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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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20 septembre 2020

Article de Shigeto Oshida sur le mystère de la Parole et sur la contemplation (zen)

Ceci est la traduction de l'article "The mystery of word and reality" qui figure sur internet (http://www.dominicos.telcris.com/en/word_reality.htm),et dans Takamori soan. Teachings of Shigeto Oshida, a zen master, Buenos Aires 2007. Cet article anglais est lui-même traduction d'un article écrit en japonais par le père Oshida pour le Congrès International de la Mission (IMC) à Manille (Philippines) en décembre 1979,  Ce qui est mis ici s'inspire en plus de ce qui figure à deux endroits du livre Enseignements de Vincent Shigeto Oshida[1].

Takamori soan, teaching of Shigeto OshidaLe mot "zen" a chez Oshida plutôt le sens de "contemplation" (cf le début de l'article), c'est pourquoi figure souvent la double mention : "contemplation (zen)".

Tout ceci est illustré par un schéma qui se trouve dans "Zenna" un autre article d'Oshida traduit dans Teachings of Shigeto Oshida, a zen master, Buenos Aires 2007, p. 66-67 schéma réalisé d'après celui qui figure dans le livre cité plus haut. L'article Zenna est publié sur ce blog juste après celui-ci (Zenna (ou vie contemplative), article de Shigeto Oshida de 1979). Ce message fait partie du tag Oshida où il y a en particulier des liens vers le film "Zen, le souffle nu".

NB : les titres ont été modifiés, certains ajoutés. Toutes les notes ont été ajoutées.

PLAN
En préalable : Clarification du mot Zen
Les sphères de la parole et la contemplation (zen)
# 1ère sphère : La parole-perroquet
# Différentes visions et différents aspects de la parole
   ●    La parole noire et blanche
   ●    Parole abstraite ou parole-idée, et autre parole qui n'est pas étrangère à la vie contemplative (la vie zen)
# 2e sphère : la parole-événement
# Dans la vie contemplative (zen), aller de la parole-idée à la parole-événement, puis à la parole-rencontre et goûter la parole du Christ.
# 3 e sphère : La parole-rencontre
# 4 e sphère : La Parole-Dieu

 

Le mystère de la parole

La contemplation (zen)  

Par Shigeto Oshida

 

« Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la Réalité nue. »

 

En préalable : Clarification du mot Zen.

Je veux commencer par clarifier le mot "zen" parce qu'il est trop souvent exclusivement associé au zazen ou à un aspect du bouddhisme. C'est trop restrictif, et l'étroitesse qui sous-tend une telle association est due à l'ignorance.

Le mot "zen", étymologiquement, vient du sanskrit "dhyâna". Dhyâna est devenu[2] zenna en japonais et, par abréviation, zen. La réalité cernée par le mot zen a pu être quelque peu modifiée en fonction du contexte historique, mais, fondamentalement, elle reste la même.

Le zen est la voie vers le Réel, c'est vivre le Réel. Ce n'est pas exclusivement du bouddhisme.

Le zazen est le zen pratiqué dans la posture assise, mais le zazen n'est qu'un élément de la vie zen. Et l'école zen qui concentre tous ses efforts sur le zazen n'en a pas le monopole. La pratique du zazen va de pair avec l'étude des textes sacrés. Aussi, selon moi, quand il arrive que quelqu'un utilise le mot "zen", il ne devrait pas le prendre simplement au sens de zazen, ou de quelque chose qui appartient exclusivement à l'école zen du bouddhisme.

J'utilise le mot "zen" toujours dans son sens originel de "dhyâna" ou de "contemplation". La signification de "contemplation" n'est pas toujours évidente, mais il me semble que cela vise la même Réalité que dans le zen. Cette manière d'utiliser le mot "zen" ne m'est pas propre.

Il y a quelques années, quand je reçus la visite d'un des grands guides spirituels du jaïnisme avec ses disciples et quelques grands maîtres du yoga, il proposa, un soir, que nous discutions ensemble des méthodes du "dhyâna". – il s'est servi de ce mot même de dhyâna. J'acceptai la proposition en tant que chrétien, et ce fut moi qui commençai à clarifier ces méthodes. Nous trouvâmes que l'essentiel de ces techniques visant à approfondir le silence et à accroître la liberté dans le détachement des expériences liées aux phénomènes est la même dans son expression extérieure.

C'est à la lumière de la révélation de Jésus-Christ que je veux regarder la Réalité selon le zen. Pour le dire brièvement, je veux centrer ma réflexion sur le mystère de la "Parole", parce que j'y vois la clé fondamentale. Je sens que la recherche sur ce mystère manque véritablement en dépit de son importance extrême.

 

Les sphères de la parole et la contemplation (zen)

 

#  1ère sphère : La parole-perroquet.

La parole-perroquet en elle-même est mystérieuse et peut inclure tout le mystère de la parole, mais ici je la prends comme représentant la sphère superficielle de la parole. Un perroquet répète mécaniquement des mots qu'il a entendus, sans aucune modification, par assimilation. Alors nous pouvons percevoir tout de suite ces mots, et dans quelles circonstances ils ont été répétés. C'est vraiment une parole qui flotte simplement comme de la poussière en suspens, sans aucun lien avec une pensée propre ou avec des expériences personnelles. C'est répété inconsciemment. Cette parole peut être « démocratie », « liberté », ou un mot de la Sainte Écriture. C'est une simple répétition dans l'imagination ou par simple sensibilité. C'est quelque chose comme l'ombre d'une parole.

Mais ce qui est stupéfiant, c'est que même là, nous pouvons goûter le mystère de la parole.

 

#  Différentes visions et différents aspects de la parole.

●    La parole noire et blanche.

En lisant ce titre, on pourrait penser aussitôt qu'il est trop poétique, pas logique, pas rationnel. Cette sorte de pensée est précisément ce que je veux toucher ici. On veut toujours être clair délibérément par le moyen de concepts, sans être introduit par séduction à l'intérieur du mystère de la Réalité dans une sorte d'instabilité bénie.

À la base de cette sorte de pensée, il y a une vision de la parole où on la prend comme l'image d'une certaine idée. Je peux simplifier mon propos ici en disant qu'il s'agit de "la vision gréco-romaine de la parole rationnelle". Sous cet aspect, à un mot correspond une seule signification ou bien un faisceau de significations qui peut être réduit à une seule. Malheureusement, cette vision de la parole est devenue presque exclusivement adoptée par les personnes soi-disant civilisées et éduquées dans le monde occidental. Je ne condamne pas cette vision, car elle représente bien un certain aspect du mystère de la parole, mais pas le mystère total de la parole. Du fait de la nature même de ce type de parole, il en résulte des problèmes très sérieux.

 

●    Parole abstraite ou parole-idée, et autre parole qui n'est pas étrangère à la vie contemplative (la vie zen).

Voyons deux autres aspects de cette parole nommée noire et blanche.

1// La parole abstraite, la troisième patte de poulet.

La patte droite d'un poulet n'est pas la gauche, et vice-versa. Cela est vrai non seulement logiquement, mais aussi c'est un fait. Lorsqu'un paysan parle de la patte d'un poulet, il désigne une patte concrète (la droite ou la gauche, ou les deux pattes[3]), et dans ce cas, il n'y a pas de problème. Mais pour celui qui ne désigne pas un poulet concret, mais ne parle de "patte de poulet" que dans sa tête, un problème arrive : cette patte, conçue intellectuellement, qui peut devenir ou la droite ou la gauche ou les deux pattes, n'est de ce fait, de façon concrète, ni la droite elle-même ni la gauche elle-même, ni les deux pattes. Une telle parole conçue seulement dans l'esprit, je l'appellerai la « troisième patte de poulet ». C'est là ce qui est appelé un concept général, abstrait, ou logique de seconde (et non première) intention.

Dans ce monde de la parole, on aime à exprimer une signification unique (ou des significations similaires) d'un mot : un mot ne peut pas porter des significations contradictoires. Cette sorte de mot est directement rattachée à la conscience égotique, et l'utilisation de tels mots est toujours accompagnée d'un sentiment d'auto-satisfaction ou de gratification. Toute justification ou excuse est possible en composant des phrases avec des mots de cette nature. Aussi longtemps qu'une telle combinaison est référée à une lecture de "faits existant dans la vraie Réalité", et tant qu'elle se mêle avec une vision de la réalité comme un tout (qui contient de nombreux éléments contradictoires), elle peut être féconde. Mais une manipulation libre et sans soin de ces mots, sans attention portée à la plénitude de la réalité, peut s'avérer être désastreuse. En d'autres termes, un tel résultat arrive lorsque la troisième patte du poulet "commence à marcher par elle-même". C'est dans ce genre de circonstance que l'on justifie le massacre du peuple juif, ou que l'on autorise certains groupes à conquérir d'autres nations au nom de la promotion d'un "plus grand bienfait", ou en vue de l'amélioration de l'humanité. Pendant plusieurs siècles, des Églises ont condamné de nombreux frères à l'intérieur de la même foi, à cause des expressions différentes par lesquelles leur foi était extérieurement exprimée.

Tous ceux qui parlent de "culte" sans son impact réel, concret, devant un Dieu connu, ou qui parlent de prière sans l'angoisse, les larmes et la détresse intérieure qui l'accompagnent, pourraient être des gens en train de manipuler par la troisième patte du poulet. On devrait prendre soin de n'utiliser que les mots les plus simples dans les situations concrètes. (…) Il faut voir combien, et à quel point, des mots grossièrement interprétés tels ceux de « démocratie », « progrès », et « civilisation », ont provoqué de perturbations et de crimes dans le monde. Je crois que tous les êtres humains devraient réfléchir sérieusement à ce fait.

2// La parole-idée.

Lorsque nous désirons clarifier un aspect de la réalité, notre tendance spontanée est de recourir à des raisonnements. Ces raisonnements sont véhiculés par l'intermédiaire de la parole-idée. Mais s'ils commencent par de simples" paroles-idées" et finissent par de simples "paroles-idées", ce ne sont pas de vrais raisonnements, mais seulement des jeux de l'esprit.

=> Un autre type de parole qui n'est pas étrangère à la vie contemplative (la vie zen).

Au contraire, une pensée réelle véhicule toujours ce qui, dans la rencontre avec la réalité, est au-delà de la logique. Sans cela, il n'y a pas de contenu dans l'activité de raisonnement. Tant qu'une pensée porte un écho de ce qui est au-delà du raisonnement ou de la logique dans sa rencontre première avec le réel, elle n'est pas étrangère à la vie contemplative (la vie zen).

Lorsque nous commençons à raisonner lors de la rencontre avec une réalité inconnue, si nous raisonnons dans notre propre insécurité – en d'autres mots si nous ne cherchons pas "à satisfaire notre compréhension" –, et si nous endurons[4] cela en toute sincérité en restant dans le sombre tunnel de la recherche et arrivons à un ultime point de désespoir dans ce travail de clarification de la réalité… alors nous sommes préparés d'une façon ou d'une autre pour la rencontre avec la nouvelle réalité qui sortira loin au-delà de l'horizon de cette pensée. Alors, à ce moment-là, même en science, nous rencontrerons la parole-événement. Les scientifiques qui ont contribué aux progrès de la science ont fait l'expérience de cette sorte de processus.

Soumettre le réel à la raison est, en soi, fructueux. Ce qui l'appauvrit, ce n'est pas l'acte de raisonner comme tel, mais le fait que nous avons perdu le sens de ce "mystère". En effet, quand ce processus a lieu ce qui est conçu n'est que la mise en ordre de quelques images nées au sein de notre première rencontre avec la réalité, et une fois conçu, cela devient indépendant. Un concept cependant ne change pas en un autre concept de façon continue. En effet, lors du remplacement d'un concept par un autre, le premier concept doit être digéré, décomposé, et alors il "renaît" dans une nouvelle entité. La tragédie de beaucoup d'intellectuels modernes est qu'ils ont perdu la conscience (awareness) de la mystérieuse entité du concept.

Le raisonnement, même un raisonnement "réel", n'est pas tout le processus de l'acte de penser.

Il y a une autre manière de lire à l'intérieur de la réalité, elle peut toujours être parallèle à l'acte de raisonner : l'intuition. Il ne s'agit pas ici de comparer intuition et raisonnement mais de  s'appliquer à un « regard de plénitude » – lequel continuera à envelopper le raisonnement réel – vers quelque réalité entière. Par exemple, pour lire ce qui est en train d'advenir dans la mystérieuse réalité d'un petit bébé, notre attitude essentielle devrait être ce regard de plénitude. Une telle attitude était commune autrefois, dans un monde de sagesse, mais elle a été rejetée comme puérile et primitive, précisément à cause de la confusion entretenue entre cette sorte d'attitude et de simples intuitions triviales (ce qu'on appelle ainsi). Ce sont des gens de peu de raison qui ont condamné ce monde de sagesse à cause de leur parfaite ignorance.

 

#   2ème sphère : la parole-événement[5].

Lorsqu'un bébé commence à appeler, il crie « A-A ». Personne n'a appris aux bébés à crier ainsi. C'est leur existence même qui, en eux, crie « A-A ». Et lorsqu'ils commencent à appeler leur mère avec insistance pour recevoir ses soins, ils se mettent à crier « Ma-Ma ». Par cette sorte de mot, le bébé s'exprime avec tout ce qu'il est. C'est la parole d'un bébé qui est née au sein du mystérieux engagement de « la Main inconnue et cachée ». De telles paroles sont des paroles réelles pour les orientaux.

En japonais, nous appelons cela koto : ce mot signifie à la fois l'événement et la parole[6]. Il fait percevoir l'écho qui peut naître entre un être unique et un autre, par exemple entre une rose qui se balance doucement dans la lumière du couchant et moi qui me tiens devant elle. Je la reçois et je reconnais qu'il y a koto. Dans ce moment de reconnaissance, la fleur me parle, me dit une parole réelle que j'appelle « parole-événement ».

De même, en chinois, tao signifie à la fois le "parler" et le "chemin concret de vie"[7]. En hébreu, dabar ne fait pas exception[8], mais dans le cas du peuple juif, ce mot dabar charrie vigoureusement l'image de la Main de Dieu : pendant des siècles, ce peuple a été profondément marqué par l'expérience de recevoir les événements de la Main de Dieu[9].

Cette expérience est ce qui est montré dans le magnifique symbole de l'image d'une large main avec un œil au centre, avec des petites mains ayant chacune un petit œil, ces mains s'accrochant à chaque doigt de la grande main. Cela représente si simplement et si concrètement la vie de ceux qui sont envoyés par Dieu et la vie de Dieu lui-même parmi eux.

Quand un paysan cultive ses champs de riz, il ne court pas à la bibliothèque chaque fois que surviennent des problèmes dans ses champs. Il écoute le riz : c'est le riz qui lui dira si l'eau manque, si l'engrais manque, s'il fait trop froid… Ce sont les faits du riz qui sont paroles. Le riz parle d'une façon globale.

La parole-idée est une traduction de parole-événement permettant le raisonnement. Comme nous l'avons vu, la parole-idée n'est pas la seule parole possible, ni la parole totale. Quand nous utilisons des paroles, ce ne sont pas toujours des paroles-idées.

Si notre parole concerne l'existence globale des êtres, elle va charrier avec elle des significations contradictoires, des paradoxes. Le mot hébreu « hesed », par exemple, signifie, en même temps, « grâce » et « honte (ou pudeur) ». Si, d'une manière ou d'une autre, nous sommes dans la grâce, nous serons en paix au sein de notre existence ; pourtant, dans le même temps, nous entretiendrons, dans notre conscience, un sentiment de pudeur ou de honte envers notre propre existence. Aussi longtemps que cette sorte d'écho de la parole est charrié, même dans la parole-perroquet, la parole n'est pas étrangère à la vie contemplative (la vie zen).

Par elle-même, la parole-événement est une parole indescriptible. Mais il existe quelques possibilités de la transcrire en paroles-idées, même si c'est toujours au prix d'abstractions et de restrictions [voire de contradictions].

La parole de la Sainte Écriture est essentiellement parole-événement. Et nous devons la traiter comme telle. Tant que nous la prendrons comme parole-idée, nous ne serons jamais capables de la pénétrer.

 

#  Dans la vie contemplative (zen), aller de la parole-idée à la parole-événement, puis à la parole-rencontre et goûter la parole du Christ.

Dans la vie contemplative (la vie zen), nous avons à extirper continuellement toute activité de raisonnement abstrait qui se développe en explication vaine, en autosatisfaction, prétention et conscience du petit moi, à extirper tous les mouvements de l'ego qui apparaissent dans les désirs. Pour accomplir cela, la simple activité de concentration est une pratique parmi celles qui existent dans les courants mystiques de l'humanité, en y incluant le christianisme.

Par exemple, dans les premières générations de l'Église, les Pères du désert ont découvert l'importance de se concentrer sur la respiration. Cette découverte a été transmise à travers tout le Moyen Âge jusqu'à maintenant. La Prière de Jésus dans le monachisme de l'Église grecque est l'un de ces pratiques.

La parole de la Sainte Écriture n'est pas du tout étrangère à la méditation contemplative (méditation zen), mais elle y est cependant devenue étrangère parce que nous en traduisons les mots en paroles-idées et les décrivons en paroles-idées. Et cela simplement parce que nous sommes trop habitués à la vision gréco-romaine de la parole que, inconsciemment, la ressentons comme quelque chose d'exclusif.

Un chrétien qui est dans la méditation contemplative (méditation zen) devrait apprendre à recevoir la Parole de la Sainte Écriture avec sa vision propre et selon ses racines. Il devrait apprendre à voir son ego s'effacer grâce à cette Parole, chaque fois qu'il la reçoit. C'est la pratique contemplative (pratique zen) elle-même. La pratique qui consiste à approfondir le silence par des attitudes pénitentielles et celle qui consiste à laisser agir la Parole tranchante de Dieu devraient aller de pair : elles sont comme la main droite et la main gauche.

Si nous avançons dans la contemplation (dans le zen), nous devenons plus sensibles à la parole-événement ; si nous avançons plus loin, la parole-rencontre deviendra plus proche, et finalement nous finirons par goûter parfois la Parole du Christ dans de telles paroles-événements.

Oshida, sphères de la parole

 

#  3ème sphère : La parole-rencontre.

Si nous pénétrons dans une sphère encore plus profonde de la Réalité, nous nous trouvons en présence de la parole-rencontre. Là, il n'existe plus de possibilité de transcription en paroles-idées.

Ce sera lorsque nous serons « séduits » par quelque parole mystique qui plonge ses racines dans la Réalité. Cela peut arriver à celui dont le conscient et l'inconscient sont suffisamment purifiés de tout parasite, celui que la transparence de l'être commence à pénétrer. Mais s'il veut avoir cette même expérience, s'il se met à la poursuite de la même parole avec ce but, les mouvements centrés sur la conscience vont reprendre et il va retourner sur le chemin du passé. Ce qui est venu, laissez-le partir. Si c'est parti, laissez-le aller. Et continuez à approfondir le silence. Il devient alors possible de recevoir la visite de ces moments où l'image habituelle des paroles s'efface complètement. Il devient possible de se sentir séduit par l'abîme simple et profond du silence. Cela n'implique pas que l'on quitte ce qui est concret ou bien la parole, mais que l'on quitte la sphère centrée sur la conscience.

Quand quelqu'un sort après s'être enfoncé dans un silence continuel qui va en s'approfondissant, il peut arriver qu'il entende la parole-événement qui lui était restée inconnue jusqu'alors. Une feuille qui tombe (par exemple) se mettra à chanter le mystère du Non-Né.

 Celui qui est capable de fuir l'« odeur » de son ego dans la vie quotidienne, et d'accepter avec gratitude difficultés et adversités jusque dans ses réactions spontanées, celui-là abordera un jour à cette rive où l'on commence à percevoir toutes choses dans une lumière inconnue et exquise. La parole-événement a d'autres caractéristiques que la parole-rencontre, ici il s'agit de la rencontre avec la sphère du Non-Né. Dans cette sphère quelqu'un peut faire l'expérience qu'il « est » vous.

Dans le mystère de la parole-rencontre, il me semble que nous sommes déjà, en quelque sorte, en présence du mystère de la Parole-Dieu, car par la parole-rencontre notre vie change radicalement.

 

#  4ème sphère : La Parole-Dieu.

Continuons donc de pénétrer plus profondément dans la sphère de la parole-événement. Il ne nous est pas possible de mesurer la distance entre nous et la Parole-Dieu. La vie contemplative (vie zen) est une vie de foi, elle est le développement naturel et sans limite d'une vie de foi. Une vie de foi est une entité mystérieuse conçue au sein de la Parole-Dieu, et la Parole-Dieu est infiniment au-delà de notre existence.

Une vie de foi est le mystère d'une "inclusion mutuelle à travers une distance infinie" [ou, si l'on veut, une rencontre par laquelle on accède à la Parole-Dieu à travers une distance infinie]. Il ne faut pas en conclure que la Parole-Dieu est pour nous quelque chose d'abstrait. Au contraire ! Ce qui détermine concrètement notre façon de vivre à travers nos rencontres réelles n'est rien d'autre que la Parole-Dieu.

La Parole-Dieu n'est pas objectivable : notre conscience ne peut en prendre possession. Mais l'engagement dans la foi avec la Parole-Dieu est direct. Si, dans les moments de vraie nécessité, nous avons répondu avec toute notre existence et si, après un temps assez long, nous regardons en arrière vers ce qui est arrivé, nous pouvons « goûter » indirectement la trace de la Parole-Dieu, de la Main de Dieu. Et alors toute notre vie est l'unité qui se fait entre la vie contemplative et la pratique contemplative (la vie zen et la pratique zen).

Cette Parole-Dieu est la seule parole envers laquelle un croyant doive s'engager, puisque nous devons répondre à cette parole. Notre auto-libération, la transformation de notre silence dans le divin silence, c'est ce qui nous est de plus en plus demandé. Même nos péchés seront sentis non seulement comme quelque chose de personnel, mais encore comme les péchés de l'humanité que le Christ a assumés. Alors toute notre vie disparaîtra pour se transformer en la vie de la Parole-Dieu. Dans son sens le plus réel, la vie contemplative (la vie zen) est la vie la plus réelle dans le sein de Dieu le Père, c'est une vie d'union mystérieuse avec la Parole-Dieu, la Main de Dieu.

Quand un bébé commence à appeler, il crie «  A-A ». Dans ce cri, tout le poids de son existence est présent. Quand il crie « Ma-Ma » à sa mère pour réclamer ses soins, c'est toute son existence qu'il lance vers elle. De même, celui qui a des yeux pour voir, verra la Main de Dieu qui le prend tandis qu'il crie de cette façon. Personne ne lui a jamais appris cela. Et nous, nous crions vers Dieu comme un bébé, avec les mêmes voyelles «  A-A », mais avec comme un accent de désespoir : « Abba » [qui signifie "papa" en hébreu].

Quand Jésus fut baptisé, son cri « Abba » fut prononcé de façon prophétique, et Jean le Baptiste entendit la Voix venant du ciel : « Celui-ci, mon Fils bien-aimé ». Et on peut dire que toute la vie de Jésus serait écoulée dans le moment définitif où l'action de crier « Abba » deviendrait absolue, ce moment étant arrivé sur la croix quand il a crié vers son Père : « Pourquoi m'as-tu abandonné ? » Dans ce cri même de « Abba ! », cri absolu, la réponse du Père est déjà accomplie : il ressuscite dans une Vie nouvelle. Et lorsqu'il quitta son corps et son sang en cet instant d'éternel absolu, Jésus nous demanda de manger et de boire cela. Quand il fut ressuscité, il se montra lui-même, il montra la trace des clous dans ses mains et celle de la lance dans son côté.

Ce qui est important pour nous, ce n'est pas d'avoir quelques connaissances religieuses, ni de faire quelques considérations spirituelles, c'est de crier chacun à notre façon devant le Père inconnu « Abba » avec Sa voix, crier au-delà de tous les empêchements, tous les obstacles que sont les désirs ou ce qui concerne l'honneur, au-delà des sentiments de vanité ou de considération de sa propre position. Quand quelqu'un crie vraiment « Abba » dans le sein du Père, dans le « Abba » de Jésus Christ, la Sainte Trinité est là comme vie, selon ce que Jésus lui-même nous enseigne : « Quand vous criez Abba (Père), c'est par l'Esprit de Dieu[10]

Tout engagement envers nos frères, toute parole-événement entre nous, à travers Sa Grâce, est l'écho de cet « Abba ». Nous ne suivrons pas la voie des docteurs de la Parole mais la voie authentique des petits de Jésus.

 



[1] Enseignements de Vincent Shigeto Oshida. : "Réalité et zen" p .16 et "Sphères de la parole" p. 35-40

[2] En fait le mot sanskrit dhyâna qui vient d'Inde est d'abord devenu channa (prononcer tchanna) en chinois, puis par abréviation chan et phonétiquement il est devenu zenna en japonais (abréviation zen).

[3] En japonais il n'y a pas de différence entre singulier et pluriel pour les mots.

[4] Jean-Marie Martin utilise le même mot "endurer" : « Ce que je dis est rempli d'énigmes et je pose plus de questions que je n'en résous. Heureusement ! Pourquoi ? Parce que justement je commençais par dire tout à l'heure qu'entendre c'était attendre. Qui n'a pas d'endurance n'entendra jamais rien ! Et singulièrement, endurer l'énigme est la plus haute attitude de l'homme. On devrait pouvoir dire qu'entendre ne devrait pas se conjuguer au passé composé : j’ai entendu ne devrait pas avoir de sens, car, en particulier pour ce qui concerne les choses essentielles, j'ai toujours à entendre, et si je prétends avoir entendu en plénitude, soyez sûrs que je n'entends pas. Mais bien sûr que quelque chose s'entend.» (Extrait d'une rencontre sur la Prière,  5ème rencontre. Jn 14, 15-16 : La prière, une des 4 formes de la Présence)

[5] Le paragraphe sur la fleur vient d'un autre article de Oshida.

[6] « Dans le monde antique japonais, la langue et le monde ne faisaient qu’un. La langue n’était pas réduite à de simples signes, des média sans substance comme on la présente souvent aujourd’hui, mais elle était quelque chose d’intimement liée au monde, aux hommes et aux choses. Elle était considérée comme quelque chose de vivant. Dans cette représentation, le monde était composé des mono et des koto. Les mono, «choses », sont des existences constantes dans le temps alors que les koto, «événements », se produisent dans les relations entre les hommes ou entre l’homme et les choses et cela d’une façon temporelle. Les hommes antiques pensaient que les koto se manifestaient soit sous la forme de paroles (言 ), soit sous la forme de faits (事 ). Et ces deux koto se confondaient parce que pour les Japonais de l’époque antique, ce sont les deux faces d’un même événement. Ils pensaient que, de ce fait, les paroles prononcées exerçaient une force sur le monde. » (D'après Akira Terada, L’évolution des idées sur la langue dans le Japon ancien, http://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_2009_num_31_2_3124 ).

[7] « François Cheng raconte un dialogue avec Lacan… Lacan était surpris qu'en chinois Tao signifie à la fois "chemin" et le parler ou l'énonciation. Il cherchait à comprendre par quel glissement s'était produite cette polysémie. Étudiant diverses interprétations étymologiques, ils sont parvenus à l'image du paysan, le laboureur chinois de l'antiquité qui ouvre un chemin sur la terre en traçant un sillon dans son champ. Ouvrir ce sillon, c'est sa manière de faire, et sa manière de faire est sa manière d'expliquer, de parler. » (Patrick LANDMAN et Andre MICHELS, Les limites du corps, le corps comme limite)

[8] En hébreu dabar signifie "parole" et "événement". « Selon le contexte, le mot dabar peut désigner l'affaire dont on parle: “En effet David avait fait ce qui est juste aux yeux de Yahweh et il ne s'était dérobé à rien de ce qu'il lui avait ordonné durant toute sa vie, sauf dans l'affaire d'Urie le Hittite.” (1 Rois 15, 5) Le mot dabar désigne aussi l'ensemble des actes d'une personne, notamment dans le cas des rois: “Le reste des actes d'Ézéchias, tous ses exploits, et comment il a construit la piscine et le canal pour amener l'eau dans la ville, cela n'est-il pas écrit au livre des Annales des rois de Juda? Ézéchias se coucha avec ses pères et son fils Manassé régna à sa place.” (2 Rois 20, 20-21) Ailleurs, il s'agira d'événements, comme dans les formules de transition d'un récit à l'autre: “Après ces événements, la parole de Yahweh fut adressée à Abram, dans une vision: "Ne crains pas, Abram! Je suis ton bouclier, ta récompense sera très grande".” (Gn 15, 1). Et il y a bien sûr le sens habituel de "parole". » (http://www.interbible.org/interBible/ecritures/mots/2002/mots_020419.htm)

[9] Dans un polycopié de 1993 intitulé "Le corps, demeure de la Parole", frère Pierre du Monastère de l'épiphanie cite Rabbi Nahman de Braslav (1772-1811) : « D'une manière générale, le point commun à toutes les prophéties est qu'elles dévoilent que : dans l'Histoire, à l'intérieur de l'événement il y a la main de Dieu. », et le frère ajoute : « cette Parole de Dieu qui habite en nous c'est la façon dont Dieu nous tend la main […] La main de Dieu c'est le dit de Dieu qui résonne à l'intérieur de la création. Sa Parole qui résonne depuis notre roc d'être. »

[10] « Vous avez reçu un Esprit de filiation  dans lequel nous crions : Abba! Père! » (Rm 8, 15)

 

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