L'ikébana ou la voie des fleurs : cheminement de Sylvie Petel-Révillon maître de l'école Ohara et disciple de Graf Dürckheim
Le mot japonais ikebana signifie quelque chose comme "fleurs vivantes", et en Occident cela désigne des bouquets un peu spéciaux. En fait ikébana est un mot qui concerne la voie des fleurs (Kadô en japonais), peut-être d'ailleurs l'ikébana n'est au départ qu'un des styles proposé comme exercice. Il est bon de replacer cela dans la tradition zen, même si en Occident l'enseignement n'est pas toujours à ce niveau. Les exercices d'ikébana faisaient partie du cheminement proposé chez Karlfried Graf Dürckheim.
Voici un premier article sur l'ikébana comme Voie, le suivant devrait présenté un des premiers exercices (rélaisation d'une arrangement floral) ainsi que des éléments historiques. Ici c'est un article de Sylvie Petel-Révillon maître de l'école Ohara et disciple de Graf Dürckheim, qui a animé au Centre Assise un week-end intitulé "Initiation à l'art floral japonais" les 16-17 novembre 1991. Le parc de Saint-Gervais a été un bon lieu pour la cueillette des végétaux. Elle est venue une autre fois au centre Assise dans le cadre des week-ends de membres en proposant une initiation d'une demie-journée. C'est aussi dans ces années-là et au moins jusqu'en 1998 qu'elle a animé des week-ends chaque année aux Voies de l'Orient à Bruxelles. Cet article dont je n'ai pas la source a sans doute été écrit à ce moment-là
Son parcours : quatre ans d'études d'arts plastiques ; diplôme d'études de psychomotricité de l'hôpital de la Salpêtrière à Paris. C'est à partir de 1977 qu'elle étudie l'ikebana chez Annick Gendrot, école d'art floral Ohara, puis suit des cours auprès de maître de l'école Ohara à Tokyo au Japon ; elle est diplômée de l'école Ohara en 1984. Parallèlement elle travaille auprès de Graf Dürckheim et de Arnaud Desjardins.
Dans cet article elle raconte ses propres découvertes et cite le petit livre qui est la bible de ceux qui sont engagés dans la voie de l'ikébana : La Voie des fleurs - Le zen dans l'art japonais des compositions florales, de Gusty Luise Herrigel Dervy (réédité de nombreuses fois). On peut le compléter par le livre d'Annick Gendrot : Ikebana Ohara, art floral japonais.
La voie des fleurs
L'ikebana est un besoin qui a surgi de la profondeur de l'être humain, dans la contemplation d'un paysage ou d'une peinture chinoise.
Certains disent que cet art est né du désir des moines de voir s'achever la vie des fleurs abîmées par les intempéries, de manière paisible, dans l'offrande au Bouddha.
En effet ikebana vient de ike : faire vivre , et bana : la fleur.
Que signifie alors aujourd'hui ce Dô (voie en japonais) pour nous autres, êtres humains, au XXe siècle et plus particulièrement en Occident ?
Je voudrais tout d'abord rendre hommage à Mme Herrigel pour son précieux livre La voie des fleurs qui nous parle, à travers son expérience auprès d'un maître d'ikebana, du sens caché de cet art.
Je n'ai pour ma part pas eu la chance de recevoir une transmission de cette façon si directe et traditionnelle, mais je dois ici remercier A. Gendrot pour son enseignement au sein de l'école Ohara depuis 1977. Et ma reconnaissance inspirée va aussi vers Karlfried Graf Dürckheim qui m'a ouvert le cœur en même temps qu'il m'a initiée à la voie du zen. Je voudrais en quelques lignes vous faire partager ce qui fut pour moi le début de cette longue aventure de la transformation (qui est loin d'être terminé à l'heure actuelle).
Karlfried Graf Dürckheim nous parle d'un des quatre grands domaines à travers lesquels se manifeste le souffle divin : la grande nature – les trois autres étant pour lui : la pratique d'un culte d'une religion, la rencontre avec l'être aimé, et l'art.
LA PLANTE MAÎTRE
La grande nature, cette manifestation grandiose du divin s'offre pour notre bonheur à notre vue, comme à notre toucher et à notre odorat, et peut, si toutefois nous sentons en nous cet appel, être un support constant pour ce travail intérieur.
Les fleurs, les branches nous disent chaque jour le temps qui passe ; la succession des saisons nous montre de façon éminemment perceptible combien toute chose est éphémère dans ce monde manifesté.
C'est, je crois, le premier enseignement qui m'a été donné lorsque pour la première fois, en juillet 1977, je dus défaire le bouquet que j'avais organisé avec tant de soin en suivant scrupuleusement les règles de composition qui m'avaient été inculquées.
Tout d'un coup cet ordre, cet espace créé, qui avait ouvert une porte à l'intérieur de moi-même s'évanouissait et je me retrouvais avec un petit paquet ficelé et informe dans ma main. Il m'était demandé d'entreprendre une deuxième composition.
Je devais déjà, à peine terminée, renoncer à l'œuvre créée quelques minutes auparavant.
Une chose me rassurait dans l'instant : j'allais vite la reconstituer dans un vase à la maison. Mais pour combien de temps, 1, 2, 8 jours ? Déjà je sentais qu'il fallait opérer en moi l'acceptation d'une naissance et surtout d'une mort.
Mais à chaque fois le miracle était là : le silence qui enveloppait cette composition, le vide fait dans l'espace ambiant pour mettre en valeur cet ordre me comblaient.
À partir de ce moment, les bibelots insignifiants qui troublaient le vide de ma demeure furent remisés dans les tiroirs, puis donnés ; l'ordre et le vide étaient devenus une nécessité impérative parce qu'ils m'appelaient à plus de silence, à plus de concentration et à plus d'organisation au fil des jours de mon existence.
La deuxième découverte au sein de cet art fut la transformation de l'espace, qui prenait un sens au fur et à mesure que se faisait l'élagage des branches ; chaque feuille, chaque brindille apparaissait dans sa simplicité et sa pureté. Replacée dans son sens de croissance, elle élaborait une forme vivante, évidente, qui créait en moi un bien-être total.
Une phrase était venue alors et me vient encore : « oui cela est, et ne peut être autrement. »
Puis je réfléchissais au fait que cette phrase pouvait fort bien s'appliquer à partir de là à chaque événement de la vie, petit ou grand. La route s'ouvrait longue, sinueuse, prenant un sens nouveau, s'annonçant passionnante.
La troisième découverte eu lieu lorsque j'essayais d'organiser quelques branches en tenant compte d'un savoir : des angles, des proportions données. Ma tête savait mais ne pensait plus, mes doigts agissaient, et je sentais s'opérer au creux du ventre un travail étrange et mystérieux. Une force était là, tangible, et une paix s'installait tout au long de l'élaboration de cette composition.
Plus tard j'ai pu faire la connexion avec ce que m'enseignait Karlfried Graf Dürckheim : l'enracinement dans le centre (que les Japonais nomment le hara) et qui permet de se dégager des tensions superflues en haut des épaules, dans la nuque et le plexus solaire, si souvent lourd, chargé d'émotions ; ainsi se développe en nous l'impression d'être enraciné comme ces poupées culbutos dont tout le poids est concentré à la base et qui donc ne se renversent jamais.
Tout à coup m'apparut alors que j'allais peut-être pouvoir sauver de mes tempêtes intérieures – tels ces moines souvent les fleurs – ce qu'il y a de plus précieux en nous : l'être, le sentiment d'être.
Était-ce sauver ou seulement découvrir, dévoiler ?
La réponse me fut donnée par Arnaud Desjardins un peu plus tard encore, et là je pus enfin faire la connexion avec tout le travail qu'il nous propose sur les émotions.
Élaguer les feuilles superflues devenait : travailler sur mes propres émotions, évacuer mes pensées parasites à l'œuvre dans le mental.
J'eus une vérification de ce que j'avais senti avec le témoignage d'une femme au cours de son premier stage. En coupant une branche elle revivait intensément la mort de sa sœur alors qu'elle pensait s'être affranchie de cette souffrance-là.
Aujourd'hui toutes ces découvertes m'habitent et le sentiment en est renouvelé dans l'élaboration de chaque composition florale.
La présence d'un bouquet dans une maison demande un ordre, une harmonie qui est une nourriture pour l'être et nous invite à plus de "présence à nous-même", plus de "vigilance" pour reprendre les mots d'Arnaud Desjardins.
Ainsi c'est un rappel constant, comme d'ailleurs l'élaboration de toute œuvre d'art digne de ce nom, à retourner notre attention vers l'intérieur.
Ces instants de grâce peuvent alors jalonner notre existence et nous conduire, d'expérience en expérience, à transmuter la conscience de la durée en conscience de l'atemporel.
Cette lente maturation intérieure dans la maîtrise du geste et de la pensée nous conduit au silence et à la paix intérieure.