Jacques Breton nous parle de la posture en zazen et des symbolismes mis en jeu
Le zazen est la pratique commune des membres du centre Assise qui propose des séances hebdomadaires dans le local de la rue Quincampoix à Paris et aussi des sesshins (sessions zen) dans le centre de Saint-Gervais (cf. Le programme du centre Assise en 2018-2019).
Jacques Breton, prêtre et fondateur du centre n'est plus là pour les animer, mais voici une partie des conseils qu'il nous a donnés lors de sesshins (1ère partie) et dans l'un de ses livres (2ème partie).
- J. Breton a d'abord pratiqué le zen chez Graf Dürckheim qui reste une de ses références (voir les messages des tags K G Dürckheim, thérapie initiatique, Exercices initiatiques, Textes de Dürckheim), il a relié le centre Assise à Eizan Rôshi, actuel responsable du Ryutakuji, monastère zen près de Mishima.
- Le II est extrait du livre Vers la lumière, certains titres ayant été modifiés ou ajoutés ; voir Le livre de J. Breton " Vers la lumière : Expérience chrétienne et bouddhisme zen" : présentation, recension, échos divers
- Pour d'autres conseils : Conseils pour le zazen (assise zen) : Enseignements d'Eizan Rôshi pendant les sesshins de 1988 à 1995 et Conscience-flèche et conscience-coupe (K-G Dürckheim) ; regard zen.
I – Conseils concernant la posture
(Extrait de notes prises en sesshins)
La posture de zazen est statique mais très dynamisante intérieurement.
Dans la pratique de groupe les autres sont là et on reçoit leurs énergies tout en communiquant la nôtre. Il est étonnant de voir que même dans le plus grand silence, s'établit une relation directe entre les membres participants à une même méditation.
► Les bases de la posture en zazen.
La position des mains : la main gauche repose sur la main droite, paumes tournées vers le haut. Les pouces sont en contact.
Quand on est dans la posture de zazen en lotus ou en semi-lotus, les pieds sont tournés vers le ciel, en état de réceptivité.
En prenant appui sur la terre, le bassin étant relié par les jambes et les pieds à la terre, laisser remonter toutes les énergies le long de la colonne vertébrale pour se laisser grandir intérieurement et que la tête puisse avoir l'impression d'atteindre le ciel.
Garder les yeux entrouverts :
- lorsqu'on est assis en zazen, le regard est posé à 1 m ou 1 m 50.
- lorsqu'on est debout en kinhin, le regard est posé à 3 m.
► Kinhin (marche entre deux assises de zazen)
La marche du zen rinzaï qu'on pratique ici est rapide, elle détend les jambes et réveille. La marche du zen sôtô est plus lente.
► Pour une posture juste :
Être en contact avec la terre-mère, ne jamais quitter ce contact, que l'on soit assis ou en marche. Le terre-mère est celle par laquelle je me repose, elle est celle qui donne la vie.
Se relier à la terre
- par le trapèze sacré : genoux-ischions,
- et par le triangle sacré : ischions-coccyx, triangle qui, dans la mesure où je suis présent, unifie le yin et le yang de ma nature[1].
Les trois centres[2] :
- un petit au niveau de la nuque,
- le grand au niveau du cœur,
- un autre au niveau du bassin (le hara).
Sentir la terre puis remonter vers le ciel ; faire le lien avec les deux centres du bas, avec celui du haut, ne jamais quitter ces deux pôles.
Sentir l'axe de la colonne entouré d'un serpent lové… La colonne est d'une grande souplesse. Pas de nuque raide : le serpent monte jusqu'en haut dans un étirement de la nuque, et alors le centre de la nuque[3] permet la libération du visage.
Le centre du cœur doit être vivant, sinon la poitrine se replie.
Garder les yeux entre-ouverts… Présence : je suis là tout entier. Les yeux restent entrouverts non pas pour se projeter vers l'extérieur, mais pour que nous puissions accueillir l'extérieur et le laisser descendre en nous-même.
Laisser les bruits passer de même que les pensées.
► Bascule du bassin au niveau du haut du sacrum.
Cette bascule fait sentir la présence du centre du hara. Le faire toujours avec tendresse, avec douceur pour descendre dans la profondeur.
Apprendre à se recevoir.
La coupe est pleine de la grande vie, de lumière.
Les mains sont pleines de cette vie.
► Respiration :
- aller jusqu'au bout de l'expir,
- prendre conscience que ça respire en moi.
Le souffle intérieur inspire et expire, d'où la dimension de l'Esprit (du Souffle).
Être disponible à ce souffle.
Tout commence dans le bassin : quand la respiration s'installe bien dans le bassin, remonter dans le centre du cœur.
Toujours le terre / ciel.
► En cas de douleur (ou de sensation de froid) : se centrer sur le hara. Envoyer les énergies en expir sur les parties douloureuses, il y a un cap à passer.
II – Texte extrait de Vers la lumière (p. 28-44)
Sans doute le zazen n'est pas la seule méthode pour retrouver la place du corps dans la vie spirituelle, mais cette méditation est, me semble-t-il, celle qui tient le mieux compte de l'ensemble du corps pour l'ouvrir à l'Esprit. Comme toute méditation, elle développe la vie intérieure, nous aide à nous recueillir et à nous approfondir. Elle nous met dans une attitude de grande disponibilité. Mais, à la différence des autres méditations, elle accorde une grande importance, justement, à la posture. Nous avons, certes, en Occident des attitudes de prière, en nous mettant à genoux par exemple, mais au bout de peu de temps nous sommes obligés de bouger et de nous asseoir, ce qui risque de nous assoupir. Or, la posture zen permet de demeurer sans bouger pendant de longs moments. Et ce silence du corps favorise le silence intérieur.
1) Le corps.
En fait, tout dans le zen est conçu pour que chaque partie, chaque membre du corps, aient leur place dans cette méditation pour favoriser la concentration. Que ce soit le bassin, la colonne vertébrale, la nuque et la tête, les jambes et les bras, les mains et les pieds, tous ont une fonction propre. Rien n'est laissé au hasard et cette fonction correspond à une attitude spirituelle.
Je ne voudrais pas ici détailler toutes les composantes du corps. À titre indicatif, j'évoquerai la colonne vertébrale, le bassin, les pieds et les mains.
La colonne vertébrale joue un rôle très important. En extension, de bas en haut, dans une verticale, elle relie la base du corps à la tête et, au-delà, la terre et le ciel. Elle va permettre le redressement de notre personne pour s'opposer à une sorte d'affaissement de notre être, toujours préjudiciable à notre dignité humaine et spirituelle. Surtout elle va recréer les liens entre la pensée et le cœur, les émotions et le calme intérieur. Elle va étendre, assouplir cette nuque si raide qui empêche l'homme d'écouter, comme l'enseigne la Bible. Alors que le bas du dos a tendance à se relâcher, elle va mettre le bassin en place. […]
Le bassin lui aussi va jouer son rôle de centre vital et de développement spirituel. Il se présente comme une coupe capable d'accueillir et de donner[4]. Nous nous tenons trop au niveau des épaules, alors qu'elles sont si fragiles et ne servent qu'à l'articulation nécessaire de nos bras mais certainement pas à porter. Au contraire le bassin est très solide, en lui je peux me reposer. Nous avons une expression : « J'en ai plein le dos. » Elle est très significative du fait que nous prenons trop sur nous et que nous ne savons pas accueillir au niveau du bassin tout ce qui nous arrive.
Comme nous le verrons plus loin, le bassin est aussi un centre de transformation. C'est là où je suis né, c'est là où je reçois encore la vie, l'énergie, et donc où je renais. Or malheureusement, notre éducation nous a appris à dédaigner ce qui se passe en dessous de la taille et à nous persuader que tout notre côté instinctuel ne peut être que bestial et donc s'opposer à la vie spirituelle. Pourtant, ne fait-il pas partie intégrante de l'homme ? N'est-il pas appelé lui aussi à se spiritualiser ? Aussi est-il très important de faire vivre ce bassin.
Quant aux mains et aux pieds :
- La position des pieds : quand on est dans la posture zazen en lotus ou en semi-lotus, ils sont tournés vers le ciel, en état de réceptivité.
- La position des mains : la main gauche sur la main droite, prolonge l'action du bassin. La main droite étant la plus active reçoit la main gauche plus proche de l'inconscient. Les pouces, en contact, relient la gauche et la droite de notre personne, etc.
Tous les sens aussi participent à cette méditation :
- Les yeux : il est demandé aux méditants de garder les yeux entrouverts, ce qui pour la plupart est l'occasion de distraction. Mais le zen nous apprend à ouvrir le regard pour qu'il devienne plus intériorisé, plus contemplatif.
- Cela se répercute sur l'ouïe et donne au méditant une qualité d'écoute.
- Et, au lieu d'être dans ses pensées, toute son attention sera portée sur le "sentir" du mouvement de sa respiration.
D'une façon générale le zazen rend le corps plus vivant. Quelle magnifique expérience de découvrir un jour que le corps n'est plus obstacle ! Il acquiert une légèreté, une transparence extraordinaire. Le méditant a l'impression que son corps s'ouvre, s'élargit, qu'il n'a plus de limites ; il est tellement uni à son corps que celui-ci n'est plus que pure expression de son intériorité. Et paradoxalement il ressent son corps comme n'existant plus, il a pris une autre dimension, une dimension cosmique. Il devient alors ce qu'il est : relationnel. Ce n'est plus une main qui se tend pour aller vers l'autre, c'est toute la personne qui à travers la main rencontre l'autre. Ce n'est plus le sourire forcé, mais c'est tout le corps qui sourit pour accueillir l'autre.
Mais il est aussi appelé à vivre la résurrection et donc à se spiritualiser pour participer à la vie divine. Ce sera le rôle du symbole du souffle, que nous allons maintenant étudier.
2) Le souffle et la respiration.
Le souffle est un des plus grands symboles de l'Être divin présent dans l'Ancienne Alliance sous le nom de ruah (en hébreu) et de la Nouvelle Alliance sous celui de pneuma (en grec). Nous l'avons trop vite traduit par "Esprit", ce qui lui a fait perdre son sens originel, son substrat référentiel. « En effet la civilisation occidentale, opposant l'esprit à la matière, a détaché l'esprit de l'expérience originelle, à la fois concrète et spirituelle. Nous avons fait de l'esprit une notion abstraite, dénué de consistance et d'efficacité propre, le lieu des idées.[5] » […]
Or qu'y a-t-il de plus concret, de plus sensible et de plus vivant que le souffle ? N'est-il pas lié à notre respiration et donc à la vie de notre corps en lui communiquant l'oxygène dont il a besoin pour vivre ? Il désigne aussi l'air en mouvement, le vent. Dans l'Ancien Testament, ruah désigne la force, la puissance de vie de Yahvé. Non seulement elle donne vie, mais elle intervient dans l'existence humaine pour l'inspirer, la transformer, la renouveler.
Ainsi le souffle va-t-il exprimer l'être divin dans son action vitale et puissante, tout en restant insaisissable. « Tu ne sais ni où il va, ni d'où il vient » (Jean 3, 8). Comme le vent, il peut apporter l'eau vive ou dessécher la terre. Il est murmure, mais aussi ouragan. Il n'est connu que par ses effets. […]
Comment en prendre suffisamment conscience pour que ce souffle puisse agir en nous ? Sans cesse nous respirons, mais le plus souvent nous n'en avons pas conscience et notre respiration reste purement physique. Or, le zazen va nous apprendre à faire de la respiration un symbole et pour le chrétien une manière de le relier au Souffle divin. Car, comme le dit Graf Dürckheim :
« la respiration n'est pas seulement le fait d'aspirer et de rejeter l'air, c'est en fait un mouvement fondamental de la vie. Ce n'est pas une fonction isolée de la personne, mais un rythme qui se répercute dans l'ensemble vivant de l'homme dans tous les domaines du corps et de l'esprit (…) Toute modification durable de la respiration est liée à un changement d'attitude de soi-même (…) Un rythme "faux" de la respiration (…) est l'expression d'un blocage ou d'une altération du Grand Souffle, du Grand "Va-et-Vient" de la Vie.[6] » […]
"Expirer" n'est-ce pas, comme ce mot l'indique, mourir à soi-même, c'est-à-dire s'abandonner ? "Inspirer", en revanche, n'est-ce pas recevoir l'intuition profonde qui va animer les pensées, les activités ?
En prenant conscience de sa respiration, l'homme va modifier son comportement vital. Par l'expiration, il va pouvoir lâcher tout ce qui encombre sa tête, toutes les pensées, les images qui le distraient. Il pourra aussi quitter les zones émotionnelles avec ses soucis, ses anxiétés, ses peurs. Plus profondément il va pouvoir abandonner les conditionnements, les attaches paralysantes, une fausse manière de vivre. Avec l'inspiration, au contraire, il s'ouvre à la vie nouvelle, à toute cette richesse qu'il porte en lui, à l'Esprit. Il prend alors conscience de la vie telle qu'elle se manifeste en nous.
La méditation dans la posture zazen a justement comme support la respiration. Au départ, celle-ci reste comme très extérieure à nous, car elle se situe dans la partie supérieure de notre corps et ne laisse vivre que la tête et les sentiments. En prenant conscience que nous expirons et que nous inspirons, progressivement nous allons laisser jouer en nous les deux mouvements d'abandon et de revitalisation. Peu à peu, le mouvement de la respiration va se vivre plus profondément, dans le bassin. […]
De plus la respiration va aider à entrer dans une vie plus intérieure, dans ce rythme du don dans l'expiration et de l'accueil dans l'inspiration, dans ce mouvement que le méditant perçoit comme partie intégrante de lui-même.[7] […]
3) Dimensions verticale (terre/ciel) et horizontale. Symbolisme de la croix.
a) Trois sens du symbole de la croix.
La croix est un grand symbole. Si je l'ai choisie, c'est qu'elle est une caractéristique du chrétien, dont elle est le signe par excellence. La pratique du zen peut nous la faire vivre excellemment.
La croix est un symbole que nous rencontrons dans presque toutes les religions.
- C'est d'une part un symbole spatial, cosmique, exprimant les quatre points cardinaux, l'universalité, mais aussi un symbole temporel qui inscrit dans l'espace la ronde des quatre saisons…
- Elle est composée d'une verticale qui exprime l'ascension de la terre vers le ciel, et d'une horizontale, signe d'ouverture.
- Pour le chrétien, elle est le lieu où le Christ est mort et ressuscité, le lieu du passage par excellence, de l'accomplissement du dessein divin, la plus parfaite expression de l'Amour divin.
Ces trois sens du symbole ne sont pas séparés.
Et comme le dit saint Cyrille de Jérusalem, « si Dieu a étendu les mains sur la Croix, c'est pour embrasser les extrémités de l'univers. Ainsi ce mont du Golgotha est-il devenu le pivot du monde. » Et ce pivot devient l'axe dynamique qui joint ensemble le ciel et la terre. Or le chrétien ne peut se contenter de la contempler, de l'adorer, d'en faire le signe de son appartenance au Christ, il est appelé à la vivre. […]
b) La verticale : de la terre au ciel.
Or, comme nous le disions, la croix se compose d'abord d'une verticale. Et c'est cette verticale que nous avons à retrouver en nous-même. Elle va signifier l'homme debout, mais aussi la relation de la terre au ciel, et elle va évoquer l'image de l'arbre. […]
La pratique du zen va inscrire cette verticale dans notre chair, par le souffle de la respiration que nous évoquions plus haut. Nous avons signalé le rôle de l'expiration. C'est elle qui, au préalable, va permettre cet enracinement.
Le méditant se trouve au départ très relié à la terre
- par ce qu'on appelle le trapèze sacré : genoux-ischions,
- et par le triangle sacré : ischions-coccyx.
Il essaie de s'abandonner comme si la terre était une réalité vivante capable de l'accueillir.
La terre n'est-elle pas aussi un symbole ? Elle est à la fois ce "Roc" sur lequel nous pouvons prendre appui, et la "Terre Mère", celle qui donne la vie, le lieu de la source qui jaillit de la terre. Ici, nous pouvons faire le rapprochement avec ce passage de la Samaritaine en saint Jean : « Jésus, fatigué par la marche, était assis à même la source » (Jean 4), cette source qui plus loin deviendra la source d'eau vive. Or, comme me l'a enseigné Soshu Roshi[8], l'exercice du zen consiste à creuser en soi avec le souffle pour dégager peu à peu la source vivifiante. […]
Mais la terre n'est pas séparable du ciel. Toute la pratique du zen va consister, à partir de la terre, à remonter vers le ciel grâce au souffle de l'expiration qui va véhiculer les énergies du bas vers le haut…
La colonne vertébrale, véritable échelle de Jacob, sert de passage. Elle va s'étirer, s'étendre, pour mettre l'homme debout et ainsi, en lui, relier les deux pôles de sa nature, terre et ciel.
Si la terre était considérée par les Anciens comme le domaine de l'homme, le ciel au contraire était le domaine de Dieu. N'est-il pas signe de la Lumière, de l'harmonie, de l'infini, et donc porteur de tous les mystères divins ? Il évoque à la fois la transcendance de Dieu et son omniprésence.
Or si l'homme est de la terre, il est appelé à entrer dans le royaume des cieux. Ainsi ce terre-ciel caractérise la double origine de l'homme. Né de la terre, il s'origine en Dieu dans le ciel. […]
Cette reliance de la terre au ciel est capitale pour maintenir cette double appartenance, aider l'homme dans son évolution. Nous savons combien nous sommes tentés d'échapper à la terre avec toutes ses astreintes pour nous évader au ciel. Mais il serait aussi dangereux de demeurer, même spirituellement, au cœur de la terre pour seulement y goûter la paix qu'elle nous procure.
► Terre/ciel et féminin/masculin.
De plus si la terre symbolise le côté plus féminin de notre nature et de la nature divine, le ciel au contraire en représente le côté masculin[9].
Le risque d'un certain nombre de contemplatifs est de développer la vie intérieure, l'écoute de la parole, l'accueil de la grâce, au détriment de leur côté plus masculin. En revanche notre civilisation actuelle, trop masculine, se développe au détriment de la vie intérieure et va engendrer un homme très entreprenant, très productif. Mais, étant coupé de ses racines, il engendre une civilisation inhumaine, matérialiste, sans âme, sans Esprit.
► L'homme debout entre terre et ciel.
Cette verticale va mettre l'homme debout, avec tout ce que cela signifie, et elle va le différencier de l'animal. Celui qui est debout accueille la vie, l'être, et se donne le droit d'exister, d'être là, ni écrasé par la vie, ni la fuyant, ni la dominant. Il puise sans cesse en terre la force, la lumière, pour faire face aux événements et s'unir à sa dimension transcendante. Le Christ était un homme debout et il mourut debout sur la croix. La Vierge aussi sera debout au pied de cette croix, où elle participait pleinement à cette mort de son fils.
C'est cette attitude qui donne à l'homme d'être lui-même confiant, solide, relié au monde et à Dieu, et à toute l'humanité.
Et comment ne pas évoquer ici le kinomichi, cet art créé par maître Noro[10] ? Il consiste à apprendre à vivre ce terre-ciel dans le mouvement et la relation à l'autre. Cet art, que je pratique depuis de nombreuses années, complète très bien le zazen. À partir des mêmes principes il met le corps en mouvement, lui donne la souplesse, la vitalité, l'ouverture, indispensables pour aller plus loin dans la pratique du zen.
c) L'horizontale.
La croix comporte aussi une horizontale. Elle a toujours été très développée dans l'Occident chrétien. La vie chrétienne a toujours beaucoup insisté sur l'ouverture aux autres, les relations sociales, politiques. Mais si nous comprenons que la croix exprime l'homme dans sa totalité, nous ne pouvons concevoir une horizontale qui ne repose pas d'abord sur une verticale. Or très souvent en Occident, cette horizontale a été vécue en elle-même au détriment de la verticale. Les relations aux autres se sont établies à un niveau trop superficiel, sans engagement personnel. Elles sont restées parfois trop extérieures. Ce qui fait que face à l'autre nous avons exercé un certain pouvoir ou, au contraire, nous avons démissionné par gentillesse, par peur. Nous avons essayé de nous ouvrir, mais alors nous sommes devenus si vulnérables que bien vite nous nous sommes refermés. […]
Certes, le bouddhisme zen a proposé principalement le développement de la verticalité. Pourtant la pratique du zen va permettre l'ouverture absolument nécessaire pour accueillir l'autre.
Il est demandé au méditant :
- de vivre d'abord le terre-ciel et donc de bien sentir en lui cette verticalité.
- ensuite, pour trouver la posture juste, il s'exercera dans l'expiration à ouvrir le visage, la poitrine, le bassin ; du reste, il ne peut se dégager du mental et de l'émotivité que dans cette ouverture.
Souvent Graf Dürckheim proposait le vendredi à Rütte de vivre la croix. Il estimait qu'il y avait trois horizontales :
- la grande au niveau du cœur qui nous ouvre à toute l'humanité,
- une petite au niveau de la nuque qui favorise l'écoute, le regard plus contemplatif,
- et une autre niveau du bassin qui permet de se sentir relié, par le fond, aux proches.
Celui qui pratique régulièrement et acquiert une bonne expérience du zen, sent peu à peu son corps s'ouvrir, se dilater. Au lieu d'être écran, obstacle, il l'ouvrira à l'univers. Le méditant, alors, ne sent plus les limites de son corps, il prend la dimension du monde avec lequel il s'unifie. Il fait réellement corps avec le cosmos. Sa relation aux autres s'en trouve transformée. Son regard, son écoute, ses sens, ne sont plus arrêtés par les apparences, les formes. Il pénètre à l'intérieur, au cœur des choses, des êtres, et s'ouvre directement à leur être, leur mystère.
Vivre la croix, n'en demeure pas moins au départ crucifiant, douloureux. Cette reliance à la terre et au ciel, cette ouverture ne se fait pas sans brisure, sans rupture, sans détachement, sans mort… Le chrétien qui vit cette croix, s'il met sa foi dans le Christ, a la certitude qu'elle l'unifiera davantage à lui pour le faire passer au Père et le relier à la source éternelle[11].
[1] « Font partie du bassin les parties génitales, et par toute la coupe elles se trouvent reliées à la fois à la terre et à toute la forme vitale qui est contenue et reprise par les énergies internes pour être assumée dans toute la personne. Au lieu d'être en nous sources de conflits ou simplement de plaisir, elles donnent plus de dynamisme et de vigueur à la relation aux autres. Pour moi, je sais que lorsque ma sexualité est refoulée ou mal vécue, je n'ai plus du tout la même présence. » (Jacques Breton, texte inédit)
[2] Dans les années 1986 J. Breton parlait de "chakras" puis plus tard il a parlé de "centres".
[3] « La nuque est un passage important qui relie toutes nos facultés et nos sens au reste du corps. La prise de conscience de cette nuque est primordiale pour nous rendre présent tout entier à ce qui est. Elle est fragile mais elle peut par ses énergies devenir un lieu fort dans lequel tout le mental va être filtré. Elle est le pendant du sacrum, elle joue en haut le rôle que le sacrum joue en bas. La nuque nous ouvre vers l'en haut, vers le ciel, mais si elle ne repose pas solidement sur l'assise des épaules et sur la colonne vertébrale, si le lien et le contact énergétique n'est pas fait avec le sacrum, elle se durcit, elle se bloque : elle sépare alors tout le haut de la réalité du corps. » (Jacques Breton, texte inédit)
[4] Graf Dürckheim insistait aussi beaucoup sur la conscience-coupe : « c'est le maître Suzuki qui révèle dans une formule concise l'essence de la sagesse orientale : “Le savoir occidental regarde au-dehors, la sagesse orientale regarde en-dedans. Cependant, si vous regardez en-dedans comme vous regardez au-dehors, alors vous faites du dedans un dehors.” Et Dürckheim écrit : “Cette phrase révèle tout le drame de la psychologie occidentale, qui regarde au-dedans comme on regarde au-dehors, en faisant du dedans un dehors, c'est-à-dire un objet… Et la Vie s'en va.” Dürckheim, dans son enseignement, insistait sans cesse sur la nécessité, dans le travail psychologique, de dépasser cette conscience objectivante ou "conscience flèche" qui fait du monde intérieur un objet d'étude et vise un but comme l'archer vise la cible, dans la tension vers le résultat objectif et la performance. Il s'agit au contraire d'entrer dans une "conscience coupe" faite d'ouverture et d'acceptation envers notre réalité existentielle ici et maintenant (comme la coupe accepte le liquide que l'on y verse, nectar ou poison), afin de s'appuyer sur cette réalité pour le travail de transmutation de l'ego. » (J et G Marchal, dans Regards inédit sur G Dürckheim, p. 40-41), Cf. Conscience-flèche et conscience-coupe (K-G Dürckheim) ; regard zen
[5] M-A Chevalier, Le souffle de Dieu, Beauchesne, Paris 1978.
[6] Graf Dürckheim, Le Hara, centre vital de l'homme. Le courrier du livre, 3e édition, 1987, p. 161-162. Graf Dürckheim qui était un des maîtres de Jacques Breton disait aussi : «On passe totalement à côté de la question si la respiration n'est qu'un phénomène corporel ! En vérité elle est le Souffle de la grande Vie, le Souffle qui imprègne tout ce qui vit, et l'homme dans sa totalité : corps, âme, esprit. Si la respiration n'est pas correcte, l'homme tout entier est en désordre. Tout dérèglement de la respiration montre un dérèglement de l'homme qui influe sur tout ce qu'il est et fait. Bien plus : il bloque la manifestation de l'Être et influe sur l'ensemble du développement intérieur et tout le devenir de la Personne. En fait, toute mauvaise respiration est la conséquence du petit moi dominateur qui a retiré le Souffle du centre profond animé par le diaphragme, et l'a installé dans la partie supérieure et volontaire de la poitrine, activée alors par les muscles auxiliaires. La respiration juste, elle, est le grand mouvement de la Vie qui d'un battement se donne, et d'un autre se reçoit ; vécue consciemment durant la méditation, ce mouvement s'empare peu à peu de tout l'homme pour le transformer à travers une mort et une renaissance continuelles, sans cesse approfondies. Ce grand « meurs et deviens » est la formule fondamentale de la vie présente au sein de la respiration comme d'ailleurs dans la création entière. Il s'agit d'un processus de métamorphose dans lequel la domination unilatérale du petit moi existentiel est abandonnée en faveur d'une nouvelle naissance, et l'éclosion de l'Être essentiel. C'est un véritable ensevelissement du vieil homme, toujours à reprendre, une mort à toutes les formes figées de l'existence pour renaître sur un tout autre plan comme une personne, avec toute la dimension que ce terme implique.» (Dialogue sur le chemin initiatique - Ed Albin Michel)
[7] Là encore, comme le disait aussi maître Noro ("Prière du corps, le Kinomichi" : Entretien de Pierre Willequet avec Maître Masamichi NORO, revue Source n° 23, 1989), l'expiration est première, c'est ce que Graf Dürckheim dit aussi : « La respiration est le mouvement transformant par excellence, il nous est inné. Il faut être extrêmement vigilant à la relation entre expiration et inspiration. Lorsqu'on a compris qu'il ne faut pas inspirer, capter l'inspiration, mais que « ça nous inspire », au sens propre du mot, alors on pourra vivre à fond la respiration. Il faudra donc mettre d'abord l'accent sur l'expiration, c'est-à-dire se lâcher. Ce n'est qu'après avoir lâché prise que l'on peut recevoir ; l'inspiration vient d'elle-même. Dès que l'inspiration est active et volontaire, on ferme la porte au lieu de l'ouvrir. L'inspiration comporte trois aspects dans un même mouvement : l'ouverture, la visitation et la plénitude. Si vous demandez à quelqu'un d'expirer profondément, la plupart du temps il fera une grande inspiration persuadé qu'il faut d'abord prendre pour pouvoir donner. C'est juste sur le plan existentiel : il faut avoir pour donner mais sur le plan spirituel c'est exactement le contraire ; il faut tout donner pour recevoir. » (Dialogue sur le chemin initiatique)
[8] Soshu Roshi a été durant plusieurs années le maître spirituel du monastère du Ryutakuji. C'est par lui surtout que Jacques Breton a reçu l'enseignement zen. Il avait rencontré dans le cadre des échanges inter-monastiques organisés par le Vatican. Quand il est mort en 1992, Jacques Breton a continué à travailler avec Eizan Goto Roshi, actuel maître du monastère du Ryutakuji, Eizan étant venu de nombreuses fois à St-Gervais près de Magny en Vexin, et ayant reçu plusieurs fois des groupes de Jacques Breton dans son propre monastère. (cf. Les relations entre Eizan Rôshi du Ryutakuji et le centre Assise de 1986 à 2018)
[9] « En chaque personne existe un côté masculin qui lui donne la possibilité d'affronter la réalité pour la recréer, et un côté féminin qui lui permet d'accueillir cette même réalité pour s'ouvrir à elle. Or l'homme, par rapport à la femme, aura surtout tendance à développer son côté yang c'est-à-dire le côté le plus fort physiquement, plus intellectuel, plus scientifique, tandis que la femme développera son côté plus yin, c'est-à-dire son côté plus intuitif et réceptif. Mais un yang qui ne s'enracine pas dans le yin est souvent négatif et développe un ego très puissant. L'inverse peut également se produire, et cela a été mon cas. Ayant perdu mon père, élevé par des femmes, n'ayant pas d'homme à affronter, c'est tout mon côté féminin qui s'est développé. Mon éducation religieuse n'a fait que renforcer cette tendance : la charité consistait, d'abord, à être conciliant avec tous… » (Jacques Breton, "Chemin initiatique et vie mystique" dans Regards inédits sur Graf Dürckheim, éd. Béthanie 1990.
[10] Voir en particulier Ecrits de Jacques Breton sur Maître Noro et le kinomichi
[11] « Toujours l'ombre et la lumière vont de pair. La Mère, compagne d'Aurobindo, insiste auprès de ses disciples pour dire : “Si vous découvrez une ombre très épaisse et très profonde, soyez sûr, quelque part en vous, d'une grande lumière, à vous de savoir utiliser l'une pour réaliser l’autre. C'est la moitié obscure de la Vérité” précise Aurobindo. En Extrême-Orient, ce thème est bien connu : au centre de toutes nos ténèbres il y a un soleil ; au cœur de nos maux, il est un mystère inverse, pour chaque élément aussi obscur qu'il soit. Même l'erreur la plus grotesque, contient des abîmes de vérité. Le tout c'est de passer de l'un à l'autre ... et tous les yogas s'y évertuent. Dans le christianisme ce passage, cette Pâque prend la figure de la croix, mais - on l'a parfois trop oublié en Occident, - de la croix transfigurée. L'acceptation libre de la mort ouvre sur la résurrection, les deux sont indissociables. Toutes les traditions initiatiques en parlent, la réalisation de l'être passe toujours à travers une mort. Mais seul est capable de parler de la vie, de donner la vie et d'enseigner la vie, celui qui sait quelque chose de la mort et qui en a une certaine expérience. Mourir implique toutes les morts dans notre vie quotidienne : chaque perte qu'on accepte, chaque lien qui se brise ou qu'il faut briser, chaque renoncement choisi ou imposé et mille autres manières. » (Karlfried Graf Dürckheim - Dialogue sur le chemin initiatique - Edition Albin Michel)