Jacques Vigne et la mystique du silence
Dans son livre La mystique du silence, « le docteur Jacques Vigne nous offre depuis son ermitage himalayen un précieux support de réflexion sur la signification du silence. Tâche paradoxale, mais assumée ici dans un itinéraire qui embrasse toutes les traditions, de l'Inde au soufisme, et du bouddhisme zen à la kabbale et à l'orphisme. »
Le Centre Assise repose sur les trois piliers que sont le zen, le cheminement selon Graf Dürckheim, et la voie chrétienne. Il a invité le docteur Jacques Vigne à animer une session du samedi 13 juillet (14h) au dimanche 14 Juillet 2019 (17h) avec cette présentation : « Docteur en médecine, psychiatre-chercheur, Jacques Vigne vit en Inde depuis 1991 où il étudie les rapports entre la guérison psychologique et l’enseignement traditionnel du yoga. Il conduira des pratiques guidées de méditations, assises, allongées, ou en marche. »
Comme prélude à cette session, voici des extraits de son livre, La mystique du silence (Albin Michel, 2003) qui fait 382 pages. Les passages ont été choisis en fonction des thèmes du centre Assise. Pour commencer figurent des paroles de solitude. La plupart des notes du livre figurent ici, et quelques-unes ont été ajoutés, dans ce cas c'est mentionné.
Jacques Vigne et la mystique du silence
I – La vie d'ermite
1) Paroles de solitude (p.65)
L'ermite est celui qui sait partir à l'extérieur du monde extérieur pour pouvoir plonger à l'intérieur du monde intérieur.
J'ai eu la joie de rencontrer de ces ermites chez lesquels un état surnaturel était devenu naturel.
La vie en solitude est comme un séjour linguistique au pays du dedans, durant lequel on apprend vite et bien la langue du cœur.
Le voile de l'ego s'atténuant durant la retraite, la nature devient transparente à l'être humain, ainsi que l'être humain à la nature ; et qu'est-ce que la transparence, si ce n'est un autre nom pour la joie ?
Partir en solitude, c'est "prendre la tangente", comme on dit familièrement. La société et la plupart des gens tournent en rond, il y a un moment où on a la liberté de décider pour soi-même de se mettre à aller tout droit, ce qui est vécu par les autres comme "prendre la tangente": tout est relatif!
Les journées de méditation intensives sont comme de grands seaux d'eau qu'on jette sur le sol du psychisme pour le laver. On n'a pas besoin de se préoccuper du détail de tout ce qui a été rincé; on a versé suffisamment d'eau pour être sûr du résultat.
Nous sommes enserrés en permanence par une cotte de maille de désirs, de colères et de peurs entremêlés. L'ermite ne fait qu'enlever cette cotte de maille, la déposer et respirer.
Dans le regard du solitaire, l'Être pur transparaît dans la nature et à travers tout et tous: il ne s'agit pas d'épiphanie, il faudrait plutôt parler de "diaphanie".
Dans la solitude, le temps n'est ni long ni bref. Il n'est plus un axe longitudinal, il s'enroule au contraire sur lui-même comme une spirale, convergeant vers un centre qui n'est autre que le Non-temps.
Le vrai moine a fait face à sa propre solitude, et grâce à cela il peut rencontrer les autres dans leur solitude cachée, c'est-à-dire en un lieu de souffrance enfouie où eux-mêmes n'osent guère aller.
Le solitaire consume le léger voile qui sépare sa joie de la source de sa joie. […]
Dans la vie habituelle, on court après le temps, ce n'est peut-être pas par hasard qu'on parle de la "vie courante". Dans la vraie retraite, par contre, c'est la perception même qu'on a du Temps qui cesse de courir.
Le soleil, haut dans le ciel, est solitaire : serait-ce à dire que le solitaire est solaire?
Dans la méditation du Yoga royal (Râja-Yoga), on fait revenir l'énergie à la Racine en quatre phases successives : des extrémités des membres jusqu'à leur racine, puis jusqu'à la racine des nerfs, puis jusqu'à cette racine de la moelle qui est le cerveau, puis jusqu'à la "racine" de la tête qui est symboliquement le Ciel. La vie de solitude peut aussi être considérée globalement comme un retour à la Racine.
Si des vêtements sont difficiles à laver, on les laisse tremper un certain temps et après la saleté s'en va pratiquement d'elle-même. Notre psychisme, notre égo sont les vêtements du Soi, et "laisser tremper" pourrait être un autre nom pour "vivre en retraite". On s'aperçoit au bout d'un certain temps que des problèmes presque insolubles au départ ne se posent plus guère, ils sont tout simplement dissous.
Le solitaire ne l'est que d'un côté: de l'autre il conserve un regard sur la société, il est "au bord" de celle-ci comme un point d'interrogation situé en bout de phrase.
Les liens sociaux font danser la marionnette de l'ego comme s'ils étaient des fils qui la tenaient : l'ermite en tranchant ces liens coupe les fils, et la poupée s'effondre au sol comme un tas de chiffons.
Le grand avantage de l'ermitage, c'est qu'il ne s'y passe rien à l'extérieur. Tous les éléments sont à l'intérieur, et quand eux-mêmes s'apaisent, c'est alors que peut survenir le grand Événement. […]
Le "recueillement" est un terme évocateur. C'est comme si on cueillait ces fleurs que sont les prises de conscience et qu'on les assemblait en un bouquet appelé "expérience intérieure". […]
Le mental a une forte tendance naturelle à tourner en rond, surtout dans la solitude. La lecture méditative apporte une amélioration : elle l'entraîne dans sa danse tournoyante et le fait monter en spirale.
"Sacré" signifie "séparé" : l'ermite, en quittant le monde, ne se sacrifie pas au sens masochiste du terme, mais certainement il se sacralise. […]
Si la plupart des prophètes sont passés par le désert, il doit y avoir une raison; elle est à mon avis simple à saisir : se taire suffisamment pour avoir réellement quelque chose à dire.
L'homme ordinaire attend des consolations de la religion, mais on peut dire paradoxalement que l'ermite, lui, console Dieu (con-solare, "être avec celui qui est seul"), car il tient complètement compagnie à cet Unique qui sinon demeure dans une demi-solitude : les gens du monde en effet ne lui consacrent qu'une demi-attention.
L'ermite est un professionnel du non-faire, un spécialiste de l'universel et, par-dessus tout, un docteur en ignorance. […]
Il est des solitaires qui retournent vers le monde pour se mettre à donner des réponses; il en est qui restent en retraite pour continuer à poser question.
2) Témoignage de Hakuin[1] (p.61)
La maladie qui tient à l'écart de la société est une forme d'ermitage qui pousse à une pratique intensive.
Hakuin, un maître zen du XVIIIe siècle au Japon, écrit une longue lettre à un moine malade dans laquelle il va dans ce sens :
« Dans le passé, les sages habitaient dans une grotte ou dans une vallée ou bien ils se cachaient dans une montagne profonde. C'était pour s'éloigner des conditions mondaines et pour quitter les "affaires poussiéreuses". Leur but était de s'efforcer assidûment à la pratique pure et unie de la Voie. Donc, considérez votre état de malade comme un environnement montagnard ou vallonné, et prenez-le pour une montagne profonde.[2] »
L'essentiel du zen, c'est le maintien de la conscience authentique. Hakuin met en garde et dit que même pour un solitaire, ce n'est pas chose facile. Dans cette même lettre à un moine malade, il donne l'exemple de son propre itinéraire dans un paragraphe qu'il vaut la peine de citer in extenso :
"Maintenant, je suis un vieux moine, mais à treize ans j'ai cru en cette Chose, à seize ans j'ai brisé l'état naïf qui était le mien depuis la naissance, à dix-neuf ans je suis sorti de ma famille et à trente-cinq ans je m'installai en ermite dans cette montagne. Cette année, j'ai eu soixante-cinq ans. Au cours de cette quarantaine d'années qui a séparé ces deux âges, j'ai tout abandonné, j'ai rompu mes relations avec le monde, j'ai concentré mon effort exclusivement sur le maintien de la conscience authentique et enfin je pense être parvenu à la continuation véritable de cet état depuis cinq ou six ans.[3] »
Pour Hakuin, l'exercice principal de l'ermite est de "forger le cinabre". « À l'origine, cette méthode avait été établie par l'Ermite d'or (le Bouddha historique, Sakyamuni).[4]» Il s'agit de réveiller l'énergie vitale à partir du hara grâce à l'intériorisation complète des sens et du mental : ce processus de barrage fait comme monter l'eau à l'intérieur, alors « l'Énergie spirituelle unique, originelle et pourtant variée remplit tout devant vos yeux.[5] »
3) Ryôkan, ermite japonais et poète.
Un autre ermite japonais de renom a été Ryôkan, qui avait dix ans à la mort de Hakuin en 1768. Il est célèbre pour ses poèmes, voici l'un d'entre eux à propos de la vie solitaire dont le Bouddha et lui-même ont fait l'expérience :
« C'est la Voie pour fuir le monde, c'est la Voie pour y retourner. Moi aussi, je vais et viens le long de ce Chemin sacré qui fit le pont entre vie et mort et traverse l'illusion.[6] »
Ryôkan, qui est reconnu comme un des plus grands poètes de la tradition chinoise et japonaise, sait nous faire partager discrètement quelques moments privilégiés de sa vie d'ermite, comme par exemple dans le poème ci-dessous :
Dans le calme près de la fenêtre
Je suis assis en posture de méditation vêtu de ma robe de moine
Nombril et nez alignés
Oreilles parallèles aux épaules,
Le clair de lune inonde la pièce.
La pluie s'arrête mais l'eau continue de couler goutte à goutte des montants de la fenêtre.
Parfait, ce moment —
Dans la vaste vacuité, ma compréhension s'approfondit.[7]
Ryôkan aimait jouer avec les enfants qu'il rencontrait lors de ses pérégrinations ou lorsqu'il allait mendier quotidiennement sa nourriture selon la tradition des moines bouddhistes. Parfois, cependant, il se fatiguait. Il avait alors une manière bien à lui de les faire partir : il s'allongeait par terre et faisait le mort ; les enfants tournaient un peu autour de lui et finalement s'apercevaient qu'il ne voulait plus jouer, et donc s'en allaient ; à ce moment-là, il se relevait et retournait à ses méditations. Ce jeu est un beau symbole de l'attitude de l'ermite : en se retirant de la foule il "fait le mort" et, alors, ces enfants qui sont la plupart des gens dans la société s'en désintéressent et le laissent tranquille.
II – La tradition zen :
Le silence, moelle du corps subtil du maître (p.228)
On dit que le fondateur du ch'an chinois, qui deviendra au Japon le zen, Bodhidharma, a posé un jour la question suivante ses disciples : « Le temps est presque arrivé. Pourquoi ne dites-vous pas, chacun d'entre vous, ce que vous avez atteint ? »
Son disciple Dofuku dit : « Selon ce que je perçois, ne pas s'attacher aux mots et ne pas rejeter les mots est une fonction de la Voie. »
Le fondateur dit : « Tu as atteint ma peau. »
La nonne Soji dit : « Ma compréhension est pareille à celle d'Ananda qui a vu la contrée d'Akshobya, le Bouddha immuable ; une fois vue, on ne la voit pas une seconde fois. »
Le fondateur dit : « Tu as atteint ma chair. »
Doiku dit : « Les quatre éléments matériels sont vides, les cinq agrégats physiques et mentaux son non-existants. De mon point de vue il n'y a rien qui puisse être saisi. »
Le fondateur dit : « Tu as atteint mes os. »
Finalement, Eka s'inclina et resta là debout.
Le fondateur dit : « Tu as atteint la moelle de mes os. »
Dôgen qui rapporte ce dialogue continue en avertissant de ne pas tomber dans une interprétation facile : « Plus tard, les gens ont compris qu'il y avait une différence de profondeur (entre les réponses des disciples), mais il n'en est pas ainsi.[8] »
Chaque niveau de compréhension a sa fonction, il n'en reste pas moins que Dôgen reconnaît ensuite que la grande transmission originelle est silencieuse, comme lorsque le Bouddha a fait tourner une fleur entre ses doigts et que son disciple Mahakassiapa a souri. […]
Il est essentiel de comprendre que dans le bouddhisme zen, silence et son vont de pair. L'un ne peut pas exister sans l'autre. De même qu'on dit qu'il faut embrasser d'un seul regard l'éveil et l'illusion, de même il s'agit d'embrasser d'une seule écoute le son du silence et les bruits extérieurs. La sagesse fondamentale du zen, c'est de dire que les phénomènes ne dérangent pas. […]
La pratique essentielle du soto-zen est shikantaza, "seulement s'asseoir". Cela est un retour au silence par rapport à tous les bruits intérieurs, y compris le désir de réalisation. Le mental est comme une balle qui rebondit constamment d'un côté à l'autre ou comme l'écho qui va et vient dans la vallée. […]
Le kôan zen est une question qui focalise et, finalement paralyse le mental. Paradoxalement, c'est une parole qui mène au silence. La perception du silence est immédiate, comme un claquement de doigts. Et comme le disait Yun-chia (661-713) « Un claquement de doigts accomplit parfaitement les enseignements. »
Dans un dialogue célèbre entre les XVIIe et XVIIIe patriarches indiens, Samghanandi et Samghayata, celui-ci avait demandé à son maître :
« Qu'est-ce qui résonne, le vent ou la cloche ?
C'est mon esprit qui résonne.
Que voulez-vous dire par là ?
C'est la totale quiétude.[9] »
Entendre l'esprit qui résonne à cause du son intérieur, c'est déjà la quiétude ; mais pouvoir y intégrer des sons extérieurs comme le vent ou la cloche, c'est la totale quiétude.
Le son du silence est la voix intérieure la plus simple qu'on puisse percevoir. En cela, elle évoque la divinité directement. C'est peut-être à cette expérience que Sariputra, un des disciples les plus proches du Bouddha, faisait allusion. On raconte qu'un jour, il avait demandé à une divinité qui possédait une très belle voix : « Qu'est-ce que vous avez obtenu qui vous a permis d'avoir une si belle voix ? C'est le fait que je n'ai rien gagné, rien réalisé, qui m'a permis d'atteindre cet état.[10] »
L'esprit insaisissable éveillé par le zen est beaucoup plus large que le mental ordinaire ; dans ce sens, on dit : « Ne pas regarder l'univers à travers le trou d'une paille. » Pour faire un parallèle avec le plan sonore, on pourrait ajouter : « Ne pas écouter l'univers avec le trou du paille. » Ce qui signifie qu'il ne faut pas limiter notre écoute à un bruit ou un autre, mais qu'il faut percevoir l'espace vaste où bruisse le son du silence. Il vient de partout et de nulle part, comme le murmure du vent dans les pins, comme le chant de la bouilloire qui commence à entrer en effervescence alors qu'on avait oublié qu'on l'avait mise sur le feu et on se demande donc d'où provient ce son discret dans la pièce.
Karlfried Graf Dürckheim a écrit deux livres qui gravitent autour du thème du silence.
Le son du silence, qui est sa contribution à un recueil en hommage au Père Lassalle, prêtre et enseignant de zen au Japon.
Par ailleurs, Le Japon et la culture du silence est un bon livre sur l'esprit du Japon, où il articule chacun des aspects de la culture japonaise comme les rayons d'une roue autour d'un axe, celui du silence.
- il y a le silence de l'ego au cœur de l'exercice, quand la notion de personne se dissout dans l'action,
- il y a le silence des choses, de la vision,
- et finalement il y a le silence de la maturité : « L'homme parvenu à la maturité respire le silence ; il l'aspire et l'expire.[11] »
[…]
p.233.
Dürckheim met en exergue de son livre sur le son du silence : « Là où le son du silence se fait entendre est la méditation au-delà de l'objet.[12] »
En fait, il parle plus dans cet ouvrage de cette dernière de l'expérience concrète du silence. Cependant, il remarque à juste titre : « Seul le regard qui peut se libérer de toutes les images peut percevoir l'essence par-delà toutes choses, y voir la Lumière supraterrestre. Seule l'oreille capable de se libérer de tous les sons peut entendre le Son et par-delà tous les sons.[13] »
Sa plume prend un ton poétique, et quelque peu surréaliste, quand il évoque le monde du zen comme en équilibre sur le rebord de l'océan du silence : « Les hommes zen, les espaces zen, les choses zen, ont une manière caractéristique d'être là, comme s'ils n'étaient pas vraiment là. Et, précisément pour cette raison, ils sont là d'une façon insigne, chargés de silence, gorgés de vie, comme s'ils pouvaient à tout instant voler en éclat, et de manière tout aussi soudaine s'évanouir sans bruit. Ceci n'est perceptible que dans le domaine de la conscience qui repose en soi.[14] » […]
Dôgen consacre trois pages dans ses écrits à commenter un kôan déjà célèbre son époque. Un moine a demandé à Sôzan : « Y a-t-il un cri de dragon dans un arbre mort ? » Tôzan répliqua : « Je dis qu'il y a un rugissement de lion dans un crâne.[15] »
On pourrait interpréter le cri du dragon comme l'éveil de l'énergie intérieure (le cobra qui se dresse dans le yoga, accompagné d'un éveil du nâda de la sonorité fondamentale) dans un corps complètement immobile (arbre mort) parce qu'en méditation profonde. À ce moment-là, le son monte et il est perçu non plus au niveau de la colonne (tronc de l'arbre) mais dans la tête qui par ailleurs ne réagit pas (rugissement de lion dans le crâne).
Ce rugissement de dragon, bien qu'étant perçu à l'intérieur du corps, correspond aussi au son universel et éternel. Dans ce sens, Dôgen commente : « bien qu'il ne soit pas inclus dans les notes de la gamme en musique, toutes les notes de musique sont, avant ou après, deux ou trois enfants du cri du dragon[16]… Cela correspond à mille mélodies, dix mille mélodies d'un cri de dragon seulement.[17] » Ce son est perceptible dans le mental : « Le cri du Dragon produit un son qui continue dans le mental » ; accessible à tous et entraînant une dissolution de l'ego.
Le moine demanda : « Est-ce que quelqu'un l'entend ? » Sôzan répliqua : « il n'y a personne au monde qui ne l'entende.
Dôgen raconte dans un texte intitulé Les sons des vallées, les couleurs des montagnes[18] l'histoire suivante [traduction modifiée] :
« Durant la dynastie des Song en Chine vivait un grand laïc, Su Dongpo […] Il était, certes, un vrai dragon dans l'océan des lettres, mais il recevait aussi l'instruction des nagas de l'océan du bouddhisme. Il savait jouer en eau profonde, s'élever au-dessus des nuages et en redescendre. Un jour qu'il s'était rendu au mont Lu, il s'éveilla soudain à la Voie en entendant durant la nuit le son d'une rivière qui s'écoulait dans la vallée. Il composa à cette occasion les vers suivants qu'il offrit à un maître zen :
Les sons des vallées sont ceux qui sortent de l'immense langue du Bouddha,
Les couleurs des montagnes sont son Corps pur.
Les quatre-vingt-quatre mille vers de la nuit dernière,
Comment le jour venu, puis-je les transmettre aux hommes ?
Quand il offrit ces vers au maître zen, celui-ci les approuva.[19] »
Malheureusement, tout le monde ne peut faire le saut dans l'Absolu à partir d'un simple son. Dôgen le regrette. […]
Dôgen explique clairement que la grâce du maître spirituel aide considérablement à l'éveil de cette expérience : « La veille de la nuit où le laïc s'éveilla à la Voie, il s'était entretenu avec maître Tsung sur la prédication du dharma faite par l'inanimé. Bien que, sur le moment, les paroles du maître n'aient pas atteint leur but, les sons de la vallée, il les entendit comme le bruit du ressac qui s'élance à l'assaut du ciel. Dès lors, faudrait-il considérer les sons des vallées qui surprirent Su Dongpo comme les sons des vallées ou bien comme les paroles du maître qui d'un coup avaient submergé son esprit ? On peut se demander si les paroles du maître sur la prédication du dharma faite par l'inanimé n'avaient pas fini de résonner en lui et qu'elles se sont subtilement mêlés au son nocturne du cours des vallées[20]… »
III – Le Verbe, vibration du silence divin (p.305)
Pour une redécouverte de l'écoute du son intérieur dans la tradition chrétienne
« Que ceux qui ont des oreilles pour entendre entendent ! » (Mc 4, 23)
En français, en latin et dans les langues romanes, les termes verbe et vibration se ressemblent. En fait, le verbe, étant un son, implique nécessairement une vibration. Nous allons voir comment appliquer cette notion de base ainsi que tout ce que nous avons vu jusqu'ici pour une meilleure compréhension de la fonction du Christ comme Verbe de Dieu et maître oublié de l'écoute du son du silence.
Nous pouvons déjà mentionner que pour traduire parole de Dieu, les Évangiles grecs n'emploient pas seulement le terme logos, mais aussi le terme rhêmata, de rhéô, couler. N'importe quelle oreille grecque peut ainsi entendre derrière ce mot : les choses qui coulent C'est le moment de se souvenir que la tradition des Sants[21] désigne d'habitude le flot continu du son intérieur par l'expression "le fleuve de vie audible". Certains pourront reprocher d'utiliser certaines notions de l'Inde comme celle du nâda-yoga pour développer des points de mystique chrétienne; mais il faut se souvenir combien la théologie a bénéficié par exemple des apports de Platon et d'Aristote dans l'Église grecque, puis à l'époque médiévale en Occident. Pourtant leur pensée ne devait rien a priori au christianisme, puisqu'elle l'a précédé de quelques siècles.
Verbe extérieur, Verbe intérieur
Les chrétiens acceptent volontiers que Dieu et son Verbe ne fassent qu'un, c'est même une notion au cœur de leur tradition. Ce qu'il y a de plus nouveau pour la plupart d'entre eux, c'est de méditer sur le Verbe directement comme vibration du silence divin, ce dernier correspondant au Père. En effet, ils ont tendance à associer immédiatement le Verbe à la forme humaine de Jésus et risquent ainsi de perdre de vue, ou d'oreille faudrait-il dire, ce que nous appelons le Verbe intérieur.
Pour parler simplement, nous pourrions dire que le Christ a deux visages, le visage intérieur qui est tourné vers le Père en silence, et le visage extérieur qui nous regarde et s'exprime à travers les Évangiles.
Il dit clairement : « Qui est de Dieu entend les paroles (rhêmata) de Dieu, si vous ne les entendez pas, c'est que vous n'êtes pas de Dieu » (Jn 8, 47). Une interprétation spirituelle de cela, c'est que Jésus essaie de nous initier, de nous ouvrir l'oreille au flot sonore (rhêmata) intérieur, mais si malgré tout nous nous refusons à l'entendre, il n'y peut rien, tout Sauveur qu'il est ; par contre, si nous le percevons, nous pourrons alors pénétrer de facto dans l'intimité entre le Père et le Fils : l'écoute du silence est une fondation solide pour la contemplation trinitaire.
Pour prendre une analogie grammaticale, on pourrait parler de la différence entre les verbes d'action et d'état. La tradition exotérique chrétienne a pris grand soin d'étudier, d'analyser le "Verbe d'action", c'est-à-dire Jésus tel qu'on le perçoit à travers ses actions et paroles explicites dans les Évangiles, mais a quelque peu relégué au second plan le Christ comme "Verbe d'état", c'est-à-dire comme vibration subtile qui provient du Père que personne n'a vu –, et on pourrait ajouter : que personne n'a entendu.
Cela dit, il se peut que cette pratique soit là, discrète, au cœur de la mystique chrétienne, bien que pour certaines raisons elle n'ait pas été explicitée en tant que telle. Le Père et le Fils sont comme deux pôles reliés par un courant d'amour, la limite qui les sépare est en fait difficile à tracer ; d'une façon analogue, celui qui perçoit le son subtil est à la fois séparé et immergé dans ce son sur lequel il focalise son attention. En termes trinitaires, on pourrait dire qu'il faut laisser la place à l'Esprit. En résumé, le Père a créé le monde par la Parole, mais il a engendré le Fils dans le silence ; en effet, de quel utérus le Verbe aurait-il pu sortir si ce n'est de celui du silence ? Comme disait saint Irénée « du silence primordial naît le Logos.[22] »
Le Verbe avant la création : le Prologue de Jean et le Nom au-dessus de tout nom
Jean débute son évangile par « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu.» On sait bien que ce commencement dont parle Jean, comme celui de la Genèse, est au-delà du temps. On peut donc naturellement se demander ce que devient le flot de l'articulation verbale quand le temps est suspendu : en fait, il s'arrêtera en une sorte de bruissement vocalique continu qui ne sera guère différent du murmure du silence. Ainsi, l'écoute de celui-ci est un instrument de choix pour une contemplation tout auditive du Verbe d'avant la Création, du Verbe du commencement. On pourrait dire que le Verbe qui peut être verbalisé n'est pas le Verbe véritable.
Voici une formule souvent citée, car elle exprime à mon sens une sorte de fondation de la mystique chrétienne : « Le Père n'a dit qu'une Parole, à savoir son Fils, et dans un silence éternel il la dit toujours. L'âme aussi doit l'entendre en silence. »[23] […]
On peut dire que le Verbe, la Parole a un aspect féminin non négligeable, relié à la Sagesse de l'Ancien Testament, hokhmah qui est aussi féminin en hébreu, et associé également à la Sophia des spéculations gnostiques postérieures. Nous n'avons pas la place de développer ce point ici, mais il s'agit d'une notion d'exégèse bien connue[24]. Remarquons seulement que cela nous rapproche de l'Inde où nous avons un principe originel masculin ou neutre, le Brahma ou Brahman, qui émet une vibration féminine qui est une sonorité, une voix fondamentale, la déesse Vâk dont le nom, nous l'avons signalé, a la même racine que vox en latin et donc voix en français.
Revenons-en à cette notion que le verbe qui peut être verbalisé n'est pas le Verbe véritable: c'est dans ce sens-là aussi qu'il faudrait à mon avis comprendre Paul quand il nous parle du Christ auquel on a donné un Nom au-dessus de tout nom (Ph 2, 9). Un nom, dans la mesure où il est articulé, est nécessairement dans le temps[25]. S'il est au-delà du temps, ce Nom deviendra un son pur, parfaitement lisse et régulier, irréductible à tout nom articulé, explicité, extérieur quel qu'il soit. Ceci dit, il peut y avoir une sorte de pont entre ces deux entités. Quand la prière répétitive, comme la prière du cœur, par exemple, est suffisamment pratiquée, on ne la récite plus, elle se récite d'elle-même en soi. Elle s'intègre au rythme de la respiration et aux battements du cœur. Elle devient une sorte de pulsation intérieure, et nous avons vu que le son subtil pouvait être de deux types, continu comme la flûte ou la conche, etc..., ou pulsatile comme les clochettes, la vinâ ou autre. Ce son pulsatile pourrait être appelé le Nom intérieur intermédiaire, le Nom intérieur complet étant caractérisé par un son subtil complètement continu. On pourrait dire que le Nom extérieur ou intérieur intermédiaire nous aide à développer la concentration, mais le Nom intérieur nous met directement dans un état d'arrêt du mental. Dans cet état, le Divin peut se manifester sans intermédiaire et totalement, d'où ce qualificatif de Nom intérieur complet. […]
Si on veut s'unir au Père à travers le Verbe en tant que vibration d'un silence parfait, il faut aiguiser, affiner de façon non moins parfaite cet instrument qu'est notre écoute: c'est un des sens possibles du conseil que donne le Verbe lui-même : « Soyez parfaits comme mon Père est parfait. » Quand on comprend cette parole divine, rhêmata, comme le fleuve de vie sonore, on peut faire une lecture rafraîchie de ce verset souvent médité du discours de la Cène : Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole et mon Père l'aimera et nous viendrons en lui et nous nous ferons une demeure chez lui (Jn 14, 23). […]
Maître Eckhart disait… commentant le début du Prologue de Saint Jean : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu". « Eh bien ! Pour qu'un homme entende cette parole dans le Père, en qui tout est tranquille, il faut qu'il devienne lui-même absolument tranquille et qu'il se détache de toute image et même de toute forme.[26] » On pourra penser que c'est réduire la notion de personne que de l'associer trop étroitement au son du silence : mais en réalité, nous avons vu que le mot même "personne" fait référence historiquement au masque qui servait de résonateur pour amplifier la voix dans le théâtre antique, l'instrument par lequel le son passe et résonne, per-sonne. Ainsi, ce n'est pas le Son qui est une réduction de la personne, mais plutôt la personne qui est une condensation du Son.
[…]
Les silences de Jésus (p.314)
On parle souvent de ce que dit Jésus dans les Évangiles, mais nous pourrions nous intéresser pour quelque temps à ce qu'il ne dit pas, à ses silences. Dès sa naissance, on ne nous mentionne pas qu'il ait crié ou pleuré, et que Joseph ou Marie se soient lancés dans de grands commentaires. Il semble qu'eux aussi soient demeurés dans le silence, comme les bergers, ce qui a permis au chant des anges d'être entendu. Enfant, in-fans, signifie "celui qui ne parle pas". On peut interpréter cela en disant que l'adoration de l'Enfant-Jésus par les trois Rois n'était pas tant destinée à celui qui ne parlait pas qu'au fait même de ne pas parler, c'est-à-dire qu'elle était offerte au Silence fait chair.
La vie cachée de Jésus, ainsi que les quarante jours – ce qui signifie, on le sait, les nombreux jours – qu'il a passés dans le désert correspondent à des silences. Même dans sa vie de prédication, on nous dit que Jésus se retirait la nuit pour prier. […]
Mis en face de la femme adultère, il garde un silence qui s'abstient de condamner, et quand il parle, c'est pour pardonner (Jn 8, 6-11). Lors de la dernière Cène, il déclare à ses disciples : «J'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent, mais quand il viendra, lui, l'Esprit de vérité, il vous introduira dans la vérité tout entière » (Jn 16, 12-13). Par délicatesse de pédagogue, il évite de trop en dire pour ne pas heurter et s'efface librement dans le silence afin de laisser la place à l'Esprit qui parle au-dedans. La même nuit un peu plus tard, au Jardin des Oliviers, il pratique le silence de sa volonté propre en disant : « Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux » (Mt 26, 39). Devant le Sanhédrin, il répond aux accusations du Grand Prêtre de façon plutôt laconique, et le renvoie à lui-même : su eipei, « tu l'as dit » (Mt 26, 64). Même attitude en face de Pilate : après avoir simplement répliqué aux accusations par : “Tu le dis...” «Jésus ne répondit à aucun point, si bien que le gouverneur était fort étonné » (Mt 27, 14).
IV – Tradition mystique chrétienne
1) Les moines, témoins du silence (p. 326)
Les premiers moines du désert vivaient immergés dans le silence comme des poissons dans l'eau. C'est peut-être pour cela entre autres qu'ils n'ont pas cherché à en théoriser la pratique.
La devise d'un des premiers moines du désert, Arsène était : Fuge, tace, quiesce « Fuis, tais-toi et sois en paix », le silence extérieur n'étant bien sûr considéré que comme une préparation au silence intérieur.
À l'époque où l'Église a cessé d'être persécutée et où donc la gloire du martyr n'était plus facile à obtenir, les moines ont expliqué qu'ils montaient au désert recueillir les palmes d'un autre martyr – "témoin" étant le sens premier du mot "martyr". Réfléchissons à cela : pouvons-nous admettre facilement que le silence soit un des témoignages les plus directs de l'Absolu, mais est-ce pour autant qu'il doit être un martyr ? Il a peut-être quelque chose de cela pour un débutant, car il s'agit d'une discipline austère, mais une fois qu'on est entré ainsi sur la voie de son écoute, une libération authentique de la souffrance survient. Le réel martyre pour les moines n'est sans doute pas le fait de pratiquer le silence, ils s'y trouvent plutôt au paradis, c'est de réaliser que si peu de gens dans le monde perçoivent l'utilité de leur silence de moines et du silence pour eux-mêmes. Même le clergé qui s'adonne à la prédication a du mal à comprendre ce silence monastique.
Il y a à ce propos une histoire bien connue des pères du désert que les Chartreux d'ailleurs ont tellement aimée qu'ils l'ont mise dans leurs Constitutions :
« Un hôte de passage s'apprête à quitter un Ancien dans le désert d'Égypte. Il lui dit : “Je pars aller voir le métropolite d'Alexandrie, as-tu quelques messages à lui communiquer ?” L'Ancien répliqua : “Comment serait-il édifié par le sens de mes paroles, s'il ne l'est pas par celui de mon silence ?” »
[…] Le moine est celui qui, par la répétition de l'Office divin, pratique la "manducation de la parole", pour reprendre l'expression de Marcel Jousse[27]. Celle-ci est naturellement suivie par la rumination des pensées, puis l'assimilation dans le silence. C'est ainsi que la nourriture matérielle des sons se transforme en pure conscience.
La règle de saint Benoît est dans l'ensemble assez concise, mais elle consacre un chapitre entier au silence, sous le titre évocateur de « De taciturnitate»… Il ne faut pas comprendre par cela il faille être taciturne au sens moderne du terme, c'est-à-dire maussade, mais plutôt qu'il faut avoir le regard et l'ouïe tournés vers le silence du dedans. Les cisterciens ont intensifié la pratique du silence dans la vie monastique : ils l'allient avec le travail manuel. Pendant longtemps ils ont beaucoup utilisé un langage de gestes pour mieux respecter le silence de la bouche. Ce silence permet de percevoir clairement la vibration du Verbe, entraînant une montée de l'énergie intérieure comme nous l'avons vu dans le yoga avec le nâda-bindu. Saint-Bernard par exemple : « Le Verbe est venu en moi plus d'une fois. Je suis monté à la partie supérieure de moi-même et plus haut encore là où siège le Verbe.[28] »
Je connais une sœur bénédictine qui a choisi de pratiquer cette voie de l'écoute du silence dans son monastère de la campagne française, et c'est pour elle que m'est venue d'abord l'idée de cet écrit. Elle a eu une vocation tardive et n'a pas été satisfaite du moule religieux de son couvent insistant exclusivement sur la dévotion. Elle a eu une conversion soudaine par l'expérience d'une rencontre avec Dieu. Voici ce qu'elle m'écrit : « Le mot "rencontre" ne convient pas, mais il n'y en a pas d'adéquat. Après celle-ci, je ne m'intéresse qu'à lui et je n'ai aucune dévotion : ni chapelet, ni mariologie, etc. Ma pratique est ou de m'asseoir ou de marcher, de faire en moi silence par les moyens que vous connaissez (attention au souffle ou attention aux battements de mon cœur – ou attention à ce qui rentre de silence dans mon oreille) et, dans ce repos, d'attendre la présence de mon Dieu, “Arrêtez et sachez que je suis Dieu” (Ps 46, 11). »
Influencée par les écrits des moines du désert comme Isaac le Syrien, elle m'a envoyé en partage une ou deux citations de ce dernier : « Aime le silence plus que tout, car il te donne de porter du fruit. La langue est incapable de l'expliquer. Efforçons-nous d'abord de nous taire. C'est par le silence que va naître en nous ce qui conduira au silence. Que Dieu te donne alors de sentir ce qui naît du silence. Si tu agis ainsi, je ne saurais te dire quelle lumière se déversera sur toi[29] », « le silence est le mystère des siècles à venir[30] ».
Cette même sœur bénédictine qui pratique l'écoute du silence et en nourrit son âme m'a aussi envoyé certaines strophes du Pèlerin chérubinique d'Angélus Silesius[31] sur le sujet.
« C'est dans le silence que l'on loue Dieu.
Imagines-tu, pauvre de toi, que le cri de ta bouche soit la louange qui convienne à la Déité silencieuse ? » (V, 239)
« Se taire, c'est entendre.
La parole retentit en toi plus que sur d'autres bouches.
Que tu te taises devant elle, aussitôt tu l'entends. » (I, 330)
« Dieu entend même les muets.
Homme, s'il n'était pas possible d'honorer Dieu en lui demandant grâce en paroles,
Tiens-toi devant lui rien que muet : il t'exaucera, c'est certain. » (297)
« Penses-tu dire le Nom de Dieu dans le temps ? On ne l'énonce pas en une éternité. »(II, 51)
2) Eckhart et le maître-silence (p.332)
On appelle Eckhart "maître" à juste titre ; cependant, quand on le lit attentivement, on a ce sentiment que son maître à lui a été le silence. Ses formules mêmes vont éclairer les différentes facettes de ce thème central.
Sa démarche est d'emblée apophatique : « Là où tout emploi d'un nom est exclu, c'est là que l'âme connaît le plus purement de tout. » Le silence des noms va jusqu'au silence des Personnes trinitaires : « Cet Un unique est sans mode et sans propriété. Pour que Dieu le pénètre de son regard, il faut qu'il soit dépouillé de tous ses noms divins et des propriétés des Personnes… Là, il n'est en ce sens ni Père, ni Fils, ni Saint Esprit et cependant il est un quelque chose qui n'est ni ceci ni cela.[32] »
On peut relire une réflexion fondamentale du Thuringien sur l'éternel présent en mettant en parallèle lumière et son… : « (Après avoir parlé de la puissance de l'âme qui est joie et printemps éternel)… Dans cette puissance, Dieu est comme dans l'instant éternel. Si en tout temps l'esprit était uni à Dieu dans cette puissance, l'homme ne pourrait pas vieillir, car l'instant où Dieu fît le premier homme, l'instant où le dernier homme disparaîtra, et l'instant où je parle sont égaux en Dieu : ils n'y sont qu'un seul et même instant. Or, voyez, cet homme demeure dans une seule et même lumière avec Dieu ; c'est pourquoi il n'y a en lui ni souffrance ni succession, mais une même éternité ; cet homme, vraiment, ne peut s'étonner de rien et toutes choses sont en lui de manière substantielle. Aussi ne reçoit-il rien de nouveau des choses à venir ni d'un accident quelconque ; car il habite dans un présent qui, toujours et sans cesse, est nouveau.[33] » Ces paroles d'Eckhart résonnent d'elles-mêmes dans la profondeur de l'âme, elles sont à elles-mêmes leur propre commentaire.
L'âme peut "faire sa percée" en Dieu. Elle dépasse alors les relations des Personnes pour pénétrer dans les "silencieux déserts". Eckhart cite saint Augustin à propos de l'oreille du cœur : « Mon âme, soit sourde, dans l'oreille de ton cœur, au tumulte de la vanité. Entends le Verbe[34]. » […]
Gardons présent à l'esprit le lien déjà souvent fait entre le Verbe et le Son intérieur pour mieux comprendre cette formule eckhartienne : « Quand l'âme est vide du temps et du lieu, alors le Père envoie son Fils. » […]
Un grand thème de la pensée d'Eckhart, c'est que le Verbe est continûment engendré au fond de l'âme, comme une source intarissable, comme un printemps éternel : « Dieu verdoie et fleurit… Le Père éternel engendre sans cesse son Fils éternel[35]. » […]
Eckhart avait fait une allusion claire à la possibilité de vision non-duelle qu'il a traduite par une formule bien connue disant en substance que l'œil par lequel l'âme voit Dieu est ce même œil par lequel Dieu voit l'âme.
Nous en arrivons maintenant à une formule centrale du maître rhénan, bien que moins connue, exprimant cette fois directement ce que nous avons évoqué sous le terme d'écoute non-duelle : « Qui veut entendre le Verbe de Dieu doit s'être entièrement laissé : dans le Verbe éternel, ce qui entend est identique à ce qui est entendu… cet homme se tient dans la connaissance de Dieu et l'amour de Dieu, et ce qu'il devient n'est pas autre chose que ce que Dieu lui-même est[36]. »
[1] Note ajoutée : Hakuin (1686-1769) est le maître zen qui a fondé le monastère du Ryutaku-ji situé près de Mishima au Japon, monastère dont le responsable actuel est Eizan Rôshi avec lequel le Centre Assise est en lien direct. C'est aussi lui qui a renouvelé le travail avec les kôans.
[2] Hakuin, Lâcher les mains au bord du précipice, trad. M. et M. Shibata, L'Originel, 1993, p. 50.
[3] Ibid. p. 59
[4] Hakuin, Moi, bouilloire à portée de main, L'Originel, 1991, p. 81.
[5] Ibid. p. 89.
[6] Ryôkan, Dewdrops on a lotus leaf, de John Stevens, Shambala, Boston et Londres, 1996, p. 79.
[7] Ibid. p. 12
[8] Rational zen, The mind of Dôgen Zenji, traduit par Thomas Cleary, Shambla, Boston et Londres, 1995
[9] Roland Yuno Rech, La grande porte de l'éveil, vol. 1, p. 78
[10] Ibid. p. 255.
[11] Karlfried Graf Dürckheim, Le Japon et la culture du silence, Le Courrier du livre, 1985, p. 70.
[12] Karlfried Graf Dürckheim, Le son du silence, Ed. du Cerf, 1989, p. 7.
[13] Ibid. p. 29.
[14] Ibid. p. 43.
[15] Dôgen, Rational zen,, p. 184.
[16] Ibid. p. 105
[17] Ibid. p. 107
[18] Note ajoutée : Dans son livre Jacques Vigne a mis une traduction de traduction anglaise. La traduction qui figure ici est un mélange des deux traductions française citée note suivante. Ce texte, Les sons des vallées, les couleurs des montagnes fait partie du Shôbôgenzô, et en japonais il s'intitule Keisei Sanshoku, Il est traduit en français dans Dôgen, Polir la lune, labourer les nuages, de Jacques Brosse, Albin Michel / Spiritualités vivantes, Paris, 1998, pp. 117-132. Et dans La vraie loi, Trésor de l'Œil, de Yoko Orimo, Shôbôgenzô, tome 1, éd. Sully, Vannes, 2005, pp. 49-74
[19] Note ajoutée : Ces vers sont ceux de Su Dongpo (Su Shi 蘇軾) (1037-1101). Les quatre-vingt-quatre mille stances désignent la totalité des enseignements du Bouddha. Ces vers de Su Dongpo font référence aux sutras du Mahâyâna, notamment le Sutra du Lotus, qui disent qu'on peut entendre les enseignements du Bouddha dans le bruit du vent qui agite les branches.
[20] Ibid. p. 118.
[21] Le mouvement des Sants s'est développé principalement à partir de Kabir (XVe siècle, Bénarès) et de Guru Nanak, le fondateur du sikkhisme (XVIe siècle, Punjab).
[22] D'après Raimon Panikkar, L'expérience de Dieu, dans le chapitre intitulé "Un discours qui ramène nécessairement à un nouveau silence" p. 32.
[23] C'est une parole de Jean de la Croix et non de maître Eckhart comme le dit Jacques Vigne. C'est dans les Maximes, n° 146.
[24] Note ajoutée : La référence est la littérature sapientielle, en particulier Proverbes 8, 22 où la Sagesse parle : « Le Seigneur m'a créée, commencement (arkhê) de ses voies. » Et cette sagesse qui parle comme une personne, qui présidait la création, à l'organisation du monde, est considérée comme réalité préexistante qui est à l'origine du monde. Saint Paul se servira de ce vocabulaire de la Sagesse pour exprimer le Christ comme première chose, en particulier en Colossiens 1, 15 sq. Certains auteurs du premier christianisme assimileront la Sagesse au Christ et d'autres à l'Esprit. Et l'Esprit lui-même a un aspect féminin puisque son nom grec est pneuma qui est neutre, mais il est féminin en hébreu : rouah. Or le Christ ressuscité c'est cet Esprit féminin répandu !
[25] Note ajoutée : Jésus dont le nom signifie "Dieu sauve" (Yeshoua) c'est-à-dire "sauveur" a aussi un nom inexprimable : « Le nom exprimable du Sauveur, c'est-à-dire Iêsoûs (Jésus), est de six lettres, mais son nom inexprimable est de vingt-quatre lettres. » (Irénée, Contre les Hérésies I, 15, 1 citant Marc le Mage). Ici 24 c'est 3 fois 8.
[26] Maître Eckhart, trad. Par Alain de Libéra, Garnier Flammarion n° 703, 1995, p.340.
[27] Note ajoutée : Marcel Jousse (1886-1961), La manducation de la parole (Ed. Gallimard, 1975, 297 p.)
[28] Cité par Annick de Souzenelle, Le symbolisme du corps humain
[29] 34e discours ascétique, in Isaac le Syrien, Œuvres spirituelles, DDB, Théophanis, 1981, p. 213.
[30] Isaac le Syrien, Lettre 3, p. 461.
[31] Note ajoutée. Angelus Silesius (1624-1677) La traduction mise ici est celle de Camille Jordens (Albin-Michel, 1994), elle est un peu différente de celle de Roger Munier dans son livre L'errant chérubinique (Arfuyen, 1993) sauf pour la dernière citation.
[32] Anne Ancelet-Hustache, Maître Eckhart et la mystique rhénane, Seuil, 1991, p. 67.
[33] Maître Eckhart, trad. par Alain de Libéra, Garnier Flammarion n° 703, 1995, p. 233-234
[34] Alain de Libéra, Op. cité p. 461.
[35] Sermon Intravit Deus…
[36] Alain de Libéra, Op. cité p.296.