligraphie de Graf Dürckheim avec le cercle figurait dans l'article, de même que la phrase écrite à la main par Claude Mettra (dernière phrase de son hommage). Ce message est publié sur le blog des Voies d'Assise dédié à Jacques Breton et au centre Assise qu'il a créé : pour J. Breton, Dürckheim était un maître et un ami, et au centre Assise est proposé un cheminement qui s'appuie en partie sur Dürckheim.
- Livre où on trouve de nombreux extraits des émissions radio : L'esprit-guide (Albin-Michel 1985). C'est un livre réalisé à partir d'entretiens qui ont eu lieu en février 1983 à Rütte mais « plusieurs éléments issus de conférences et réunions tenues par K. Dürckheim ces dernières années, et complétant les thèmes abordés, ont été introduit dans le texte. »
- Lien vers une émission de Claude Mettra avec Graf Dürckheim en 3 fichiers audios : http://salilus.unblog.fr/2010/11/12/karlfried-graf-durckheim-le-mot-qui-vient-du-silence/
- Lien vers les messages concernant K. G. Dürckheim sur le présent blog : tags K G Dürckheim et Exercices initiatiques et thérapie initiatique.
Hommage à Graf Dürckheim
L'image de Karlfried Dürckheim telle qu'elle me traverse dans l'épaisseur de la nuit consolatrice me renvoie toujours à celle de Socrate, selon le dire de Platon : au crépuscule le philosophe se retirait loin du campement (c'était quand il était, bien malgré lui, à la guerre) et il demeurait debout, sur la pierre, toute la nuit, indifférent aux caprices et aux rigueurs de la saison puis, l'aurore venant, il chantait son hymne au soleil. Et sans doute, pour adresser ainsi parole au soleil, était-il nécessaire de se sentir en pleine intimité avec lui, de savoir que sa lumière dans le plein du ciel est aussi la lumière qui illumine le cœur humain.
À l'Orient se lève le soleil, et c'est bien à l'Orient que nous renvoie sans cesse Karlfried Dürckheim mais c'est un Orient dont on chercherait vainement la trace sur nos géographies. C'est le lieu d'origine, là où la vie s'est manifestée dans un feu qui voulait donner forme à la réalité absolue, ce que Jacob Boehme appela jadis mysterium magnum. Cette soif de vie, Lucas de Leyde au XVIe siècle lui donna couleur en peignant Adam et Eve avant la chute et conversant au jardin des délices sur les enchantements du monde.
Et nous, comme Adam et Eve après la chute, enfants perdus, nous vivons dans le souvenir de ce paradis. Mais tout empris dans ce "mystère de l'iniquité" dont témoigne jour après jour l'effroyable monotonie du mal. Et l'aventure à laquelle nous convie Karlfried Dürckheim, c'est de raviver activement en nous des traces de cette terre égarée afin qu'émergeant peu à peu dans sa splendeur, elle éloigne de nous les figures du malheur.
Toute l'histoire spirituelle de l'humanité raconte comment les dieux tournent autour de nous, nous cherchent, afin que nous les aidions à donner sens à la création. Comme le répétera sans cesse Karlfried Dürckheim, il s'agit moins de chercher le divin que de se laisser atteindre par lui, car c'est lui qui nous désire, mais nous nous cachons comme des coupables, sans savoir que nous sommes voués à l'innocence. Il reprendra ici les thèmes déployés par Rudolf Otto : le sacré s'approche de nous sous deux visages, celui de la fascination et celui de la terreur. Fascination dont la beauté multiple de la vie nous donne tous les jours reflet, mais de cette beauté lumineuse nous fuyons la séduction car nos cœurs y sont trop rarement accordés. Terreur parce que la lumière du ciel et ses énigmes aussi, sont trop fortes pour nos regards et que la solitude face au destin inconnu, est un fardeau trop lourd pour des esprits dispersés.
Karlfried Dürckheim cherche ce lieu qui est à la fois de l'âme et du corps, où terreur et fascination n'apparaissent plus que comme les masques éphémères empruntés par l'Esprit pour trouver en nous son abri. Les jalons sur cette route, il appartient à chacun de les trouver suivant ce que le temps nous a donné. Il a privilégié les mystiques du Rhin, les maîtres du zen et la psychologie des profondeurs puisque ce furent pour lui des voix familières, mais il n'a cessé d'insister sur l'absolue singularité de chaque parcours humain. Tout être vivant a des sentiers qui ne sont qu'à lui pour aller parler avec les dieux.
Ceux que Karlfried Dürckheim a balisés, tout au long de son enseignement à Rütte, aux côtés de Maria Hippius me semblent relever d'un unique souci : celui de réconcilier les femmes et les hommes de ce siècle finissant avec leur être, avec leur propre force et leur propre lumière puisque nous vivons en un temps où nous sommes constamment exposés à la parcellisation, puisque trop souvent nous n'existons que par le regard du monde extérieur. Et ce qu'il appelle "le maître intérieur", c'est ce centre qui nous constitue, ce fragment d'étoile qui fait de chacun d'entre nous un témoin unique de la vie.
Cette étoile, tout le poids de l'écriture quotidienne tend à en ternir l'éclat. Notre angoisse, obscure et presque toujours indéchiffrable, c'est la souffrance même de cette lumière toujours menacée d'extinction. La retrouver parmi toutes les ombres qui peuplent notre cœur, c'est là l'avènement de notre souveraineté. Karlfried Dürckheim n'a pas livré grand-chose des épreuves traversées pour accéder ici, parmi nous, à son espace d'éternité. La destinée disait-il, ne nous propose jamais que des tâches à notre mesure. Mais nous sommes ignorants de notre propre force, de nos inaliénables ressources. Et le vide, cette notion si difficile à appréhender pour nous, c'est peut-être là où enfin nos chaînes se délient, où nos méfiances se dissolvent.
C'est alors que ce qu'il nomme le "Tout autre" trouve demeure en nous et que nous devenons nous-même la demeure du "Tout autre". C'est du moins ce qu'ont pu pressentir ceux qui ont partagé quelques instants son intimité silencieuse, sur le balcon de bois de l'humble chalet de Rütte. Dans le balancement des branches de sapin, dans la brise qui s'attardait dans le crépuscule d'été, il y avait comme un chant dont aucune saison ne saurait effacer la joie.