"Le chemin vers l'unité", exposé de fr. Étienne lors de la rencontre avec le Centre Assise et Ryô-san, moine zen japonais, 2019
Le thème retenu pour cette 3è rencontre intermonastique étant "Le chemin vers l'unité", Frère Étienne qui est le père abbé émérite de Saint-Benoît-sur-Loire a proposé de cheminer vers l'unité en quatre temps : I - L’unité à l’origine (récits de la création de Genèse 1-3) ; II - Le mystère trinitaire (l'harmonie de l'unité et de la trinité en Dieu) ; III - Personne et communauté (en l'homme se conjuguent personne et communion) ; IV - Dans la vie monastique (dimension personnelle et dimension communautaire).
Ce témoignage a eu lieu 2 septembre 2019 à Saint-Benoît, en présence de Ryôsan, moine du monastère zen du Ryutakuji (Japon) et de membres du Centre Assise dont Frère Étienne est le garant spirituel. Déjà deux rencontres de ce type avaient été organisées par le Centre Assise. Le thème retenu était “Le chemin vers l'unité”, et chacun des trois moines intervenants a gardé “Le chemin vers l'unité” comme titre. Une présentation plus détaillée de cette rencontre figure au début du message précédent où se trouve l'exposé de Jacques Mérienne, prêtre responsable spirituel du Centre Assise.
Quelques-uns des messages consacrés à ces rencontres :
- Présentation des rencontres entre les moines de St-Benoît-sur-Loire et Ryô-san, moine zen japonais
- Père J. Mérienne (02/09/2019 après-midi) : Centre Assise et Église (réflexions destinées aux membres du Centre Assise)
- Fr. Etienne (02 /09/2018 matin) : Le présent message
- Fr. Benoît (03/09/ 2019 matin) : "Le chemin vers l'unité", exposé de fr. Benoît ;
- Ryô-san (03/09/ 2019 fin d'après-midi) : "Le chemin vers l’unité" exposé de Ryô-san ;
LE CHEMIN VERS L’UNITÉ
Pour explorer le chemin vers l’unité, nous écouterons d’abord le récit de la création dans la Genèse, puis nous contemplerons en Dieu l’harmonie de l’unité et de la trinité, et enfin nous verrons comment en l’homme se conjuguent personne et communion, et comment cela essaie de se réaliser plus particulièrement dans la vie monastique.
I - L’unité à l’origine
Quel est, en ce qui regarde l’unité, l’enseignement des récits de la création, en Genèse 1-3 ?
1/ Au point de départ, « la terre est vague, vide et ténébreuse » (Gn 1,2). Pour mettre fin à ce tohu-bohu initial, le Créateur trace des lignes nettes : il sépare la lumière des ténèbres, les eaux d’en bas des eaux d’en haut, la terre et la mer, le jour et la nuit, les six jours de travail et le septième jour de repos… Dans le temps et l’espace, Dieu crée donc en séparant ; pour devenir harmonieux, le monde sort de la confusion par la distinction et devient ainsi habitable : « Ainsi parle le Seigneur, le créateur des cieux qui est Dieu, qui a façonné la terre et l’a faite, qui l’a fixée et ne l’a pas créée chaotique, mais l’a rendue habitable » (Is 45,18). Le monde que Dieu crée est donc à la fois uni et différencié ; et Dieu lui-même, tout en se rendant proche de sa création, ne s’y mélange pas ; son Esprit ‘plane sur les eaux’ (Gn 1,2), mais n’y sombre pas.
Ce monde ainsi organisé, Dieu le confie à l’homme pour qu’il le gère comme son lieutenant. De toutes les créatures, seul l’homme est créé à l’image et ressemblance de Dieu (1,26) ; en quoi ?
- Image du Dieu un, l’homme est porteur de l’unicité ; seul de tous les vivants, il échappe, dans le récit, à la formule ‘selon son espèce’ ; chaque être humain est unique.
- Image du Dieu Trinité, il n’est pas seul : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2,18) ; l’être humain est homme et femme, donc ‘être avec’, et cette dualité est féconde puisqu’elle engendre une nouvelle vie. Mais pour créer une nouvelle union, homme et femme doivent se séparer de leurs parents (Gn 2,24) ; ainsi, Dieu coupe court à toute recherche régressive de la fusion.
2/ La faute originelle jette le trouble au sein de cette harmonie et sème la division :
- entre l’homme et Dieu : l’homme a peur quand Dieu s’approche de lui (Gn 3,10) ;
- entre l’homme et la femme : Adam accuse Ève (3,12) et désormais son rapport avec elle sera de domination (3,16) et non plus de vis-à-vis ;
- entre l’homme et la nature : le sol produit pour l’homme ‘épines et chardons’ (3,18).
Dans l’univers marqué par le péché, tous les rapports deviennent conflictuels, l’unité primordiale sombre dans la multiplicité, « la terre est divisée » (10,25).
Cependant, l’homme garde au cœur la nostalgie de la communion, nostalgie qui, blessée, se dégrade en fascination du mélange, de la fusion, de la confusion. Cela se lit dans le sombre tableau que dresse saint Paul de l’humanité pécheresse en Rm 1,18-22 : confusion entre le Créateur et les créatures dans l’idolâtrie, confusion des raisonnements dans la folie, asservissement de l’homme à ses convoitises animales, retour à l’indifférenciation dans des rapports contre nature.
Comment retrouver le chemin de l’unité ? Ce sera à l’initiative de Dieu, en Gn 12, quand il appelle Abraham et lui promet : « Je ferai de toi un grand peuple… Je bénirai ceux qui te béniront ». Dieu refait l’unité non à partir de la totalité, comme à Babel, mais à partir de l’unique : un seul est choisi, mais en vue de tous. Pour bénir tous les hommes, Dieu en choisit un et il dit aux autres de le bénir : « Par toi se béniront toutes les nations de la terre » (12,3) ; il n’y a qu’une bénédiction pour que les hommes se réconcilient ; l’élection d’un seul n’est pas exclusion, mais appel de tous à la réconciliation. Si Dieu choisit un homme, c’est pour que tous les hommes le choisissent, lui, l’Unique, en se réconciliant avec son élu. Cette unité se fait donc à partir de la différence ; l’universel advient à partir du particulier. Je ne peux être un que si j’accepte de ne pas être tout.
II - Le mystère trinitaire
Dieu un en trois personnes, l’unité dans le multiple : dans la sainte Trinité s’harmonisent à la perfection unité et pluralité, unicité de chaque personne et union intime entre les trois. Pourquoi trois plutôt que deux ? Ibn Arabi[1] a écrit : « Le deux clive le un, le trois l’exalte ».
La communion trinitaire est une circulation de l’amour où aucune des trois personnes ne retient quoi que ce soit pour elle ; en Dieu, il n’y a pas le tien et le mien : « Tout ce qui est à moi est à toi et tout ce qui est à toi est à moi », dit Jésus à son Père (Jn 17,10). Chacune des personnes divines reçoit et donne, et c’est ainsi qu’elles sont elles-mêmes ; ce paradoxe manifeste que, en Dieu, donner et recevoir sont une même chose, parce que les trois personnes demeurent dans une parfaite égalité. Il y a plénitude de donation chez le Père, plénitude de réceptivité chez le Fils, l’Esprit étant à la fois celui du Père en donation et celui du Fils en réceptivité. Recevoir et donner l’amour, c’est une seule et même chose, car l’amour donne pour rien, sans calcul, et reçoit pour rien, sans calcul. Donner et recevoir constituent un seul acte vital pour qui ne possède pas. Les deux visages de l’amour sont le don et l’accueil ; aimer, c’est se donner à l’autre en l’accueillant en soi. Et celui qui accepte le don donne de pouvoir donner ; sans le Fils, le Père ne serait pas le Père, et c’est par son Esprit que le Père donne au Fils d’être filial.
Dans cette communion parfaite où aucune des trois personnes ne retient rien pour elle, chacune demeure personne à part entière ; la communion divine ne les noie pas dans un tout indifférencié. Le Père regarde par amour, le Verbe regarde le Père qui est lumière dans la lumière qu’il reçoit de lui, et il demeure lui-même en assimilant cette lumière qui l’engendre (il est ‘lumière née de la lumière’, confesse le Credo) ; et l’amour subsistant dans la lumière et sans lequel la lumière ne saurait subsister, c’est l’Esprit. « Ils sont trois : l’Aimant, l’Aimé et l’Amour »[2]. La communion bienheureuse des trois personnes, c’est d’être l’une dans l’autre, l’une par l’autre, et d’être toujours égale à elle-même dans l’autre : merveilleuse unité qui ne gomme pas l’altérité. Saint Augustin dit aussi que l’Esprit est entre le Père et le Fils comme le trait d’union ; or, un trait d’union tient ensemble deux mots en les maintenant séparés, de telle sorte que l’ensemble prend un sens nouveau sans, pour autant, supprimer la signification propre des termes qui sont unis. L’Esprit Saint nous révèle que le Père n’est pas le Fils et que le Fils n’est pas le Père, alors qu’ils sont parfaitement unis dans et par cette différence, en se donnant mutuellement l’un à l’autre dans cet Esprit. Le Père n’est jamais sans le Fils, puisqu’il n’est Père que par le Fils, et l’Esprit demeure simultanément dans le Père et le Fils. « Mon Père et moi nous sommes un… Non, je ne suis pas seul : le Père est avec moi » (Jn 16,32).
S’il y avait, entre les trois personnes, un autre bien que l’amour, elles seraient différenciées par l’appropriation, et par là même, l’amour serait divisé. « C’est de mon bien que prend l’Esprit pour vous en faire part. Tout ce qu’a le Père est à moi », déclare Jésus (Jn 16,14-15). Les trois personnes divines s’expriment dans cet amour ; en elle l’amour réalise l’identité du vouloir, et celle-ci tend à l’identité dans l’être : en Dieu, être c’est aimer. « Ce qui maintient la Trinité dans l’unité, la rassemble dans le lien de la paix, c’est la loi de la charité »[3].
III - Personne et communauté
Le christianisme est la religion qui valorise au maximum et le sujet et la communion, qui exalte autant la personne que la communauté, qui protège le sujet et en même temps l’inscrit dans un corps : « Dans le Christ, sachons-le bien, il n’y a qu’un seul corps auquel notre pluralité est conjointe, avec lequel elle est unifiée » (S. Cyprien). Parce que le sujet ne se construit qu’en relation avec l’autre, le christianisme promeut non pas l’individu, mais la personne, et la personne est communautaire, tout comme la communauté personnalise. « Quand l’Esprit divin veut exprimer un amour parfait, il emploie presque toujours les paroles d’union et de conjonction. En la multitude des croyants, dit saint Luc, il n’y avait qu’un cœur et qu’une âme (Ac 4,32). Notre Seigneur pria son Père pour tous les fidèles, afin qu’ils fussent tous une même chose. Saint Paul nous avertit que nous soyons soigneux de conserver l’unité d’esprit par l’union de la paix. Ces unités de cœur, d’âme et d’esprit signifient la perfection de l’amour, qui joint plusieurs âmes en une »[4].
Conjuguer solitude et communion, c’est faire croître ensemble personne et communauté ; la croissance de la personne au sein de la communauté doit fortifier son autonomie dans l’interdépendance avec les autres. Voici quelques critères de l’authenticité de cette autonomie qui n’est pas isolement.
1/ Chaque fois que je suis tenté de me dire ‘je suis seul’, j’ai à me mettre en route vers la solitude des autres pour leur donner la confiance, l’intérêt, la sympathie que j’attends d’eux ; il faut inverser en amour les tendances de mort et en accueil les fausses solitudes. Alors que l’isolement est rupture, la solitude est communion.
2/ Soigner sa vie personnelle ; s’il n’y a pas de vie personnelle, il n’y a pas de liberté et donc pas d’amour ; chacun a droit à une part de vie personnelle, d’espace pour l’union à Dieu dans la prière… et aussi pour la détente, parce que l’homme crispé n’est pas libre. Ce qui s’oppose au communautaire, ce n’est pas le personnel, c’est l’individuel. Pour devenir pleinement humain, il faut articuler le singulier et l’universel, et entre le singulier et l’universel, il y a le relais de la communauté d’appartenance : là s’y jouent les enjeux universels, là on s’ouvre aux valeurs universelles vécues concrètement, situées dans un moment et un espace.
3/ Être capable de porter sans se faire porter, quitte à éprouver une certaine solitude, celle même de Jésus qui a porté seul le poids du salut du monde, sans se faire porter.
4/ Se libérer de l’image de soi-même comme de l’image que renvoie la communauté, car l’image de soi-même peut être tyrannique et l’image que renvoie la communauté est fallacieuse, qu’elle soit gratifiante ou humiliante : « Tu n’es pas meilleur si tu es loué, tu n’es pas pire si tu es blâmé. Tu es ce que tu es devant Dieu comme témoin »[5].
La vie commune ne supprime pas la solitude de la personne, n’éteint pas sa conscience personnelle ni son intimité ni sa vie privée ; elle requiert une clarté de vie, mais non la transparence qui est une illusion.
Quand il entre au monastère, le candidat à la vie monastique demande deux choses : la miséricorde de Dieu et la fraternité des moines : dimension personnelle et dimension communautaire. La communauté est le lieu où l’on reçoit et où l’on donne, et la fidélité à la communauté mesure la fidélité au Christ et à l’Église. Les vœux monastiques établissent un contrat d’alliance avec la communauté jusqu’à la mort, qui se caractérise par ces sept dispositions :
1/ Je ne cherche pas le Christ sans mes frères ni parallèlement à mes frères.
2/ Je n’ai pas choisi mes frères et je ne fais pas de sélection entre eux.
3/ Je suis solidaire jusqu’au bout de cette communauté à cause du Christ.
4/ Je ne laisse pas entamer cette solidarité par la tentation de l’ailleurs.
5/ Je reste partie prenante de ce que vit ma communauté, quels que soient mes goûts et désirs, et je ne sépare pas mon avenir du sien.
6/ J’ai ma part dans le péché de la communauté et je sais que, pour être le lieu de la fête, elle doit être d’abord le lieu du pardon.
7/ Je ne mesure ni ne compare ce que j’apporte, rapporte ou investis.
Tout ce qui resserre l’unité des membres fait progresser la communauté, et réciproquement. Il ne faut pas qu’il y ait divorce entre forces de cohésion et forces de progression. Ainsi une communauté très unie qui ne voudrait pas aller de l’avant pour ne pas remettre en cause ses avantages acquis, s’étiolerait ; à l’inverse, un groupe peu uni qui, pour occulter ses problèmes de cohésion, se montrerait très dynamique et entreprenant, s’épuiserait.
Le mot ‘moine’, qui vient de monos en Grec, évoque à la fois l’unanimité entre les membres d’une même communauté, et un cœur unifié. Le Psaume 85,11 adresse à Dieu cette prière : « Unifie mon cœur » ; dans une version grecque de ce psaume, le verbe ‘unifie’ est traduit par ‘monachôson’, c’est-à-dire, ‘monachise mon cœur’.
Comment unifier son cœur ? C’est le fruit d’un choix. Dans l’épisode évangélique de Marthe et Marie, Jésus déclare à Marthe, « absorbée par les multiples soins du service » : « Tu t’inquiètes et t’agites pour beaucoup de choses ; pourtant, il en faut peu, une seule même. C’est Marie qui a choisi la meilleure part » (Lc 10,40-42). Cet unique nécessaire, c’est Jésus lui-même, à l’écoute duquel s’est mise Marie. Choisir le Christ, c’est quitter une vie émiettée par les soucis et les passions pour s’unifier dans un seul amour : « Ne rien préférer à l’amour du Christ », dit saint Benoît (RB 4,21). Le moine se sait appelé à faire de cet amour préférentiel l’absolu de sa vie ; pour cela il décide de ne pas chercher autre chose que Dieu, ni autre chose en plus de Dieu. « En faisant de la recherche de Dieu le sens et le but ultime de son existence, la vie du moine est une vie de grande simplicité. Cette simplicité, c’est-à-dire le fait d’avoir seulement une préoccupation et un seul but, est le sens premier et le plus profond du mot monachos »[6]. Et dès que le Christ a fait irruption dans une vie, celle-ci est reliée vitalement aux autres.
[1] Poète, juriste et théologien soufi de Syrie (1165-1240)
[2] Saint Augustin, De Trinitate 8,14
[3] Saint Bernard, Sur le devoir d’aimer Dieu, 35.
[4] Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu I, 9
[5] Imitation de Jésus-Christ.
[6] Dom Bernardo OLIVERA, « Vie monastique et solitude », Bulletin de l’AIM n° 58 [1995], p. 29.