L'expérience mystique selon sainte Thérèse d’Avila d'après un enseignement de Jacques Breton
Au-delà de l’histoire humaine de Thérèse d'Avila qui est assez complexe, le présent enseignement de Jacques Breton donne des aperçus sur son amour de la vie, sa grande sensibilité et sa vie spirituelle. Par de nombreuses citations il nous donne accès à sa façon très imagée de parler du cheminement spirituel (les 4 façons de puiser l'eau et donc les 4 degrés dans l'oraison ; les sept demeures du château de l'âme…).
Pour compléter ce qu'a dit J. Breton qui a parlé seulement pendant moins de 2 heures, voici en téléchargement un article de P-J Labarrière paru dans la revue Études pour les 400 ans de la mort de Thérèse : P_J_Labarriere__article_paru_dans_Etudes__octobre_1982.
- Pour lire, télécharger, imprimer le présent message, c'est ici en fichier pdf : Therese_d_Avila.
Présentation du dossier par Christiane Marmèche
Jacques Breton (1925-2017) est le fondateur du centre Assise. Il a été très tôt attiré par les mystiques, aussi, lors de la création du centre Assise, il a tenu à ce que la mystique chrétienne soit l'un des trois piliers (en plus du zen et de la thérapie selon G. Dürckheim). D'abord prêtre diocésain de Paris, il fait une année de noviciat chez les Carmes mais en sort pour devenir ermite en lien avec Saint-Benoît-sur-Loire, abbaye bénédictine. Sa rencontre du zen (chez Dürckheim et au Japon) fait qu'il transmet lui-même le zen en lien avec des maîtres japonais tout en restant ancré dans la mystique chrétienne (Cf. Accueil du blog Voies d'Assise).
Le présent texte est un enseignement qu'il a donné dans le cadre d'une formation des animateurs du Centre Assise en juin 2002 à Saint-Gervais (Val d'Oise), il avait présenté saint Jean de la Croix en avril (Cf. L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix).
J'en ai fait la transcription à partir d'un enregistrement de Léon Régent. Du fait que le passage de l'oral à l'écrit nécessite des adaptations, j'ai modifié certaines formulations tout en gardant le style oral. J'ai ajouté des références, des titres et des notes, parfois des compléments biographiques. Comme Jacques Breton n'est plus là pour relire la transcription, il est possible qu'il y ait quelques erreurs ; il est d'ailleurs probable qu'il ne l'aurait pas publiée ainsi.
Voici un résumé ce que disait J. Breton dans son introduction à Jean de la Croix :
« Pourquoi étudier les mystiques ? Pour trois raisons :
– La première, c'est qu'ils sont entrés dans l'expérience de notre réalité intérieure, et cela peut nous conforter dans la foi. Ils ont découvert qu'en eux-mêmes ils étaient habités.
– D'autre part ils nous font découvrir mieux – à travers les évangiles on le découvre déjà – qui est ce Dieu dans lequel nous mettons notre foi puisqu'ils en font l'expérience, et ils nous tracent un chemin. Peut-être que nous, nous ne pouvons pas le prendre, mais ce n'est pas grave, on prendra des chemins plus détournés pour atteindre le même but.
– Troisième chose. Ils nous font découvrir comment il est possible d'unir l'homme et Dieu, comment il est possible que cette communion se fasse. Ils nous montrent que l'homme peut réellement vivre la totalité de Dieu. »
N B : Thérèse d’Avila avait pour nom de religion : "Thérèse de Jésus" et parfois c'est ce nom qui figure dans les livres. À ne pas confondre avec Thérèse de Lisieux qui est "Thérèse de l'enfant Jésus".
Écrits de Thérèse d'Avila
Thérèse a beaucoup écrit, voici la présentation faite par de P-J Labarrière[1] dans l'article proposé en téléchargement en début de message :
« Sa vie aurait pu être banale et fastueuse. De grande beauté, d'un charme fou, elle est au centre d'une cour attentive et bruyante. […]
[Lors de la fondation d'une quinzaine de couvents] On pourrait croire Thérèse totalement absorbée par cette activité débordante. Pourtant, malgré sa santé délabrée, malgré les multiples démarches que nécessitent ses fondations, malgré ses courses perpétuelles sur les routes de ce pays, elle engage une activité littéraire qui laisse confondu :
- Quelque 650 lettres, drôles, profondes, jaillissantes, passionnées.
- Des écrits autobiographiques : sa Vie, l'histoire de ses Fondations, les Relations qu'elle rédige pour ses confesseurs ou pour les autorités ecclésiastiques.
- Des textes liés à son œuvre de réformatrice : Constitutions, Avis, Manière de visiter les couvents.
- Enfin, outre ses Poèmes et ses Pensées sur l'amour de Dieu, les deux traités spirituels qui justifient amplement le titre de « Docteur de l'Église », à elle décerné par Paul VI en 1970, le Chemin de la Perfection, et surtout les Demeures du Château intérieur.
Thérèse est un écrivain-né. Sa langue est d'une merveilleuse venue correction, ampleur, rythme, souplesse et force. C'est par obéissance qu'elle prend la plume, et elle écrit le plus souvent au milieu de difficultés intérieures et extérieures – maux de tête, bourdonnements d'oreille, temps haché, méfiance des réviseurs. […]
(Son enseignement) procède moins par raisons exactement polies que par éclairages soudains, par imprévisibles regards, par illuminations successives et qui se renforcent mutuellement. Thérèse déploie son discours, qui retire de là une force singulière, à partir de ces images-sources, de ces images-poèmes que sont le jardin, le château, le papillon... Non point comme des concessions à la "folle du logis", mais comme jaillies de ces "visions intellectuelles" qui excèdent toute représentation d'image, et qui s'offrent en simple certitude d'une présence advenue. » (Pierre-Jean Labarrière, Études, 10, 1982)
Les citations de Thérèse d'Avila (Thérèse de Jésus) mises ici proviennent de deux livres :
- Sainte Thérèse d’Avila et l’expérience mystique, d’Emmanuel Renault qui cite lui-même la traduction de M. Auclair : Œuvres complètes, Desclée De Brouwer, 1964.
- Œuvres complètes de sainte Thérèse de Jésus, Seuil, 1949 (oeuvres-completes-therese-avila )
- N B : une table de concordance existe entre les deux Œuvres complètes (DDB et Seuil) p.180-181 du livre d’E. Renault
Explication des références des citations :
V = Vie autobiographique ; F = Fondations ; D = Demeures (Château de l'âme) ; R = Relations.
Le chiffre qui suit indique la page ; et l'indice indique la traduction : DescléeDeBrouwer ou Seuil.
Par exemple "VDDB 333" indique la page 333 de la traduction de M. Auclair de la Vie.
N B : Les rares citations qui n'ont pas de références sont d'E. Renault.
L'expérience mystique selon sainte Thérèse d’Avila
Par Jacques Breton
Sainte Thérèse d'Avila est de la même période que saint Jean de la Croix. Ils sont tous les deux Carmes et pourtant ils sont très différents l'un de l'autre. Sainte Thérèse d'Avila est une femme remarquable à tous points de vue et c'est une maîtresse spirituelle. Elle a l'avantage par rapport à saint Jean de la Croix que ses Fondations se lisent comme un roman.
Je me suis beaucoup inspiré du livre d'Emmanuel Renault, Thérèse d'Avila et l'expérience mystique. C'est un Carme que je connais bien et il est spécialiste de sainte Thérèse. Il a écrit une sorte de résumé de sa doctrine et de sa vie dans la collection des "Maîtres spirituels", et moi je vais résumer ce résumé de sa vie pour essayer de vous faire entrer dans le personnage qu'est sainte Thérèse.
I – Résumé rapide de sa vie
Elle naît le 28 mars 1515 en Espagne et sort une très grande famille, son père est Alonso Sánchez de Cepeda. Si vous connaissez un peu le tempérament espagnol, vous verrez que Thérèse est typiquement espagnole. Son père est un homme profondément religieux, assez austère, mais qui montrait beaucoup de charité, beaucoup d'amour. D'un premier mariage avec Catarina, il a deux fils et une fille. Il se remarie avec Beatriz Dávila y Ahumada qui lui donne huit fils et deux filles. En 1527, la mère de Thérèse meurt à 33 ans, épuisée à la naissance de son dixième enfant, sa deuxième fille. Thérèse a 13 ans. Cela a sûrement été un drame.
Je suis allé plusieurs fois à Avila, c'est un très haut lieu, très austère. Tout est entouré de forteresse dans un pays assez dégagé. C'est un peu comme le désert.
Elle vit donc dans ce milieu qui était profondément catholique. C'était une petite fille tout ce qu'il y a de plus ouvert. Elle est très passionnée. Déjà à sept ans elle fugue avec Rodrigue, l’un de ses frères au pays des Maures en mendiant pour l'amour de Dieu afin qu'on nous décapite là-bas (VDDB 15). Heureusement on les a rattrapés !
Comme elle le dit elle-même : par nature, quand je désire quelque chose, il m'arrive de la désirer impétueusement (RDDB 333). Rien ne l'arrête et, malgré les obstacles qu'elle trouve sur sa route, elle continue, c'est ce qui fait sa force.
Elle avait pas mal de charme, physiquement elle était très belle, elle était très intelligente et elle en usait puisqu'elle avait beaucoup d'amitiés. Elle était très sociable. Comme sa mère, elle lisait des romans de chevalerie. Et ce qui la sauvait, c'est qu'elle avait un sens terrible de l'honneur. De fait, elle a eu des amourettes mais ça n'a dépassé certaines limites.
Malgré tout son père s'est un peu inquiété et finalement il l'a envoyée en pension au couvent des augustines d'Avila quand elle avait 16 ans. Elle n'en garde pas un très bon souvenir, et elle se disait : pas question d'entrer dans une vie religieuse pareille !
Malgré tout, cela lui a permis d'approfondir sa vie intérieure. Elle s'est posé le choix entre se marier et entrer dans la vie religieuse : je souhaitais encore que ce ne fut pas l'état religieux, mais toutefois je craignais aussi de me marier (VDDB 22). Finalement elle tombe assez gravement malade et cela la fait réfléchir. C'est à ce moment qu'elle rencontre un oncle qui était très religieux. Finalement elle est convaincue de rentrer dans la vie religieuse. Mais son père dit : « pas question ». C'était sa fille préférée : sa sœur aînée avait neuf ans de plus qu'elle et sa plus jeune sœur est née 13 ans après elle, dont elle est restée longtemps seule fille au milieu des garçons.
● 1535 : entrée au couvent ; 1537 : vœux perpétuels.
Un jour elle décide de devenir religieuse. En 1535 un de ses frères l'emmène au couvent de l'Incarnation, elle a 20 ans. Ce couvent avait été fondé en 1478 par une communauté de "béates" dont le style de vie n'avait pas la rigueur d'un ordre religieux. Il était devenu carmélitain en 1510 avec une règle mitigée. Là-bas il y avait plus de cent religieuses et la clôture n'était pas stricte. Par exemple quand on n'avait pas de quoi manger on sortait pour aller manger en ville. De plus les religieuses pourvues de dots importantes disposaient d'un petit appartement de plusieurs pièces - Thérèse était l'une de celles-là - et les autres devaient se contenter d'un dortoir. Thérèse prononça ses vœux perpétuels en novembre 1537.
● Automne 1538. L'Abécédaire.
En 1538, à cause de la nourriture et peut-être de pénitences excessives, elle tombe très gravement malade. Son père s'occupe d'elle et la sort du couvent pour l'emmener voir une guérisseuse. En chemin ils voient l'oncle de Thérèse qui lui donne un livre paru en 1527 : La troisième partie du livre appelé abécédaire écrit par le franciscain Osuna. Il propose une méthode de recueillement. « Sa technique consistait à se retirer en soi-même, “à se rendre aveugle, sourd et muet” par rapport au monde extérieur, “à ne rien penser” pour échapper à la multiplicité des images et des idées afin de fixer le regard de l'âme sur Dieu seul. » Il est amusant de voir que sa première conversion a été de découvrir quelque chose comme le zen !
Elle a donc appliqué cette méthode qu'elle appelait "oraison". Cette oraison était un genre de méditation, et cela a été pour elle un déclic. Petit à petit elle s'est ouverte à la vie intérieure. Il faut voir en effet que dans ce couvent des Carmélites la vie intérieure n'était pas très présente, on insistait surtout sur le côté formel (offices…). Seulement, ce qui a manqué à Thérèse c'est le corps qui ne participait pas, et Thérèse a toujours eu du mal avec son corps. De temps en temps elle lévitait ou partait en extase parce qu'elle n'a jamais vraiment discipliné son corps pour qu'il soit spiritualisé.
Ceci dit, grâce à cette oraison elle a fait la rencontre avec un Dieu personnel. Elle a découvert qu'il était possible de rencontrer Dieu dans cette vie. L'oraison est la porte des si grandes faveurs qu'il m'a faites ; lorsqu'elle est fermée, je ne sais comment il peut les accorder (VDDB 58). » Elle ouvre la porte et il vient !
Elle acquiert ainsi une force intérieure. Dès mes débuts dans l'oraison j'ai eu […] le désir de voir les autres servir Dieu (VDDB 49). Elle essaye donc de concilier à la fois une ouverture intérieure à Dieu et une ouverture aux autres (en cherchant à convertir l'un ou l'autre).
● 1539-1542. Maladie grave.
Mais elle tombe très gravement malade dans ce couvent. On ne sait pas très bien quelle était sa maladie. Son père la ramène à la maison et les médecins la déclarent condamnée. De fait elle tombe dans le coma le 15 août 1539 et demeure sans vie quatre jours. On l'a cru morte. En fait elle reste vivante tout en n'ayant plus que les os et la peau. Elle reste percluse malgré quelques progrès, près de trois ans. Quand je commençai à marcher à quatre pattes, je louai Dieu (VDDB 37).
Elle a donc eu des épreuves assez fortes dans sa vie qui l'ont poussé à vivre un certain dépassement. Et cela a été pour elle une première conversion : « elle ne subissait plus la maladie comme un empêchement à être elle-même, à vivre pour Dieu et à le servir. Elle commençait à comprendre ce qu'elle saisira plus pleinement par la suite, à savoir qu'aucune situation humaine ne peut être un véritable obstacle à la recherche du Seigneur ; l'essentiel est d'accomplir sa volonté telle qu'elle se manifeste à travers les événements heureux ou malheureux de la vie. » Au fond, ce qui est important, c'est accomplir la volonté de Dieu et pour cela accueillir les événements tels qu'ils sont. Et c'est là qu'on rejoint le quotidien.
● 1542sq. Vie au couvent, conversion, visions ; incompréhensions des autres.
En 1542 elle se remet mais pas complètement, elle aura toujours des séquelles. Ce n'est pas pour autant qu'elle était recluse. Car elle avait toujours un désir de plaire, et les critiques, elle ne les acceptait pas. Elle cherchait à être estimée. Il est vrai que nous avons tous besoin de reconnaissance fondamentale, c'est ce qu'elle avait en elle... Elle était éminemment sociable – cela lui servira plus tard pour ses fondations – et cherchait à répondre à l'affection par l'affection : j'avais un très grand défaut qui me nuisit gravement ; dès que je sentais que quelqu'un avait de l'affection pour moi, s'il me plaisait, je m'en infatuais à tel point que ma mémoire lui inféodait ma pensée […] C'était si néfaste que mon âme en était tout égarée (VDDB 281). « Partagée entre son désir de Dieu et son besoin d'affection, elle crut sauvegarder l'essentiel en accomplissant fidèlement tout ce qui était prescrit par sa règle religieuse, donnant le reste de son temps aux occupations mondaines du parloir. » Donc son drame était qu'elle était partagée entre son désir profond d'être toute à Dieu et puis ce besoin d'amitié. Je paraissais vouloir accorder ces deux adversaires, si ennemis l'un de l'autre, que sont la vie spirituelle, ses joies, ses saveurs, et les passe-temps sensuels (VDDB 51).
Évidemment le Seigneur va un peu la secouer. Il lui dit quelque chose comme : ça ne va pas, tes amitiés ! Un jour où j'étais avec une personne dont je venais de faire la connaissance, le Seigneur voulut me donner à entendre que ces amitiés ne me convenaient point, m'avertir et éclairer mon grand aveuglement. Le Christ se montra à moi, et sa sévérité me fit entendre combien il le déplorait. […] Je fus très effrayée, très troublée et je ne voulais plus voir la personne avec qui j'étais (VDDB 46). En fait, l'émotion une fois passée, elle reprit ses conversations.
Une autre fois elle eut un avertissement : Un jour où j'étais avec cette personne, nous vîmes, mais d'autres personnes présentes le virent aussi, quelque chose comme un gros crapaud venir à nous beaucoup plus vivement que ces bêtes ne marchent. Il venait d'un endroit d'où je ne crois pas que pareille vermine puisse sortir en plein jour, jamais on n'en vit, mais l'effet que cela fit sur moi ne me semble pas sans mystère (VDDB 46).
Ce qui l'a beaucoup aidé, c'est la lecture des Confessions de saint Augustin. Ça été un autre déclic pour elle.
Pendant le carême de 1554 elle se convertit en contemplant une de ces statues espagnoles où le Christ flagellé est plein de sang : Il arriva qu'un jour, en entrant dans l'oratoire, je vis une statue rangée là. […] Elle représentait un Christ tout couvert de plaies, et elle inspirait tant de dévotion que sa vue me troubla toute, car elle représentait tout ce qu'il a souffert pour nous. J'éprouvai un tel regret d'avoir montré si peu de reconnaissance pour ses plaies que je crus que mon cœur se brisait et je me jetai devant lui en versant des torrents de larmes, le suppliant de me fortifier une fois pour toutes afin de ne plus l'offenser (VDDB 60).
Ce qui a été déterminant pour elle, c'est la prise de conscience profonde de sa misère, prise de conscience de ce qu'elle vivait n'était pas juste pour elle. Elle comprend que par elle-même elle est incapable de s'en sortir. Elle prend conscience que sa vie ne lui convient plus par rapport à toutes les grâces qu'elle a pu recevoir et qu'il n'y a que le Seigneur qui puisse l'aider. « Lorsque la présence de Dieu se fera plus manifeste en elle, elle découvrira que non seulement ses actions sont déficientes mais que leurs racines dans son être même sont entachées d'imperfections incompatibles avec la pureté de la sainteté divine. Jusque-là, pendant des années, courageusement, elle s'était efforcée de ne rien vouloir contre Dieu ; maintenant elle comprenait qu'elle devait conformer sa volonté à celle de Dieu, vouloir avec lui et en lui. » C'est ainsi qu'elle finit par se séparer de ses amitiés.
Mais ses visions de Dieu lui créent des ennuis. Il faut se rappeler que le XVIe siècle, c'était le siècle d'or pour l'Espagne et qu'il y avait un mouvement très spirituel[2] – on a canonisé officiellement 18 grands saints – mais que c'était aussi une période de division. On parlerait aujourd'hui de sectes : de partout il y avait des menaces et Thérèse avec ses visions, on la croyait prise par le démon ! Elle a donc des difficultés, et du coup fait appel à des savants pour leur demander de faire la vérité. Elle rencontre des gens comme François de Borgia qui vont l'aider à prendre conscience à la fois de la vérité de ses visions, et aussi l'encourager à rester fidèle à ce qu'elle a découvert.
Là je passe beaucoup de choses.
Dans ce milieu d'Avila, tout le monde se connaît, c'est la province. Quand elle commence à réagir par rapport au pouvoir, ça n'est pas accepté, tout un mouvement se dresse contre elle. Elle se réfugie alors chez une personne – puisque dans son couvent on sortait facilement – et elle vit dans cette petite maison où elle peut continuer sa vie contemplative.
Je passe encore beaucoup de choses.
● La fondation de couvents réformés à partir de 1562.
En 1560 elle a une vision de l'enfer qui lui fait comprendre le gros malheur qu'est la perte des âmes. Elle décide de travailler à leur salut, et d'abord de garder sa règle avec toute la perfection possible.
Il y a aussi ses rencontres avec un franciscain, Pierre d'Alcantara qui vient traiter d'une fondation de frères. Elle comprend qu'il faut qu'elle quitte son couvent pour pouvoir créer elle-même son propre couvent.
Des événements font alors que son projet prend corps. Elle en parle avec le général des Carmes et le provincial pour les mettre d'accord. Elle est sur le point d'acheter une petite maison qu'a trouvée Pierre d'Alcantara, chose que personne n'aurait dû savoir. Mais ça se sait et il y a une grande réaction. Comme cela met de la perturbation dans la ville, le provincial revient sur sa décision et elle doit rentrer à l'Incarnation. Il faut voir que dans cette réforme du Carmel, des tas de gens sont concernés : l'évêque, le provincial, etc. Donc elle rentre au couvent de de l'Incarnation et là la mère prieure la met en prison…
Je passe encore sur les changements qui font que finalement un jour tout s'apaise, elle a l'autorisation de fonder le petit couvent de Saint-Joseph d'Avila et peut entreprendre les travaux.
Il y a afflux de vocations. Donc à peine est-elle entrée dans son nouveau couvent qu'elle veut en créer d'autres. En 1567 elle profite de la visite du prieur général du Carmel dans les monastères d'Espagne, pour obtenir la mission de fonder autant de couvents réformés qu'elle le pourra. Elle va passer son temps à aller de ville en ville pour créer de nouveaux couvents, et cela dans des conditions invraisemblables. En effet, comme il y avait la clôture, les religieuses voyageaient enfermées dans des espèces de chariots complètement couverts de bâches pour qu'on ne les voie pas ! Donc elle voyage n'importe comment pour créer ces monastères…
De 1567 à 1582, elle fonde seize monastères : Medina del Campo (1567), Malagón et Valladolid (1568), Tolède et Pastrana (1569), Salamanque (1570), Alba de Tormes (1571). Comme elle redevient prieur du couvent de l'Incarnation d'Ávila pendant 3 aans, mais reprennent ensuite : Ségovie (1574), Béas et Séville (1575), Caravaca (1576), Villanueva de la Jara et Palencia (1580), Soria (1581), Grenade et Burgos (1582). À part à Caravaca et à Grenade, où 'elle a seulement décidé puis préparé la fondation, elle a tout réalisé elle-même dans des conditions matérielles souvent dérisoires.
C'est aussi elle qui a suscité le travail de saint Jean de la Croix. En effet, en 1567, elle voit l'utilité pour les religieuses d'être aidées par des religieux suivant la même règle, et elle obtient du Père général la permission de fonder deux couvents de carmes déchaussés. C'est donc par elle que sont créés les premiers monastères réformés de saint Jean de la Croix comme je vous l'ai dit la dernière fois.
Je fais ici une remarque en passant. Jamais Thérèse ne séparait son désir de vie contemplative de celui de l'apostolat. Et même, ce qui l'a poussé toujours à aller plus loin dans sa vie contemplative, c'est ce désir d'apostolat, ce désir de faire connaître, de faire découvrir Dieu, en particulier en Amérique latine. Elle prie pour que les missionnaires puissent rester fidèles à leur vie chrétienne et en même temps christianiser les pays.
● Sa mort en 1582.
Le 2 janvier 1582 elle va encore fonder un monastère à Burgos et elle n'en peut plus. Le voyage est terrible. Là-bas elle a des difficultés avec l'archevêque de Burgos, mais finalement tout s'arrange. Elle se remet en route pour revenir dans son couvent d'Avila mais à Médina le père Antonio lui donne l'ordre d'aller voir la duchesse à Alba de Tormes où Thérèse a fondé un couvent en 1571. Elle n'en peut plus mais elle obéit quand même. Elle arrive à Alba le 20 septembre, et le 3 octobre elle meurt. Elle a 67 ans. Elle a été consumée par le désir de voir Dieu et par l'expérience de sa présence et de tout ce qu'elle a pu faire pour développer cette vie spirituelle.
Elle a écrit sa vie, lisez-la, ça en vaut la peine. C'est plein d'échappées, c'est très vivant.
II – SA DOCTRINE
Je vais maintenant parler un peu de sa doctrine. Mais comprenez que sa doctrine est essentiellement sa vie. Elle n'est pas théologienne mais elle a une trajectoire très pratique et un itinéraire de l'homme à Dieu qui est très fort. Pour elle, ce qui est important, c'est la vie. Elle fait toujours le lien entre la réalité humaine avec ses souffrances et la réalité divine. Il y a toujours chez elle un lien entre la vie concrète et la réalité divine.
1) La présence de Dieu.
Pour elle, au début, Dieu était transcendant, au-delà de toute chose, de toute beauté, de toute grandeur. Elle avait un sens éminent de Dieu. Ça a été pour elle une révélation que ce Dieu puisse venir chez elle à travers le Christ. Elle se demandait si ce n'était pas une imagination ou bien Satan qui se déguisait en ange de lumière. Non ! Que Dieu puisse se faire si proche d'elle, sera toujours un bouleversement.
Petit à petit, grâce aux théologiens qui l'ont aidé, elle a eu cette certitude que le Seigneur est présent en toute chose « comme une éponge dans la mer ».
Elle a aussi le passage suivant que je trouve très beau sur la présence de Dieu :
(VS 467-468). « Je dis donc que la Divinité est comme un diamant très clair et beaucoup plus grand que le monde tout entier, ou encore comme un miroir semblable à celui auquel j'ai comparé l'âme dans la vision précédente. Or ce diamant ou ce miroir est quelque chose de tellement transcendant qu'il me serait impossible d'en donner une idée. Toutes nos œuvres se voient dans ce diamant. Il est de telle sorte qu'il contient tout en lui-même et il n'y a rien qui existe en dehors de son immensité. Ce fut pour moi un grand sujet d'étonnement de voir en un moment si court tant de choses reproduites en ce très clair diamant ; ce m'est aussi un sujet d'affliction profonde chaque fois que, le souvenir m'en revenant, je vois représentées dans cette clarté si limpide des choses aussi abominables que mes péchés. La douleur est tellement vive alors, que je ne sais comment la supporter. Après cette vision, j'étais si pénétrée de confusion que je ne savais pour ainsi dire où me mettre. »
Donc dans cette vision Dieu est à la fois immense, transcendant et pourtant transparent.
► Extrait des Demeures (Château de l'âme).
Et ce qu'elle va découvrir c'est qu'on porte en nous-mêmes un véritable monde intérieur.
Vous connaissez Les châteaux de l'âme. L'homme porte un palais en lui-même qu'il n'a jamais fini d'explorer. C'est comme si, petit à petit, nous-même, dans la mesure où nous nous approfondissons, nous rentrons dans ces différentes demeures. Voici un passage des Premières Demeures.
(DS 814-819). « Tandis que je priais aujourd’hui Notre-Seigneur de parler à ma place, parce que je ne savais pas que dire, ni de quelle manière je devais commencer ce travail que l’obéissance m’impose, il s’est présenté à mon esprit ce que je vais dire maintenant, et qui servira de fondement à cet écrit.
On peut considérer notre âme comme un château qui est composé tout entier d’un seul diamant ou d’un cristal très pur, et qui contient beaucoup d’appartements, ainsi que le ciel qui renferme beaucoup de demeures. De fait, mes Sœurs, si nous y songions bien, nous verrions que l’âme du juste n’est pas autre chose qu’un paradis, où Notre-Seigneur, selon qu’il l’affirme lui-même, trouve ses délices. Dès lors, quelle doit être d’après vous la demeure où un Roi si puissant, si sage, si pur, si riche de tous les biens, daigne mettre ses complaisances ? Pour moi, je ne vois rien à quoi l’éminente beauté d’une âme et sa vaste capacité puissent être comparées. […]
Or si la chose est vraie, et elle l’est, nous n’avons pas à nous fatiguer à vouloir comprendre la beauté de ce château. Il y a entre lui et Dieu la même différence qu’il y a entre la créature et le Créateur, puisqu’il est une créature; mais il suffit d’apprendre de Sa Majesté qu’il est fait à son image pour que nous puissions nous faire une légère idée de la grande dignité et beauté de l’âme. Ce ne serait donc pas une minime infortune, ni une petite confusion, si par notre faute nous ne pouvions nous comprendre nous-mêmes, ni savoir ce que nous sommes. Quelle ignorance ne serait pas, mes filles, celle d'une personne à qui l'on demanderait qui elle est, et qui ne se connût pas elle-même ou qui ne sût pas quel est son père, quelle est sa mère, ni quel est son pays ! Ce serait là une insigne stupidité ; or la nôtre est incomparablement plus grande, dès lors que nous ne cherchons pas à savoir ce que nous sommes, et que nous ne nous occupons que de notre corps. Nous savons bien d'une façon générale que nous avons une âme, parce que nous l'avons entendu dire et que la foi nous l'enseigne. Mais quels biens sont renfermés en elle ; quel est celui qui habite au-dedans d'elle ; et quelle en est la valeur inestimable ? C'est là ce que nous ne considérons que rarement ; voilà pourquoi nous avons si peu à cœur de mettre tous nos soins à en conserver la beauté. Toute notre sollicitude se porte sur la grossièreté de l'enchâssure du diamant, ou enceinte de ce château, c'est-à-dire sur notre propre corps.
Considérons donc que ce château a, comme je l'ai dit, beaucoup d'appartements, les uns en haut, les autres en bas et sur les côtés, tandis qu'au centre, au milieu de tous les autres, se trouve le principal, celui où se passent des choses très secrètes entre Dieu et l'âme. Il est nécessaire que vous remarquiez bien cette comparaison. Peut-être m'aidera-t-elle avec le secours de Dieu, à vous faire connaître quelques-unes des grâces qu'il lui plaît d'accorder aux âmes, et la différence qu'il y a entre elles […]
Revenons à notre splendide et délicieux château, et voyons comment nous pouvons y pénétrer. Il semble que je dis une folie ; car si ce château est l'âme elle-même, n'est-il pas clair qu'elle ne peut y entrer ? Je n'ignore pas que l'âme et le château sont une même chose ; et mon langage semble aussi insensé que si je dis à quelqu'un d'entrer dans un appartement où il est déjà. Mais vous devez savoir qu'il y a de grandes différences dans la manière d'habiter un appartement. Elles sont nombreuses les âmes qui se trouvent dans l'enceinte extérieure du château, là où se tiennent les gardes ; elles ne se préoccupent point d'y entrer, ni de savoir ce qu'il y a dans un si riche palais, ni quel est celui qui l'habite ou quelles en sont les demeures […]
Les âmes qui ne font pas oraison, me disait, il y a peu de temps, un grand théologien, sont comme un corps paralysé ou perclus, qui a des pieds et des mains mais qui ne peut s'en servir. Certaines âmes, en effet, sont tellement infirmes et tellement habituées à ne s'occuper que des choses extérieures, qu'on ne saurait les en tirer et qu'elles semblent dans l'impuissance de rentrer en elles-mêmes. Elles ont déjà contracté une telle habitude de vivre au milieu des reptiles et des bêtes qui se trouvent autour du château qu'elles en ont pris, pour ainsi dire, la ressemblance. Malgré la noblesse de leur nature et le pouvoir qu'elles avaient de converser avec Dieu lui-même, elles ne sont point sorties de cet état. Si elles ne s'appliquent pas à reconnaître combien est profonde leur misère et à y porter remède, si, de plus, elles ne portent pas le regard sur elles-mêmes, elles seront changées en statues de sel, comme la femme de Lot, qui avait regardé en arrière.
D'après ce que je puis comprendre, la porte qui donne entrée dans ce château, c'est l'oraison et la considération. »
L'âme est donc comme un château fait d’un seul diamant, qui contient sept sortes de Demeures. La porte d’entrée c’est l’oraison. L'âme n'en a jamais fini de parcourir ces sept demeures pour aller jusqu'au centre, là où aura lieu le mariage spirituel.
2) L'humanité du Christ.
Une autre chose importante chez Thérèse, c'est la place qu'elle donne à l'humanité du Christ alors que saint Jean de la Croix le fait très peu. Pour elle, on ne parvient réellement à entrer dans le château intérieur que par l'humanité du Christ. Elle aura donc toujours une dévotion particulière pour la personne du Christ. Par le Christ, Dieu se manifeste de différentes manières : elle note ses pieds, ses mains etc.
3) La Trinité.
Elle découvre la Trinité par une révélation personnelle. C'est qu'en fait elle est rentrée dans cette dimension trinitaire. Elle en parle dans son autobiographie et dans les septièmes Demeures.
(VS 278-279, ch. 27). « L'âme semble dotée de plusieurs facultés nouvelles d'entendre ; on l'oblige à écouter, et on l'empêche de se distraire. […] Elle trouve tout préparé et mangé ; elle n'a pas autre chose à faire qu'à en jouir. Il en est de même d'une personne qui, sans avoir rien appris, ni avoir travaillé pour savoir lire, n'y avoir rien étudié, se trouverait en possession de toute la science acquise […] En un instant en effet, l'âme se trouve savante, elle découvre dans une lumière si claire le mystère de la très Sainte Trinité et certains autres mystères très relevés, qu'il n'y a pas de théologien contre qui elle n'osât soutenir et défendre ces sublimes vérités. »
(DS 1030, 7è Demeures, ch 1). « L’âme comprend avec la plus complète certitude que ces trois personnes distinctes sont une seule substance, un seul pouvoir, une seule sagesse et un seul Dieu […] Chaque jour l’âme est ravie davantage ; il lui semble que depuis lors ces trois adorables personnes ne sont plus éloignées ; elle voit même avec évidence… qu’elles sont dans son intérieur, dans cette partie la plus intime d'elle-même ; c'est dans cette partie la plus profonde qu'elle sent cette divine compagnie, ce que, faute de science, elle ne saurait exprimer. »
4) L'amour.
L'important dans tout ça, c'est l'amour.
(FS 1104-1105). « La souveraine perfection ne consiste pas évidemment dans les joies intérieures, ni dans les grandes extases, ni dans les visions, ni dans l'esprit de prophétie. Elle consiste à rendre notre volonté tellement conforme à celle de Dieu que nous embrassions de tout notre cœur ce que nous croyons qu'il veut, et que nous acceptions avec la même allégresse ce qui est amer et ce qui est doux, dès que nous comprenons que Sa Majesté le veut. Il paraît très difficile, non pas précisément de faire une chose extrêmement contraire à notre nature, mais d'en avoir de la joie ; et il en est vraiment de la sorte. Toutefois l'amour, quand il est parfait, possède assez de force pour oublier son propre contentement et ne songer qu'à être agréable à celui qui nous aime. Et, en vérité, quand nous avons l'assurance de faire plaisir à Dieu, tous les travaux, quelques pénibles qu'ils soient, nous semblent doux. Voilà comment aiment, au milieu des persécutions, des humiliations et des ignominies, ceux qui sont arrivés au sommet de la perfection. Cela est tellement certain, connu et évident, que je n'ai pas à m'y arrêter. »
Ce qui est la clé profonde de sa démarche, c'est son désir de Dieu, son désir de se laisser profondément aimer par lui. Elle dira que pour l'âme qui est parvenue à l'union parfaite avec Dieu, cela conduit au mariage mystique. Pour autant ce n'est pas la fusion, bien que l'homme soit complètement saisi par cet amour, il reste quand même lui-même.
(DS 1036-1037). « Dieu s'unit une façon tellement intime à sa créature que, suivant l'exemple de ceux qui sur la terre sont unis pour toujours, il ne veut plus se séparer d'elle.
Les fiançailles spirituelles sont toutes différentes. Une fois qu'elles ont été célébrées, il y a souvent séparation. L'union aussi est différente, car bien que l'union soit la jonction de deux choses en une seule, ces deux choses peuvent se séparer et subsister chacune de son côté ; on voit ordinairement, en effet, que cette faveur de l'union que Notre Seigneur accorde passe promptement et que l'amour est ensuite privé de cette compagnie; du moins, dis-je, elle ne la sent pas. Dans cette autre faveur, ou mariage spirituel, il n'en est pas de même. L'âme demeure toujours avec Dieu dans ce centre dont nous avons parlé.
Je dirais que l'union dont il s'agit peut être comparée à celle de deux cierges de cire qui sont si bien unis que leur lumière n'en est plus qu'une ; ou bien à la mèche, à la lumière et à la cire qui ne sont qu'un seul cierge. Néanmoins on pourrait très bien ensuite séparer un cierge de l'autre, et ainsi il y aurait deux cierges ; on pourrait également séparer la mèche de la cire. »
Au fond, les deux cierges brûlent ensemble, ils sont consumés par la même vie et pourtant ils sont séparables. Il n'y a donc pas fusion.
4) L'oraison - le dialogue avec Dieu
Mais la grande découverte de Thérèse a été l'oraison, et c'est au cœur de sa vie spirituelle.
Vous savez peut-être que, suivant les congrégations, la place réservée à l'oraison n'est pas la même. Ce qui constitue la vie spirituelle profonde du Carmel c'est deux heures d'oraison, alors que par exemple dans la vie bénédictine il n'y a même pas une demi-heure, une place plus importante étant réservée aux offices. Là il y a deux heures, une le matin et une le soir, et cette oraison peut se poursuivre, ce qui était le cas pour Thérèse.
Mais qu'est-ce qu'elle entend par oraison ?
Au départ elle était en réaction parce qu'on lui disait qu'il fallait méditer sur la passion du Christ et des choses de ce genre car elle n'était pas sensible à ça, ça ne lui parlait pas beaucoup. C'était d'autant plus accentué qu'au Carmel on ne donne pas de méthode d'oraison. J'y ai fait mon noviciat, je parle en connaissance de cause. On méditait donc pendant une heure matin et soir, et c'était assez pénible car pendant 20 mn on restait à genoux sur le bois, ensuite pendant 20 mn on s'asseyait, et ensuite on se remettait 20 mn à genoux ! Là-dedans chacun faisait ce qu'il pouvait, il n'y avait pas d'indication. Mais Thérèse, elle, elle donne des indications qui sont très intéressantes.
Je vous ai déjà parlé du livre, La troisième partie du livre appelé abécédaire écrit par le franciscain Osuna, et je vous ai cité ce passage : « Sa technique consistait à se retirer en soi-même, “à se rendre aveugle, sourd et muet” par rapport au monde extérieur, “à ne rien penser” pour échapper à la multiplicité des images et des idées afin de fixer le regard de l'âme sur Dieu seul. » C'est un peu ce que nous faisons à Assise. Il s'agit de se mettre en état de disponibilité intérieure, ne pas chercher à vouloir ceci ou cela, se mettre en disponibilité en sachant que finalement ce qui est le moteur de notre prière c'est l'Esprit. Il ne s'agit pas de vouloir puisque c'est l'Esprit qui agit.
Mais cela aussi ne suffit pas, il faut quand même chercher Dieu activement en mettant en œuvre nos facultés c'est-à-dire notre entendement. Et ce qui est surtout important c'est le dialogue : mettre en œuvre notre intelligence et notre volonté, c'est se mettre en dialogue avec le Christ intérieur. Thérèse croit beaucoup à l'humanité du Christ : Nous pouvons par la pensée nous mettre en présence du Christ, nous embraser peu à peu du plus grand amour pour sa Sainte Humanité, lui tenir compagnie, lui parler, lui recommander nos besoins, nous plaindre à lui dans nos peines, nous réjouir avec lui dans les consolations… (VS 117)
Il s'agit donc d'entretenir ce dialogue pour maintenir en nous cette présence. Et surtout pas de prière toute faite, même le "Notre Père" ou le "Je vous salue Marie". Il faut dire tout ce qu'on a sur le cœur, et demander continuellement « Seigneur, qu'est-ce que tu veux ? » car ce qui est capital c'est de désirer faire la volonté de Dieu. Il ne s'agit pas de penser beaucoup, mais d'aimer beaucoup, et considérer le Christ comme une personne réelle et vivante. Là on n'est plus dans le zen !
► Les quatre façons d'arroser un jardin et les quatre degrés d'oraison.
Pour Thérèse il y a quatre degrés d'oraison. Ce dont je viens de parler est le premier degré.
(VS 107). « Il me semble qu'il y a quatre manières d'arroser un jardin.
- D'abord, en tirant de l'eau d'un puits à force de bras, ce qui exige une grande fatigue de notre part.
- Ou bien, en tournant à l'aide d'une manivelle une noria garnie de godets, comme je l'ai fait moi-même quelquefois : avec moins de travail on puise une plus grande quantité d'eau.
- Ou bien, en amenant l'eau soit d'une rivière, soit d'un ruisseau : la terre est alors mieux arrosée et mieux détrempée ; il n'est pas nécessaire d'arroser aussi fréquemment, et le jardinier a beaucoup moins de travail.
- Enfin il y a la pluie abondante : c'est le Seigneur qui arrose alors sans aucun travail de notre part, et ce mode d'arrosage est sans comparaison supérieure à tout ce dont nous avons parlé.»
Voici le premier degré :
(VS 108-109). « Les âmes qui commencent à s'adonner à l'oraison, nous pouvons l'affirmer, sont celles qui tirent péniblement l'eau du puits, comme je l'ai dit. Elles se fatiguent, en effet, pour recueillir leurs sens habitués à se répandre au-dehors ; c'est là un très grand travail. Elles doivent s'accoutumer peu à peu à ne plus se préoccuper de voir ou d'entendre, spécialement aux heures de l'oraison, à rester dans la solitude, et là, dans cet éloignement de tout le créé, réfléchir sur leur vie passée. Tous, il est vrai, débutants et parfaits, doivent y penser fréquemment, mais dans une mesure plus ou moins grande, comme je le dirai plus tard.
Une peine des commençants, c'est de ne pouvoir se rendre compte s'ils ont un vrai repentir de leurs fautes. Et cependant ils l'ont, puisqu'ils se consacrent si généreusement au service de Dieu. Leurs devoirs est de s'appliquer à méditer la vie de Jésus-Christ, et cet exercice n'est pas sans fatigue pour l'entendement.
Voilà jusqu'où nous pouvons arriver par nos propres efforts, secondés, bien entendu, par la grâce de Dieu, car sans lui, nous le savons, il nous est impossible d'avoir une bonne pensée. C'est là ce que j'appelle commencer à tirer l'eau du puits, et Dieu veuille qu'il y en ait ! Mais du moins, ce ne sera pas de notre faute si nous n'en avons pas, puisque nous allons pour la tirer et que nous faisons notre possible pour arroser les fleurs de notre jardin. Dieu peut permettre pour des motifs connus de lui seul, et sans doute pour notre plus grand bien spirituel, que le puits soit à sec. Mais il est si bon qu'en nous voyant travailler avec activité, comme des jardiniers soigneux, il entretiendra nos fleurs sans eau et fera grandir nos vertus. Sous le nom d'eau je désigne ici les larmes et, à leur défaut, les tendres sentiments et la dévotion intérieure.
Mais que fera donc ici celui qui, après avoir travaillé longtemps, ne rencontre qu'aridité, dégoût, ennui et répugnance extrême à puiser de l'eau ? S'il ne considérait pas le plaisir qu'il procure et les services qu'il rend au Maître du jardin, s'il ne veillait pas à ne pas perdre tous les mérites acquis, ni les récompenses qu'il attend encore d'un travail aussi pénible que celui de descendre fréquemment le seau dans le puits pour le retirer vide, il laisserait tout là. Et il arrivera souvent que, même pour ce travail, il ne pourra plus lever les bras, c'est-à-dire avoir une seule bonne pensée, car, ces choses convenues, tirer de l'eau du puits, c'est agir avec l'entendement. Mais je le répète, que fera le jardinier ? Il se réjouira, il se consolera, il considérera que c'est déjà une très haute faveur de travailler dans le jardin d'un si haut Souverain. Il sait, en effet, que par là il le contente, et son but doit être de rechercher, non une satisfaction personnelle, mais celle de son Maître. Il lui adresse les plus vives actions de grâces, de ce que ce Maître compte sur lui, car c'est sous ses yeux que, sans recevoir aucun salaire, il accomplit avec le plus grand soin ce qui lui a été commandé. »
Pour Thérèse cette oraison des premiers commençants c'est, petit à petit, tirer l'eau de la source, cette eau qui est l'eau de la vie, l'eau de l'amour et qui va se répandre dans le jardin. Et même si vous vous donnez du mal sans obtenir quoi que ce soit apparemment (qu'est-ce que je fais là ?), quelque chose se passe, vous arrosez le jardin quand même, et donc il y a quelque chose qui se fait en vous, malgré vous.
Vous savez que pour Thérèse elle-même ce début a duré 15 ans avant qu'elle puisse entrer dans le deuxième degré ! Donc il faut savoir travailler patiemment : petit à petit on laisse Dieu agir, on connaît nos faiblesses, nos fragilités, et on laisse faire. Dans sa vie, à propos du premier degré, elle donne des conseils à propos des tentations.
Je passe au second degré.
(VS 137-138). « Nous avons vu combien il est pénible d'arroser ce jardin de notre âme, quand on tire l'eau du puits à force de bras. Parlons maintenant de la seconde manière d'arroser prescrite par le maître du jardin. Le jardinier, en faisant marcher une noria, puise une quantité d'eau plus grande ; il se fatigue moins ; il n'est pas obligé de travailler sans cesse, et de prendre du repos. C'est de cette manière d'arroser le jardin, en l'appliquant à l'oraison qu'on appelle oraison de quiétude, que je veux m'occuper maintenant.
L'âme commence ici à se recueillir ; elle touche déjà aux choses surnaturelles ; mais elle ne peut en aucune manière y parvenir par elle-même, malgré toutes ses diligences. À la vérité, elle a pris, ce me semble, de la peine pendant quelque temps à tourner la roue de la noria pour remplir les godets qui y sont fixés, je veux dire qu'elle a travaillé avec l'entendement. Mais ici, l'on se trouve à un niveau plus élevé, et on se fatigue moins qu'en la tirant du puits. Je veux dire que l'eau est plus proche de nous, parce que la grâce se fait alors connaître à l'âme avec plus de clarté. Ceci est un recueillement des puissances au-dedans de nous, pour jouir de ce contentement avec plus de saveur. Mais les puissances ne sont ni perdues, ni endormies. La volonté seule est occupée, sans savoir comment, à se rendre captive. Elle ne peut que donner son consentement, pour que Dieu l'emprisonne, assurée qu'elle est de devenir la captive de celui qu'elle aime […]
Les deux autres puissances [l'entendement et la mémoire] viennent au secours de la volonté, pour la disposer à jouir d'un si grand bien. Parfois, cependant, alors même que la volonté est unie à Dieu, elle est très gênée par ces deux puissances… »
Ce qu'elle dit, c'est que la volonté est bonne même si on est encore dans le mental, c'est la volonté qui agit, et le reste va aller dans le mouvement. On est en effet saisi par la lumière intérieure, cette force qui nous prend. Et de fait, en méditation, cela peut vous arriver, ces moments de quiétude où on sent qu'en nous "ça" agit. Au début on travaille par nous-même, et ensuite il y a quelque chose qui se fait tout seul.
(VS 139). « L'âme commence à s'élever déjà au-dessus de sa misère, et il lui est donné d'avoir quelques connaissances des délices de la gloire. Cette pensée, à mon avis, sert beaucoup à la faire grandir et à la rapprocher de Dieu, source vraie de toute vertu. Sa Majesté commence à se communiquer à elle, et veut même qu'elle sente ce mode de communication. À peine arrivée à cet état, elle commence à perdre le désir des choses d'ici-bas, et cela lui coûte peu ; elle voit clairement en effet qu'elle ne saurait trouver sur la terre un seul instant de ce bonheur dont elle jouit ; les richesses, le pouvoir, les honneurs, les plaisirs, tout est impuissant à le procurer, même l'espace d'un clin d'œil, ce contentement ; car c'est un contentement véritable et elle sent qu'il la satisfait […] Dieu veut alors manifester sa grandeur ; il fait comprendre à l'âme qu'il est si près d'elle qu'elle n'a plus besoin de lui envoyer des messagers, qu'elle peut lui parler directement sans même élever la voix, car elle est déjà si rapprochée qu'il la comprend au moindre mouvement des lèvres. »
Ensuite on arrive au troisième degré.
(VS 157-158). « Parlons maintenant de la troisième eau dont on se sert pour arroser le jardin. C'est une eau qui coule du ruisseau ou de la fontaine. S'il y a quelque fatigue à la diriger, l'arrosage cependant coûte beaucoup moins. Le Seigneur, en effet, veut aider si bien le jardinier, qu'il prend, pour ainsi dire, sa place et fait presque tout le travail. Cet état est un sommeil des puissances qui, sans être entièrement ravies, ne comprennent point cependant comment elles opèrent. La douceur, la suavité et la délectation surpassent incomparablement celles de l'oraison précédente. L'âme est tellement abreuvée de l'eau de la grâce, qu'elle ne peut avancer, elle ne sait d'ailleurs comment, ni retourner en arrière ; elle peut seulement jouir de cette gloire immense. Elle est semblable à une personne qui va mourir de la mort qu'elle désire et tient déjà le cierge béni en main ; elle goûte dans cette agonie des délices plus profondes qu'on ne saurait exprimer. Ce n'est autre chose, à mon avis, que mourir d'une manière presque complète à tous les biens d'ici-bas, et jouir intimement de Dieu. Je ne trouve point d'autres termes pour dire ou exposer une telle faveur. L'âme ne sait alors que faire. Elle ne sait, en effet, si elle doit parler ou se taire, rire ou pleurer. C'est un glorieux délire, une céleste folie où elle apprend la véritable Sagesse ; c'est aussi une sorte de jouissance très délicieuse pour elle. »
On arrive à un état où l'âme commence à vivre de la vie divine qui nous saisit de l'intérieur.
Une petite remarque en passant : il faut toujours se dire qu'on peut passer d'un degré à l'autre, mais parfois on revient à un degré antérieur, parfois même au premier degré. C'était la même chose pour les Demeures de l'âme.
Il y a ensuite le quatrième degré, mais je passe car c'est un peu compliqué.
● Extrait de son Autobiographie.
Je vous lis quelques étapes de son cheminement qu'elle raconte dans son Autobiographie.
(VS 273-276). « J'étais donc, comme je l'ai dit, plongée dans ces afflictions et ces peines dont j'ai parlé. On priait beaucoup pour moi et on demandait au Seigneur de me conduire par un autre chemin plus sûr, car celui que je suivais était, disait-on, trop suspect. Mais je l'avoue, quand, de mon côté, j'adressais à Dieu la même supplique, je ne pouvais malgré tous mes efforts, désirer un autre chemin, excepté dans certaines circonstances où j'étais profondément affligée de toutes choses qu'on me disait et des craintes qu'on me suggérait. À la vue de l'amélioration si sensible de mon âme, il n'était pas en mon pouvoir de le désirer, tout en continuant de le demander sans cesse. Je me voyais transformée sur tous les points, et tout ce que je pouvais faire, c'était de me remettre entre les mains de Dieu. Il savait, lui, ce qui me convenait ; aussi je le suppliais pour que sa volonté s'accomplît parfaitement en moi […]
Me trouvant en oraison un jour de fête du glorieux saint Pierre, je vis près de moi, ou plutôt je sentis le Christ, car je ne vis rien, ni des yeux du corps ni de ceux de l'âme ; il me semblait qu'il était auprès de moi et que c'était lui qui me parlait […] Toujours je sentais d'une manière évidente qu'il se tenait toujours à ma droite et qu'il était témoin de toutes mes œuvres ; si je me recueillais tant soit peu, ou si je n'étais pas très distraite, je ne pouvais ignorer qu'il ne fût près de moi.
Je m'en allais aussitôt, toute triste, le dire à mon confesseur. Il me demanda sous quelle forme je voyais Notre-Seigneur. Je lui dis que je ne le voyais pas. Alors, reprit-il, comment savez-vous que c'est le Christ ? Je répondais que je ne savais pas comment, mais que je ne pouvais empêcher de croire qu'il ne fût près de moi, je le comprenais clairement, je le sentais ; de plus le recueillement de mon âme dans l'oraison de quiétude était beaucoup plus profond et très continuel ; les effets qu'elle éprouvait était beaucoup plus sensibles que de coutume. C'était là autant de points très évidents pour moi. Je cherchais toutes sortes de comparaisons pour me faire comprendre. Mais à mon avis il est absolument impossible d'en trouver une seule qui puisse donner une idée bien exacte de ce genre de vision. Elle est d'ailleurs de l'ordre le plus élevé. Je l'ai appris depuis d'un homme très saint et fort spirituel, appelé le père Pierre d'Alcantara […] Des savants éminents m'ont dit la même chose […]
Comment puis-je comprendre et affirmer qu'il (le Seigneur) est près de moi avec une évidence plus grande que si je le voyais de mes propres yeux ? À mon avis, l'âme est alors comme une personne aveugle ou enveloppée de ténèbres, et qui ne voit pas une autre personne qui est près d'elle. Mais cette comparaison n'est pas exacte ; si elle a quelque ressemblance avec la faveur dont je parle, elle n'en a pas beaucoup. Car cette personne peut percevoir par les sens la présence de l'autre ; elle peut l'entendre parler ou se remuer ; elle peut la toucher. Ici il n'y a rien de cela. L'âme n'est point dans l'obscurité, mais le Sauveur lui fait connaître sa présence d'une manière plus claire que le soleil. Je ne dis pas qu'on voit le soleil ou une clarté ; mais c'est une lumière, qui, tout en étant imperceptible pour notre vue, illumine l'entendement et procure à l'âme la jouissance d'un si grand bien. […]
Cette présence de Dieu ne ressemble pas à celle dont jouissent souvent les âmes, surtout dans l'oraison d'union et de quiétude. Dès que nous voulons faire oraison, nous trouvons, ce semble, à qui parler et nous comprenons, à mon avis, que l'on nous entend, d'après les effets et les sentiments spirituels que nous éprouvons, d'un amour ardent, d'une foi vive, et de résolutions pleines de suavité. C'est là une grâce insigne du Seigneur ; et celui qui en est favorisé doit en concevoir une haute estime, car cette oraison est très élevée. Mais ce n'est pas une vision ; on comprend que Dieu est présent par les effets qui, je le répète, sont produits dans l'âme, et que Sa Majesté veut, par ce mode, se faire sentir. Ici on reconnaît clairement que Jésus-Christ, fils de la Vierge, est là. Dans le premier mode d'oraison dont je viens de parler, certaines influences de la Divinité se manifestent, ici, outre ces influences, on voit que la très sainte Humanité de Notre Seigneur nous accompagne et veut aussi nous combler de ses dons. »
Thérèse est donc allée très loin dans cette communion profonde avec le Christ. Ici elle raconte sa vie, ce sont des choses qu'elle reprendra plus tard dans Le château intérieur où elle distinguera sept degrés d'oraison. Pour autant il faut voir que quand elle parle des demeures, c'est une image pour montrer qu'on n'en a jamais fini d'explorer, d'entrer dans ces demeures intérieures. Elles sont là pour que nous puissions découvrir l'amour divin.
► Les sept degrés qui correspondent aux sept demeures.
Je vais un peu vous parler de ces sept demeures.
- Le premier degré c'est la méditation, j'en ai parlé.
- Le deuxième degré c'est l'oraison de quiétude.
- Le troisième degré c'est quand on arrive au centre, Dieu se livre comme un objet de connaissance et d'amour.
- Au quatrième degré, nous sommes sous l'emprise du divin, la volonté est complètement saisie, tous nos sens sont pris.
- Au cinquième degré, le corps lui-même (et tout) se transforme en amour de Dieu.
- Le sixième degré ce sont les fiançailles spirituelles avec Dieu.
- Le septième degré c'est le mariage spirituel.
Dans les fiançailles on peut encore retourner en arrière mais pour le mariage, non.
Pour finir je vais vous lire un passage assez extraordinaire.
(DS 917-918). « Quand je vois des personnes tellement appliquées à examiner leur oraison et tellement encapuchonnées lorsqu’elles s’y livrent, qu’elles semblent ne pas oser bouger pour ne pas en détourner la pensée, dans la crainte de perdre tant soit peu les goûts et la consolation qu’elles y trouvent, et quand je les vois s’imaginer que toute la perfection consiste en cela, je me dis qu’elles comprennent bien peu ce que doit être le chemin qui mène à l’union. Non, mes sœurs, non ; ce n’est pas là le chemin. Ce sont des œuvres que le Seigneur demande de nous. Si, par exemple, vous voyez une malade à qui vous puissiez procurer du soulagement, n’ayez aucune peine de laisser là vos dévotions pour l’assister et lui montrer de la compassion ; si elle souffre, partagez sa douleur ; s’il vous faut jeûner pour qu’elle ait la nourriture nécessaire, faites-le, non pas tant par amour pour elle que par amour pour Dieu, qui le veut, comme vous le savez. Telle est la véritable union à sa volonté. Si vous voyez que l’on prodigue des louanges à une personne, réjouissez-vous-en beaucoup plus que si on vous louait vous-mêmes. A la vérité cette pratique est facile quand l’âme est humble ; elle serait alors plutôt désolée de s'entendre louer ; mais c'est une grande chose de se réjouir lorsque l'on publie les vertus des sœurs ; comme aussi quand nous découvrons des fautes en quelqu'une d'entre elles, de nous infliger comme si ces fautes nous étaient personnelles, et de chercher à les couvrir. »
Elle a dit aussi : « Mes sœurs, Dieu se trouve aussi au fond des casseroles. » Et elle-même mettait la main à la pâte pour nettoyer la maison. Pour elle, si vous n'avez pas l'amour des autres, c'est que vous n'êtes pas en communion. Lors de l'oraison, l'amour des autres prime sur l'amour divin, et si votre oraison ne débouche pas sur l'amour des autres, c'est qu'elle est mauvaise.
SUGGESTIONS FINALES
La vie de Thérèse d'Avila est un livre écrit par Marcelle Auclair, et il est assez intéressant ; c'est un peu romancé mais assez fidèle et ça se lit très bien, ça peut donner le goût de se plonger davantage dans les écrits (Collection Points. Sagesses, n° 308, elle a été publiée auparavant chez d'autres éditeurs). Pour les écrits de Thérèse eux-mêmes vous avez intérêt à lire sa Vie et les Fondations. Le Chemin de la perfection c'est un peu comme un itinéraire.
Moi-même, j'ai beaucoup lu Thérèse quand j'étais novice. Et puis j'ai prêté mon livre à quelqu'un qui ne me l'a jamais rendu, alors j'ai abandonné. C'est avec vous que je reprends. Ce qui m'importe, c'est que vous ayez envie de la lire tout en sachant que nous ne sommes pas Thérèse d'Avila, et que finalement le chemin c'est reconnaître que par nous-mêmes nous ne pouvons rien.
[1] L'article de Labarrière est proposé en téléchargement en début de message (je l'ai remis en forme sur un fichier word puis mis en pdf), On trouve l'article originel sur Gallica la revue elle-même : « Thérèse d'Ávila, docteur de l'Eglise », Pierre-Jean Labarrière, Études, 10, 1982, p. 391-402. À l’occasion du 400e anniversaire de la mort de Thérèse d’Ávila, le jésuite et philosophe Pierre-Jean Labarrière dresse son portrait et revient sur son parcours hors du commun qui fera d’elle la première femme proclamée docteur de l’Église en 1970
[2] Thérèse « contemporaine d'Ignace de Loyola et de la fondation des Jésuites, pour lesquels elle eut toujours une admiration assaisonnée d'esprit taquin, contemporaine aussi de Luther, dont elle abhorre l'œuvre sans savoir qu'elle-même participe de son esprit, elle est possédée du génie le plus rare, celui qui d'une époque sait tirer à la fois les exigences de rupture et d'accomplissement, qui sait ouvrir et découvrir des mondes neufs pour les arpenter d'une force réconciliée. » (P-J Labarrière, Etudes)
[3] C'est à la demande de son directeur spirituel que Thérèse d’Avila rédige ce traité sur l’oraison pour les sœurs des couvents réformés qu’elle a fondés : Las Moradas del Castillo interior (Les demeures du Château intérieur). En effet son Autobiographie (sa Vie) est depuis deux ans entre les mains de l’Inquisition. Elle écrit les Demeures entre le 2 juin et le 29 novembre 1577 étant alors assignée à résidence au couvent Saint-Joseph du Carmel à Tolède, car sa réforme est remise en question. Elle interrompt son écriture pendant trois mois, car elle doit aller à son couvent de l’Incarnation d’Avila. Elle rédige ce livre en deux mois environ, avec des problèmes de santé : « Il se fait un tel bruit dans ma tête depuis trois mois, que je puis à peine écrire… » (Prologue).