"J'ai découvert l'unité", interview de Jacques Breton parue en 2002
Comme l'indique le titre du blog, "Voies d'Assise : vers l'unité", la recherche de l'unité est quelque chose d'essentiel. En 2002, lors de l'entretien de Jacqueline Kelen avec Jacques Breton (décédé en 2017), celui-ci a évoqué son parcours, et a affirmé que grâce à la rencontre du zen et à des thérapies chez Graf Dürckheim, il a lui-même découvert cette unité.
L'entretien se passait dans le local de la rue Quincampoix à Paris.
J'ai découvert l'unité
Entretien de Jacqueline Kelen avec Jacques Breton
"Terre du ciel", novembre décembre 2002
Dans la salle de méditation, une belle pietà en pierre et une croix faite de branchages côtoient une grande calligraphie japonaise figurant le "Mu" ou vide, emblématique du bouddhisme. Ainsi l'a souhaité le père Jacques Breton, prêtre catholique habilité à transmettre le zen et fondateur du Centre Assise. La bienveillance et la joie présentes dans son regard témoignent d'un parcours authentique.
► Depuis de nombreuses années, vous enseignez la pratique de l'assise silencieuse, vous animez aussi des "sesshin zen". Cependant vous demeurez ancré dans la tradition chrétienne et dans votre ministère de prêtre. Comment s'est faite la rencontre avec le bouddhisme zen ?
J B : Graf Dürckheim en fut l'intermédiaire, mais ma première rencontre avec cette méditation remonte à une session qui s'est déroulée à l'Arbresle[1] et qui portait sur le corps et la prière. Ensuite, je fus invité à participer à des échanges spirituels organisés par le Vatican, entre moines bouddhistes et moines chrétiens. À ce moment-là je vivais en ermite et mon témoignage pouvait être celui d'un moine. Nous nous sommes retrouvés au Japon dans un monastère bouddhiste, mais après les échanges, j'ai prolongé mon séjour, j'ai voulu approfondir davantage. Et depuis 1983, je retourne tous les ans dans ce monastère. Ainsi, je suis entré dans l'expérience zen en toute vérité : non en lisant des livres mais en entrant dans l'expérience. J'ai accepté d'être un disciple et j'ai eu quatre "roshis" (maîtres spirituels) successifs. Une grande amitié est née entre nous. Il faut préciser que ce monastère japonais était particulièrement ouvert et témoignait d'un grand respect pour les chrétiens. Ainsi m'était réservé une sorte de petit temple où je pouvais célébrer l'eucharistie.
► Tout de même, pour le prêtre catholique que vous étiez, cette découverte, tout en vous enrichissant, a dû entraîner une remise en question certaine.
J B : Comme beaucoup de catholiques à l'époque, j'avais une appréhension à l'égard du bouddhisme, jugé athée. C'est chez Dürckheim auprès de qui j'ai fait une longue formation à partir de 1972 que j'ai rencontré les grandes valeurs spirituelles de cette tradition. Le zen m'a beaucoup apporté comme chemin d'intériorité tout en me permettant d'habiter mon corps. J'ai redécouvert la place du corps dans l'expérience spirituelle. Mais ce n'est pas tout : j'ai découvert l'unité, alors que la plupart du temps l'homme vit dispersé, se morcelle en mental, affectif, etc. J'ai aussi appris à m'abandonner, à lâcher les tensions qui s'étaient accumulées. J'avais connu une enfance difficile : étant orphelin de bonne heure, je n'avais personne à qui m'abandonner, je prenais tout sur moi, ce qui peut expliquer ma rigidité à ce moment-là. C'est durant la vie d'ermite que j'ai menée en Sologne pendant quatre ans que j'ai pris conscience de mes difficultés intérieures.
► Et le zen a tout résolu ?
J B : Il m'a apporté quelque chose de fondamental, il m'a appris à être totalement dans le présent – présence à soi-même – et aussi découverte de la présence du souffle et de l'esprit (qui dans plusieurs langues sont un seul et même mot).
► Cette pratique du zazen n'a-t-elle pas bouleversé, voire mis en péril votre propre tradition et votre appartenance à l'Église catholique ? Avez-vous eu peur à un moment de perdre votre foi ?
J B : Le parcours d'Henri le Saux m'a beaucoup aidé : tout en abordant de très près l'hindouisme, il était resté chrétien[2]. Moi aussi je me sentais fort d'une expérience fondatrice que j'avais eue pendant mon enfance. Je traversais alors des moments très douloureux. Il y avait beaucoup de morts autour de moi et je me trouvais dans un très grand isolement. C'est alors que dans ma détresse, je ressentis une présence pleine d'amour. Ma foi s'appuie ainsi sur une expérience en lien avec le Christ. Bien sûr, chez Dürckheim, toute ma structure théologique s'est effondrée et mon psychisme a été très secoué. J'ai vécu, à la façon de Jean de la Croix, une période de « nuit obscure », de nuit purificatrice. Auparavant, je me rassurais avec la doctrine et avec les dogmes. Puis dans les monastères du Japon j'ai découvert d'autres valeurs que celles du christianisme, des valeurs authentiquement spirituelles. Par exemple, je me souviens d'une fois où j'ai posé au roshi cette question : comment devenir un instrument d'amour ? Sans répondre à ma question par des mots, le roshi m'a transmis une incroyable, une magnifique énergie d'amour.
► On en revient à la place du corps dans l'expérience spirituelle…
J B : En Occident on a donné trop d'importance à l'intellect et à partir d'Abélard on a coupé la théologie de l'expérience. On en est arrivé à une spiritualité désincarnée, à un manque de présence et de silence. On est obligé de faire appel à l'Extrême-Orient pour retrouver ces dimensions, pour ressentir les énergies. Pour ma part, la rencontre avec le bouddhisme zen m'a permis de développer des énergies très grandes, et comme je pratique aussi le kinomichi[3], je me sens encore très jeune !
► Le Centre Assise que vous avez fondé se définit comme un lieu de cheminement, de rencontre et de silence. Vous y proposez un travail intérieur, la méditation zen ainsi que la spiritualité chrétienne. Qui vient en ce lieu ?
J B : Des personnes diverses mais habitées par un sens spirituel et ayant une démarche de vérité. Certaines retrouvent la foi chrétienne, d'autres viennent découvrir les valeurs du bouddhisme, beaucoup sont attirés par le silence. Je respecte le cheminement de chaque participant. Durant une sesshin, une messe est proposée chaque jour, et je note que tout le monde vient à la dernière messe, y compris le Rôshi.
► À un moment cependant, les deux voies divergent : l'entrée dans le vide ou la vacuité n'a rien de commun avec une relation au Christ, avec la Présence divine…
J B : Dans le zen, la "nature du bouddha" est un absolu et la relation paraît relative. Certains bouddhistes disent que les chrétiens croient en un Dieu extérieur, et ces bouddhistes font fi de la dimension relationnelle essentielle au christianisme. […] Ceci dit il faut voir que si je suis entré dans le zen, c'est parce que j'avais des difficultés relationnelles…La dimension chaleureuse, conviviale ou fraternelle est une des expressions de l'amour, et cet amour qui n'est pas sentimental ni réductible à de bonnes œuvres est l'essence même du christianisme.
► À proposer à la fois la méditation zen et la spiritualité chrétienne, il peut y avoir confusion ou bien on risque de tomber dans le piège d'une spiritualité à la carte, selon ses besoins personnels…
J B : Je veille à ce qu'il n'y ait aucune confusion. Lors d'une sesshin par exemple, je présente d'une part le point de vue bouddhiste et d'autre part le point de vue chrétien, afin que chacun puisse se retrouver. Je distingue aussi "la pratique du zazen" aux apports considérables, compatibles avec une vie spirituelle chrétienne, de "la voie du zen" qui est bouddhiste et interpelle nécessairement le chrétien dans sa foi et dans sa relation au Christ et à Dieu.
► En quoi la pratique du zazen a-t-elle changé votre façon de célébrer l'Eucharistie ?
J B : Indéniablement, la cérémonie du thé m'a aidé à être plus vrai, à avoir le geste juste, à intérioriser davantage. La méditation en silence me permet d'être vrai dans ma parole, dans ce que je ressens et ce que je vis. […]
► Nietzsche disait que le problème des chrétiens, c'est qu'ils avaient si peu l'air sauvé, en dépit de leur foi en la rédemption. Mais vous, Jacques Breton, vous avez l'air heureux d'être chrétien et vous êtes aussi content d'être sur terre, dans votre corps.
J B : La résurrection pour moi est commencée ! Elle ne viendra pas plus tard, comme événement final. À partir du moment où l'Esprit commence à vivre en nous, chacun de nous peut sentir cette transformation et cette joie. Et même si le monde est plein de conflits et de menaces, je ne souhaite pas être un ange mais rester un être humain. Je crois beaucoup à la vertu d'humanité, à la relation d'écoute et d'amour.
► Dans votre démarche, avez-vous été compris, soutenu ou empêché par les Supérieurs de l'Église catholique ?
J B : Ma démarche aurait été impossible avant Vatican II et sa recherche d'œcuménisme. Je dois dire que les évêques m'ont toujours soutenu. L'un d'eux m'a assuré : « Vous êtes au cœur de l'Église »…
[1] Il s'agit du couvent de la Tourette situé à l'Arbresles près de Lyon, c'est un centre de rencontre qui appartient aux dominicains (https://www.couventdelatourette.fr/activitepagedegarde/rencontres-et-sessions.html)
[2] Des messages sur Henri le Saux figurent sur le blog, Cf. Henri le Saux,