Kinomichi et Médecine Traditionnelle Chinoise, article de Francis Rouam datant de 1992
Francis Rouam est psychiatre et acupuncteur et pratique le kinomichi depuis très longtemps. De leur vivant, il était ami de maître Noro et de Jacques Breton. Il a participé aux activités du Centre Assise dans le cadre du zen. En particulier il a fait partie des deux premiers voyages au Japon où Eizan Rôshi a accueilli un groupe du Centre dans son temple Kaizen-ji de Tokyo pour un sesshin (1992 et 1995), F. Rouam est d'ailleurs sur la photo de Echo du voyage au Japon 1995, au milieu du dernier rang .
Cet article "Kinomichi et MTC" figure en annexe du livre de Daniel Roumanoff, La pratique du Kinomichi avec maître Noro, Critérion, 1992, p. 331-337, livre malheureusement épuisé. L'article date donc de 1992. F. Rouam m'a dit que je pouvais le mettre sur le blog en précisant bien qu'il ne l'écrirait certainement pas de la même façon aujourd'hui !
Christiane Marmèche
Kinomichi et Médecine Traditionnelle Chinoise
par Francis Rouam, psychiatre et acupuncteur
Bien que de création récente, le kinomichi est l'héritier, à travers son fondateur M. Noro, d'une tradition très ancienne de pensée, d'art, de conception du corps et de la vie, plongeant ses racines dans le Japon séculaire, et dont les origines les plus lointaines se confondent avec celles de la Chine antique.
Le Japon n'est certes pas la Chine, mais leur vision du monde s'étaye de la même façon sur un certain nombre de principes fondamentaux, tels que celui de l'identité de nature entre l'homme et le macrocosme, leurs étroites correspondances, une intelligence de la vie comme résultant d'un incessant mouvement de souffles[1] en perpétuelle transformation, dont le paradigme essentiel se résume dans la fameuse interaction yin-yang : « un yin, un yang, c'est le Dao » nous rappelle ce célèbre aphorisme du Xici[2] : le Dao – c'est-à-dire la voie, le chemin, le fondement de la vie et de l'univers – mais rien d'autre que cette succession et cet enchevêtrement sans fin des changements et des transformations.
Si le yin et le yang sont des notions qui ont fait fortune et ont été largement exportées loin de leur terre d'origine, elles sont trop souvent confondues avec deux entités distinctes, définies une fois pour toutes, opposées l'une à l'autre – même si on se rappelle qu'elles sont complémentaires –, et symboles des grandes dualités que la pensée occidentale a toujours affectionnées : masculin et féminin, jour et nuit, soleil et lune, actif et passif, etc. Ces catégorisations ne sont, en elles-mêmes, pas fausses – le caractère chinois yang désigne d'ailleurs l'adret d'une colline et le caractère yin l'ubac –, mais une telle présentation, de loin la plus répandue, omet la dimension essentielle de cette dialectique yin-yang : à savoir que non seulement l'un est impensable sans l'autre, mais que peu importe le yin ou le yang en regard de ce qui les fait interagir et les anime, soit ce que les Chinois anciens ont appelé le "Vide". Il n'y a aucun rapport entre ce "Vide" chinois et un quelconque néant ou toute autre évocation de négation, d'insuffisance, il n'y a là aucune allusion péjorative. Bien au contraire, le Vide est ce qui, bien qu'invisible et dans son invisibilité même, permet toute manifestation, il est le lieu où les souffles circulent de façon tellement subtile qu'ils en sont imperceptibles ; il est ce qui ordonne les formes[3] et en soutient l'animation.
À cet égard, on peut dire, par exemple, que la peinture chinoise classique est non figurative : non au sens d'un art abstrait comme le conçoit l'Occident, mais dans la mesure où la représentation figurée sur le papier (montagne, lac, fleurs, caractères calligraphiés, etc.) n'a pas de valeur, ni d'importance en elle-même : elle n'est là que pour évoquer et introduire à la dynamique du vide sous-jacent. De la même façon, le mouvement de taiji quan[4] ou du kinomichi n'existe que par le vide qu'il appartient au pratiquant d'essayer de révéler. De la même façon, le corps humain n'est plus concevable que comme un rassemblement, à chaque instant changeant, de souffles et de formes qui interagissent entre eux grâce et dans le Vide. Yin-yang, peinture, taiji quan, kinomichi, corps humain, médecine : autant de domaines apparemment si différents les uns des autres, et on pourrait étendre largement cette liste à d'autres pratiques (musique, poésie, administration, etc.) ; cette hétérogénéité n'est cependant qu'apparente, car ce qui fait la spécificité de ces traditions extrême-orientales est le souci de percevoir et de décrire la vie dans la multiplicité de ses manifestations à travers le jeu des interactions et des souffles en mouvement ; selon les situations, ces souffles se particularisent dans des modes différents, on leur assigne alors une dénomination distinctive ; mais leur dynamique reste fondamentalement la même d'un cas à l'autre ; que l'on considère par exemple le printemps, ou le début du jour, ou, dans le corps, le foie, les muscles, ou encore la saveur acide, ou le vent, ou l'Est, etc. il s'agira du même mouvement de souffles, même si ceux-ci reçoivent des désignations variées (printemps, Est, acide, foie, etc.) selon leur champ d'application. Toute réalité est considérée comme un rassemblement, une "conspiration" (= respirer ensemble) spécifique de souffles en un lieu et un temps donné, ayant immédiatement cédé sa place et son existence à une autre l'instant d'après.
De la même façon, une montagne, par exemple, n'est pas le poumon, pas plus que le pinceau du calligraphe, ou le partenaire qui initie tel ou tel mouvement de kinomichi, le lac dans la vallée n'est pas l'un des deux reins, une feuille de papier ou le partenaire qui reçoit un mouvement de kinomichi, mais le mouvement de la montagne vers le lac de la vallée, du pinceau sur la feuille, du poumon vers les reins, d'un partenaire vers l'autre au kinomichi est le même mouvement de souffles. Précisons bien les choses : ce ne sont pas la montagne, le poumon, le pinceau, tel partenaire au kinomichi qui importent par rapport au lac, aux reins, à la feuille, à l'autre partenaire : c'est l'interaction entre les deux, le mouvement entre montagne et lac, deux partenaires, poumons et reins, etc., qui fait la vie. Précisons encore un peu plus : ce ne sont pas montagne et lac, poumons et reins, pinceau et feuille, deux partenaires qui interagissent : c'est la rencontre, l'interaction (c'est-à-dire le Vide où circulent les souffles) qui définit et met en place, selon les cas, une montagne et un lac, le poumon et les reins, deux partenaires ; autrement dit, et pour reprendre une formulation chinoise, selon que l'on contemplera la vie du point de vue du Ciel ou de la Terre[5], on percevra le lac ou la montagne ; quand le Ciel appelle la Terre, c'est la vallée ; quand la Terre répond au Ciel, c'est la montagne[6] ; et il en est de même entre deux partenaires, entre deux aspects du corps humain (poumons et reins dans l'exemple choisi).
Ainsi la médecine traditionnelle chinoise ne s'intéresse-t-elle qu'aux mouvements des souffles qui constituent le corps[7] ; ces échanges, ces interactions sont décrits selon divers systèmes de référence théorique, variables selon les époques et les applications pratiques thérapeutiques que l'on considère : 5 mouvements[8], méridiens, viscères[9], régions anatomiques, également rôle des points d'acupuncture, qualités des plantes médicinales, mouvements de taiji quan ; et on aurait pu y ajouter les mouvements du kinomichi s'il avait existé dans les temps anciens. Il n'est donc guère étonnant de retrouver d'étroites analogies entre le regard sur le corps que nous enseigne le kinomichi et certaines descriptions des livres de médecine traditionnelle chinoise : mouvement de spirale à partir de la taille pour l'un, méridien dit "ceinture" (daimo) autour de la taille pour l'autre et étroitement en rapport avec les reins, hara et champ de cinabre (inférieur) et points dits "origine de barrière" et "porte du mandat céleste", impulsion des pieds et des talons et méridiens qiamo, etc. Mais on aura compris que ces formulations ne sont qu'accessoires au regard de l'intention qui les sous-tend et de cette conception particulière et fondamentalement dynamique de la vie que nous avons tenté de présenter très succinctement. Là où des livres savants ou de modestes et approximatives explications (tel que le présent développement) proposeront au médecin, ou à tout lecteur, une approche théorique de ces complexes notions, la pratique d'un art traditionnel, corporel par exemple, affinera notre perception de processus vitaux qui ne se laissent jamais réduire à des concepts abstraits, aussi subtils soit-il ; la médecine traditionnelle chinoise est une médecine qui s'intéresse à ces processus qui, selon la perspective adoptée, souvent largement culturellement influencée, pourront le cas échéant être repérés comme source de souffrance ou qualifiés de pathologiques : l'acte thérapeutique – quel que soit le support utilisé – vise à relancer une dynamique qui s'est perdue dans des conjonctures limitées et répétitives ; le mouvement du kinomichi vise, d'une façon comparable, à exprimer cette dynamique du Vide que chacun n'a que trop tendance à déserter au profit des immobilismes les plus improductifs.
Le kinomichi est un travail énergétique, un travail sur les souffles. Il tend à en réguler la circulation, en permettre l'expression la plus adéquate possible entre chacun et son partenaire. La médecine, si elle utilise d'autres moyens, n'a pas d'autre but ; toute maladie peut être considérée comme un blocage de la diffusion, de la propagation ou une insuffisance des souffles, toute thérapeutique vise à en rétablir le cours et la qualité ; les pratiques corporelles ont toujours tenu une place extrêmement importante dans la médecine traditionnelle chinoise, notamment dans sa dimension préventive qui est essentielle. Ne dit-on en effet pas, dans la tradition classique, que, si le petit ouvrier (ouvrier-médecin) sait soigner la maladie, et le moyen ouvrier sait en traiter la cause, le grand ouvrier sait prévenir l'éclosion de la maladie. De telles considérations prennent toute leur ampleur si on ajoute que l'ensemble des maladies est loin de se limiter à la liste des affections répertoriées par la nosographie occidentale[10], mais que se trouve également concernée toute la sphère relationnelle de l'individu et de son semblable ; le domaine psychologique et/ou spirituel est, par conséquent, tout à fait concerné par ces démarches.
Toute affection pathologique revient à un dysfonctionnement des interrelations entre l'homme et le monde extérieur qui l'entoure, avec autrui, entre divers aspects de son corps ; l'art médical, tout comme l'art corporel, chacun à son niveau, sont une remise en acte et en mouvement de ces correspondances et interrelations perturbées dans tel ou tel aspect de la vie de l'individu ou du groupe dans lequel il évolue. Le kinomichi, pas plus que le taiji quan, n'est thérapeutique au sens où on l'entend habituellement : levée de symptômes pathologiques, cure de désordres énergétiques suffisamment intenses pour que le médecin les repère comme maladies ; mais il participe à l'entretien de la vie et donc à la prévention. Il n'est pas réductible ni même comparable aux exercices sportifs que l'Occident connaît bien (qui, eux aussi, rappelons-le, ont un rôle non négligeable à jouer dans l'entretien de la santé) ; il est une ouverture subtile vers un mode d'expression d'une certaine qualité de souffles qui est celle que la médecine traditionnelle chinoise repère, car il appréhende la vie dans ces mêmes manifestations et dans une même éthique.
En guise de conclusion à ces quelques lignes, laissons la place aux vers de ce poème de Su Dongpo (poète chinois de la dynastie des Song, 1036-1101) :
« Les fleurs dans le pot émergent rouges,
La fumée s'enroule en volutes claires.
Questions et réponses inutiles,
Le ruyi en travers sur le sol.
Dian laisse mourir lentement le son de la cithare,
Zhaowen pose le luth :
Tout cela contient une mélodie
Qu'on peut chanter, qu'on peut danser.[11] »
(Cité et traduit par François Jullien in La valeur allusive, EFEO, Paris, 1985, p. 270-271)
[1] Souffle : traduction du mot japonais ki (en chinois qi) qui nous semble préférable à celle, plus habituelle, d'énergie. Les termes chinois ont été transcrits selon la transcription officielle du pinyin, les termes de kinomichi et de ki sont transcrits de la façon dont le propose Noro.
[2] Le Xici est un petit traité annexé au Yiking (Livre des mutations), ce dernier est le premier des 5 grands livres "classiques" de la tradition chinoise, les 4 autres sont : le Shujing (Annales de la Chine) ; le Shijing (Livre des Odes) ; les Zhouli, Yili et Liji (livre des rites) ; le Chunqiu Zuoshuan (Chronique des Printemps et des Automnes).
[3] Les formes, quelles qu'elles soient, formes anatomiques par exemple quand il s'agit du corps humain, sont homogènes aux souffles circulants et n'en sont qu'une manifestation plus matérielle (autrement dit, la matière n'est qu'un aspect particulier de l'énergie).
[4] Le taiji quan est un art corporel traditionnel chinois entièrement fondé sur la circulation des souffles dans le corps ; il se pratique seul ou avec un partenaire et apparaît comme une suite de mouvements très lents que l'on peut voir exécuter le matin tôt par des foules entières dans tous les parcs chinois ; taiji signifie le "faîte suprême" et quan signifie le "poing" avec une idée de maîtrise, de mesure et d'évaluation ; il faut y comprendre également la notion de force de puissance enroulée dans la main, laquelle représente ici la communication du corps avec l'univers.
[5] Le Ciel est un principe inducteur, et la Terre un principe récepteur.
[6] Vallées et montagnes sont deux interactions possibles entre le Ciel et la Terre : ce sont des aspects de l'espace – notion importante s'il en est pour le kinomichi – entre Ciel et Terre.
[7] Corps aussi bien physique que psychique.
[8] 5 mouvements : parfois improprement appelés 5 éléments (bois, feu, terre, métal, eau), notion beaucoup trop statique et atomistique et par conséquent très éloignée de la perspective chinoise ; celle-ci désigne là 5 séries de correspondances par lesquelles tous les aspects de la vie s'animent, interagissent et circulent.
[9] Méridiens : grands trajets de souffles à travers tout le corps qui permettent les interrelations entre tous ses aspects et avec tout ce qui l'entoure à l'extérieur ; les viscères sont des aspects fonctionnels de l'organisation énergétique du corps selon une perspective un peu différente des méridiens avec lesquels ils ont cependant des liens très étroits ; ils dépassent de beaucoup la dimension anatomique que la médecine occidentale a exclusivement retenue. La plupart des points d'acupuncture se trouvent sur le trajet des méridiens.
[10] Nosographie : classification des maladies.
[11] Ruyi : instruments à se gratter le dos (mot à mot : "selon son désir"), ce qui évoque ici la parfaite aisance, libérée de toute contrainte, grâce à une disponibilité parfaite.