La dynamique du retournement par Bernard Rérolle
« Le samadhi est toujours déjà là. On ne grimpe pas à sa conquête, on se retourne pour le recevoir » ; « Ce n’est pas en accumulant des mérites ou des connaissances que nous parvenons à la santé d’une part et au développement spirituel d’autre part. C’est en lâchant du lest, en nous débarrassant de nos ombres, en lâchant prise pour laisser peu à peu transparaître ce centre inconnaissable, cette source mystérieuse de la vie et de l’esprit qui habite au fond de notre être. » Voici ce que nous dit B. Rérolle dans cet article trouvé dans les documents de Jacques Breton décédé en 2017, à qui est dédié ce blog.
En publiant cet article nous rendons hommage à B. Rérolle décédé il y a 20 ans le 11 janvier 2000.
Liens vers d'autres messages et vers le site de la revue :
- Référence de l'article : Revue-francaise-de-yoga, n°8, « Postures de rotation », 1993, pp. 201-214. Des extraits d'autres articles figurent dans Bernard Rerolle
- Voyage de chrétiens (J. Breton…) dans les monastère zen au Japon en 1983 dans le cadre du DIM (J Breton et B. Rérolle ont participé à ce voyage)
- Témoignage de B. Rérolle sur le travail fait chez G. Dürckheim, et lien vers une vidéo de P Chagnard tournée à Rütte en 1988 ;
La dynamique du retournement
Le centre vital de tout homme est toujours en lui, inévitable. Faire le vide, c’est donc le remettre à sa place, afin de pouvoir en faire abstraction, afin d’éliminer tout déplacement qui pourrait nous le rendre sensible. Alors il devient possible de faire l’expérience de la Vacuité, premier indice du retournement.
A première vue, à voir les choses globalement et sans trop approfondir, il semble que la pratique du yoga introduise le débutant sur un chemin linéaire, une sorte d’escalier; Il sait qu’il entre sur un terrain d’exercice, il est conscient de tout œ qu’il doit améliorer, il est plein d’espoir. Il s’apprête à cheminer de marche en marche, de progrès en progrès vers un assainissement de sa condition physique, d’un même pas vers la lumière de la sagesse. On lui a dit que le secret de la réussite d’un pareil projet réside dans une assiduité courageuse il acquiesce et se met en route.
I – LE SAMADHI
Mais la vie de yogi est austère et beaucoup se découragent en chemin. Certains se contentent de pratiquer « en roue libre ». Un bon nombre cependant persévèrent et deviennent des pratiquants confirmés, leur regard reste tourné sans faiblir dans la direction du « samadhi ». Quelle est l’image évoquée par ce mot? Le samadhi s’apparente sans doute à un rêve lointain, à quelque lumineux bonheur difficilement accessible. Ils se rassurent en pensant que la sagesse, on le leur a dit et ils le savent, c’est de ne pas être trop pressé d’atteindre ce rêve car l’avidité fait tout manquer. Il semble un peu étrange qu’en Inde, certains yogi annoncent si facilement qu’ils sont en samadhi, mais c’est sans doute parce qu’ils sont hindous. Pour nous autres Occidentaux, l’escalier qui mène au samadhi paraît devoir rester escarpé et interminable…
Jusqu’au jour où un trait de lumière se fait de façon inattendue: le samadhi est toujours déjà là. On ne grimpe pas à sa conquête, on se retourne pour le recevoir. Voyons cela d’un peu plus près.
II – LE ROYAUME DE DIEU
Jésus, si l’on en croit les Evangiles, n’a jamais parlé de samadhi. Il attachait une importance primordiale à ce que nous fassions tout notre possible pour nous établir dans la lumière, dans la vérité et dans l’amour. Mais pour désigner cet état, il a choisi l’expression « entrer dans le Royaume de Dieu ». Car tels étaient les mots pour le dire qu’il recevait dans sa tradition juive.
Il est possible qu’une conscience chrétienne naïve envisage cette entrée dans le Royaume sous l’aspect d’un escalier (ou d’une montagne) à gravir, comme l’adepte dont je viens de parler envisage son parcours dans le yoga. Tous deux s’y sentent encouragés par la dynamique scolaire: l’évolution d’un enfant pourrait-elle être pensée autrement qu’en termes de progression linéaire? Or ce point de vue s’avère maladroit, même s’il n’est pas complètement faux. Jésus n’a jamais présenté l’entrée dans le Royaume comme le résultat d’une Ascension, elle n’est pas la récompense du labeur d’une discipline obstinée, elle n’est pas un prix de vertu réservé aux intelligents ou aux costauds. Mais il est vrai que ceux qui ont reçu des qualités de cette nature se doivent de les faire fructifier.
Le « ticket d’entrée » dans le Royaume, d’après l’enseignement de Jésus, c’est la conversion, le retournement.
Nous autres, chrétiens d’Occident, sommes habitués à envisager ce qui nous arrive selon le déroulement du temps, sous l’angle de la succession de nos événements. Lorsque nous voulons prendre la mesure de nos progressions, nous les observons étape par étape. C’est ainsi que le mot « conversion » évoque spontanément un instant singulier, une irruption qui marque le seuil d’un temps nouveau. Paul Claudel, Charles de Foucauld, André Frossard et bien d’autres ont raconté la leur. L’événement qui a changé leur vie n’a jamais eu besoin de se reproduire pour eux, il était suffisamment fort pour vivre en eux, ineffaçable, et n’être jamais remis en cause par eux.
Les récits de pareilles conversions nous enchantent et nous ne nous lassons pas de rêver sur la beauté de pareils instants… qui, hélas, n’arrivent qu’aux autres! Ce qui fait que, pour la plupart d’entre nous, l’appel à la conversion reste du domaine des pieuses intentions, à moins que, comme pour le samadhi, nous nous contentions benoîtement de ne pas être trop pressés. Cette patience est l’une de nos vertus, pensons–nous.
Oui, mais le retournement que Jésus cherche à produire, en tout homme de bonne volonté qui l’écoute, ne peut attendre. Jésus ne nie pas l’importance de l’événement frappant qui déclenche la mise en route, le début de la conversion. Mais c’est un retournement inlassable qu’il souhaite ardemment voir se produire, une marche de tous les instants, une conversion de toute la vie et une vie toute de conversion. « Je suis venu allumer un feu sur la terre, et je suis impatient jusqu’à ce qu’il brûle! » II ne saurait s’agir d’un bref feu de paille. Tant que nous en restons à découper notre existence en petites étapes successives, il nous est difficile de saisir le sens profond de cet appel.
IV – LE RETOURNEMENT ET L'IMAGE DU CERCLE CHEZ GRAF DÜRCKHEIM.
Karlfried Graf Dürckheim aimait citer le dicton par lequel le maître zen et définissent (ou décrivent) le cercle, l'emblème bouddhiste du centre vide, si souvent calligraphié par eux :
- “Le ciel s'écroule sur la terre,
et si l'homme alors peut mourir sa mort,
toutes choses alors recouvrent leur splendeur originelle.”
Les Japonais ont le secret de ses aphorismes énigmatiques qui font grincer des dents les cartésiens. Mais il n'est pas nécessaire de nous lancer dans des transpositions poétiques aventureuses : la sagesse de celui-ci se laisse goûter aisément.
Entrons dans la ronde de ces trois vers.
Le premier vers évoque (entre autres) l'apparition des événements inopinés, inattendus dans la vie d'un homme. Le verbe "s'écroule" ne doit pas être entendu seulement dans son sens catastrophique. Il suggère aussi tous les événements significatifs (et parfois heureux) qui introduisent une rupture dans le déroulement de notre temps.
Le second vers évoque la dynamique de toute vie en général et de la vie humaine en particulier. C'est une conception que les chrétiens partagent avec les bouddhistes et bien d'autres : la vie humaine s'accomplit en traversant le cycle mort-résurrection. Nous y reviendrons.
Le troisième évoque la sagesse, l'accomplissement, la lumière éternelle en tant qu'ils sont liés aux étapes qui les précèdent nécessairement.
Les moines zen accrochent à leurs cloisons des calligraphies de cercles, tout simples, nus. C’est pour eux un emblème hautement significatif. Dürckheim lui-même en a calligraphié beaucoup. Il aimait donner parfois l’un d’eux à telle ou telle personne qui venait le voir. Ce geste n’était pas léger, bien qu’il n’ait contenu aucune vantardise. C’était un signe de connivence entre deux personnes en route vers l’Essentiel.
Pour Dürckheim en effet, le cercle enclôt un « centre vide » et ce vide symbolise le centre mystérieux qui anime chaque homme. Ce n’est pas en accumulant des mérites ou des connaissances que nous parvenons à la santé d’une part et au développement spirituel d’autre part. C’est en lâchant du lest, en nous débarrassant de nos ombres, en lâchant prise pour laisser peu à peu transparaître ce centre inconnaissable, cette source mystérieuse de la vie et de l’esprit qui habite au fond de notre être. C’est-à-dire en nous orientant à contre-courant de la dynamique héritée de notre enfance, soit à contre-courant de l’avidité qui nous permet de découvrir le monde et de nous l’approprier. Cette avidité traîne malheureusement avec elle un besoin d’accumulation et produit nécessairement un encombrement qui nous empâte dans la chair. Soit à contre-courant de la dépréciation de soi et du manque de confiance qui habitent aussi l’enfance et l’adolescence. Et ce manque de confiance entraîne une fermeture sur soi et des germes de morbidité.
Allez ainsi à contre-courant, c'est lâcher-prise, c'est "mourir sa mort". Et ressusciter, c'est remonter vers notre liberté profonde.
V – LA VACUITÉ EST LA GRANDE SAGESSE.
Les moines zen chantent chaque jour, plusieurs fois par jour, le sûtra de la grande sagesse, l'Hannya Shingyô[1]. Ils répètent inlassablement :
Shiki fu i kû
(tous les phénomènes ne sont pas différents de la non-substance)
Kû fu i shiki
(il n'y a pas de différence entre la non-substance et tous les phénomènes)
Kû, la non-substance, le vide, la vacuité… quelle difficulté de traduire ce mot symbolisé par le vide au cœur du cercle ! Essayons d'y voir clair au moyen d'une analogie.
Au cinéma, il faut qu'un écran intercepte la lumière issue du projecteur pour que l'image se révèle. Sans l'écran, la lumière et l'image nous resteraient inaperçues mais grâce à lui, nous pouvons contempler l'image. Or cette contemplation peut être faite à plusieurs niveaux. Nous pouvons rester fascinés au premier degré, enfantins, rire et pleurer sur l'histoire que le film nous raconte. Nous pouvons au contraire prendre du recul de diverses manières et réfléchir par exemple aux appareils et aux hommes qui produisent cette image, à l'art, à la technique. Nous pouvons penser aussi aux enjeux culturels, philosophiques, artistiques, spirituels, etc. du film.
Ainsi, en nous aventurant d'arrière-plan en arrière-plan, toujours plus loin, nous ne tardons pas à déboucher sur l'horizon vaste et inconnu de ce qui explique ultimement la présence de ce film et de notre rencontre avec lui. Cet horizon vaste et inconnu n'est pas un pur néant puisqu'il recèle les causes qui ont produit l'événement qui nous occupe. Mais il est tellement insaisissable que la tradition le nomme "vide" ou "vacuité".
Il en va de même lorsque nous nous tournons vers l'explication de tous les phénomènes de ce monde : ils ne sont que l'apparence visible de la lumière éternelle qui les produit, la forme visible de la force de vie qui les soutient dans l'existence, le visage du Mystère insondable qui les explique et les justifie.
Dans la salle obscure, l'écran brillant et le déroulement des images me fascinent et me font oublier l'obscurité environnante. Or si cette obscurité n'existait pas, l'écran et les images se fondraient dans une grisaille où je ne discernerais plus rien. Si les sons de la voix et de la musique n'étaient pas portés par le silence, ils se fondraient dans un brouhaha où je ne pourrais plus ni les discerner ni les apprécier. L'image et le son doivent "se détacher" sur un fond qui les met en valeur.
Le Mystère, le Vide, la Vacuité, c'est cet immense fonds du silence sur lequel apparaissent les phénomènes et les événements. C'est cet illimité insondable d'où jaillissent la vie et le mouvement. De même que l'image me révèle l'écran, les appareils, la pensée créatrice de l'auteur du film, de même les phénomènes me révèlent le Mystère. Si je ne perçois pas le Mystère, ou si je l'oublie pour ne m'occuper que de l'apparence visible, je suis comme un enfant dans une salle de cinéma.
Les substances ne combattent pas la non-substance, les phénomènes ne combattent pas le Mystère. Au contraire, ils ont parti liée, indissolublement. Vivre notre vie humaine, chercher son accomplissement, c'est rester branchés sur la splendeur originelle, assoiffés de notre "visage originel", au prix de transformation inéluctables, au prix des étapes de notre maturité. C'est ce qu'évoque l'expression "mourir notre mort" ainsi que la sagesse chrétienne de la "mort et résurrection". C'est la grande sagesse à laquelle aspirent les moines zen et les moines chrétiens.
VI – OÙ EST LE CENTRE DU CERCLE ?
Toutes ces traditions ont leur logique propre, mais il se pourrait qu'elles décrivent un seul et même chemin. Et pour commencer, elles demandent de prendre le contre-pied d'une pente de la nature humaine à l'entropie, d'une vocation à la destruction, au néant. Toutes nous enseignent des moyens pour nous arracher à la nature déformée et nous orienter vers la nature dans sa splendeur originelle.
Le cercle est donc une figure archétypique, un symbole fort. Pour la tradition du bouddhisme, c'est une image fondamentale. La tradition chrétienne occidentale, elle, a plus de mal à l'intégrer. Il n'est pas rare de trouver chez nous de bons auteurs qui font de l'ironie sur "le serpent qui se mord la queue".
Nos dynamiques mentales, nos représentations spontanées s'insèrent en effet dans notre contexte culturel. Or celui-ci se laisse complètement investir par la marche irréversible du temps, par le goût de marcher "dans le sens de l'histoire", par la fascination du progrès… La forme archétypique qui nous convient spontanément le mieux est celle de la flèche.
Cette mentalité est un état de fait, nous n'avons pas à la critiquer. Elle ne manque pas d'explications et sans doute de justifications. Mais il se pourrait que cette dynamique de flèche ne soit un signe incomplet, bancal. Le signe que la dynamique chrétienne s'est laissée contaminer par le courant multiforme qui entraîne tous les secteurs de la vie européenne vers un avenir dont nous ne savons rien, le signe qu'une moitié seulement de la richesse de l'Évangile a été mise en valeur. Les artistes, les scientifiques, les commerçants, les "communicateurs", tous courent après la flèche, dans le sens de la flèche. Et l'homme de la rue ne peut que leur emboîter le pas.
Jésus n'ignorait pas cette dimension d'un temps orienté, et l'Évangile lui prête quelque sombres discours sur les menaces de la fin des temps. Mais lorsqu'il disait et répétait à ses auditeurs : « Convertissez-vous ! » il n'avait pas d'abord en vue de les préparer à cette fin des temps problématique. Aujourd'hui encore, cette parole s'adresse à nous pour guider notre quotidien et non pour nous faire rêver de catastrophes apocalyptiques. Aujourd'hui comme hier il n'a pas en vue de produire un événement ponctuel dans notre vie de flèche, mais de nous inviter à changer -sans nous lasser- notre regard et notre comportement en restant branchés sur le Mystère.
On pourrait décrire cet appel comme une invitation à un recentrement… Et l'archétype de ce mouvement serait l'image de la coupe.
VII – LES DEUX COUPES ET LE CERCLE.
L'emblème du centre initiatique de Rütte, choisi par Dürckheim, est la double coupe :
- l'une des deux coupes est ouverte vers la terre, tournée vers la dimension physique de la force de vie, tournée aussi vers l'inconscient.
- l'autre couple est ouverte vers le ciel, tournée vers la dimension spirituelle et créatrice de la force de vie.
Ces deux coupes sont reliées entre elles par un point qui symbolise l'homme, le centre de l'homme, et l'homme entre ciel et terre. Ce point rappelle aussi le point de jonction de deux bras de la croix.
L'emblème du cercle et l'emblème de la double coupe se ressemblent et s'opposent. Dans le second, le centre est une double tangente, entre deux appels et deux accueils opposés. Il n'est pas bon que ce centre veuille s'enfler en accumulant les richesses qu'il peut recevoir des deux coupes. Il ne doit pas non plus s'annihiler et disparaître. Il est en tension entre deux pôles. Instable.
Dans le second, le cercle enclôt un espace autour du centre et l'enferme : c'est l'immobilité, la stabilité. Mais dans la représentation traditionnelle, ce centre est vide, ou plutôt c'est le vide qui est le centre. C'est la circonférence autour de ce vide qui représente la situation humaine. Mais cette circonférence aura beau s'enfler, jamais elle ne parviendra à prendre la place du vide central, de l'Être Essentiel, du Mystère.
- Selon l'image des deux coupes, l'homme relie les deux infinis, l'espace ouvert vers l'infini du ciel et l'espace ouvert vers l'infini de la terre, et il n'est enfermé dans aucun d'eux.
- Selon l'image du cercle, l'homme est relié, unifié par l'infini qui est son centre et qui ne l'enferme pas.
Or, ne pas être enfermé crée beaucoup de difficultés à la condition humaine. Nous vivons entre le ciel et la terre, nous appartenons à ces deux mondes, mais il nous est impossible d'être enfermé dans aucun des deux. Ne pas être enfermé crée en nous le sentiment de la liberté, l'horreur de nous sentir coincés et enfermés par quoi que ce soit, et en même temps l'horreur de flotter dans le vide, sans certitude, sans point d'appui. D'où la nécessité d'apprendre le retournement.
VIII – LES DEUX ÉTENDARDS.
Les deux coupes symbolisent aussi les oppositions qui nous déchirent, ce qui n'est pas sans rappeler l'image classique employée par Ignace de Loyola pour ses Exercices spirituels : les deux étendards entre lesquels le valeureux combattant doit faire son choix (ou les deux Cités de saint Augustin). Faisons seulement attention à ne pas nous laisser entraîner par ces images dans une façon moralisante de considérer notre problème.
Nous connaissons les couples d'ennemis inséparables qui nous habitent et nous déchirent : le mental et le corporel, l'individuel et le collectif, l'affectif et le rationnel, l'hérité et le créé, le travail et le loisir, etc.. Ou encore, faire les âsana et les recevoir, méditer et être médité…
Nous sommes ainsi faits que notre attention refuse de s'occuper de trente-six choses à la fois sous peine de dispersion exténuante. Elle s'enfourne gaillardement dans une direction et se laisse monopolisée par elle. Très vite la lourdeur et la routine vont s'en mêler et nous entraîner dans des déséquilibres.
Il devient dès lors raisonnable de songer à des exercices de recentrement, de retour à l'équilibre.
« Convertissez-vous », retournement dynamique, sans cesse remis en cause, sans cesse repris. « Le royaume de Dieu est en nous ». Une vision déformante des deux Étendards et des deux Cités pourrait nous faire penser que notre choix se limite à choisir le bon côté et à fuir l'autre. C'est ce qu'on fait en toute naïveté dans les sectes ou pendant les années du petit catéchisme.
En réalité, tout est sacralisable et tout est profanable, comme le dit Olivier Clément. Il n'est pas jusqu'à l'extrême piété, au dévouement absolu, à la pratique "jusqu'au-boutiste" du yoga qui ne puissent devenir des poissons violents et corrupteurs.
Qu'on se rappelle l'enseignement de Jésus au début du Sermon sur la Montagne : huit Béatitudes dont chacune est la contre posture indispensable de toutes les autres. Le cas des yogis, jeunes et vieux, imprudents et portés par l'enthousiasme, qu'une pratique trop intense conduit à la bizarrerie, à la marginalisation, à la neurasthénie, n'est pas purement chimérique. Le cas des hommes sensibles que leur goût démesuré pour la dévotion enferme dans la mélancolie et la solitude n'est pas rare. Je me souviens du cas d'un jeune homme qui mettait un entier dévouement au service de tout le monde au point que sa jeune femme, se sentant délaissée, l'a quitté.
Il convient de s'avancer dans la pratique d'une Béatitude, d'une discipline, d'une vertu puis de se retourner vers l'exercice complémentaire pour équilibrer sa marche. C'est vrai qu'un étendard est bon et l'autre mauvais : dans chaque cas de figure, il faudra analyser et décider lequel.
IX – UN CENTRE QUI SE DÉPLACE.
Il se trouve que notre centre n'est pas seulement un concept mais une réalité physique vivante, sensible et susceptible d'être travaillée.
Graf Dürckheim avait un don particulier pour le faire sentir et pour initier ses élèves à ce travail.
S'il est une réaction instinctive et difficilement maîtrisable, c'est bien la remontée de notre centre vers le haut de notre corps. Toute situation de stress, de souci, de préoccupation, qu'elle soit passagère ou de longue durée, produit cette réaction complexe dont les manifestations sont quasi universelles. Même ceux qui en ont pris conscience et qui travaillent chaque jour à la maîtriser, ne peuvent l'empêcher, j'en suis le triste témoin.
Parfois, ce sont les contractions de l'épigastre et les nausées de l'émotion qui se rendent d'abord sensibles. Un refus instinctif de ce qui est symbolisé par le bas du corps fait refluer vers le haut de la poitrine et vers la gorge le centre conscient de notre être. Ce refus se pelotonne et se love, comme un petit animal apeuré ou irrité. Parfois ce sont les épaules qui se durcissent et se tendent, la nuque qui fait mal, la mâchoire et le visage qui se crispent, le dos qui s'arrondit, les poings qui se serrent. Il ne s'agit pas forcément d'une situation où l'on doit faire face à une menace extérieure, mais ce peut être un moment de compétition avec soi-même. C'est ce qui arrive, par exemple, quand on est confronté à l'apprentissage d'un nouvel exercice. On veut bien faire, on veut mémoriser, on veut s'appliquer… et le centre grimpe vers le haut.
Parfois ces deux séries de sensations, la nausée au creux de l'estomac et le durcissement de la ceinture scapulaire, s'additionnent, se multiplient l'une par l'autre. L'ambiance intérieure devient alors difficilement tenable. C'est le moment d'entreprendre nos torsions purificatrices. En effet, nous disposons d'une petite marge de manœuvre pour faire redescendre vers le bas, vers notre ventre, le foyer de tensions qui se nouent de l'estomac à la gorge. Cette petite marge est le signe de notre liberté.
Illustrons ce propos en nous appuyant sur la pratique d'une torsion fameuse : matsyendrâsana. C'est une torsion assise...
Cette posture souvent pratiquée se révèle un peu difficile pour les personnes âgées, pour les débutants ou les personnes âgées ou atteintes d'obésité. Dans le cas d'une prise de posture un peu laborieuse, lorsqu'enfin, on a réussi à installer ses bras et ses jambes au mieux du moment et qu'on travaille à améliorer la torsion du buste en se servant des bras et de leurs points d'appui, deux phénomènes angoissants s'ajoutent l'un à l'autre. D'une part, l'estomac est contraint par la posture et la respiration reflue vers le sommet de la poitrine ; d'autre part, l'anxiété contrarie les expirs et fait aussi remonter le centre vivant du corps vers la gorge.
Si le pratiquant laisse son esprit être fasciné par la forme extérieure de cette posture, s'il désire avant tout ressembler aux belles jeunes femmes qui pratiquent d'admirables postures sur les belles photos des beaux livres de yoga, c'est l'horreur. L'essoufflement et l'affolement cardiaque sont les signes indubitables qu'un ego avide cravache la bête et prend des risques avec la santé. Mais si le pratiquant s'intéresse davantage au bénéfice corporel et spirituel d'un bon équilibre, il devra s'aménager un exercice de retournement. Quelles que soient ses capacités physiques. Il devra mettre son attention à chercher à faire redescendre son centre vital le plus bas possible dans son abdomen, compte tenu de ses possibilités et des circonstances. Et pour ce faire, il devra remplacer l'acharnement par le lâcher prise.
Tout le monde connaît l'anecdote employée par Sigmund Freud pour faire comprendre ce processus. L'ego malheureux et acharné à se libérer, ressemble à un homme enfermé dans une pièce et qui se rue sur la porte. Il la pousse et la trouve fermée. Alors il frappe, il hurle qu'on vienne le délivrer. Jusqu'à ce qu'une personne, de l'extérieur, lui dise : « Vous savez, pour ouvrir cette porte, il ne faut pas la pousser mais la tirer vers vous-même. Car elle n'est pas fermée du tout. »
C'est tout simple et en même temps il est impossible d'obtenir ce résultat sans effort. Cette à faire avec simplicité, et matsyendrâsana peut apporter ses bienfaits à toute personne, si handicapée soit-elle.
X – UNE CONVERSION SOUDAINE ET POURTANT INTERMINABLE.
Car le centre vital est toujours déjà là. Il suffit d'accepter et de "tirer la porte vers soi". Le moment où on le comprend et on sent ce retournement se réaliser dans nos muscles, nos articulations, notre cœur et notre mental, est un moment à la fois soudain et solennel. Et pourtant on n'en a jamais fini de faire redescendre.
Il y a longtemps que je le sais par expérience personnelle et que je me bats contre moi-même sur ce terrain. Tant que j'en suis à ma pratique quotidienne de yoga et de méditation, je m'en tire assez bien. Sans me vanter, mes bons réflexes sont en place et se mettent assez rapidement au service des retournements qui me sont nécessaires. Je sais adoucir mes postures, lâcher prise et obtenir de mon centre vital qu'il redescende à sa juste place. Enfin, en gros, ça va, je ne me plains pas. Mais les choses se gâtent dès que je me retrouve dans la rue ou à mon bureau. C'est l'enfer ! Pour un oui ou pour un non, mon centre vital revient se coincer quelque part du côté de mes amygdales. Je me laisse surprendre comme un débutant.
Naguère, j'ai eu honte de moi. Mais j'ai fini par admettre que tel est le lot commun de l'humaine nature. L'aboutissement d'un long travail sur soi au moyen du yoga ou du zen ne consiste pas à être prévenu en haut d'un escalier ou d'une montagne. Il consiste à continuer à lutter tous les jours avec courage et persévérance. J'aurais tendance à penser que le samadhi n'est pas un état de béatitude immobile quand "on y est arrivé", mais une ambiance intérieure de tranquillité, de confiance et de paix, quand on continue à s'exercer, quand on refuse de capituler devant les incessantes remontées du centre vital.
Aussi ai-je décidé de mettre l'accent sur le quotidien comme exercice. Je n'y arrive pas à cent pour cent, mais je m'exerce. Il est de plus en plus fréquent que je pense à descendre dans mes pieds quand je marche, quand je gravis ou descends des escaliers. Je ne comptabilise pas les résultats. Serait-ce possible, d'ailleurs ? Mais je me confie dans ma fidélité à persévérer.
Mes regards sont aussi un bon terrain de conversion. Tout le monde sait à quel point nos yeux sont mus par le désir : désir de saisir et désir d'éloigner, désir de savoir et désir de curiosité, bref, désir toujours et partout. Ces pulsions les font beaucoup travailler et une fatigue spécifique se rend sensible à leur niveau, en fin de journée. À cela s'ajoutent, de nos jours, le cinéma et la télévision. Mais c'est aussi le lieu possible pour notre combat, un terrain d'exercice où peut jouer notre petite marge de liberté. Avec un peu d'entraînement, nous pouvons ramener nos globes oculaires à une posture pacifiée, une vision générale tranquille. Cela n'a rien à voir avec un regard vague et flottant. Il s'agit plutôt du regard contemplatif qui voit tout nettement sans s'attacher à aucun objet particulier.
Je me suis longtemps demandé ce que pouvait bien signifier la recommandation de cultiver la chasteté du regard. Cela s'embrouillait dans ma tête avec la recommandation de ne pas "regarder des vilaines images". Faut-il adopter un regard (plus ou moins faussement) ingénu pour considérer les hommes et les femmes doués pour la séduction ? Une fois accomplis les derniers examens de passage du petit catéchisme, ce genre de conseil perd tout pouvoir, n'est-ce pas ?
Eh bien, je porte témoignage que l'exercice sur les yeux dont je parle donne enfin une portée pratique accessible et utile à cette recommandation. C'est un travail de pacification interne hautement spirituel. La preuve en est qu'il est extraordinairement difficile. Il est aussi laborieux de conserver la paix du regard pendant quelques secondes de suite, que de garder son mental silencieux pendant la méditation assise. Et c'est pour les mêmes causes : l'agitation de l'ego par les désirs, agitation qui n'est pas prêt de s'arrêter.
Donc, après m'être entraîné à promener un regard calme sur les arbustes de notre petit jardin, je sors gaillardement affronter la cohue de la rue de Rennes en prenant le risque de passer pour un illuminé. Ce risque n'est pas grand, car les illuminés de toutes sortes ne manquent pas sur nos trottoirs. C'est un exercice ardu, mais salutaire. Je vois nettement tous ces gens et tous ces objets qui se présentent à mes regards, et je cherche à n'en privilégier aucun en particulier, à ne pas laisser mon regard sautiller d'un point à l'autre. Bref, je renonce à l'inquiétude et à l'avidité… Quel retournement, mes amis ! Je ne vous dis que cela.
XI – QUE TOUS SOIENT UN.
J'ai souvent médité la prière de Jésus, celle que saint Jean nous rapporte au chapitre 17 de son évangile :
- « Que tous soient un, comme toi Père, tu es en moi et je suis en toi… qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi, pour qu'ils parviennent à l'unité parfaite et qu'ainsi le monde puisse connaître que c'est toi qui m'a envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé. »
Mais jusqu'à un passé récent, ce texte sublime faisait partie pour moi des élans de l'âme vers les hauteurs mystiques inaccessibles et sans portée pratique immédiate, sauf la consigne impérative de nous aimer les uns les autres. Or peu à peu, la conviction s'impose qu'il est bon de le faire redescendre du ciel sur la terre, jusque et y compris dans nos exercices de yoga ou autres.
Si je me "fais un" dans mes gestes, mes âsanas et mes respirations, si je tâche de me "recevoir un" dans ma méditation, ce n'est pas un exercice purement psychophysiologique. Je travaille à fond, jusqu'à obtenir une aisance parfaite de mes gestes et de mes attitudes. Mon esprit habite cette aisance et se retourne pour sentir le vent de l'aile de la grâce. La conscience laborieuse qui a fait l'effort de tout mettre en place, se retourne vers la conscience lumineuse de la présence de l'UN, du Mystère au centre d'elle-même.
XII – QUE CONCLURE ?
Une conclusion s'impose, c'est que chacun de nous continuons à travailler à sa conversion. Elle est commencée depuis nos jeunes années, que nous en soyions conscients ou non. La vocation de tout être humain adulte est de faire venir de plus en plus ce processus à sa conscience claire, de l'accompagner de mieux en mieux, de le rendre davantage efficient. Beaucoup d'entre nous sont venus tard à ce travail, faute d'avoir était éveillés ou faute d'avoir su saisir les occasions. Il est tristement banal de constater que ce sont nos échecs répétés qui finissent par nous tirer de notre inertie. Mieux vaut tard que jamais.
Et que nous nous y entraînions les uns les autres, lorsque nous aurons enfin pris pied sur le terrain d'exercice du samadhi. Que par l'exemple et la parole, nous transmettions le désir et les moyens de la conversion autour de nous. Tout le monde a besoin de se convertir, croyants ou non. Le monde crève de ce que les hommes ne savent pas se détourner de leurs voies mauvaises, qu'ils laissent leur centre vital leur monter à la tête et que cela leur donne la nuque raide. Sans compter l'énorme éventail des maladies psychosomatiques. Nous ne ferons jamais assez de torsions pour nous remettre d'aplomb