Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 96 964
Archives
27 septembre 2020

Par Jean Sulivan : voyage au cœur de lui-même. Extraits de "Le plus petit abîme"

Parmi les nombreux voyages que Jean Sulivan a pu faire – Maroc, Sahara, Liban, Terre Sainte, Grèce, USA – celui qui l'a le plus marqué c'est celui de l'Inde en 1963-64. Il en a fait un livre, Le plus petit abîme. Ce livre paru un an après, est actualement indisponible, c'est pourquoi de longs extraits figurent ici avec mention de quelques numéros de pages.

Jean Sulivan, Le plus petit abîmeDans la première partie du voyage Sulivan a fait des visites (Bombay...), en partie guidé par Varsha, une femme jaïn. Ensuite  il est allé voir Henri le Saux chez qui il est arrivé aux environs de Noël, y restant en janvier. Cette rencontre avait été organisée par le P. Raymond Macé, chancelier de l'archevêque, dont Sulivan reconnaît qu'il a eu sur lui une très grande influence. En effet R. Macé était ami d'Henri Le Saux, et en octobre 1963 avait demandé à Le Saux d'accueillir Sulivan dans son ashram situé à la pointe sud de l'Inde. D'origine bretonne Henri Le Saux était moine bénédictin et swami hindou, ayant pris le nom de Swami Abhishiktananda. Sulivan l'appelle "Abhis".

Sur le présent blog un message est déjà paru sur ce voyage, il était centré sur Henri le Saux, celui-ci l'est sur Sulivan (cf. Séjour de Jean Sulivan chez H. Le Saux en Inde, 1963. Extraits du "Plus petit abîme" précédés d'un article de Guy Deleury). Certains passages du début et de la fin figurent dans les deux messages.

Le message suivant du blog annoncera la parution le 15 octobre 2020 d'un livre d'hommage, puisque Sulivan est décédé en 1980 c'est-à-dire il y a quarante ans (site de l'éditeur editionslenfancedesarbres.com/j-sulivan)). Il y aura aussi des regards sur la vie et l'œuvre de Sulivan : Regard sur la vie et l'œuvre de Jean Sulivan ; Parution de "Dans l'espérance d'une parole" 40 ans après sa mort.

 

Voici pour commencer comment Sulivan parle de ce voyage à Bernard Feillet (paru dans L'instant l'éternité : Bernard Feillet interroge Jean Sulivan, Paris, Le Centurion, 1978)

  • « Aux Indes, j'ai été imprégné, je ne peux pas préciser, touché par transparence, aucune théorie, la qualité de la lumière peut-être. À la pointe sud, du côté de Tiruchirappali, là où vécut le père Monchanin, j'ai rencontré Abhis : tu verras cela dans Le plus petit abîme. Aux Indes, l'attitude de gens inconnus, une manière de paix dont on ose peser le prix de mort et mesurer la patience du temps, a modelé en moi une ressemblance. J'étais invité à prendre part modestement, je ne leur étais pas tout à fait étranger, nous nous reconnaissions de l'humanité.
    Jésus est l'homme unifié, il ne s'est pas laissé diviser par les adversaires qu'il a affrontés. Nul ne nie ce grand combat du bien et du mal, mais cela ne veut pas dire que le monde est divisé en deux puisqu'en certains êtres la communion s'accomplit. Aux Indes, j'ai perçu cette unité. Le système dualiste porte la constatation évidente que la guerre est partout, leurs tentatives d'explications s'enferment dans cette évidence. L'homme est au-delà du bien et du mal. Des êtres comme Jésus, comme Nietzsche, comme Gandhi savait que l'homme échappe à tout système, qu'il est en ce sens inexplicable, car l'unité est le signe de son accomplissement. […] L'unité dont je parle, c'est Dieu en nous, et l'éclatement des mesures de l'espace et du temps. Elle me paraît impossible sans la foi. Mais la foi n'est pas toujours là où on pense… Elle est dans ce mouvement vers l'unité auquel le corps participe dans la grande mémoire oubliée de son origine. La crainte d'être naïf, de ne pas paraître assez intelligent, entretient la méconnaissance de ce mouvement vers l'unité. Le corps est le centre de gravité de la foi, cela explique que malgré bien des théories contradictoires, beaucoup de gens gardent leur équilibre spirituel. » (L'instant l'éternité, p.  54-55)

 

Par moments, dans Le plus petit abîme, Sulivan s'adresse à "Bernard", aussi Bernard Feillet lui a demandé un jour qui c'était, et Sulivan lui a répondu :

  • « Il m'arrive d'écrire pour l'un ou l'autre, toute parole est adressée à quelqu'un connu ou non. Tu me demandais qui était le Bernard qu'on trouve à des coins de page : c'est Bernard Bousquet, un géographe qui enseigne à Nantes, mais ce pourrait être aussi bien toi, Bernard Besret ou Bernard Ronze. Percevoir l'identité des êtres – si proches de se confondre dans l'amitié qu'on leur porte, incomparables et uniques tels qu'ils sont inaccessibles – conduit à s'adresser aux inconnus comme à chacun de ceux qu'on aime. Je les laisse parler en moi, sans eux je serais trop raisonnable, j'ose en leur nom. Dans cette zone où je perds moi-même mon identité, je m'abandonne à leur intuition, je leur fais confiance plus qu'à moi-même. Pour le quotidien, je ne suis pas sociable, je suis trop égoïste, fatigable, je supporte mal la présence. Trop d'humanité me gêne, je l'apprécie à petite dose. On n'entre pas facilement chez moi, seuls quelques amis connaissent mon appartement ; comme un animal je protège ma tanière. Cela remonte à l'enfance. »   (L'instant l'éternité, p. 100)

 

Le plus petit abîme

 

Jean Sulivan 1ip. 176. On ne vient pas qu'une seule fois au monde. Je suis né sur des terres plates, dans un village pauvre, sans beauté. Si Dieu le Père en haut-de-forme poussait la barrière pour m'y réintroduire, ce serait plus beau que tout, comme dans Himlaspelet, Bernard, t'en souviens-tu ? Je suis revenu au monde du côté de la Bernina, non loin du rocher de Zarathustra, en escaladant les montagnes d'Engadine[1] ; c'était après une grande douleur, fausse douleur comme le sont presque toutes les douleurs morales. Je suis né à la lumière, plus tard, dans l'Italie du Sud, après des blessures physiques, à l'amitié du monde, à l'écriture. À chaque fois, peux-tu le comprendras, j'entendais la clameur de l'action de grâces, l'alléluia torrentiel… Je suis né dans l'Inde du Sud, au bord d'un fleuve. Je sais dans mes os que je marche vers l'ultime naissance dans l'inconnu pour lequel il n'est plus de mots, parce qu'il n'y a plus ni objet, ni regard, ni spectacle, parce qu'il est notre être même.

 

Quand Abhis m'a introduit dans la cabane – une natte, un oreiller dur comme la pierre, une cuvette, l'eau est à cent mètres, débrouillez-vous –, quand il a fallu ingurgiter le riz, les piments, je n'ai pas bronché. Un peu lâche, fuyard si je suis seul, j'ai toujours du courage quand il y a des spectateurs, quand tout le monde se couche je me redresse. Ce doit être de l'orgueil.

D'ailleurs il y avait le frémissement de l'air dans les hauts palmiers flexibles. Des singes amicaux, étonnés, d'autres qui faisaient la sarabande dans les manguiers. La Cavéry à cinquante mètres. J'avais hâte d'être seul pour marcher le long du fleuve.

 

p. 212. […] – Nous n'allons pas continuer à nous donner du Père, du Monsieur, dit Abhis, on pourrait se tutoyer, on est complice.
– D'accord, mais votre nom est trop long, je vous appellerai Abhis.
– Alors je t'appelle Sul.
Fameux. Sans famille, presque sans patrie, nous autres, hors du temps, nous n'avons rien à voir avec les usages du monde. Mitia Karamazov, dans cette auberge autour de Moscou, t'en souviens-tu, Bernard, parmi ces gens qui parlent d'affaires, femmes, tout à coup qui dit : nous autres ce sont les questions éternelles qui nous tiennent, t'en souviens-tu ?
– Les Russes, voilà le peuple chrétien qui aurait pu évangéliser les Indes, dit Abhis : ils vont spontanément des catégories mentales jusqu'à la source.
Ce solitaire a tout un réseau à travers le monde. Il correspond avec des orthodoxes, russes, grecs, des carmels français, espagnols, des moines hindous, des protestants.
– Ta petite lampe éclaire loin, Abhis, comment l'as-tu formé ton réseau ?
– Écoute, Sul, si enfin je te soumettais moi-même à la question. Il m'a fallu vingt ans aux Indes pour… Comment en es-tu arrivé là ?
– Je n'en suis pas arrivé là. Cymbale, tout ce que je suis. Ou prisme, si tu veux. J'absorbe en moi-même mes propres rayons. Peux-tu comprendre ceci ? Écrire, parler avec autorité comme si l'on se tenait sur les hauteurs, à chaque seconde sentir son indignité, avoir besoin des mots, dire une vérité qui vous condamne. Cela peux-tu le comprendre ?
– Il me semble que tu vois clair, tu as gardé la foi. Beaucoup sont partis pour avoir vu ce que tu as vu.
– Il y a tant de façons de voir, Abhis. Je n'ai rien gardé, rien perdu. La foi est plus forte que moi, les idées, tout. Je n'ai jamais imaginé une seconde que je pourrais vivre hors de l'Église. J'ai des amis incroyants qui tiquent quand je le leur dis. Va donc leur expliquer que l'Église c'est l'humanité en mouvement : ils ne voient que le bâtiment, le système, ils croient qu'on veut les annexer. Comment le leur reprocher ? L'histoire leur a-t-elle enseigné autre chose ? Est-ce qu'on perd la foi ? On s'aperçoit qu'on ne l'avait pas. Quand les conditions changent, les habitudes, quand les idées accumulées se défont, les sentiments imités retombent, elle disparaît, c'est tout : ce n'était pas la foi.
– Je voudrais savoir comment…
– Le regard, Abhis, peut-être. J'ai vu trop de gens qui consommaient des idées, des sentiments pieux, sincères, généreux, remplis en même temps de préjugés, sectaires… Un jour j'ai su qu'on pouvait mentir en disant la vérité, le pire des mensonges, celui qui est consubstantiel à la vie.
– Ma tentation fut aussi l'orgueil, dit Abhis.
– Oui, Abhis, on est fier de sa lucidité, il ne reste plus rien sous l'analyse, on se fait gloire de son refus comme d'autres de la passivité qu'ils nomment fidélité. Il faut du temps pour guérir, redevenir juste et miséricordieux. Seulement il faudrait ne pas se voir soi-même dans son intime pauvreté… Un long temps je me suis mis entre parenthèses, j'observais, j'attendais le moment favorable pour élever la voix sans trop tricher.

[…] Abhis me soumettait à la question.

 

Henri Le SauxIl est difficile d'être juste : non par rapport à la réalité des choses, ce serait trop de prétention, mais vis-à-vis de ses propres sentiments. J'ai du bafouiller ce jour-là, hésiter, revenir. Maintenant j'aimerais trouver le mot exact, effleurer surtout, et cependant dire une vérité qui n'est pas seulement mienne. Question d'honneur. L'amertume j'en ai fait mon pain ; je n'ai plus le goût de ce pain-là. Si de jeunes hommes qui me lisaient étaient découragés de répondre à l'appel, qu'ils prennent des billets à la loterie… D'autres sauront peut-être une chose : que l'on peut être libre dans l'Église, fidèle à l'Église et à soi-même, qu'il n'y a finalement qu'une fidélité, que les routes sont nombreuses et que l'on ne s'y engage pas pour trouver le confort moral mais pour un combat qui n'en finit pas. Moi je chante Alléluia au bord du fleuve.

À dix mille kilomètres, dans la lumière diaphane de la Cavéry qui roule la vie et la mort, près de quelqu'un qu'on ne reverra jamais, presque un inconnu, on n'a nulle envie de feindre. Les inconnus sont nos meilleurs amis : ils n'attendent rien de nous, nous n'attendons rien d'eux, ils ne nous approuvent ni ne nous condamnent, ils sont là, impartiaux, comme le prêtre sans visage dans l'ombre d'un confessionnal. Beaucoup de pensées qu'on ignorait, qui s'étaient formées en vous sans vous, presque dites, surgissent : les mots s'étaient assemblés à votre insu.

Qu'ai-je répondu à Abhis ? Je sais seulement qu'une lumière impitoyable se faisait. Le voyage aux Indes devenait peu à peu un voyage en moi-même.

– Il faudrait écrire tout ça, disait Abhis.

 

Un temps j'aurai été un bon séminariste, puis un bon prêtre selon le cœur de Dieu, comme on disait, tant on était prompt à identifier son sentiment à celui de Dieu. Une mauvaise réputation me précédait au grand séminaire : indiscipline et amitiés particulières. Il m'aura fallu des années avant de savoir ce que c'était, ce qu'on pouvait trouver à y redire. – Que faites-vous quand vous êtes ensemble ? – On rigole, mon Révérend. Il piquait un fard, le sous-directeur barbichu. Son idée était qu'on ne pouvait s'engager dans l'Église que le cœur vide. Drôle de mentalité. Comme si l'amour de Dieu ne pouvait se nourrir de toute la chaleur des amitiés humaines… On ne pouvait pas lui en vouloir. C'est ce qu'on lui avait appris.

J'avais donc une pente à remonter. Je résolus d'exceller en tout. Quel sentiment me poussait ? C'était le seul moyen d'avoir la paix. Je ne l'aurais jamais trouvé tout seul. Un professeur, amical et fraternel, me l'avait soufflé : les groupes sociaux les plus fermés, heureusement ont toujours leurs rebelles. Entrer d'abord dans les vues de ceux qui vous regardent, se faire approuver, applaudir. Et d'un seul coup se retourner contre eux au nom de leurs vérités mêmes… Mais ce ne fut que plus tard que je découvris Kierkegaard. J'excellai. Nulle difficulté : les six années de philosophie et de théologie eussent pu être ramenées à trois. Pour réussir il suffisait d'avoir compris qu'il importait de dire ou d'écrire ce que les maîtres voulaient lire ou entendre. Donc ne s'éloigner ni des manuels, ni des cours. À ce compte on était sacré brillant sujet, on réussissait les examens, on avait droit à quelques privilèges, en s'agitant un peu on pourrait se faire inscrire à l'école Saint-Cyr de Rome. Somme toute il en était comme à l'Université quand il s'agissait de littérature ou de philosophie. On ne pouvait s'en tirer que si l'on avait clairement perçu qu'il y avait péril à faire de la vérité une question personnelle et vitale : il s'agissait de trouver la technique, de mettre au point la méthode, d'entrer dans la voie stérile de la rhétorique, de jouer, jongler avec les vérités, d'opposer un système à un autre système. La vie ne pouvait que brouiller les cartes. Au séminaire ce dilettantisme supérieur n'était évidemment pas de mise, mais on faisait de la vérité une chose. Que la vérité existât hors de nous, immuable, c'était la foi de l'Église, nous pouvions l'accepter. Mais cette vérité immuable, hors de nous, comment croire un seul instant qu'on pouvait un jour l'avoir explorée dans toutes ses virtualités ? Elle est inépuisable pour nous, à jamais : non pas objet de possession, liée à des formules de manuels, non pas récitée, mais nourriture de l'intelligence voilà ce qu'elle est. La vérité qui n'est pas nourrie, portée, réchauffée dans chaque esprit, dans chaque cœur d'homme devient une vérité abstraite, stérile, vieille comme les ponts de Nantes, ennuyeuse, oppressive. Tout l'effort qu'il eût fallu consacrer à la recherche était reporté sur l'affirmation, l'explication, la répétition. Il s'agissait de faire passer ce qui allait de soi. Le surnaturel devenait naturel, la folie pure raison. Finalement manuels et cours finissaient par être identifiés aux définitions de la foi. Rien n'est plus proche du scepticisme que ce dogmatisme-là. L'athéisme était toujours battu, le protestantisme écrasé comme ces batailles qu'on n'en finit plus de refaire à Saint-Cyr : on sait toujours qui va l'emporter.

Comment mettre en doute la bonne foi des maîtres : on les avait placés là, beaucoup ne l'avaient pas cherché ; ils croyaient que c'était cela former des intelligences. D'autres très informés des choses, les exégètes par exemple, n'avouaient jamais. Il y a bien assez des textes solides, disaient-ils. Ils s'en tiraient en confondant l'exégèse et la spiritualité. On peut comprendre. Mais enfin, quand on monte dans un bateau on a le droit de savoir où se trouvent les voies d'eau. J'ai vu des amis sombrer par ignorance. Difficile d'oublier.

Si quelqu'un allait croire que je règle un compte, il se trompe. Régler un compte avec qui, pourquoi ? J'ai eu de l'amitié ou du respect pour beaucoup d'hommes dont je ne partageais pas les idées. À leur place je n'eusse pas fait mieux, moins bien… Je dis une chose très simple : les méthodes d'enseignement ont été pour moi un scandale. Ces méthodes formaient des instituteurs, des répétiteurs, des propagandistes, des manœuvres. La grâce (encore qu'elle ne saurait réparer tous les dégâts) et la nature heureusement ont souvent été plus fortes : il aura fallu l'expérience de la vie à de nombreux apôtres pour se guérir, s'ouvrir l'esprit et le cœur, trouver une parole d'homme dans laquelle puisse s'incarner la parole de Dieu. D'autres, les plus dociles se laisseraient faire et croiraient toute la vie que c'est cela aimer la vérité, l'annoncer : mettre péniblement des morceaux de vérité, des phrases bout-à-bout, comme on attache un wagon à un autre wagon et le train roule. La vie spirituelle évoluait pour ainsi dire en marge de la théologie. Des exercices de piété, la formule est tout un programme… La salle des exercices

La piété je l'ai rencontrée partout, au séminaire comme ailleurs. Elle est le lieu de l'unité. Les mélanges ne lui font pas peur. Pourquoi attendre qu'elle soit pure ? On lui demande d'être vraie. Elle traverse tout : les mots dégradés, les superstitions mêmes, elle est plus forte que ses supports. Elle donne envie de croire. Il y a le regard, le jugement inflexible de l'homme pieux et je ne sais quelle impatience dans le don. Elle ne se ménage pas, elle vole au secours. Mais partout aussi j'ai vu des pieux enfermés dans la piété comme dans une forteresse : marmites bouillonnantes d'envies sourdes, ambitions, vanités, susceptibilités masquées à soi-même, à autrui. Des pieux contents qui s'avancent ravis dans la chape de leur ferveur et qui passent leur temps à boucher les interstices par là où la vie pourrait les atteindre, plus sourds, plus aveugles que les pierres. Ils se déchargent du poids d'être un homme. Ce ne sont plus des compagnons, ce sont des évadés. On est sans prise : à la première occasion ils s'échappent en Dieu, on ne peut les suivre, on est coincé. Et comment leur reprocher quelque chose ? Chacun se défend comme il peut. Le scandale aura été, de bonne foi, en certains cas, de proposer cette piété fonctionnelle en exemple. Rien ne conduit mieux à l'athéisme que la fausse piété. Le faux pieux crie par tous les pores qu'il s'excite sur rien.

 

Je ne règle pas de compte. Je dis une chose très simple : que seuls des hommes libérés des complexes de la peur et des pressions sociales peuvent annoncer la liberté du Christ et la morale de l'Évangile.

 

Comme je redoute de donner une fausse image de mes sentiments ! Je pourrais dire avec autant de vérité que ce furent les meilleures années de ma vie… On y riait. On chahutait amicalement le professeur noyé dans l'objection qui ne savait que renvoyer à la page du manuel où tout était dit. Ou l'homme jovial dans la vie quotidienne qui devenait jupitérien sur le podium. Ou le timoré, scrupuleux qui se scandalisait de tout. Nous nous rapportions des mots… L'un de nos maîtres, quelque peu matamore, doué pour l'éloquence, à l'issue d'une conférence générale particulièrement brillante, traversant la foule des élèves, avait dit entre haut et bas à l'un de ses collègues : je les ai eus. En somme nous avions de la santé. Ni la gaieté ne manquait, ni l'humour, ni l'ironie. Mais la joie était en marge. On eût préféré la légèreté dans la pensée même et l'allégresse.

Conditionnement de l'intelligence, conditionnement du comportement : nous étions en pleine psychologie mécaniste. Logique parfaite : car si l'esprit n'est pas entré au cœur de la vérité, si la vérité demeure un objet du dehors, si le fond de l'être n'a pas été ébranlé et que la foi n'est pas devenu levain, il faut créer des réflexes, former des habitudes afin de protéger le fragile édifice sentimental et intellectuel de l'individu. Qui aurait le front d'échapper aux habitudes ? Mais tout était supposé et pour ainsi dire acquis : une foi inébranlable, une charité brûlante. On mettait la charrue avant les bœufs. On semblait oublier que les habitudes qui ne naissent pas du dedans sont un mortel péril. L'expression de la foi, il me semble, doit naître de la foi. Il est infiniment dangereux, aussi dangereux que commode et immédiatement efficace, d'inverser les choses : c'est l'une des sources de l'indifférence religieuse, je parle de l'indifférence religieuse des croyants.

La psychologie moderne depuis longtemps avait mis en question les théories mécanistes : c'était lettre morte. Le marxisme caricaturalement tomberait dans la même erreur : il lui suffirait avec plus de logique pour ainsi dire cyniquement d'appliquer des techniques de chrétienté qui heureusement dans l'Église étaient contrebalancée par l'esprit de l'Évangile.

Qui est entré dans la Vérité comme dans une patrie, qui respire dans la Vérité, sa vérité pénètre tout, interprète le monde à chaque seconde, invente ses réflexes, des habitudes qui ne sont plus un poids mais une légèreté, elle devient puissance d'attaque.

 

Apprendre l'éloquence sacrée ? Est-ce que ça s'apprend ? Éliacin, nous l'appelions le professeur : il était généreux, candide. Mais c'était à mourir de rire. Il enseignait tout, le regard qu'il fallait porter sur l'assemblée, le geste, tout était dans le geste, l'index tendu pour dénoncer le mal, l'avant-bras levé, légèrement détourné, la main crispée pour exprimer la conviction, les deux bras tendus, main ouverte pour l'imploration, l'index replié sur le pouce, trois doigts ouverts pour la démonstration, les mains sur le visage pour signifier l'horreur. C'était le triomphe de la rhétorique. Il oubliait l'essentiel. Hésiter, se reprendre, souffrir de ne savoir dire, participer, être là avec ce qu'on est, cela seulement, avec ses péchés, sa pauvreté spirituelle au lieu de jouer sempiternellement le rôle de l'homme omniscient, cesser de mentir sincèrement eût été mieux. Il faisait trop confiance aux éclats de voix.

Le christianisme a besoin d'une pensée pauvre, c'est la plus féconde : je crois l'avoir su très tôt. Une pensée pauvre c'est le contraire d'une pensée riche : une pensée qui prétend. Le christianisme a besoin d'une pensée ferme mais désarmée, ouverte et humble, non d'une pensée qui se croit riche, démonstrative, péremptoire. La pauvreté c'est à ce niveau qu'elle commence. Les pires idoles sont celles du mental.

L'oiseau quand il siffle ou chante est encore animé par la peur : il délimite son aire, protège sa zone de sécurité… On parle, on explique, on trouve pour se rassurer, défendre, obtenir. Qui ne dépasse cette zone de la parole ou de la pensée ne sait ce qu'est l'Esprit. Aux époques de jaillissement la foi invente une expression à travers le corps qu'elle habite. Puis l'heure vient qui peut durer des siècles que la foi, au niveau des mentalités, semble prendre peur, s'installe dans son corps, le défend comme une forteresse, à vrai dire, la plus grande part de son énergie semble absorbée par sa défense : ce sont les temps de grand froid avant les nouvelles pentecôtes.

 

Que le goût de l'uniforme ait pu encourager des jeunes gens à entrer dans les ordres m'a toujours laissé rêveur. La soutane je ne l'ai jamais aimée : je l'ai acceptée comme une nécessité. Elle tend à disparaître. Les médecins, dit-on, ont quitté l'uniforme quand la médecine est devenue sérieuse. Bon, des années durant j'ai porté la soutane sans joie. S'avancer trois par trois en longues colonnes, ça me serrait le cœur. Nous traversions un quartier populaire pour nous rendre aux cérémonies de la cathédrale. Parfois quelques voyous criaient couac ! J'étais du côté des voyous. Mais enfin il n'y avait pas de quoi en faire un drame : la soutane n'était pas le sacerdoce. On nous avait recommandé de l'embrasser la soutane, le matin en la revêtant, le soir en se couchant. Je l'ai fait quelques années. J'avais résolu de faire tout ce que l'on disait de faire. Je voulais être prêtre, ce n'était pas à moi de poser des conditions. Finalement il est bon d'avoir des obstacles à vaincre. On disait d'égrener le chapelet dans les couloirs, dehors, partout, j'égrenais ; de multiplier les oraisons jaculatoires, je multipliais. Trois années je me serai avancé dans cette ferveur empruntée, sincère et menteuse. Jusqu'au jour où je me suis vu, où quelqu'un m'a aidé à me voir, où j'ai surpris la complaisance, une forme subtile de la sensualité religieuse. Quittant la fausse ferveur je crus perdre la foi.

Ma chance, Abhis aura été de trouver au moment voulu, au séminaire ou ailleurs, des prêtres éveillés, pieux et lucides qui m'ont aidé à la patience, guéri de la culpabilité. J'ai un ami, Abhis, un ancien professeur de théologie, qui s'est débarrassé un jour de tous ses livres, il n'a gardé que la Bible, il est allé parmi les pauvres. Il disait : il faut oublier les théories, les mots, il faut apprendre.

Un supérieur complice j'ai eu la chance d'en trouver un au séminaire. Grand, sec, mystique. Il avait traversé le modernisme, le Sillon, l'Action française, il avait reçu sur le nez à chaque fois. Du coup il s'était réfugié dans les élévations spirituelles. Ce devait être un saint à sa manière… Il entre dans ma cellule avec des paquets sous le bras. Je vois bien qu'il se sent coupable.

– Mon enfant, puisque vous réussissez dans vos études je ne me reconnais pas le droit d'arrêter tous ces livres.
C'est ainsi que j'ai pu lire Maritain, Gilson, Gabriel Marcel, Heidegger, Kierkegaard, Claudel, Lubac, Montcheuil, Congar et quelques autres. Il restait là, le saint homme, hésitant, malheureux.
– Mon enfant, je ne comprends pas : comment pouvez-vous garder la foi ?
– Quelle foi ? La mienne est perdue, celle qu'on m'avait donnée, celle que je m'étais donnée. Mais la Foi me garde.

À travers ces rencontres, la grâce m'aura été faite de ne jamais mettre en question l'Église dans sa réalité concrète. L'Église n'est pas ceci ou cela, elle ne veut pas ceci ou cela en de nombreux secteurs où joue la liberté humaine. Non seulement la foi mais l'expérience m'ont appris qu'elle était ceci, cela et encore autre chose. En elle, en tous lieux, s'exprimaient de nombreuses tendances : poids des habitudes, pusillanimité et recherche de la sécurité, mais aussi insatisfaction, élan vers l'avenir, audace. Elle referait l'Inquisition mais elle aspire au dépouillement. Nul machiavélisme en cela. Elle est crucifiée entre Dieu et les hommes : elle tend les bras pour les rassembler.

Un jour, Abhis, j'ai su dans un éblouissement que Dieu voulait ma liberté par-dessus tout, que l'Église voulait ma liberté par-dessus tout même si certains hommes d'Église ne le pouvaient encore comprendre.

Peut-être est-ce d'avoir émergé deux fois de la mort. Tu vois, ce n'est peut-être qu'un vaisseau rompu dans la tête… Un jour se retrouver sur le dos parmi les arbres, face aux myosotis du ciel, perdre son sang, se croire fini, éprouver l'éblouissement du tout, se retrouver en sursis mais ne jamais plus oublier ces secondes, un temps incalculable… Les apparences ont cessé de m'impressionner. J'ai su que je ne ferai pas carrière, que ma réputation n'avait aucune importance, que je n'avais rien à perdre, rien à gagner, qu'un gardien de moutons était aussi important qu'un philosophe ou un président, que tout ce qu'un homme faisait dans la vie n'était somme toute que des exercices pour quitter la puérilité, arriver au sérieux de la vie, c'est-à-dire à la légèreté, à l'humour.

Par exemple j'entrais dans une église, un orateur parlait, je voyais les mots s'accumuler autour de lui, dessous, le soulever, le gonfler, j'avais envie de rire. Pas étonnant que les hommes désertent !

 

– Ta logique serait d'être un sadhou, avait dit Abhis. Pourquoi écris-tu ?

Je lutte contre des mots avec des mots. Je poursuis une sorte de vérité du langage, dans l'espérance très secrète que ma vérité ne trahit pas la Vérité, qu'elle révèle quelques-unes de ses virtualités. Faire quelque chose qui existe pour quelqu'un, un banc pour s'asseoir, un tremplin pour sauter, tracer un sentier le long de la grande route, espérer que des amis entendraient ma petite musique, une voix peut-être, et seraient amenés à quitter l'univers de l'imitation, de la répétition, à danser par-dessus la vie. Sache une chose : je n'ai jamais mis dans le panier ce que j'ai voulu y trouver. J'y suis allé honnêtement… Parfois j'ai passé pour écrire des livres négatifs, destructeurs. Quelques-uns se sont aperçus que je chante. Beaucoup ne savent pas que l'Espérance ne vient qu'à la fin de l'espoir. Ils ne savent pas reconnaître dans la colère une forme de la joie.

Avec qui régler un compte ? Beaucoup de nos maîtres sont morts.

  • Et moi je m'en irai au milieu de la fête,
    Sans que rien ne manque au monde immense et radieux.

Dans l'après-midi de la vie on devient moins abstrait, plus attentif aux vérités particulières. Je dis une vérité qui est mienne mais qui appartient à tout le monde. Je n'ai qu'une chose à dire : c'est que le christianisme détient les clés de la liberté et on ne s'en aperçoit pas assez. Je ne regrette pas d'avoir appris Dieu dans ma jeunesse comme on me l'a appris, car c'est avec ce qui m'a été appris que j'ai trouvé ce qui ne m'était pas dit. On se crée, on se défait à travers tout. Finalement on ne peut accuser personne, sinon soi-même. Il m'arrive de me réjouir, Abhis, de n'avoir pas trouvé un enseignement plus parfait dans son ordre. Peut-être m'eut-il fait illusion et me serais-je laissé prendre au piège du rationalisme. Les difficultés traversées, il me semble qu'elles étaient nécessaires. La vérité doit toujours être conquise. Ce qui est dit n'a jamais été dit. Ce qui est compris reste à comprendre. Nul enseignement, nulle spiritualité n'empêcheront jamais cela. À chacun de faire sa route avec ce qu'il trouve sur sa route. Si quelqu'un croit que je fais un plaidoyer pour des méthodes nouvelles, il se trompe. Rien ne ressemble plus aux méthodes anciennes que les méthodes nouvelles. Si je plaide c'est pour la vérité des profondeurs par-dessous les conditionnements.

 

L'Église commande, mais elle écoute. Si la direction est en haut, la poussée spirituelle vient aussi d'en bas. Entre l'obéissance servile et la révolte il y a moins de différences qu'on ne pourrait croire… Encore une chance : j'ai trouvé sur ma route un cardinal pour me dire au moment critique, d'un ton bourru : continuez[2] ! Il eût fait un bon ministre radical sous la troisième République. Je puis l'écrire, je le lui ai dit, ça l'amusait, ce n'était pas une mauviette mon cardinal. Sa politique était d'équilibre. Quand un ennemi – on les appelle ennemis mais ce sont nos meilleurs amis, ils nous empêchent de nous endormir – quand un ennemi avait fait son siège, il suffisait de lui dépêcher un ami : le statu quo était préservé. Il craignait Rome. À propos d'un journal que je dirigeais il eut ce mot admirable : parlez-y de tout sauf de religion si vous voulez éviter des histoires.

– Pourquoi le voudrai-je ? J'espère avoir la grâce, le temps venu, de supporter.

Ça l'épatait. Hélas ! Je jouais un rôle, je n'étais pas si courageux.

Il restait étranger au fond des choses. Sans doute avait-il tort, mais c'était un fait, il n'était armé ni pour la pensée, ni pour la parole. Il le savait : c'est un mérite assez rare. Son scepticisme portait sur les mots, les idées, les méthodes. Il calmait les excités, dégonflait les baudruches. Ses discours minutés se tenaient dans les strictes vérités incontestables. Nul sentiment. La banalité était leur vertu. Je ne les ai jamais lus ou entendus sans émotion. Leur humilité était déchirante. Il aurait pu faire comme tout le monde, pomper ici, là, des phrases, des paragraphes… Je crois le mieux comprendre : il avait subi trop de discours enflammés, vains, il ne croyait pas aux recettes. Sa foi de bonne femme se tenait aux grandes profondeurs par-delà les théories, les sentiments et les méthodes. Il savait une chose : ce ne sont pas les mots qu'il importe de modifier mais l'attitude intime de qui les utilise. Les réformes ne substituent qu'un formalisme à un autre formalisme si les âmes restent inchangées. Un bon sens supérieur le faisait réagir contre tout ce qui n'était que palliatif, déclarations, illusions… Pressentait-il que tout se jouait à un autre niveau ?

Ce fut un grand soutien de l'entendre dire avec cet air bougon :
– Personnellement je ne comprends pas. Ce n'est pas nécessaire. Continuez. Ne vous prenez pas trop au sérieux.
Venant de lui, c'était beaucoup mieux qu'un encouragement.

Il s'en est allé avec ses secrets comme tout le monde. On avait déposé sur son lit de mort un monstrueux chapeau rouge : le cardinal se laissait faire dans la mort comme il s'était laissé faire dans la vie. On était venu le chercher à sa grande stupeur, on l'avait revêtu de violet, de pourpre, il avait fait tout ce qu'il fallait faire, en regardant les hommes s'agiter autour de lui, avec un étonnement sans bornes. Il habitait un palais archiépiscopal et cependant il vivait comme un pauvre sans jamais parler de pauvreté, il se cachait pour faire le bien, il se méfiait des puissants, il attendait que la dernière mode ait vu son dernier été.

– L'Ecclésiaste, Abhis, j'ai toujours pensé que c'était un mystique.
– Bien sûr, il fait le vide, il ne révèle rien de sa vie intérieure, il est pudique.

 

Des choses de ce genre que je dus dire à Abhis, mais parlées, confuses, avec des retours, des repentirs, des éclats de rire… Je sais une chose : il était tout excité, heureux. Il disait :

– Je sais maintenant pourquoi tu es venu de si loin. Notre rencontre doit signifier quelque chose.

Ce soir-là, incapable de dormir, je marchais par le long de la Cavéry. Au-delà du fleuve les lumières de la ville blanche, sur le front de la colline, faisaient comme un collier précieux.

p. 231 […]

 

p. 239. On dit telle circonstance survint qui fit que… On y croit. Comme si tout n'était qu'une suite de causes et des faits enregistrés dans une conscience, comme si le choix d'un homme ou son affaissement ne dépendaient que des situations ou des humeurs. Nous nous complaisons ainsi, avec un impayable sérieux, à reconstruire notre vie en voulant ignorer que c'est notre propre raison sèche et stérile qui fige le passé afin de nous voiler notre lâcheté présente. Il importe peu que le croyant fasse appel à la Providence. Il lui arrive trop souvent de ne voir en Dieu que le grand compilateur ; sa Providence peut n'être qu'un alibi, l'autre nom de la fatalité.

La vie n'a pas de sens, le sens est à donner, le sens est en nous : il importe de l'ignorer pour avoir la paix. Et cependant comme le peintre, à partir de quelques touches, peut réaliser d'innombrables toiles, inventer de nouveaux rapports, tirer parti de ses erreurs, de ses distractions, des taches elles-mêmes, de même la liberté spirituelle, avec les erreurs, les blessures, les événements heureux, malheureux, les échecs ou les succès, fait une conscience souveraine. Si bien qu'avec le même tissu d'existence ce n'est pas une vie qu'il y aurait à raconter, mais dix, vingt, cent. Quelle merveille ! À chaque seconde entrer dans sa vocation d'homme libre et de créateurs, n'être plus en face de, seulement cela, en face de sa vie comme d'un objet, mais dedans, à sa source, modifier le passé lui-même en changeant le signe des événements, savoir de science certaine que jusqu'à la dernière seconde… On quitte la sagesse, on est dans la vie éternelle.

 

 

Est-ce la lumière de la Cavéry qui contraint à regarder au-dedans, à retrouver des traces ? Des événements que l'on croyait épisodiques prennent brusquement de l'importance, vous découvrent provisoirement à vous-même. Chaque matin au moment où Abhis pénètre dans le chambre sacrée, commence la messe, tandis que le soleil presque horizontal l'illumine, je retrouve cette cave rue du Point-du-jour, j'entends le piétinement d'une foule silencieuse, le crissement des pneus… Comment en es-tu arrivé là ? avait dit Abhis. Il fallait que je lui raconte Boulogne-Billancourt, car je croyais découvrir qu'en quelques mois, sans avoir ouvert un seul livre, j'avais plus appris que dans toute ma vie d'étude.

Pourquoi étais-je venu à Boulogne-Billancourt cette année-là ? Je savais que je ne serais pas ouvrier toute la vie. Expérience truquée de toute façon. Était-ce l'ennui qui m'avait poussé ? Ou bien le sentiment que quelque chose de grave s'engageait, le désir de n'être pas absent tout à fait ? Ce fut peut-être la curiosité. J'aimais déjà savoir ce qui tient, ce qui résiste : je gratte, je décape. Inquisiteur, non pour prendre au piège mais avec l'espoir fou de trouver le roc, une source. Que d'autres cherchent le pétrole, l'uranium…

Je les regardais donc ces hommes fatigués d'être des notables, las de la cérémonie, du confort moral, sortis sans armes des forteresses… L'un pouvait dire fraternité, amour, il liquidait des problèmes personnels. Celui-ci voulait sauver, il y croyait trop, il ignorait la patience. Pour celui-là c'était un habile moyen de décrocher, il rentrait dans le civil… Mais il y en avait bien assez de silencieux, de pauvres qui portaient en eux de quoi renouveler la terre.

 

ouvriers de l'Usine SalmsonJouer le jeu, Errer du côté de Saint-Ouen, revenir du côté de Boulogne, faire le pied de grue quatre jours de suite à la porte des usines, la honte au cœur de mendier, de mendier sans en avoir besoin parmi les pauvres pour qui c'était vital. Désirer entrer chez Renault. Tricher, avoir honte de tricher, s'être fait recommander par un ingénieur de l'usine, éveiller la méfiance à cause de cette recommandation même, être éjecté, tests insuffisants. Être accepté chez Salmson, à deux pas, se retrouver devant une pièce de fonte, pour faire quoi, s'entendre répondre par le contremaître : moins t'en sauras mieux ce sera, on t'a refusé huit pièces à la vérification, fais attention, on manque de manœuvres, regarde Aline, en deux ans jamais une pièce revenue…

C'est quand même épatant, pas moyen de tricher. Tout ce que j'ai enseigné si l'on pouvait vérifier j'aurais bonne mine. Mais les mots s'en vont par le monde, la preuve n'est jamais faite.

Aline travaille à deux machines de la mienne. Elle est militante communiste. Le lundi matin elle apporte des fleurs, elle les pose sur sa mécanique. Je vois bien qu'elle me surveille. Le contremaître de temps en temps échange avec elle quelques réflexions sur mon compte : ils louchent mon côté. J'ai eu tort de lui tendre un paquet de cigarettes suisses au contremaître, il doit avoir pigé quelque chose. Quand il s'adresse à moi, il dit : Eh ! l'artiste ! Pourquoi l'artiste, dis-je ? Tu fredonnes toujours un air, tu as une façon de te tenir sur un pied, tu regardes partout, tu as l'air de t'amuser. À l'heure de la pause Aline m'accoste : tu en as encore des suisses ? Tu es un drôle de type, tu te caches ou quoi ?

– Pourquoi ces fleurs, dis-je, espèce d'artiste ?
– C'est à la machine que je les mets, à l'Humanité future.
– Je me cache un peu, dis-je, ce n'est pas grave, j'essaie de comprendre.
– Écoute, si tu es dans le pétrin fais-nous signe.
– Je prends soin de moi.

 

Ce qu'elle peut être longue la rue Saint-Jacques jusqu'à Cochin. Il y avait une réunion, rue Lhomond, après dîner. On n'en finissait plus de discuter. Les uns disaient : il faut dire qui on est, question de loyauté, on ne va pas mettre son drapeau dans sa poche. Les autres : c'est le vrai moyen de tromper tout le monde. Si tu dis : je suis prêtre, tu as l'air de la ramener. Tout ce que tu vas dire, faire, ils vont penser que tu t'appliques, ce n'est plus toi qu'ils voient mais une image stéréotypée. À mon avis il faut se taire, écouter pour apprendre, devenir aussi simples qu'eux, honnêtes, avec quelque chose en plus, faut espérer, parce que tu n'as pas de femmes, de gosses, tu as plus de temps… Après si tu existes, si tu comptes, tu pourras dire, faire n'importe quoi, tu seras plus fort que le folklore traditionnel, alors tu peux le sortir l'Évangile, le dire ton secret. Autrement tu restes un fonctionnaire qui fait son boulot. On ne se cache pas par tactique, tu comprends, pour dissimuler, on se tait pour être plus vrai.

Plus tard, quand j'écrivis je pensais souvent à cette conversation. Mais ce soir-là je pleurais comme un veau.
– C'est pas croyable, qu'est-ce que tu usines, me dit un grand type à canadienne.
– La fonte.
– T'as un copeau de fonte dans l'œil, voilà ce que tu as, tu risques de garder des taches de rouille, ce serait dommage de t'abîmer le portrait ; file à l'hôpital, dis-leur de t'enlever le truc, ne te contente pas des gouttes, ça ne servirait à rien.

Ce qu'elle peut être longue la rue Saint-Jacques. Enfin la salle d'accueil de Cochin : femmes enceintes, clochards, estropiés. Ils attendent depuis le commencement du monde, résignés, dans la pénombre. Un interne, escorté d'une infirmière, traverse la salle, une fois, deux, on n'a pas plus d'importance, nous autres, que les murs, ils ont l'air de s'amuser tous les deux, elle pousse de petits cris, le type s'arrête, mime une scène, l'infirmière le boit, châsses ouvertes, alors le patron, dit l'interne, tire d'un coup sec sur le pyjama, tapote la poitrine, voyez, messieurs, gris fer, typique, cas caractérisé, maladie bronzée d'Addison, nous, on gratte des notes, le patron se détourne pour aller plus loin, c'est le moment que choisit Arsène, il prend son tire-jus, le mouille de la langue, se penche, frappe la poitrine malade, c'est tout blanc par-dessous, Arsène brandit le mouchoir crasseux, le patron tourne la tête… L'interne, l'infirmière se sont remis en marche, la porte va se reformer, on entend : tu me croiras si tu veux, le patron n'a pas… Une troisième fois ils repassent, la chronique locale continue.

Je me sens tout requinqué, fatigue bue, la colère me dope, je prends en charge une seconde toute la misère du monde, je vais faire un numéro. Je fonce sur la porte. C'est une grande salle vide. Ils continuent le dialogue, l'interne, sa pépée, plus bas, de plus près. L'homme lève les yeux, me voit, je vois ce qu'il voit dans son regard : le blouson américain, la barbe sale, les godasses douteuses, ses yeux vont de haut en bas, de bas en haut. Ça me détruit, je bafouille : pardon, je, un éclat de fonte. Il s'avance vers moi, me tapote l'épaule, viens par ici, mon vieux, ça peut être une poussière, la fille s'est penchée sur une table, elle regarde des images, il se tâte les poches, as-tu une allumette, il prend l'allumette, me soulève la paupière, je me demande comment il peut y avoir quelque chose, on est plutôt dans la pénombre, c'est rien, mon vieux, qu'il fait en me retapant l'épaule, une goutte de collyre…

J'ai eu le temps de me reprendre : est-ce qu'on est allé à l'école ensemble, monsieur, bas les pattes, je dis. Un éclat de fonte dans l'œil vous savez ce que c'est ? Y a-t-il un médecin dans la maison ? Ou alors conduisez-moi sous une lampe, allez chercher une lancette, vous savez ce que c'est ? La pépée baisse le nez sur ses images. J'ai gagné, il s'effondre, la gloire m'inonde, le ton de l'intellectuel, du prof, la civilisation il l'a reconnue, il bafouille à son tour, je ne pouvais pas savoir, Monsieur, excusez-moi, vous… Prof de philo, dis-je, pour lui en mettre plein la vue, je travaille pour mon plaisir.

Bon. Il a fait tout ce qu'il fallait, le toubib, comme il fallait. Il m'a tendu la main, un frère il était devenu, ça devait être passionnant une expérience pareille, lui aussi il aimerait, tu parles…

 

Oui, Abhis, ces quelques mois m'ont peut-être appris à regarder.

Je logeais dans un hôtel minable, Splendid Hôtel, c'était plein de Nord-africains, ivrognes, coups de couteau, histoires de femmes, manœuvres, ils n'allaient jamais plus loin que manœuvres, salaires misérables ; des espèces de saints quand on y regarde de près, ils se mettaient la ceinture d'un bout de l'année à l'autre, tenaient le coup avec quelques morceaux de pain, des bananes, parce qu'ils envoyaient tout ce qu'ils gagnaient à la famille. On finissait par ne plus oser cuire sa viande sur le réchaud à alcool, on se cachait comme un voleur. Nous avions bonne mine avec notre morale. Comment eût-il été possible de parler de Jésus-Christ ? À deux pas, le dimanche matin, l'église débordait, aimez-vous les uns les autres, cloches de la bonne nouvelle, luxueuses bagnoles, zibeline, on entendait, on voyait tout ça de Splendid Hôtel.

La semaine après le travail j'entre dans les boulangeries, les boucheries, acheter ce qu'il faut on ne me regarde pas, je ne suis qu'un ouvrier mal lavé. Le samedi, avec la cravate et tout, on me donne du Monsieur. Aussi bête que ça. Pas étonnant que le vendredi après-midi un frémissement traverse l'atelier. Comme l'homme qui attend la femme qu'il aime, se trouve stabilisé dans la certitude de sa venue, se livre avec bonheur à des tâches qui lui pesaient, si bien qu'au moment où il entend des pas dans l'escalier sa joie se trouve mélangée d'une ombre de regret, ainsi, me semblait-il, le vendredi après-midi, le travail devenait léger comme un jeu, on s'interpellait une machine à l'autre en riant, parce que les vacances anticipaient, comme Laetare illumine le désert du carême, donne déjà Pâques et le printemps, comme l'Espérance en la vie éternelle devrait soulever, soulève parfois la lourdeur et le sérieux de la vie présente.

 

On avait l'air de la faire valser la vie ce dimanche-là à Vincennes. C'était la fête de l'Huma, du Parti. L'humanité est notre affaire, non ? Le peuple de Dieu en marche… par l'espérance charnelle jusqu'à l'invisible Espérance. Allons enfants… je suis chrétien voilà ma… l'Internationale, le Chant des partisans. Ça soleillait de partout dans les arbres, ça bouillonnait autour des boutiques, ça fusait les discours... lâcher de colombes à tous les carrefours du ciel...

Et nous bras dessus bras dessous les gars, les filles de la mission, prêtres et tous, par cinq, dix, nous avançant dans le tohu-bohu, chantant le Magnificat à tue-tête, le Te Deum et quoi encore, ceux du Parti ayant l'air de nous reconnaître, levant le bras, certains se frappant le front de l'index tandis que nous levions la main en riant. Moi, je n'étais pas dans le coup. Les fêtes me serrent le cœur. Elles chantent, dansent, libèrent, débrident, c'est pour mieux nous rejeter dans le quotidien, l'âme désertique. Elles mentent. La joie il est meilleur de la garder en dedans pour tous les jours.

Luc Schnyder, chantait, levait la main, je voyais bien qu'il était triste. Étrange prêtre Luc, il travaillait chez Panhard : pieux et lucide, mystique et théologien, article très rare, souple et intransigeant. Toute ma vie je l'aurai rencontré cette race d'apôtres, lavés des vanités, étrangers et proches. Je les aurai suivis du regard…

Nous avons laissé nos amis s'enfoncer dans la marée humaine, ils en redemandaient, ils en avaient de la chaleur à revendre. Au moment où nous allions descendre dans le métro, tandis que les bastringues de la kermesse venaient jusqu'à nous et que des chants montaient des quais du métro où s'accumulait la foule, Luc s'est immobilisé, accroché à la barre d'appui ; je le revois le petit homme perdu dans le flot, le visage sec comme aspiré en dedans, regardant au loin, au-dessus de la marée des visages, je puis l'entendre :

– C'est foutu, il va falloir décrocher. En plein romantisme, c'est perdu, c'est parti de travers, ils veulent Pâques sans la Croix, des miracles… Et nous comment nous remettre dans le courant ? Toi, tu es de passage.

 

Le dernier jour d'usine, j'ai apporté des roses à Aline, trois roses rouges sur sa machine, ce n'était pas la saison des fleurs, ça l'a mise K. O.

– Tiens, Aline, voici des roses pour le temps qu'elles fleuriront toute l'année dans tous les jardins du monde, quand les machines rentreront dans la terre, quand le loup habitera avec l'agneau, quand il n'y aura plus ni prolétaire, ni bourgeois, ni mort, ni malheur.
– Où est-ce que tu prends tout ça ?
– Dans la Bible, je te l'enverrai.
– Je t'enverrai le Manifeste.

Elle doit être installée dans un gentil pavillon maintenant, Aline. Frigidaire, télé, vacances à la Costa Brava, ses filles font du piano, probable, et ses fils, qu'est-ce qu'ils peuvent bien faire les fils à Aline ?

C'est égal, ce furent des mois pleins. Je disais la messe à dix-huit heures quinze à la sortie de l'usine, rue du Point-du-jour, dans une espèce de cave, les hommes marchaient au plein de la rue.

J'étais de passage Abhis, comme je suis de passage ici.

 

 

Shantivanam et fleuve Kavérip. 249-260  C'est un soir, peu de temps avant mon départ, en marchant sur les plages du fleuve à la clarté de la lune que cela survint. On ne fait pas attention, cela vient par surprise. L'oiseau blanc était immobile sur son banc de sable. On aimerait retrouver le chemin ne serait-ce que pour l'éviter : car trop de joie fait peur.

 

Pourtant cette soirée-là s'était déroulée comme les autres. Je puis voir la scène. Le repas terminé, nous sommes dans l'ombre sous l'auvent. Les singes se poursuivent dans les manguiers : ils nous disent chaque jour de ne point trop nous croire. Aruldas est présent, ses mains s'agitent. Abhis est immobile : on dirait que c'est lui l'Oriental. La conversation se poursuit, la même toujours.

– Dieu existe-t-il ? C'est ainsi que parle l'Occidental, avait dit Abhis, tu sais comme le vieux Karamazov, Ivan, Ivan, Dieu existe-t-il ? Au fond, pour l'Occident, Dieu est un problème, un pari, souvent un alibi… Est-ce que l'homme existe ? Voilà comment parle l'Oriental.

– Il n'y a qu'une question philosophique, avait repris Aruldas, celle de l'un et du multiple. Comment quelque chose peut-il exister hors de Dieu ? S'il n'y avait l'Incarnation dans l'histoire je ne pourrais croire qu'un homme a plus de valeur qu'un moucheron. Mon acte de foi, parce que je suis indien, porte plus sur l'homme que sur Dieu.

Abhis avait dû prononcer le mot panthéisme… Aruldas regimbe.

– Si vous disiez que l'Inde est panthéiste, Abhis, je pourrais dire aussi justement et aussi injustement que l'Occident chrétien est matérialiste. En liant Dieu à la pensée, il le fait entrer dans la nécessité. En le rendant certain, d'une certitude rationnelle, il l'anéantit. […] Certes en Inde tout est signe de l'absolu. Par exemple le linga est Shiva, mais Shiva n'est pas limité par le linga. L'affirmation Atman est Brahman n'est qu'un jugement synthétique. Il s'agit d'une copule mystique. Elle ne veut nullement dire que l'âme et Dieu se confondent… Ainsi quand Jean de la Croix dit que la créature est le rien, le néant, ce n'est vrai que mystiquement.

Abhis revient toujours à la Trinité : il ne prend jamais la peine de se défendre ou de se justifier, il suit sa route.

– Il arrive, dit Abhis, que le chrétien, aidé en cela par un enseignement médiocre, croit comprendre quelque chose au mystère central de la foi… Il se laisse piper aux formules, il en demeure aux jeux de miroir des concepts et transforme le mystère en problème abstrait. Au contraire l'expérience chrétienne véritable non plus guidée par la raison mais animée par le don de Sagesse fait passer au-delà des mots. L'expérience hindoue aboutit au Je, au Soi dans lequel il n'y a plus dualité entre Dieu et le Je. L'expérience chrétienne aboutit au Tu, Abba, Père, dans l'Esprit. L'advaita hindoue n'a pas découvert que l'unité procède de deux. Nulle sagesse ne le pouvait découvrir. Il a fallu que vint le Fils de l'homme, non pour nous faire des théories, mais pour qu'un homme puisse dire Tu. Voilà la révélation. Là est la rupture et le point de jonction. Il est possible que l'Occident, avec ses machines, puisse faire l'unité économique du monde, mais l'unité spirituelle du genre humain, sur la terre même, est suspendue à cette vérité…

Ainsi avaient-ils parlé longtemps, à voix presque basse, comme deux conspirateurs. Ni le sujet, ni l'heure ne portaient aux éclats. Il faisait doux, les singes s'étaient calmés, les grands palmiers flexibles produisaient là-haut, on eût dit, leur propre vent, dans un crissement presque métallique. Quand la lune s'est levée, j'avais dit bonsoir aux comploteurs et je marchais dans la clarté lactescente sur les plages du fleuve qui coulait en silence de toute sa masse. L'oiseau blanc, comment s'appelle-t-il ? Nul ne sait son nom, personne ne s'intéresse à son nom… L'écho des paroles m'accompagnait. Des idées se faisaient, se défaisaient.

[…] Ainsi allais-je le long de la Cavéry, à grands pas, dans la lumière laiteuse, écoutant non sans ironie mes propres pensées, mêlant Aurobindo et Teilhard, le Vedânta, sachant bien que c'était là un jeu dont je restais le maître… tandis que la petite voix murmurait très loin : le seul moyen que tout devienne simple serait de ne plus penser à soi, que l'histoire de Çankara se racontait déjà, une histoire lue, entendue, où ?

… L'histoire de l'homme perdu que les bandits ont traîné dans la forêt, laissé là, seul. Il a les yeux bandés, les mains liées, il demande sa route, on lui ôte le bandeau, on lui délie les mains, le voici qui s'en va de village en village, interroge, se perd, se retrouve, s'embrouille dans les directions. Comme cet homme perdu parmi les forêts, au milieu des bêtes féroces et des brigands, l'homme qui a quitté l'Être, introduit dans un corps façonné d'éléments matériels, terre, eau, feu, nourriture, vent, fiel, sang, graisse, lymphe, os, moelle, urine, vers, semence, excréments, l'homme soumis aux forces contraires, chaud, froid, les yeux bandés par l'aveuglement, lié par la soif de la femme, du fils, de l'ami, du bétail, de tous désirs, disant : je suis le fils de celui-ci, de celle-là, je suis heureux, malheureux, sage, fou, j'ai l'âge, je suis pieux, je suis jeune, vieux, parlant sans savoir ce qu'il dit, je suis riche, j'ai perdu ma fortune, comment vivrais-je ? Où est ma libération ? Ainsi crie l'homme dans la forêt, pris dans le filet aux mille et mille mailles jusqu'à ce qu'il trouve l'homme de compassion et de contemplation qui l'instruit en marchant parmi les arbres du défaut des choses et des fins ultimes de l'univers… Ainsi l'homme perdu est-il libéré de l'attachement. Tu n'es pas ce voyageur avide, le désir ne te convient pas qui n'est que passage et fuite. Tu es l'Être même. Ainsi tombe le bandeau de l'aveuglement, ainsi l'homme perdu parvient-il en sa demeure…

Ainsi chantais-je la musique de Çankara qui me ramenait à l'Évangile. Combien me touche davantage l'histoire de l'Enfant prodigue, me disais-je. Ce père qui attend au détour de la colline qui fait donner la fête pour le fils perdu en dit plus que les spéculations sur l'Être universel.

À quel moment Maître Eckhart intervient-il, Jean de la Croix ? Qu'importe ! Ils m'étaient aussi proches qu'Abhis. Des paroles que je croyais oubliées à jamais ressurgissaient… Il m'aura fallu venir aux Indes pour retrouver la voix prodigieuse de Maître Eckhart. Sept siècles qu'il a parlé. Ce que j'aimerais l'entendre le petit moine. Il pourrait parler aujourd'hui, demain, c'est neuf, jaillissant. Il s'arrête soudain dans son développement, il dit : attention, je vais vous dire ce que je n'ai jamais dit encore… Il parle comme ayant autorité, la Vérité éternelle est devenue sa vérité. Il dit la colère de l'âme qui n'accepte pas de demeurer en état inférieur, de Dieu qui ne peut que tout donner et faire de l'âme, pour ainsi dire, Dieu lui-même… de Dieu qui n'est plus Dieu pour l'âme. Écarte-toi de moi, mon bien-aimé… Car tout ce qui est connu de Dieu ne peut être Dieu… Et si moi l'âme j'étais Dieu comme je me déferais de mon privilège, comme je me déferais de toute majesté et puissance pour que mes créatures deviennent Dieu avec moi… Je puis l'entendre le moine implacable, insensé, qui remonte des grands fonds les bras chargés de richesses inouïes et qui pousse le christianisme dans la logique folle. Comment Dieu pourrait-il ne pas tout donner de ce qu'il est ? Vous n'êtes plus mes serviteurs, vous êtes mes amis… Je suis en Lui ma propre cause avec Lui, selon mon essence éternelle et temporelle, c'est pourquoi je ne peux plus jamais mourir. Ce que je suis dans le temps mourra et sera anéanti car cela est périssable et devra passer avec le temps. Mais dans ma naissance éternelle sont nées toutes choses. Et si je n'étais pas, Dieu ne serait pas non plus. Il n'est pas nécessaire de comprendre cela.

Voilà le courant perdu sous les sables, me disais-je, recouvert par les spéculations rationnelles qui préférèrent la domination de l'idée à l'humble puissance de l'homme intérieur. Mais voilà aussi la supériorité du gothique sur le temple hindou. Ses piliers n'en finissent plus de s'élever jusqu'à la rupture de l'arc. L'hindouisme dans son délire est plus raisonnable que Paul, Eckhart, Jean de la Croix.

Pas un instant le sentiment du jeu ne me quittait. Le regard ironique restait ouvert.  J'écoutais les paroles se former. Comment ne plus entendre sa propre voix ?

Allons, j'étais lancé… Si l'on parle d'impuissance, chacun sourit, croit savoir ce dont il s'agit, continuai-je. Mais l'impuissance spirituelle qui donc y songe ? Quelqu'un qui ne sait aimer sans désirer, dont la tendresse ne sera jamais qu'un mouvement d'humeurs, un besoin de chaleur, l'amitié un remède à l'ennui, est le pire des impuissants. Mais aussi le croyant qui a mis au point l'univers de ses idées, droits et devoirs, et qui s'avance dans sa sécurité triste, quel infirme ! Tant que l'amour n'a pas vaincu la sagesse on reste un impuissant. Dieu n'est pas ce chef féodal, avide d'hommages, me disais-je, content de voir ses sujets à terre. Il est le Père et l'Ami. Des pères j'en connais qui ne sont pas toujours à faire peser leur pouvoir sur la progéniture, et si on leur manque, ils ferment les yeux un regard suffit, une poignée de main, parce que Dieu est humain, puisqu'il est Dieu, puisqu'il est l'Ami, et que j'en connais de merveilleux amis, on ne va pas s'humilier devant eux, on n'a pas honte d'être ce qu'on est devant eux, pas besoin d'être Dieu pour cela, on ne va pas toujours le tirer par la manche Dieu, évite-moi ceci, cela, console-moi de la mort, on est complices Dieu et moi, vis ta vie, chante ta musique, laisse-moi faire les comptes, je ne sais pas compter.

 

Quand, comment cela vint-il ? Était-ce l'ivresse des pensées, peut-être la fatigue, le manque de nourritures fortes, ou bien la lumière du fleuve ? La nuit devait être avancée déjà.

Il suffit d'un battement de paupières, d'une image banale qui s'imprime en nous sans nous, une seconde on a l'esprit presque vide, ou bien est-ce une heure, deux, on ne fait pas attention, ce ne sont plus des mots que l'on écoute, on se met à suivre des pensées informulées, ce ne sont plus des pensées, elles vous entraînent dans d'obscures cavernes…

Soudain la chose est là, bondit, vous couple le souffle, vous tord, un vent de panique vous secoue comme un arbre, vous dépouille, la fulgurante intuition de la contingence, de l'inimportance de tout, du vide, tandis qu'une joie inexplicable se déplie, vous ouvre… Il faut s'asseoir, se laisser-aller tant le choc est brutal.

Je l'ai reconnu le visage de cette joie. C'était l'éblouissement du bord de la route, j'étais sur le dos, sous des arbres, perdant mon sang, seul, je croyais que j'allais mourir, le ciel entre les branches ne fut jamais si bleu… Une paix souveraine m'emplissait à mesure que la vie s'en allait. Un médecin passa. Plus tard émergeant à la conscience ordinaire je me souvins des pensées qui vinrent : je jetterai mes clés, j'ouvrirai mes portes et fenêtres à l'amitié… Mais on oublie, le cœur se remet à vouloir. Cependant jamais ni bonheur, ni malheur ne survinrent sans que la paix que j'avais connue ne me fit signe, et avec elle venait je ne sais quelle indifférence. Les mourants je ne sais plus s'il faut en avoir pitié : il me semble que le cri de l'agonie se confond avec l'alléluia de la joie.

Cette nuit-là, remis d'aplomb, je marchai encore longtemps avant de m'étendre sur le sable pour dormir au ras de l'eau. Une seule parole rythmait mes pas : il n'y a pas de mort, il n'y a pas de mort. Des impulsions me soulevaient : il faudra payer le prix, Sulivan, payer le prix.

Ce furent les chants de Marghali, qui chaque matin traversaient la Cavéry, qui m'éveillèrent. L'oiseau blanc était immobile sur le banc de sable. Peut-être y avait-il un oiseau blanc sur chaque banc de sable tout au long du fleuve, jusqu'à la mer. Abhis devait être devant l'autel déjà. Et tandis que je me dirigeais vers le bois de manguiers, vaguement honteux, vaguement heureux, la petite voix ironique disait encore : écrire, écrire, tout ce que tu sauras faire.

*   *   *   *



[1] « Tu sais, Nietzsche a tout dit, et Sils Maria est un merveilleux petit village dans la vallée de la haute Egadine où il venait souvent. Il y a des ieux où je reviens, qui me reviennent volontiers…» (L'instant l'éternité, op. cité, p. 17)

[2] Comme le dit Joseph Thomas dans Prier quinze jours avec Jean Sulivan : « Le cardinal Roques, son archevêque de Rennes, l'avait en quelque sorte détaché pour l'écriture, parce qu'il pressentait l'inquiétude et l'inassouvi d'une passion qui l'absorbait. »

 

Commentaires