Par Graf Dürckheim : Toucher une réalité qui est au-delà de ce que nous entendons par les mots "vie" et "mort"
Nombreux sont les textes de Karlfried Graf Dürckheim où il parle de la mort et de la vie en citant souvent des exemples concrets. Voici des courts extraits de trois livres :
- La feuille et l'arbre (La percée de l'Etre, éd. Le courrier du livre, 1971, p.56)
- La mort comme passage (L'esprit guide, éd. Albin Michel. 1985, p. 202-205)
- La voix du maître intérieur dans la rencontre avec la mort. (Le Maître intérieur, éd. Le courrier du livre, 1980, p. 163-177)
« En excluant la mort de sa vie, on se prive d’une vie complète.
Et en l’y accueillant, on élargit et enrichit sa vie. » (Etty Hillesum)
Trois textes de K-G Dürckheim
Toucher une réalité qui est au-delà de ce que nous entendons par les mots vie et mort
1) La feuille et l'arbre
La petite feuille du grand arbre ! Si la feuille était douée de conscience, ne serait-elle pas, en automne, sous l'emprise du sentiment de sa mort prochaine ? Assurément, si sa conscience ne contenait rien d'autre que la feuille, la feuille en soi. Alors elle sentirait qu'elle jaunit, qu'elle commence à sécher, qu'elle va bientôt tomber – jouet du vent, victime de puissances destructrices. Supposons maintenant que la feuille puisse avoir conscience que ce qui vit en elle n'est pas seulement la feuille mais en même temps l'arbre ; elle saurait alors que sa vie et sa mort annuelles sont un mode d'être de l'arbre, elle serait consciente que la vie de l'arbre est en elle, que la Vie inclut non seulement sa petite vie mais sa petite mort. Et instantanément, l'attitude de la feuille, face à la vie et face à la mort serait transformée ; l'angoisse disparaîtrait et tout prendrait un autre sens.
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2) La mort comme passage
► Heidegger avait une formule assez brutale à propos de la mort : « Dès qu'un homme est né, il est assez vieux pour mourir. »
K-G D : Oui, mais beaucoup de personnes ne veulent pas l'accepter. Il y a quelque chose dans l'inconscient qui dit : « Pas moi ! » Alors on fait tout son possible pour soigner sa santé. On voit uniquement le corps qui doit être en bonne forme. C'est ça qui compte. Mais il y a autre chose.
La mort est le thérapeute du vieux. Elle a deux messages : « Lâche un peu ce que tu fais dans l'existence. Dans la mesure où tu es encore capable de balayer les feuilles mortes dans ton jardin, fais-le, ou la force de te faire la cuisine, fais-la. Tant qu'il y a encore des choses qui t'amusent et que tu peux encore faire, fais-les. Mais ne place pas le sens de ta vie sur quelque chose d'extérieur, sur une efficacité extérieure, sur un autre savoir-faire. Donne de la place à ton intériorité et permets-toi de mûrir intérieurement. » […]
Il y a inévitablement un moment où l'homme s'approche de la mort. S'il est mûr, il l'accepte. Mais souvent le médecin ne lui dit pas la vérité.
Je connais beaucoup de cas où il s'est produit un grand changement pour l'homme au moment où il a accepté de mourir. Savoir mourir c'est le problème de savoir lâcher, pour toucher une réalité qui est au-delà de ce que nous entendons par les mots "vie" et "mort". C'est une réalité qui comporte en elle-même la mort de l'homme comme passage sur un autre plan. On peut accepter cela.
La relation vis-à-vis de la mort dépend de la profondeur dans laquelle vous êtes enraciné en vous-même. Si, pour vous, votre corps est la seule réalité et que la maladie remet en question le sens de votre vie parce qu'elle pourrait vous faire mourir, alors vous êtes un malheureux, abandonné à la peur de la mort. Mais dans la mesure où vous avez trouvé votre racine profonde, alors celle-ci n'a rien à faire avec la mort qui est dans une réalité divine. Ça ne me gêne pas de me servir de ce mot.
La mort est un passage sur un autre plan. Tous ceux qui ont pu assister un mourant ont pu voir que lorsqu'il meurt mais qu'il n'est pas encore cadavre, alors l'Être profond s'empare de sa chance. La peau du visage est encore souple ; alors l'Être envahit le visage et le transfigure. La personne qui, juste avant lors de l'agonie était laide et affreuse à voir, terrible dans ses douleurs, tout à coup se retransforme en jeune homme ou jeune fille après une heure ou deux. On ne peut pas le croire, mais c'est vrai. C'est comme si l'Être profond avait profité de l'occasion pour se montrer pour la première fois dans la vie de cette personne. Alors apparaît le visage qu'elle avait au fond, mais que, à cause du souci et de tout ce qu'elle éprouvait dans l'existence, elle n'a jamais pu montrer.
► Vous dites : la mort est le passage sur un autre plan. Que peut-on dire de cet autre plan ?
K-G D : C'est naturellement une sorte de croyance ou de foi. Moi, comme je n'ai pas d'expérience de l'au-delà, je ne peux rien en dire.
Le psychologue Jung, à la fin de sa vie, lorsque le son cœur s'est arrêté, était cliniquement mort. On a pu le réanimer. En quittant cette vie, il avait dit : « How wonderful ! How wonderful ! » Mais lorsqu'il est revenu à lui, il a dit : « Me voilà à nouveau dans cette petite caisse. » Il est arrivé la même chose à ma mère. Elle nous a dit : « Pourquoi suis-je revenue, c'était si beau de l'autre côté ! »
Qu'est-ce qui vient après la mort ? Je crois que personne ne saurait le dire exactement. On peut en avoir une idée. Moi, par exemple, j'ai l'idée que la vie continue, que vous devez reprendre le fil de votre développement là où vous l'avez lâché en ce monde. le travail pour devenir vraiment un représentant du Divin continue.
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3) La voix du maître intérieur dans la rencontre avec la mort.
La voix du maître parle dans notre rencontre avec la mort. Elle nous parle par la voix de cette Vie, à laquelle est liée la mort de tout vivant et pour qui mourir est la condition du devenir. […]
Insondable est le visage de marbre des morts. Que rien ne bouge là où un instant avant était encore la vie semble impossible à saisir. Mais, si on a le courage de rester auprès du mort et de contempler ce visage, peut-être sera-t-on effleuré par le souffle de l'autre Vie où celui qui vient d'expirer entre à peine. Et, avec la voix venue de très loin et pourtant toute proche, qui se fera peut-être entendre, un nouvel horizon s'ouvrira soudain.
Avec la mort c'est l'horreur qui est présente dans le monde, aussi l'homme primitif fuit devant l'inexplicable qui, par le cadavre, le fixe et le terrifie. Chacun connaît ce frisson d'horreur. Un long chemin mène de la peur panique, causée par la mort, à la force de la regarder en face avec sérénité. Le premier pas est de supporter cette peur. La mort impose le silence. Celui qui émane d'elle fait se taire tout ce qui l'entoure. Et c'est seulement une calme persistance qui fait approcher l'homme si près du silence de la mort qu'il commence à l'entendre. Ce qu'elle a à dire s'adresse à celui qui sait rester muet devant son impénétrable secret. S'il prête l'oreille, en silence, face au visage de la mort, il percevra la voix du Maître suprême.
Un homme meurt. Le pouls cesse de battre. Les yeux se révulsent. La respiration s'arrête. Silence insondable. Un cadavre ? Pas encore, car l'heure de l'Être essentiel est maintenant venue et ce qui était jusque-là caché apparaît. Quand la dernière convulsion a cessé, alors, au plus profond, souvent la porte derrière laquelle attend, la vie durant, la vérité de l'Être essentiel. Maintenant elle éclate, elle pénètre la substance, encore plastique, du visage et y accomplit sa métamorphose, sa transfiguration.
Un mystérieux "entre" sépare le moment où l'on vient d'expirer et celui de la mort. Quand il devient apparent, il éclaire d'un rayonnement particulier celui qui vient de passer. À travers lui brille la délivrance de quelque chose mais aussi la liberté vers quelque chose : une certitude intérieure et une paix lumineuse.
Il est naturel que le chagrin causé par la mort d'un être aimé soit plus grand que le bonheur laissé par les souvenirs d'une vie commune. Mais, ensuite, apaisante et féconde, la plus intime composante du passé peut se faire jour dans la conscience. Il s'agit de l'au-delà du temps que l'attachement à l'autre renferme. Alors, celui qui est présent dans son absence nous parle le langage consolant et exigeant de LA VIE transformant en elle-même vivants et morts.
Mourir commence en naissant. La mort est mêlée au tissu de la vie. Ce qui vit et croît, vit vers sa mort et par la mort de ce que sa croissance dépasse. Imperceptible, indolore, cela se passe en une perpétuelle et insensible transformation. Mais plus l'homme devient un moi qui définit, s'accroche et cherche la stabilité, plus il lui est difficile de dégager la place du nouveau. Heureux celui qui sait se détacher. Pourtant, un jour, la vraie mort s'avance vers lui et elle exige plus que le mourir inhérent à chaque transformation. Elle exige de croître au-dessus et au-delà du vrai mourir : de croître au-delà de soi-même.
Bien plutôt que l'homme ne le pense, sans souffrance, comme un cancer, la mort commence à l'appeler et, déjà, à venir le chercher. Mais qu'est-ce que la mort ? N'est-ce pas, à travers la mort, une plus grande Vie ? Et le fruit de la maturité n'est-il pas - ou ne devrait-il pas être - de savoir s'ouvrir à elle en mourant ? Quand l'homme vieillissant, sans se demander ce qui l'y attend, ne pense qu'à prolonger son existence, il manque le couronnement de sa vie. Certains attachent plus d'importance à bien mourir qu'à vivre plus longtemps. Mais bien vivre n'est possible que par rapport au bien mourir.
Parfois un homme, vers qui la mort s'avance, entend cette question : « As-tu peur de la mort ou bien de la force de VIE, surgissant quand s'ouvre la porte de la mort ? »
[…]
Tout au long de sa vie, l'homme est harcelé et accompagné par sa mort. Tant qu'il n'a pas compris qu'il vivait en exil, il prend, à tort, la présence de la mort comme un simple antagonisme à l'égard de sa vie spatio-temporelle. Pour pressentir, percevoir et, finalement, savoir que la mort n'est pas seulement une fin, il faut, bien sûr, avoir appris à connaître l'infini. Il faut avoir appris à respecter les moments où, dans la mort proche, l'expérience d'une autre Vie l'a touché ou bien, à travers le mourir, celle d'une renaissance. Cette expérience, peu de gens ne l'ont pas rencontrée. Mais il est rare qu'ils aient appris à entendre dans la mort la voix de la VIE.
C'est après la mort des parents – leur tutelle protectrice dépassée – que les enfants sont adultes. Chaque fois que l'inconscient a été dominé par une puissante image paternelle ou maternelle, un rêve de meurtre du père ou de la mère peut indiquer un début d'émancipation. Souvent le rêve lui-même, ou le réveil, sont accompagnés d'épouvante devant ce crime, mais souvent aussi du sentiment que cela devait être. Nous obéissons, en tuant, à la voix du maître. Ensuite vient la satisfaction de la libération et, avec elle, le retour de l'amour filial. Plus encore, pour la première fois il s'agit d'un amour authentique, l'amour dans la liberté.
Il y a la mort par faim et la mort par indigestion. Même le saint a besoin d'un minimum matériel. Une étincelle d'esprit attend encore celui qui est arrivé à la saturation matérielle. Quand, dans le premier cas, le minimum fait défaut ou que dans le second, l'étincelle s'éteint, alors, dans la mesure où ils sont hommes, tous deux meurent. Cependant, la proximité de la mort les maintient juste en vie, l'un parce qu'il la fuit, l'autre parce qu'il va vers elle.
Le sens de la mort est la vie qu'elle rend possible. Dans l'anéantissement jaillit l'éclair de l'indestructible et nous appelons "audacieux" celui qui recherche l'imminence de cette destruction pour éprouver l'indestructible.
Seul le danger fait apparaître ce qui est, de toute éternité, insensible au danger. Les uns jouent leur vie en affrontant la montagne, d'autres dans un duel et, dans tous les temps, on trouve des hommes chevaleresques, prêts à tout, plus forts que la mort parce qu'ils pressentent qu'une mort généreuse enflamme l'éclatante étincelle de la Vie.
« Bien sûr que je recommencerai » dit une femme qui avait tenté de se suicider. « Pourquoi ?– Parce que ce qui s'est levé était indiciblement beau quand, avoir pris le poisson, je me suis senti perdue et que j'ai tout abandonné. »
[…]
Le progrès de l'humanité, c'est-à-dire de l'humain dans l'homme, ne consiste pas à augmenter la sécurité et la durée de l'existence (une prospérité certaine peut signifier une régression de l'humain) mais à faire croître la force qui fait triompher de la mort. Cela ne se produit que sous le signe de l'expérience, constamment approfondie, d'une VIE plus haute, qui n'a plus rien à voir avec la mort dans le temps. […]
Quand celui qui, dans la mort, ne voyait qu'une impasse reconnaît, au premier signe de son approche, la voix de la VIE le ramenant, par la mort, en sa patrie, cela peut signifier une "grande expérience". Peut-être comprendra-t-il alors, en effet, que cette terreur de la mort est, en réalité, la crainte de la force de VIE qui, déchirant son enveloppe terrestre, jaillira en lui.