Par Pierre Ganne : Introduction aux récits de l'enfance du Christ ; Noël à la lumière de la Résurrection
Les récits de l'enfance en Matthieu et Luc sont surchargés de richesses de signification extraordinaires. Encore faut-il quelqu'un pour nous aider à les lire dans l'esprit dans lequel ils ont été écrits. Comme le dit Pierre Ganne, tous ces textes ont été écrits à la lumière de la Résurrection donc il faut en tenir compte, en plus ils sont reliés à certains textes de l'Ancienne Alliance (Ancien Testament) qu'il est donc bon de connaître, et P. Ganne se rapporte à deux thèmes : les pauvres et le Fils de l'homme, et il y en aurait sans doute d'autres.
Ce texte de Pierre Ganne (jésuite) est publié en ce temps de Noël sur ce blog dédié à Jacques Breton, prêtre et fondateur du Centre Assise. Dans son enseignement oral J. Breton a sans doute plusieurs fois parlé de ce thème mais nous n'en avons pas de trace écrite. Nous savons qu'il se référait beaucoup aux livres de Pierre Ganne. Donc, en ce moment de Noël, c'est la voix de Pierre Ganne que nous écoutons. Ce qui suit est extrait de son livre Qui dites-vous que je suis ?, (p. 95-105), un livre fait à partir d'enregistrements de sessions. N B : Les titres avec un point devant et les notes ont été ajoutés. Quelques rares passages ont été légèrement modifiés au niveau du français. Quelques morceaux de phrase ont été mis en gras, par contre les mots en italique sont ceux du texte initial. Un autre extrait de ce livre a déjà été publié : P. GANNE parle de "résurrection du langage" et commente le récit des disciples d'Emmaüs (Lc 24) : trouver sa propre parole.
Pierre Ganne insiste sur le fait que les récits de l'enfance « n'ont aucun sens sinon anecdotique et problématique, en dehors de la résurrection du Christ ». Ceci n'est pas sans conséquence pour la liturgie et éclaire ce que nous fêtons à Noël. Voici une réflexion de Louis-Marie Chauvet, un théologien que J. Breton aimait aussi lire :
- « La liturgie ne célèbre pas les divers "anniversaires" de la destinée de Jésus, et l'année liturgique n'est pas une sorte d'immenses sociodrame où l'on mimerait en quelque sorte les événements qui ont jalonné cette destinée. Le christianisme se vit en régime de mémorial et non pas d'anniversaire ou de mime. Or l'unique objet du mémorial chrétien est la Pâque du Christ, dans son unité indivise de mort et de résurrection. C'est pourquoi, écrit le P. Dalmais, “pour les premiers siècles chrétiens, Pâques est la fête, non pas seulement la fête par excellence, la fête des fêtes comme dit aujourd'hui le martyrologe, mais la seule fête, à côté de laquelle il ne saurait en exister d'autres.”
Si Noël, par exemple, est une fête proprement chrétienne, ce n'est pas en tant qu'anniversaire de la naissance de Jésus, mais en tant que mémorial de l'avènement du « Seigneur Jésus » (titre pascal) dans l'humanité, lequel, de ce fait, est vécu comme événement "aujourd'hui", ainsi que l'Église le chante aux vêpres de ce jour : “Aujourd'hui, le Christ est né ; aujourd'hui, le Sauveur est apparu… ” Cela explique d'ailleurs pourquoi l'Église d'Orient continue, au cours de la même fête [la fête de l'Epiphanie], d'associer à sa manifestation dans la chair, sa manifestation aux Mages, voire sa première manifestation publique comme "Fils bien-aimé" lors de son baptême, et même la première manifestation de sa "gloire" lors du miracle de Cana. » (L-M Chauvet, Parole de Dieu au risque du corps)
Introduction aux récits de l'enfance du Christ
J'aborde rapidement les récits de l'enfance du Christ. Mais c'est tout à fait à contrecœur, car il y faudrait deux conditions rarement réunies.
Tout d'abord il faudrait cette honnêteté élémentaire qui consiste à lire des textes, mot à mot, ligne à ligne, et à se familiariser avec eux avant d'en discuter. C'est extrêmement rare qu'on le fasse, on parle tout de suite alors qu'il faudrait y aller voir, honnêtement. Hélas, l'honnêteté intellectuelle aujourd'hui est une denrée rare.
Deuxièmement, il faudrait essayer de se libérer l'esprit des pré-jugés fondamentaux dont on n'a pas conscience. Préjugés qui traduisent une manière de voir, qui faussent complètement l'intelligence de ce qu'il faudrait comprendre.
C'est pourquoi je maintiens qu'en ouvrant précédemment des perspectives d'une logique qui est celle de la présence, de l'amour, nous posons les conditions fondamentales en dehors desquelles l'intelligence du Christ n'est pas possible.
Ces récits de l'enfance (les deux premiers chapitres de saint Luc et de saint Matthieu, chacun à sa manière, suivant ses traditions) sont chargés, surchargés de significations, de richesses de signification extraordinaires. C'est tellement vrai que ce sont ces chapitres qui ont nourri l'intelligence de la foi et formé la substance du cycle de Noël de toutes les liturgies. Des millions d'hommes ont fort bien compris cette richesse de signification. Le texte lui-même fait plus que des allusions : il est impossible de comprendre tous ces récits sans les références constantes à toute l'histoire du salut, dans le passé et dans l'avenir.
Évidemment, ce qui est au centre de ces récits de l'enfance, c'est la conception et la naissance virginales du Christ. Si on ne se méfie pas, on a des approches du texte qui n'aboutissent à rien du tout. Il faut d'ailleurs rappeler une chose sans laquelle on risque de comprendre de travers : les hommes – saint Luc et saint Matthieu – qui ont rapporté ces traditions concernant l'enfance du Christ, avaient répondu à la question : « Qui est le Christ ? » et le savaient.
Autrement dit, ces récits n'ont aucun sens sinon anecdotique et problématique, en dehors de la résurrection du Christ. On ne peut lire ces récits qu'à la lumière de la résurrection, c'est-à-dire de la manifestation plénière du Christ, où l'on peut enfin répondre à la question : « Qui dites-vous que je suis ? »
Sans la résurrection, jamais personne n'aurait eu l'idée d'aller fouiller dans le passé pour connaître l'enfance du Christ. L'anecdote historique ne les intéressait absolument pas. Aussi bien, il s'agit de tout autre chose que d'anecdotes.
Il faut donc essayer de se mettre dans cette perspective centrale… sinon c'est ennuyeux, déroutant et déconcertant.
Quand on peut répondre à la question : « Qui est le Christ ? » – sans pourtant l'épuiser, car elle est inépuisable –, alors il apparaît que le Christ a toujours été ce qui il est, depuis l'origine précisément. On ne devient pas Dieu en cours de route, comme ça, par hasard : c'est vraiment trop bête ! Cela supposerait une mythologie qui n'a jamais effleuré l'esprit de nos pères dans la foi qui n'étaient pas des mythologues !
Il faut rappeler ici que la tradition d'Israël, la critique prophétique des idoles, des mythologies, critique violente, constante, radicale, ne prédisposait pas du tout les hommes qui en avaient bénéficié à croire n'importe quoi. À ce point de vue, ils peuvent nous rendre des points parce que nous, nous croyons n'importe quoi, selon les idéologies du jour. Non, ces hommes n'étaient pas du tout disposés à accepter des mythologies. C'est nous qui en sommes travaillés parce que nous sommes devenus, sur ce plan-là, des faibles d'esprit, ô combien influençables ! Eux, ils n'étaient pas du tout disposés à entrer dans le jeu des mythologies.
De ce fait, l'Incarnation n'a rien à voir avec la divinisation d'un homme. Cela, ils y étaient habitués : les empereurs romains se divinisaient. Mais pour eux, c'était l'horreur. Il ne s'agit pas non plus de l'hominisation d'un Dieu ; ils y étaient habitués aussi.
- Saint Luc, au début de son évangile, dit : « Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous, d'après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la Parole, il m'a paru bon à moi aussi, après m'être soigneusement informé de tout à partir des origines, d'en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile, afin que tu puisses constater la solidité des enseignements que tu as reçu » (Luc 1, 1-4)
Il ne fait pas du roman, ni du roman historique. Il rapporte des traditions d'après des témoins, et même des témoins oculaires.
Naturellement saint Luc va faire de l'histoire comme on le faisait de son temps, c'est-à-dire une histoire qui est autant une œuvre d'art qu'un entassement de documents. Comme on disait du temps de la Sorbonne de Péguy, qui se moque beaucoup de l'expression, « ils ne s'entouraient pas de documents ».
Non, pour saint Luc et ses contemporains c'est l'histoire à la Michelet, celle dont la tradition est restée pour les vrais historiens : un passé vu, non pas simplement à travers des documents de plus en plus précis, mais à partir de ceux-ci – dont on ne peut évidemment pas se passer – compris de l'intérieur, recréés de l'intérieur, ce qui suppose des qualités proprement artistiques. Quand on lit les historiens grecs ou romains, d'ailleurs différents entre eux, on sent que leur conception de l'histoire était une recréation de quelque chose d'humain. Bref, je dirais qu'ils poursuivaient beaucoup plus la vérité que l'exactitude… parce que l'exactitude, ce n'est pas encore la vérité. Cela ne les gênait donc pas, par exemple, d'inventer un discours qu'un général aurait fait dans telles circonstances, parce qu'ils étaient dans la peau du personnage et se disaient : « Voilà ce qu'il a dû leur dire et qu'il leur disait, vraisemblablement. » Tite-Live mettait des discours dans la bouche d'Annibal, par exemple, mais savait très bien qu'il ne les a pas dits, à la lettre.
Et quand saint Luc met le Magnificat[1] dans la bouche de la Sainte Vierge, cela ne veut pas dire du tout qu'elle l'a prononcé mot à mot. Personne n'était assez idiot pour le croire. Mais ce que ses lecteurs savaient, c'est que l'état d'esprit de la Vierge était bien celui-là – ils en étaient sûrs – et que, si elle a dit quelque chose, c'est sûrement en ce sens-là. Ils ne se trompaient pas.
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Je dis donc que je parle à contrecœur de ces récits de l'enfance parce qu'il y a une telle pente à remonter, tant de pré-jugés au sens étymologique du mot, que c'est un peu désespérant.
● Le rôle de l'interdit (du tabou) devant une puissance, par exemple sexuelle.
D'abord, il y a des gens qui sont capables de voir autour de la conception virginale des tabous sexuels ! J'ai honte de le dire, mais j'en ai rencontrés. Or, on ne sait même plus ce que c'est qu'un tabou : un tabou ce serait bon pour les "primitifs"… Mais les tabous ne sont pas du tout ce qu'en pensent aussi bien les gens qui en parlent de leur bureau que ceux qui les vivent. Le tabou sexuel est un phénomène du sacré, dont on ne voit plus que l'interdit. Il y en a bien un, mais il a un sens, un sens élémentaire : on est devant une puissance sacrée. Effectivement, il y a une puissance sexuelle. Cette puissance peut détruire ou construire l'homme. Il peut s'y construire ou s'y détruire complètement. Ce que l'expérience vérifie. Alors l'interdit c'est un signe de respect d'abord, un avertissement : respectez une puissance qui peut être prodigieusement bénéfique ou maléfique. L'interdit veut dire : « fais attention, tu peux t'y détruire ! Mais cette puissance peut aussi te construire. »
Devant toute puissance, l'interdit veut dire : « Ne jonglez pas avec, ne jouez pas avec ! C'est trop important, c'est trop plein de richesses pour que vous les gaspilliez ! On ne joue pas avec cette puissance ; il faut apprendre à entrer en relation avec elle. »
Quoi qu'il en soit, dans l'histoire d'Israël, les Hébreux étaient aussi partis d'une sacralisation du sexuel. Il y avait des religions de la fécondité, et Dieu sait qu'ils avaient eu de la peine à s'en dépêtrer, c'est-à-dire passer du sacré à la présence, et de la présence à l'amour véritable. Sur ce point, ils avaient fait aussi toute une pédagogie. Mais ils n'avaient pas du tout de mépris du sexe, des choses sexuelles. Bien au contraire, s'il y avait un peuple qui avait de la santé à ce point de vue-là, c'est bien le peuple d'Israël, il n'y a pas de doute.
Quand il faut remonter des pentes pareilles, c'est littéralement désespérant.
Beaucoup confondent la naissance virginale du Christ et l'Immaculée Conception. Ce n'est pas du tout pareil[2] ! Ils sont tellement hantés par le sexuel… Mais c'est complètement idiot ! On a envie de leur dire : « aller lire les textes ! Lisez-les de près et mot à mot ! »
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Quand saint Luc fait son prologue, il veut, dit-il, mettre par écrit, « après s'être soigneusement informé auprès des témoins », des traditions des communautés. Saint Mathieu rapportera des traditions d'une autre communauté, d'un autre point de vue. Mais ils sont d'accord, et toute la tradition, pour affirmer simplement la conception et la naissance virginales du Christ. Et ils savaient ce qu'ils disaient.
Aujourd'hui des faibles d'esprit, très influençables, vont répétant ce que se dit d'ailleurs depuis deux mille ans : « Oh, c'est de la légende d'esprits un peu primitifs, je ne vais pas entrer dans le jeu, pensez donc ! » Ils veulent dire par là que ça n'a pas de signification. Et pourtant si, ça a une signification d'une prodigieuse richesse, divine et humaine.
C'est là qu'on est prisonnier d'un langage, du langage de son époque ; mais, si la foi ne nous rend pas capables de critiquer ce langage, nous pouvons effectivement dire amen à n'importe quoi.
Des générations de chrétiens ont cherché les significations prodigieusement riches de la venue de Dieu parmi nous. Ils les ont trouvées, pour une très grosse part, et ce n'est pas fini. C'est là où joue la fameuse ellipse : le renvoi du langage à l'expérience progressive dans la foi et le retour de l'expérience progressive à un langage commun.
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● Les préparations de ce mystère dans l'Ancienne Alliance[3].
Il faudrait tout un travail pour voir ce que les textes disent des préparations de ce mystère, de ce secret, dans l'Ancienne Alliance. Surtout le thème de l'enfant, aux chapitres 7, 8, 9 d'Isaïe : « un enfant nous est né, un enfant nous est donné. »
Ce thème ne vient pas du tout de la sentimentalité… la sentimentalité nous perd parce qu'elle nous offusque l'esprit complètement. Elle est une belle manifestation de recherche de soi et d'égoïsme, comme chacun sait. Le thème de l'enfant n'a rien à voir avec une certaine sensibilité que des cultures ont exploité.
Ce thème de l'enfant est pris dans un contexte tout à fait différent : le contexte de l'espérance, de l'avenir d'Israël et de l'humanité.
● Le thème des pauvres.
C'est là que les pauvres entrent en jeu. J'ai essayé dans un opuscule, Le pauvre et le prophète[4], de cerner le sens qu'a la pauvreté dans l'Écriture, dans l'Évangile : c'est une question d'avenir, d'options sur l'avenir de l'homme. Si elle n'est pas cela, le reste est incohérent.
C'est une option qui ne se fait pas dans l'abstrait, mais dans l'affrontement des puissances. Pour les prophètes, c'était la puissance assyrienne et tous ses alliés, ainsi que la puissance égyptienne. Ces puissances qui disent : « l'avenir c'est nous ! Notre avenir dépend de nous ! » Eh bien les pauvres ont dit « Non » et même « Merde ! » en hébreu, littéralement. Seulement les traducteurs ne mettent pas ça dans les Bibles, qui sont en style académique. Tout le monde comprendrait si on parlait vraiment français. Le diable ne le veut pas, il réussit à amadouer, à faire de ces pensées où l'on ne sait jamais de quoi on parle…
Les récits de l'enfance viennent dans cet esprit, et ce n'est pas par hasard que c'est la Vierge qui chante le long cantique des pauvres pour qui Dieu fait de grandes choses. Elle est de la lignée des pauvres, la fleur suprême des pauvres, ou son fruit dernier, si vous voulez. Elle ramasse en elle toute cette tradition, parce qu'elle en vient.
L'enfance c'est la puissance d'avenir, mais justement ce n'est pas une puissance de domination. Un enfant fragile, vulnérable, très vulnérable, mais celui qui porte l'avenir :
« La puissance est sur ses épaules,
on l'appellera :
Conseiller merveilleux, Dieu fort… » (Is 9, 5).
Comment, Dieu fort ? Oui, mais d'une puissance sans aucune domination. C'est cela que les pauvres ont vu : l'avenir humain ne dépend pas des puissances de domination.
Vous savez, il y a des conjectures où le dire, et non seulement le dire mais le croire vraiment est méritoire, je vous le jure ! Il faut une force de jugement, de lucidité dont la plupart des hommes ne sont pas capables parce qu'ils se laissent impressionner par des puissances. On ne dit pas que ces puissances sont mauvaises et diaboliques, pas du tout, on dit que leurs prétentions sont mauvaises.
Autre thème, celui du Fils de l'homme.
Il y a une prophétie de Daniel au chapitre 7 qui a eu beaucoup de répercussions (pas toujours heureuses, d'ailleurs, parce qu'une expérience prophétique ne s'éclaire que peu à peu, progressivement). Il s'agit du jugement de l'humanité :
« Et devant l'Ancien des jours, apparût comme un "fils d'homme" » Jésus lui-même va s'attribuer constamment ce titre très ambigu. Pourquoi ambigu ? Parce que le prophète dit qu'il est « semblable à un enfant des hommes », mais ce fils de l'homme reçoit une attribution divine qui est de pouvoir juger l'humanité.
Ce thème avait fait long feu à travers les apocryphes, les écrits plus ou moins imaginatifs où les gens cherchaient à comprendre. Puis Jésus vient et s'attribue le titre : « le fils de l'homme »…
Ce fils de l'homme vient de Dieu et il vient des hommes, ça reste très énigmatique… Or c'est justement la conception virginale qui lève le secret : « Qui vient de Dieu… qui vient des hommes ». Ce que mon ami von Balthasar appelle « la grâce descendante et la grâce montante ».
Voici le texte de von Balthasar : « Le fils n'est pas un aérolithe… Il est la grâce montante aussi bien que descendante, la réponse suprême de la création au Père » parce qu'il vient des entrailles de la création comme tout homme, « aussi bien que la parole du Père adressée à la création ».
Bref, il est le médiateur.
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● Une dimension de chaque homme est signifiée par la venue de Dieu vers les hommes.
Dans l'humanité du Christ se révèle la vérité de notre humanité. Il y a dans « les préparations évangéliques », comme on disait, comme une anticipation, une promesse de l'Incarnation : les anciens avaient découvert que l'homme est à l'image de Dieu. Il l'est au profond de son être…
Saint Paul lui-même cite aux Grecs d'Athènes un de leurs poètes, parfaitement païen, Arathos : « Nous sommes de la race des dieux. » Cela pour leur dire qu'il y avait eu chez eux des pressentiments d'une dimension divine de l'homme dans son être profond.
Je répète que c'est à la lumière de la résurrection que les récits de l'enfance ont été rapportés. Il y a un feed-back comme on dit : la lumière de la résurrection reflue sur les origines du Christ pour les rendre précisément intelligibles… ce qui nous intéresse au premier chef, étant donné que nous sommes aussi fils d'homme, tous.
Il y a une dimension de l'homme, si vous voulez, qui nous est signifiée par la venue du Dieu fait homme.
L'homme est en effet plus que ce que Karl Marx appelait "un être générique", chaque homme est plus qu'un chaînon quelconque de l'espèce. Et la simple entrevision de ces choses-là, c'est le commencement de l'Évangile.
Marx disait que pour lui il n'y avait pas d'autre homme que "l'être générique", c'est-à-dire l'humanité. L'individu n'est qu'un maillon de l'espèce : « La mort est une dure victoire de l'espèce sur l'individu. »
Ce que le Christ nous révèle, et dans la manière dont il est venu au monde, c'est justement que l'homme a une dimension divine.
L'homme est plus qu'un chaînon quelconque de l'espèce. Or vous savez, il est très difficile de sortir du culte de l'espèce, car dans l'immédiat la perspective paraît très grande : je me dévoue, corps et âme, pour l'espèce, pour son avenir, dont moi je ne serai pas !
Quand on pense qu'un Auguste Comte n'a rien trouvé de mieux, lui positiviste, que de fabriquer une religion de l'Humanité, du Grand Être comme il disait… ! Marx n'a pas d'autre perspective. Mais dans l'espèce, un chaînon quelconque n'a aucune importance : il est remplaçable indéfiniment. Que ce soit lui ou un autre, peu importe, pourvu que la chaîne continue.
Ce que l'Évangile fait comprendre – et tous les pressentiments de l'Évangile qu'il peut y avoir un peu partout et qui se révèlent vraiment dans le Christ –, c'est que justement chaque homme est absolument irremplaçable.
Seul Dieu voit les choses ainsi, chaque homme est rigoureusement irremplaçable, mais oui ! Il faut tout de même une expérience spirituelle pour le comprendre. Si le langage n'est pas soutenu par une expérience et une connaissance de Dieu et de la vérité de l'homme en Dieu, on ne peut le comprendre.
Regardez comme va le monde quand il est pris par le génie de l'espèce, par l'être générique ou les grandes masses de l'être générique : l'individu n'a aucune importance, il est remplaçable indéfiniment. Les armées reposent même sur ce principe que n'importe quel troufion est remplaçable par un autre troufion ; il n'y a qu'à boucher les trous.
L'homme n'est pas soumis au génie de l'espèce. La naissance du Christ nous le signifie efficacement, parce que son être s'enracine plus profondément que l'espèce.
La conception et la naissance virginales du Christ sont une prophétie, c'est-à-dire sont tournées vers un avenir.
Quel avenir ? Celui précisément d'une humanité où chaque être humain est absolument irremplaçable, original… le monde où chaque homme échappe au génie de l'espèce, et aussi à la mort générique : la mort peut devenir dans ce monde-là un acte personnel de don de soi, de consécration de sa liberté, non pas à l'espèce, mais à la communion des personnes qu'on appelle la communion des saints.
Les récits de l'enfance sont une histoire prophétique. Mais celle-ci n'est comprise que dans la lumière plénière de la résurrection.
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Les grandes liturgies l'avaient compris. Je dis les grandes liturgies, celles qui n'ont pas été fabriquées simplement comme on fabrique aujourd'hui des liturgies en bureau.
La liturgie latine exprimait par les trois messes de Noël... trois naissances du Christ : sa naissance éternelle parce que Dieu est éternellement naissant, nouveauté infinie, oui, nouveauté infinie[5] – sa naissance humaine dans la crèche[6] – et aussi sa naissance dans chaque cœur humain qui veut bien l'accueillir[7]...
[ci-contre photo de crêche où le berceau est comme un tombeau, référence en fin de note 6]
La vie intime de Dieu, son secret de vie éternelle, son mystère de jaillissement, de nouveauté infinie, où le Fils naît du Père éternellement, se manifeste dans l'histoire pour que celle-ci prenne un sens dans le cœur des hommes qui vont renaître à cette création nouvelle.
Mais il est clair que, si on est prisonnier du langage de son temps, même religieux, si on n'a jamais vécu par soi-même dans une expérience spirituelle, au moins commencée et poursuivie courageusement, où on se déconditionne, tout cela est incompréhensible, hélas ! Alors on est comme des aveugles, il n'y a plus qu'une ressource – mais elle existe, c'est de croire assez au Christ pour dire, comme l'aveugle quand le Seigneur lui demande « Qu'est-ce que tu veux que je te fasse ? » – « Fais que je voie ! »
Seulement cet aveugle savait qu'il était aveugle ! Cela est décisif, car s'il ne s'en était pas rendu compte il n'aurait pas eu l'idée d'en sortir.
Je répète, pour terminer, je crois qu'il vaut mieux s'aligner sur la perspective liturgique, à condition d'y pénétrer. Elle a l'énorme avantage de nous mettre en communion avec nos pères dans la foi, de nous relier à eux dans une intelligence fondamentale. Évidemment il y a des obstacles de vocabulaire, de langage ; il faut passer par-dessus.
C'est tout de même réconfortant de savoir que nous ne cogitons pas tout seuls, et notre expérience a un répondant, fût-ce à travers tout un langage. C'est là que doit jouer l'ellipse ; ce qui ne doit pas m'empêcher, moi, d'approfondir ma propre expérience.
Dans les Bibles d'aujourd'hui, dont celle de Jérusalem, des références nombreuses sont indiquées. Lorsqu'on lit le texte, lorsqu'on prend la peine petit à petit d'aller voir les références, jaillit une richesse de signification extraordinaire : le divin nous renvoie à l'humain, l'humain au divin. Il se fait vraiment un échange, et un jour le mystère de Noël devient autre chose que ce qu'il est devenu, hélas !
[1] Le Magnificat : « Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur ! Il s'est penché sur son humble servante, désormais tous les âges me diront bienheureuse. Le Puissant fit pour moi des merveilles ; Saint est son nom ! Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent. Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. l relève Israël son serviteur, il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa race, à jamais.» Ce texte reprend les paroles de plusieurs cantiques de l'Ancien Testament.
[2] La naissance virginale c'est l'idée selon laquelle Marie a conçu Jésus tout en restant vierge, cela s'appuie sur l'évangile de Matthieu qu'il faudrait lire mot à mot comme dit Pierre Ganne ! Le dogme catholique de l'Immaculée Conception, ne s'appuie par sur les évangiles mais sur la piété populaire qui l'a affirmé depuis des siècles, cela étant confirmé solennellement comme dogme par le pape Pie IX en 1854. Dire qu'elle fut conçue immaculée, c'est affirmer que, dès sa conception, elle était vierge du péché originel, cela en vue de concevoir Jésus, c'est lié. Sur ce blog figure des extraits d'un livre d'un ami de Jacques Breton, Jean Marchal, le début est surtout iconographique mais ensuite il est question à un moment de l'Immaculée Conception : Place de la Vierge Marie dans notre cheminement. Extraits du livre de Jean Marchal "Contempler, réfléchir et aimer"
[3] Pierre Ganne préfère parler d'Ancienne Alliance plutôt que d'Ancien Testament… en effet les deux mots "alliance" et "testament" traduisent le même mot grec.
[4] Cultures et foi, numéro 28-29, été 1973, réédité par les éditions du Cerf, 1977.
[5] Un peu plus loin Pierre Ganne parle de "création nouvelle", et de fait, cette naissance "éternelle" peut être rapprochée du récit de la création, en particulier de la parole "Que la lumière soit… et la lumière fut", puisque le Christ est célébré comme lumière dans le prologue de saint Jean. C'est un récit qui concerne la création aujourd'hui, c'est pourquoi cette naissance est toujours nouvelle.
[6] Comme l'a dit Pierre Ganne, cette naissance dans la crèche est à entendre à la lumière de la Résurrection, donc célébrer la naissance dans la crèche c'est célébrer la Résurrection. Voir la réflexion de Louis-Marie Chauvet citée en début de message. On peut aussi lire le texte de la naissance de Jésus chez Luc d'une façon renouvelée puisque cette naissance dit la gloire de Dieu dans les hauteurs selon la lecture angélique de l'événement, lecture angélique dont l'homme est le gardien (voir par exemple Luc 2, 6-14 La naissance de Jésus célébrée par les habitants du ciel et de la terre). D'autres ont lu, entre autres, l'ensevelissement à la crêche : http://moinesdiocesains-aix.cef.fr/index.php/homelies-sp-15820/noel/le-31/4141-de-la-creche-au-tombeau.
[7] Les trois naissances ne sont pas séparées. Par exemple on peut rapprocher la 1ère et la 3è naissance en s'appuyant sur un verset de saint Paul : « Car Dieu, qui a dit: "La lumière brillera du sein des ténèbres!" a fait briller la lumière dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de Dieu sur le visage du Christ» (2 Cor 4, 6). En fait ceci relie la naissance éternelle qui a lieu dans "Que la lumière soit" à la naissance de Dieu dans le cœur de l'homme, c'est-à-dire à la troisième naissance qu'il est question ici. Cette troisième naissance est commentée par les mystiques, voir Jean Tauler et la naissance de Dieu en toi, Sermon pour la fête de Noël commenté par Bernard Durel, dominicain.