Le rôle du maître dans la pratique spirituelle, conférence de Jacques Breton en 1991
Dans cette conférence Jacques Breton a parlé à partir de son expérience en bouddhisme zen et dans le christianisme. En particulier il parle du rôshi qui est responsable actuel du Ryutaku-ji, monastère zen du Japon, avec lequel le Centre Assise est lié (de nombreux messages du blog en parlent). La conférence a duré une heure et a été suivie de questions dont quelques-unes figurent ici. Elle a eu lieu au Centre Regards à Eaubonne (Val d'Oise) le 22 novembre 1991,. Elle était organisée par Christiane et François Marmèche. Le Centre Regards dissout en 2002 était à l'origine lié aux pères maristes de Margency, Jacques Breton est venu y faire plusieurs conférences, la précédente est sur le blog : Être soi-même face aux autres, face au monde. Conférence-débat avec Jaques Breton, 22 mars 1991
Le rôle du maître dans la pratique spirituelle
avec Jacques Breton
Je suis prêtre catholique et j'ai fait tout un cheminement. J'ai été longtemps aumônier de lycée (Henri IV, Saint-Louis) puis j'ai vécu mai 1968 juste en face de la Sorbonne, aux premières loges… d'où remise en question… Je suis allé trouver mon évêque pour lui demander d'aller plus loin dans l'expérience de Dieu, et je lui ai dit : « Je parle de Dieu mais je ne le connais pas. » Il m'a donné l'autorisation de partir. Je me suis retrouvé ermite pendant quatre ans, ce qui est une mise en face de soi-même. Je travaillais comme bûcheron pour gagner ma vie. Mais auparavant pour me préparer à cette vie, j'ai fait des sessions, ce qui m'a permis de faire la connaissance de Graf Dürckheim. C'est un homme qui faisait le lien entre le corporel, le psychique et le spirituel ; alors que beaucoup d'analystes freudiens niaient la spiritualité, lui était jungien. Dans son centre en Allemagne, il proposait toute une démarche dans le but de recréer l'unité de la personne. Après l'ermitage j'ai suivi toute une formation auprès de lui, et cela m'a beaucoup aidé. À travers lui j'ai été initié à la pratique du zen, ce qui m'a beaucoup aidé également dans ma vie spirituelle et chrétienne. Comme j'aime aller à la source, je suis parti au Japon dans le cadre d'un voyage organisé par le Vatican, pour une rencontre entre moines bouddhistes et moines chrétiens[1]. Ce fut assez extraordinaire. J'ai prolongé mon séjour en restant dans un monastère zen auquel je suis encore relié. J'ai des attaches très fortes avec le rôshi de ce monastère chez qui je retourne chaque année depuis six ou sept ans pour moi-même, pour me former. J'essaie d'aider des personnes à faire ce même cheminement.
Les évêques se rendent compte aujourd'hui que des jeunes quittent l'Église pour aller dans des sectes. Ils se rendent compte que ce que je fais correspond de plus en plus aux questions que se pose l'Église actuelle. Je me sens donc relié et non pas marginal.
Maître spirituel.
J'ai rencontré des maîtres. Graf Dürckheim on a été un ; deux rôshis dont un actuel, puis un maître spirituel. J'ai donc une petite expérience sur ce que peut être un maître spirituel.
Première question : pourquoi a-t-on besoin d'un maître spirituel ?
Il y a deux formes de vie religieuse chez les chrétiens.
La première forme c'est une vie religieuse assez traditionnelle qui a toute sa valeur. Il y a une foi authentique et un comportement moral en conformité avec cette foi, une certaine vie de prière et une partie rituelle de sacrements de vie pratiquée par beaucoup.
L'autre forme de vie religieuse – à laquelle l'Église actuelle ne répond peut-être pas assez –, correspond au désir d'un chemin directement spirituel, c'est-à-dire que des gens voudraient que Dieu soit plus présent dans leur vie, qu'il soit au cœur, afin qu'il n'y ait pas deux parts : le sacré et le profane. Ce sont ceux qui, dans leur conduite, ne se réfèrent pas seulement à une loi extérieure, mais beaucoup plus à la vérité profonde qui les habite – conformité à ce qu'ils croient vrai pour eux et pas seulement à une référence. Ce sont ceux qui désirent recréer une unité plus vraie dans leur vie, la personne étant un tout, un ensemble. L'unité, c'est quelque chose que j'ai en moi-même : je suis en communion avec les autres, avec le monde et petit à petit cela se construit dans ma vie. Ces personnes veulent réaliser ce qu'elles sont – comme le dit en substance l'Évangile de Jean : « vous êtes déjà fils de Dieu et vous avez à le devenir » c'est-à-dire que tout homme porte en lui ce germe divin et il a à le développer dans sa vie pour devenir ce qu'il est vraiment. C'est un chemin de réalisation où la foi n'est pas seulement une croyance en Dieu, mais se vit davantage au niveau de l'expérience. Le désir est alors de rentrer dans l'expérience réelle qui est au cœur de moi-même, présente dans ma vie et que je découvre progressivement, dont je fais réellement l'expérience. Donc : pas seulement croire mais rentrer dans cette expérience comparable à une expérience contemplative, mystique. C'est donc une expérience spirituelle réelle, et c'est tout un chemin spirituel : par étapes progressives on devient des hommes plus adultes, plus mûrs. C'est un long chemin.
Disant cela, je suis dans la ligne de toutes les traditions religieuses : toutes les traditions parlent de chemin. Le Christ dit : « je suis le chemin » et plus loin : « la porte pour entrer est étroite et le chemin qui conduit à la vie est escarpé, difficile. » Donc un chemin dit spirituel est un chemin difficile. S'il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus, c'est parce qu'il y en a peu qui acceptent de prendre ce chemin et de le mener jusqu'au bout. Pourtant, je peux vous assurer que plus en avance sur ce chemin– et c'est le signe que l'on avance – plus on est heureux. Le signe est donc que l'on est plus heureux… seulement pour arriver à ce bonheur, il faut passer par des étapes qui sont parfois difficiles et parfois douloureuses. Il y a des épreuves.
Au séminaire j'ai été choqué par cette phrase de quelqu'un : « Moi, je n'ai jamais demandé à être saint parce que je sais trop ce qui me serait arrivé. » C'est le refus de dire « c'est là que je pourrais trouver mon épanouissement réel. » Au fond, c'est la peur qui fait que l'on s'arrête et que l'on préfère rester dans la vie religieuse du commun des mortels.
Regardez l'itinéraire très initiatique du peuple hébreu avant qu'il atteigne la terre promise, la terre de l'Alliance : Abraham a dû quitter la maison de son père, son pays. C'est difficile de partir, ou quitte une rive et on ne sait pas où ça mène. Et il faut toujours quitter quelque chose… Ensuite il y a eu des passages difficiles : passage de la Mer Rouge avec les risques, les peurs… passage par le désert… heureusement de temps en temps il y avait une manifestation comme au Sinaï…
Pour tout homme l'itinéraire spirituel est difficile car nous partons d'une réalité qui est la nôtre, qu'on l'appelle "ego", "vieil homme", peu importe les mots, c'est notre réalité avec un mélange de bien et le mal, une intelligence un peu limitée, des choses qui nous dépassent (les mystères…). C'est un monde conditionné par mon corps, par la situation dans laquelle je me trouve, ce qui fait dire à saint Paul : « Nous étions des enfants soumis aux éléments du monde, nous étions esclaves… » (Ga 4, 3). Dans ce monde de l'ego, il y a une grande part d'inconscience (refoulement de choses mal vécues…) qui va souvent interférer dans nos choix alors que nous croyons être libres. L'inconscient est plein de peurs et d'angoisses et paralyse souvent nos choix. Nous croyons être libres et faire des choix justes, mais c'est peut-être l'inconscient qui a joué et qui nous a trompés.
Il n'est pas facile d'apprendre à nous connaître, à découvrir qui nous sommes, toute cette part de nous-même qui est plus ou moins refoulée. Apprendre à se connaître, c'est voir tous les obstacles qui sont sur notre route et également découvrir toutes les possibilités énormes qui sont aussi en nous. Bien sûr, beaucoup de gens ne vivent pas pleinement car il y a des potentialités qu'ils portent en eux et qui ne sont pas encore exprimées au point de vue artistique, connaissance… ils ne les connaissent pas car personne ne les a aidés sur ce plan-là.
Sur le chemin spirituel, il est important d'apprendre à se libérer de ce qui n'est pas utile dans l'existence, à abandonner ses fixations, à lâcher progressivement, certaines sécurités (financières, relationnelles…) mais attention, il ne faut pas les lâcher trop vite, on en a souvent besoin encore longtemps. On a des sécurités qui nous sont nécessaires, et pourtant à un moment donné il faudra les lâcher pour progresser.
Nous vivons aussi dans un monde conflictuel d'oppositions qui viennent à la fois de notre état et du fait qu'on est de la terre et qu'on est aussi du ciel. Beaucoup partent dans le ciel et quittent la terre. Moi-même tout au début, quand j'étais aumônier de lycée, j'envoyais les jeunes au ciel, mais la retombée sur la terre était plutôt terrible, brutale ! C'est facile de chauffer un jeune et ensuite il retombe, et c'est comme cela qu'il perd la foi…
Cette unité entre le ciel et la terre, est composée de cette verticale dans laquelle j'ai besoin de m'enraciner dans la terre, mais j'ai aussi besoin de m'ouvrir dans l'horizontale – c'est la croix –, et ce n'est pas facile. Notre tempérament comporte parfois beaucoup de douceur mais aussi beaucoup de dureté, et tout cela est très difficile à lier.
Et qui est encore plus difficile, c'est de s'ouvrir à l'expérience qui nous est intérieure, l'expérience de l'Être (du divin) au fond de nous-même. Tout homme est appelé à vivre cette expérience profonde où on avance dans l'obscurité, à tâtons. Heureusement d'ailleurs, car si l'Être se manifestait à nous de manière trop brutale, nous n'existerions plus. Il se manifeste progressivement à travers l'obscurité, la nuit, le vide, beaucoup de choses. Faire cette découverte n'est pas à notre portée immédiate, et c'est la raison pour laquelle le chemin spirituelle présente de grands dangers.
Le premier danger c'est d'avoir une spiritualité à bon marché. Actuellement tant de choses s'offrent : on fait un peu de zen, de yoga, on s'éparpille et on appelle cela du spirituel. C'est dangereux car on s'illusionne. On peut se sentir très bien et en rester là car on n'est plus angoissé.
Un peu de paix intérieure est indispensable, mais il ne faut pas en rester là. De nombreuses techniques se disent spirituelles sans l'être. Ce sont des techniques psychiques qui peuvent vous donner des pouvoirs, mais qui vous détournent de votre vraie liberté. Il y a beaucoup de charlatans, entre autres les sectes : on vous promet l'illumination en six mois ! En fait un chemin difficile et il faut beaucoup de temps. Bien sûr, zen et yoga peuvent aider, et moi-même je transmets le zen. Un vrai chemin spirituel s'enracine dans une tradition. Le syncrétisme est toujours très dangereux.
L'Esprit se transmet et il y a des traditions où ont lieu des transmissions très fortes, surtout les traditions hindoue, bouddhiste, musulmane, chrétienne et juive. Ce sont des traditions où le maître, le guide, se relie à tout. Il y a une continuité : on reçoit et on transmet. Cela va très loin, par exemple en remonte au Bouddha, au Christ ou à Mahomet. Il faut bien distinguer cela des sectes.
Les grandes traditions ont un apport car elles se réfèrent à une réalité qui est au-delà de nous-même. Le spirituel est un au-delà. Par lui-même l'homme ne peut pas trouver sa plénitude. Il est appelé à un absolu, à une plénitude, et seul un au-delà de lui-même peut lui donner cela. Il lui faudra passer par une espèce de mort à lui-même pour atteindre ces réalités-là, et seul, on ne peut pas… Sans ça, ce sont des ersatz, des illusions, des promesses fausses, et c'est un danger dont il faut se méfier.
Le deuxième danger c'est l'impatience. On voudrait tout de suite arriver au but. On est dans un monde d'efficacité et de rendement, on va de plus en plus vite et tout doit aller plus vite ! Mais le corps, lui, ne peut pas aller plus vite, il est ce qu'il est. Il lui faut du temps pour se convertir, il lui faut du temps pour s'unifier, il lui faut du temps pour se retrouver. Et au fond, il y a des étapes qu'il faut respecter, il y a des étapes à franchir dans le chemin spirituel. L'immédiateté est un grand danger. Quand on commence à entrer dans ce chemin spirituel, on trouve déjà des temps extraordinaires de joie profonde qui prouve que l'on est dans un vrai chemin. Je suis de plus en plus heureux, mais cela ne veut pas dire que je ne souffre pas car je suis comme tout le monde… mais ma souffrance, j'arrive à l'accueillir suffisamment en moi pour qu'elle ne me prenne pas totalement. Au fond de moi, il y a une grande paix qui demeure, même si par ailleurs je souffre.
Un troisième danger, c'est que dans un chemin spirituel il y a toujours des risques à courir. Il n'y a rien sans risque donc il faut savoir être prudent ! Pas facile !
Dans le christianisme on parle de la grâce : l'Esprit nous accompagne il est présent dans notre vie. Dans un chemin spirituel ce n'est pas d'abord nous qui agissons, mais c'est l'Être qui agit en nous, qui travaille en nous, qui nous transforme pleinement. C'est l'Esprit (le Souffle) qui nous transforme, mais nous y participons… Mais il peut arriver que cette participation aille au-delà, et c'est ce qu'on appelle : tenter Dieu. Par exemple quelqu'un peut se dire : « Ça y'est, maintenant c'est décidé, je vais vivre comme un pauvre », et alors il vend tous ses biens, et puis ça ne va pas, il se rend compte qu'il n'est pas fait pour ça. D'autres au contraire n'osent pas, ne risquent rien... et n'avancent pas car ils sont toujours en deçà.
Un des grands dangers est aussi que beaucoup de gens sont arrêtés par la souffrance, en révolte contre elle, et ils n'ont pas de guide pour les aider.
Comment se présente le maître spirituel dans le bouddhisme zen ?
Il y a plusieurs formes de bouddhisme : le bouddhisme tibétain – et en France il y en a de plus en plus avec des rinpochés, des lamas, ceux qu'en Inde on appelle des gurus. Dans le bouddhisme zen japonais il y a des rôshis,…
Un rôshi est quelqu'un qui vous enseigne ce qu'est la vie spirituelle, ce qu'est le chemin qu'il faut prendre pour atteindre le but. Cet enseignement est souvent oral, et les écritures sacrées elles-mêmes viennent en majorité de propos de maîtres mis par écrit. Il y a énormément de textes sacrés, tellement que personne ne les lit ! Théoriquement les bouddhistes d'un monastère doivent lire une fois par an ces textes, mais ils ne le font pas réellement, et l'écriture a peu de place.
Je vais vous décrire ce qui se passe dans le monastère du Japon où je vais chaque année. La transmission est principalement orale : le maître donne son enseignement. Par exemple en sesshin, il y a un enseignement oral d'une heure chaque jour.
Le rôshi est aussi un ami, c'est quelqu'un qui essaie de me connaître, de me comprendre. Une communication très forte s'est établie entre lui et moi. Il n'hésite pas à donner tout le nécessaire, même à nous conduire chez le médecin… C'est lui qui, par ses conseils et ses directives, essaie de nous conduire à l'homme réalisé. Il nous prend en charge et nous ouvre petit à petit à l'expérience spirituelle profonde. Il le fait par son enseignement, mais aussi parfois par des directives fortes (il nous secoue)… Au Japon, le maître du monastère ne vit pas dans le monastère mais dans un lieu en dehors, et à certains moments on va le trouver. Je me rappelle qu'au Ryutaku-ji, un monastère près de Mishima, quand le rôshi secouait un de ses disciples, on l'entendait à l'autre bout du monastère ! C'était vraiment pour le réveiller, lui donner un peu de tonus, le faire avancer. Le rôshi n'hésite donc pas à taper quelquefois sous son disciple, si nécessaire. D'autres fois, il utilise aussi la méthode douce. Cela dépend. Quand on arrive chez lui, on ne sait pas…
C'est lui qui a la tradition, il se réfère jusqu'au Bouddha. Quand on arrive au monastère, on voit un arbre généalogique qui part du Bouddha. Une grande partie du travail du rôshi est de former son successeur pour lui transmettre tout ce qu'il a reçu. Dans l'école du zen rinzaï où je vais, les maîtres reçoivent 25 ans de formation, et ce n'est pas rien ! Ce sont donc des gens qui ont une formation, qui ont du faire leurs preuves et qui sont passés devant un conseil pour savoir s'ils avaient fait le cheminement suffisant pour être aptes à aider les autres.
Dans les sesshins on reste dix heures en assise sans bouger dans la salle de zen, plus quatre heures d'assise en dehors : quand on reçoit l'enseignement du maître, on le reçoit en assise, en état de réceptivité ; on mange en assise, on récite les soutras en assise… La première fois, c'est plutôt difficile ! Pour moi j'ai été voir le rôshi après quatre jours, il a compris et m'a dit : "No more"… j'ai dit "Yes" et il est parti. Mais ce que j'ai trouvé extraordinaire, c'est que le lendemain matin j'étais de nouveau en assise, le rôshi est passé devant moi, il s'est arrêté devant moi, et j'ai senti que tout lâchait – tout ce qui bloquait, tout ce qui me faisait mal, toutes les tensions que j'avais en moi – et j'ai senti que je pouvais durer. Il m'avait transmis pas seulement un enseignement mais autre chose. Ce rôshi qui est mort depuis, avait une présence extraordinaire. Quand il était dans la salle, je savais qu'il était là car il donnait une sorte d'amour, il transmettait quelque chose au-delà des mots. Il y a quelque chose qui vibre en eux et qu'ils donnent. C'est une présence active, très dure et en même temps pleine de compassion, les deux à la fois. Ils ont une attention très forte, une connaissance de l'autre assez extraordinaire qui va au-delà des apparences. Déjà, en sesshin, dans le rituel qui précède l'entretien individuel avec lui, d'après la façon dont on tape sur le gong, le rôshi sait dans quel état on est parce que notre manière de frapper est significatives pour lui.
Qui dit maître, dit disciple. Le disciple choisit son maître. Et dans les monastères zen, quand un moine se présente pour entrer au monastère, on le fait attendre parfois deux, trois ou quatre jours. Il ne vient pas pour le monastère mais pour le rôshi. S'il y a un bon maître, le monastère est bien vivant.
Le moine choisit son maître car il va devoir lui faire entière confiance et à la limite, obéissance totale. Le rôshi représente la tradition et le Bouddha. Quand il dit quelque chose, tout le monde s'incline. Et quand le disciple prend l'habit, il fait un acte de soumission complète au maître. Une relation très forte s'établit alors entre disciple et maître, ce qui fait que quand le maître disparaît, cela pose des problèmes.
Le maître est vénéré. Quand on va le voir au moment prévu par le rituel, on se rend dans un lieu précis où on attend en file. Quand c'est notre tour, il y a tout un cérémonial avec deux coups sous le gong, inclinations, saluts, avant d'aborder le maître. En effet on va voir quelqu'un qui n'est pas un homme seulement mais qui représente beaucoup plus que cela, il représente toute la tradition du Bouddha. Mais quand le rôshi vient chez nous en France, on ne s'incline qu'une seule fois. Il y a une vénération, une soumission qui impose une discipline physique et spirituelle, mais on voit les vrais maîtres au fait qu'ils sont d'une énorme simplicité.
Dans le zen il y a plusieurs écoles, et l'école rinzaï où je suis comporte des kôan. Ceux-ci sont faits pour couper la logique normale de notre mental, ce n'est qu'ainsi qu'on peut arriver à résoudre les problèmes posés.
Tout chemin spirituel consiste à retrouver à l'intérieur ce qu'on lâche à l'extérieur : vous lâchez un père, une mère extérieurs, il faut retrouver un père, une mère intérieurs. Il faut lâcher les sécurités d'un monde extérieur pour retrouver un monde intérieur, un monde qui soit le vôtre et dans lequel vous soyiez libres. Alors que le monde extérieur nous emprisonne, le monde intérieur nous libère. Tout le travail consiste à quitter : il faut arriver à passer d'une connaissance trop objective, trop scientifique, trop intellectuelle, à une connaissance plus contemplative pour entrer dans la connaissance du mystère profond, c'est une autre forme de connaissance.
Ce passage est difficile et pourtant il est simple. Je peux regarder telle personne : elle est comme cela... en portant un regard extérieur. Maintenant il y a le regard intérieur, c'est quand je commence à l'accueillir, c'est-à-dire que, au lieu de projeter quelque chose sur elle je l'accueille ; au lieu d'aller vers elle, c'est elle qui vient à moi, et je l'accueille en ce qu'elle est ; je l'accueille et je la reçois tellement profondément en moi-même que je commence une communion profonde avec elle – communion contemplative où je vais rentrer dans son propre mystère intérieur.
Le maître est celui qui est capable de dépasser les apparences pour communier profondément à ce que vous êtes, à votre mystère profond pour vous aider à le découvrir.
Pour vous aider à couper la logique et arriver à un autre mode de connaissance, il utilise les kôan. Par exemple, il frappe dans ses mains, montre l'une des deux et demande : “Quel est le bruit d'une seule main ?” Il y a plus de 600 kôan pour vous aider à couper notre mode de fonctionnement logique ! C'est tout un cheminement qui peut nous aider à passer d'une connaissance trop intellectuelle à une connaissance beaucoup plus profonde.
Le premier rôshi japonais qui m'a aidé avait un sourire merveilleux. En entretien je lui ai posé la question : « Comment devenir instrument d'amour ? » Cette question est difficile car le mot "amour" n'existe pas en japonais. La session se passait en Allemagne chez Graf Dürckheim[2], et il y avait deux traducteurs pour passer du japonais à l'allemand puis au français. Quand je suis sorti de l'entretien – c'est la première expérience forte que j'ai faite, – j'ai été envahi par un amour tel que j'aurais donné toute ma vie ! Il m'a transmis quelque chose de fort, c'est comme un cadeau qu'il me faisait. Ce qu'il m'a dit, je ne m'en souviens plus. Il est mort d'un cancer du foie, le corps éclate sous une telle force, car il ne peut pas la supporter. D'ailleurs il était venu animer cette session en Allemagne alors qu'il était à l'hôpital au Japon, condamné, il était sorti, avait pris l'avion sans rien dire à personne. Son visage était cadavérique mais ses yeux étaient vivants. Il est mort deux jours après. C'est dire s'ils ont une force intérieure qu'ils transmettent, ouverture de cœur et d'esprit.
Et pour nous aider, Les rôshi lisent des livres chrétiens, ils citent l'Évangile. Il y a une grande honnêteté et vérité chez eux. J'ai entendu dire que dans la tradition tibétaine, un maître avait dit à quelqu'un qui venait de faire la retraite de 3 ans, 3 mois, 3 jours : votre chemin c'est le christianisme.
Personnellement, au Ryutaku-ji, le monastère où je vais chaque année, ils ont prévu un lieu où je puisse célébrer l'Eucharistie. Ils ne cherchent pas à imposer mais à éveiller, à réveiller. Il y a donc à la fois attention, écoute mais aussi provocation pour que le disciple aille plus loin.
En Occident, la hantise, c'est le panthéisme, c'est pourquoi on se méfie un peu du mysticisme.
En Extrême-Orient, la hantise c'est la dualité. Au nom de la non-dualité, on ne cherche pas à savoir qui est Dieu par exemple, parce que rien qu'en prononçant le nom, on risque de créer la dualité. On sait seulement que si l'on va jusqu'au bout, il y aura l'illumination. On ne parle pas d'unité mais on parle de non-dualité, car parler d'unité c'est encore vouloir nommer quelque chose. On reste donc sur un plan très pratique et on vous aide à rentrer dans cette dimension sans vous poser trop de questions. Et aux "pourquoi?", il n'y a jamais de réponse.
Certains disent que l'amour est propre au christianisme, mais je puis témoigner qu'il y a l'amour dont j'ai été envahi par l'intermédiaire du rôshi.
Le maître dans le christianisme.
Dans le christianisme, le Christ révèle qui est Dieu et qui est l'homme. Une relation entre l'homme et Dieu s'établit. Le Christ révèle quel est ce lien et comment réaliser cette unité que lui-même a vécue. Il est le chemin. Pour nous aider à réaliser cette unité, il a dit : « il vous est bon que je m'en aille sinon l'Esprit ne viendra pas » (d'après Jn 16, 7). Il nous donne son Esprit qui est l'Esprit divin et qui nous conduit jusqu'à la vérité totale. Autrement dit, le Christ a la certitude qu'il est habité par l'Esprit, cet Esprit qui le conduit jusqu'à la mort résurrection. C'est ce même Esprit qui nous est donné pour nous conduire et nous guider jusqu'au bout, il est en nous.
C'est cet Esprit qui est le véritable maître pour un chrétien, cet Esprit du Christ. Le chrétien a la certitude qu'il est continuellement guidé par cet Esprit à travers toutes les situations qu'il rencontre, Esprit qui le mènera progressivement jusqu'au terme. Sans cesse il fait appel à cet Esprit qui est en lui et qui va l'inspirer pour l'éclairer sur son chemin. L'obéissance absolue n'est pas à un maître, elle est essentiellement à cet Esprit intérieur, cet Esprit du Christ. On sait que cet Esprit ne nous fera jamais défaut, il y a même une phrase du Christ : « Quel est parmi vous le père qui donnera une pierre à son fils, s'il lui demande du pain ?... Si donc, méchants comme vous l'êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison le Père céleste donnera-t-il l'Esprit Saint à ceux qui le lui demandent » (Luc 11, 11-13).
Dans ma propre expérience, jamais l'Esprit Saint ne m'a fait défaut lorsque j'ai fait appel à lui… encore faut-il d'ailleurs que je fasse appel à lui ! Je m'en remets totalement à celui qui m'habite au cœur, à ce Souffle de vie intérieure, pour qu'il me guide. Je lui fais entièrement confiance, et petit à petit il me fait cheminer, progresser par étapes.
Quel est le rôle du maître spirituel ?
Comme je l'ai dit le "maître intérieur", c'est cet Esprit, mais encore faut-il que quelqu'un vous amène à retrouver en vous ce maître intérieur…
Par ailleurs, en vous il n'y a pas que cet Esprit qui parle et c'est cela le gros problème. Il y a beaucoup d'autres choses qui parlent parfois plus fort : les mauvais esprits mais aussi tout ce qui vient de l'inconscient.
Et puis s'il y a des périodes fastes il y a aussi des périodes de désolation, de désert où on ne voit plus clair du tout : on ne sait plus où l'on en est, on a l'impression que Dieu est très loin, même si on y croit. Ce sont des périodes difficiles.
Nous avons donc besoin d'un maître à la fois pour nous aider à découvrir notre maître intérieur, mais aussi pour nous aider à discerner ce qui vient de l'Esprit et ce qui vient d'ailleurs.
Par expérience, à certaines périodes je n'avais plus personne pour me conseiller, cela n'allait pas du tout alors que je croyais être dans la bonne voie.
Le double rôle du guide spirituel chrétien est donc d'essayer de nous aider à découvrir le "maître intérieur" et à le faire vivre. Il nous aidera à voir en nous-même qui est celui qui parle.
Par exemple les exercices de Saint Ignace de Loyola sont essentiellement là pour nous aider à cela. Ils aident à faire les choix et à découvrir que, quand l'Esprit nous parle, il nous parle avec netteté et clarté : c'est toujours clair alors que le reste est flou. Et cela permet d'arriver à un discernement progressif.
Autant en bouddhisme on vénère le rôshi, autant ce guide spirituel chrétien est quelqu'un comme tout le monde. Pour autant, il faut que ce soit quelqu'un qui ait une expérience très grande et une écoute. Je regrette profondément qu'en Occident on n'ait pas suffisamment développé ces guides spirituels, et que très souvent les prêtres n'ont pas été aidé à avoir une connaissance suffisante dans ce domaine. De toute façon, il faut avoir fait cela soi-même avant de pouvoir aider les autres.
Personnellement, j'ai eu un excellent guide qui me disait oui ou non. C'était important car j'ai eu une enfance difficile, j'ai vécu de grandes frustrations affectives et autres, j'étais bloqué…
Ce guide spirituel doit avoir un don de discernement pour être capable de vous dire : ceci est bon pour vous, cela correspond à votre réalité intérieure du moment, mais aussi avoir l'audace, le courage de dire : cela par contre, ce n'est pas juste… Et il faut être soi-même en communion avec la vérité profonde du Christ pour être capable de ce discernement.
Ce sont donc des rôles différents en christianisme et en bouddhisme. Mon maître bouddhiste m'aide beaucoup, il me secoue pour m'aider à faire une purification forte. Mais par ailleurs j'ai besoin de quelqu'un pour m'aider à discerner dans ma vie. Donc les deux sont bons !
Questions.
► Est-ce que ce dont vous parlez est ce qu'on appelle directeur de conscience ?
J B : Oui, c'est cela. Aujourd'hui on dira plutôt "conseiller spirituel" ou "guide spirituel".
Un vrai guide doit vous mener à l'intérieur. S'il reste au plan moral, ce n'est plus un guide spirituel. Un vrai guide vous accueille, vous écoute et vous aide à aller plus loin.
Autrefois le prêtre était thérapeute et guide. Le thérapeute essaie de mettre en ordre le psychisme, de faire sortir l'inconscient, il en reste à un certain plan. Le guide spirituel vous aide à aller au-delà, surtout dans les périodes difficiles, là où il y a des passages. Quand vous êtes dans un passage, il faut quelqu'un pour vous dire : « en ce moment tu es dans ce passage, vis-le jusqu'au bout. » Sinon vous avez tendance à vous croire damné, rejeté…
Le psychothérapeute a seulement un rôle d'ouverture. Il faut dire quand même que certains psychothérapeutes sont très ouverts au spirituel, à certains moments ils peuvent vous dire : maintenant allez voir quelqu'un d'autre.
► Un maître doit-il aussi être disciple ?
J B : Le maître bouddhiste a atteint un certain degré d'illumination, de réalisation, un certain stade où il n'y a personne qui puisse le guider vraiment.
Le signe que vous avez un vrai maître, c'est qu'il est très humble. Il y a un risque très fort d'orgueil, et c'est un grand danger.
Les rôshis eux-mêmes font partie de tout un ensemble, d'une école. Si on s'aperçoit que l'un d'eux dévie, ils le retirent de leur école. Entre eux, ils sont très stricts. Je sais que lorsque l'un d'eux a perdu un peu la tête, on lui a demandé de démissionner.
► Votre rôshi vit au Japon, c'est un peu loin ?
J B : Je le vois au moins une fois par an mais je peux lui écrire entre-temps et il y a un suivi. Dans les moments difficiles, je fais appel à lui et je sens sa présence même s'il est au Japon. Dernièrement je ne lui avais pas écrit de tout l'été, mais une personne que je connais est allée le voir au Japon, et à un moment j'ai ressenti une force extraordinaire de sa part. On ne se doute pas des transmissions qu'ils peuvent faire.
Notre époque est extraordinaire car il y a la possibilité de s'ouvrir. Je suis persuadé que nous leur apportons aussi quelque chose. Nous avons des richesses qu'il ne faut pas perdre, mais nous pouvons aussi recevoir. Dans notre tradition chrétienne il y a eu des aspects que nous avons laissé tomber. Moi, j'ai beaucoup reçu des rôshis et des moines japonais, cela m'a permis d'affirmer davantage ma foi et c'est une grâce énorme. Mais c'est aussi un danger de croire que toute la mystique est là-bas, nous aussi nous en avons. La richesse actuelle, c'est cette transmission d'une tradition à l'autre alors qu'avant on était complètement fermés les uns par rapport aux autres.
► Vous dites que vous avez eu plusieurs maîtres…
J B : Il ne faut pas croire qu'on a un seul maître, on a toujours le maître qui vous convient à un moment donné. Si vous le désirez vraiment, vous le trouverez, et après il y en aura éventuellement un autre.
Il faut aussi vous dire qu'il y a des personnes qui peuvent être aidées dans leur vie à un moment donné par quelqu'un qui n'est pas forcément un grand maître.
Au début vous n'avez pas besoin d'un grand maître, et c'est vrai qu'à un moment il faut peut-être arriver à le quitter pour trouver quelqu'un qui soit plus expérimenté et qui vous mène un peu plus loin.
Comme le dit Graf Dürckheim, le maître est celui qui a fait un pas de plus par rapport à son disciple. Donc si lui-même ne continue pas, il faut en choisir un autre. Mais vous ne le trouverez que si vous avez cette aspiration.
► Est-ce qu'on ne risque pas d'avoir une attitude de butinage ?
J B : Dans un chemin qui est votre chemin personnel, différent pour chacun, je ne peux rien dire. Sur votre chemin, vous rencontrerez des personnes, des événements qui vous aideront à condition que vous soyez fidèle à votre propre vérité intérieure, que vous ne trichiez pas. Et vous direz : non, celui-là n'est pas pour moi, ou au contraire : celui-là est pour moi.
Je sais que pour Graf Dürckheim j'ai senti que c'était pour moi un guide, je ne l'ai pas cherché, il est venu sur mon chemin, et je ne l'ai pas quitté.
Ceux qui vont butiner sont ceux qui se fuient eux-mêmes d'une certaine manière. Par exemple aller à toutes les conférences inimaginables ne fait pas avancer sur le chemin, bien au contraire, car les gens butinent mais ne prennent rien. Le nombre de prospectus que je reçois dans ce domaine (psychologie, spiritualité…) est énorme à Paris !
Pour moi, je me réfère à mon maître intérieur. Et pour moi le rôshi est plus un guide qu'un maître, je n'ai pas de soumission totale envers lui, bien que j'ai confiance qu'il m'aide. Jusqu'à sa mort j'ai eu des liens très forts avec le premier rôshi que j'ai eu au Japon. Quand j'étais très malade, il m'emmenait chez le médecin (on méditait avec – 8 °, fenêtres ouvertes, sans chauffage, dans un milieu humide…). Quand j'étais à côté de lui, j'avais envie de prier tout le temps, du fait de sa présence. Et pourtant il était parfois très très dur avec moi.
Le mot "guide" est peut-être meilleur que "maître". C'est la personne qui, à un moment donné, va vous aider à faire un pas.
D'ailleurs, en christianisme, il est dit : « Vous n'avez qu'un seul maître… le Christ. » (Mt 23, 8-10). Et le Christ effectivement est un vrai maître.
Vous-mêmes, vous n'aurez jamais fini de vous connaître. Vous portez en vous un mystère qui vous dépasse, et vous n'aurez jamais fini de connaître cette vérité, de communier intimement avec elle, d'incarner cela en vous. Et moi-même, même si j'y crois profondément, il y a parfois dans ma vie des moments où je peux en douter. Sainte Thérèse d'Avila qui est une grande mystique, le Christ l'a mise en enfer à un moment donné car elle s'est crue arrivée. On n'est jamais à l'abri, jamais. Il y a un tel abîme qu'on ne peut jamais dire : « ça y'est ! » C'est cela qui nous laisse humbles et petits. On est tous sur le même chemin, c'est tout. Plus vous avancez, plus la foi augmente, la confiance aussi, mais il peut y avoir des périodes de nuit, des périodes de purification – saint Jean de la Croix en parle –, des périodes de désolation, et là on a besoin de quelqu'un qui soit présent[3].
[1] Cf. Voyage de chrétiens (J. Breton…) dans les monastère zen au Japon en 1983 dans le cadre du Dialogue Interreligieux Monastique
[2] Comme il le dit après, Graf Dürckheim a été aussi un maître pour Jacques Breton, de très nombreux messages lui sont consacrés sur le blog.