Par K-G Dürckheim : Accompagner celui qui va mourir
Pour Karlfried Graf Dürckheim, « prendre connaissance de sa mort est une des choses les plus importantes qui soit pour vivre une vie qui soit juste ». Et quand il faisait des conférences, il revenait aussi sur la question : « comment être avec quelqu'un qui est en train de mourir et qui lui-même ne veut pas avouer qu'il est en train de mourir ? »
Ce message complète "Toucher une réalité qui est au-delà de ce que nous entendons par les mots "vie" et "mort". Un autre message du blog porte sur le même thème : Conférence de Lucie HACPILLE en 1991 : Approche de la mort et accompagnement spirituel. Hommage et bibliographie.
Figurent ici deux extraits des interventions orales de K-G Dürckheim :
- 1) Dire la vérité à celui qui va mourir.
Extrait de l'émission de radio de Claude Mettra avec Graf Dürckheim intitulée "Le mot qui vient du silence", émission qui date des années 1980 et qui commençait avec l'histoire de la feuille et l'arbre (voir 1er message). C. Mettra a fait plusieurs émissions de radio avec K-G Dürckheim. Voir le message publié sur le blog : Par Claude Mettra. Hommage à Graf Dürckheim écrit en avril 1989, avec un lien vers une émission de Mettra avec Dürckeim - 2) Être avec quelqu'un qui est en train de mourir.
Extrait d'une conférence-débat de 1981. L'enregistrement de la conférence se trouvait dans l'armoire de J. Breton lors de sa mort.
O Seigneur donne à chacun sa propre mort
Sa mort qui vienne de sa propre vie
Où il connut amour, sens et détresse
Car nous ne sommes que l’écorce et la feuille.
La grande mort, que chacun porte en lui,
Là est le fruit autour de qui tout gravite.
(Rainer-Maria Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort)
Accompagner celui qui va mourir
Par K-G Dürckheim
1) Dire la vérité à celui qui va mourir.
Hippocrate avait le devoir d'enlever les douleurs et de repousser la mort le plus possible. Et pour la plupart de nos contemporains la mort est encore quelque chose de noir, d'horrible. Ça va à ce point que les médecins ne savent pas mieux faire que mentir à celui qui va mourir : « Ça va aller mieux. » C'est terrible de faire quitter la vie à un homme avec un mensonge.
À Paris j'ai un ami qui a dû subir une grave opération. Quand je suis allé le voir, sa femme m'a reçu à la porte en me disant : « Tout va bien, dans trois jours il va quitter l'hôpital et dans huit jours on lui fera une autre opération. »
J'entre dans la pièce et je vois tout de suite que cet ami est très près de la mort. Il me dit : « Vous savez, j'ai une conférence à faire dans 15 jours, et je ne sais pas si j'en serai capable. En tout cas j'ai le manuscrit, à la rigueur un de mes amis lira le texte. »
Alors je lui dis : « Mon cher ami, je vais vous dire quelque chose. À présent il ne s'agit pas pour vous de penser à une conférence. Je crois qu'il serait très utile de réfléchir sur ce que vous dit "la vie et la mort". »
Vous n'avez pas idée combien son visage a changé quand j'ai prononcé le mot "mort". Il m'a regardé avec un grand sourire et m'a dit : « Merci ! »
Alors j'ai quitté la chambre. Il est mort trois jours après. Malheureusement sa femme n'avait plus la permission de le voir, on l'avait pris et on lui avait mis des appareils partout. On l'a tué comme c'est l'habitude aujourd'hui de tuer l'homme, comme c'est l'habitude de le laisser mourir sa mort avec des instruments qui donnent aux médecins satisfaction de le voir vivre 10 minutes de plus que s'il n'avait pas eu d'appareil. C'est une chose affreuse qui se passe avec ces "soins intensifs" comme on dit. Sa femme n'a même pas eu la permission d'être présente à sa mort !
Du reste je crois que prendre connaissance de sa mort est une des choses les plus importantes pour vivre une vie qui soit juste. Je crois qu'en acceptant la mort, on devient capable d'être conscient vraiment de ce qu'est la réalité essentielle en nous-mêmes, à savoir la présence de l'Au-delà en nous-même, la présence de la vie et de la mort. Et je crois que ce qui marque notre temps, c'est que, de plus en plus, des gens - et déjà des jeunes - s'éveillent à la prise au sérieux de ces instants privilégiés où le Tout Autre nous touche.
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2) Être avec quelqu'un qui est en train de mourir.
La façon dont une personne meurt dépend de la façon dont elle a vécu sa vie. La vie peut être plus ou moins une préparation à la mort dans la mesure où elle nous ouvre la porte du Tout Autre, et d'un autre côté elle peut être une façon d'être là qui rend difficile la mort.
p.10. Pourtant on doit savoir une chose. L'homme qui meurt, quand il est mort, n'est pas tout de suite un corps sans vie. Peut-être que certains d'entre ont eu ce présent de quelqu'un qui venait de mourir.
Je me souviens d'un cas où j'ai été appelé à propos d'une personne que j'avais soignée et qui était en train de mourir. Je trouve cette femme dont j'avais découvert le cancer au moment où elle était en train de mourir. Son visage était terrible, contracté, jaune, vert. Je ne sais pas si elle m'a reconnu ou non. Le médecin m'a fait un signe pour me dire que ça ne devrait plus durer longtemps. Et je lui dis : « Je pars mais appelez-moi dès qu'elle sera morte. » Une heure à peine après je reçois le coup de téléphone à mon hôtel, et je me rends de nouveau l'hôpital. Voilà maintenant que je trouve allongée sur ce lit une jeune fille d'une beauté inouïe. C'était la femme que je venais de voir.
En effet, il y a quelque chose qui se passe au moment de la mort d'un homme que peut-être quelqu'un de vous a pu voir. Je crois pouvoir l'expliquer de la façon suivante : c'est l'être essentiel, l'être profond en nous qui profite de l'occasion où le tissu du visage est encore tout souple pour entrer dans le visage et nous apporter ce qu'on appelle la transfiguration en montrant à cet instant le véritable visage de l'homme qu'il était au fond mais qu'il n'a jamais pu exprimer.
Ce n'est pas à chacun que ça arrive. À la guerre j'ai vu des gens qui tombaient à côté de moi tués par une balle qui leur avait percé le front et naturellement ils n'avaient pas la chance de faire cette transformation. Mais pourtant ça arrive assez souvent. Attention, c'est un privilège de pouvoir voir ça, voir le Tout Autre, pour ainsi dire, sur le visage d'un mort.
La mort, c'est vrai, n'est pas toujours belle, c'est là qu'il existe une préparation à la mort dans ce qu'on appelle "le mourir". La personne devient de plus en plus le témoin du Tout Autre, et la mort est le passage à celui qu'elle était toujours dans le réel éternel.
Prenez le mot "éternel" au sérieux. Si on parle de "vie éternelle", cela ne veut pas dire une vie qui n'arrête jamais, qui va toujours plus loin. Il y a deux sortes d'éternité. La mauvaise éternité c'est le temps et l'espace rangés indéfiniment, mais il y a aussi une bonne éternité.
D'après l'évangile de saint Jean, « Au commencement était le Verbe », et la plupart des gens me disent : « Bien sûr Monsieur, il y a "très longtemps" », mais cette parole veut dire tout autre chose que cela. C'est "à l'origine" qu'est le Verbe et pas "au commencement"[1]. Il y a ce maintenant qui est au-delà du temps, c'est le maintenant dont le Christ parle quand il dit « Avant qu'Abraham fut, je suis. » (Jn 8, 58).
Ce mot « je suis » est l'un des mantra[2] que beaucoup de personnes répètent dans leur exercice. Le mantra est une parole ou une syllabe répétée si possible au rythme de la respiration, elle est remplie d'un sens profond et, dans cette répétition, elle va transformer la personne dans son ouverture vers l'Être.
Je reviens au mot "éternel" dont on ne comprend souvent pas le sens… mais si quelqu'un, toute la journée, ne fait que répéter le mot "éternel" dans le sens de cette grande réalité qui est au-delà du temps et de l'espace alors plus rien ne compte de ce qui nous occupe ou nous préoccupe, qui nous fait mal, qui nous fait peur…
► Comment peut-on accompagner quelqu'un qui va mourir et qui ne le sait pas ?
K-G D : Voilà une grande question, c'est celle de comment être avec quelqu'un qui est en train de mourir et qui lui-même ne veut pas avouer qu'il est en train de mourir. Je crois qu'il a peur. Donc la première des choses à faire si l'on en est capable, si on est soi-même assez avancé, c'est de se mettre dans l'attitude intérieure qui dépasse la dualité de la vie et de la mort.
Justement cette femme dont je vous ai parlé, dont j'ai vu les derniers moments, j'étais souvent avec elle avant sa mort. Je lui parlais de son cancer, et comme elle souffrait je faisais la description de tous les os. Quand j'étais avec elle, j'essayais de me mettre dans cette attitude intérieure de toucher le Tout Autre, et dès que j'arrivais là, tout à coup il y avait une lumière dans la chambre, cette femme était pleine de joie, et elle ne savait pas pourquoi… puis elle retombait de nouveau dans son : « mon Dieu, mon Dieu, je vais mourir, et j'en suis sûre, mon mari va aller coucher avec cette femme… » Et deux minutes après, si j'avais la force, elle était de nouveau pleine de joie…
Celui qui a la chance d'être présent à la mort de quelqu'un, qu'il fasse en sorte de se mettre lui-même dans cette attitude intérieure, dans ce contact avec son être essentiel qui comme tel est au-delà de ce qu'on appelle vie et mort. Voilà ma réponse.
Encore une chose qui n'est pas nécessairement à faire au tout dernier moment, mais peut-être une semaine avant. En effet assez souvent la personne est remplie de remords pour sa vie, mais ne peut pas s'avouer à elle-même ce qu'elle a fait de mal. Alors il y a une chose qui est très bonne à faire, c'est de lui raconter ce que vous, vous avez fait de mal dans notre vie. Ça soulage l'autre, ça lui ouvre la bouche. Cela lui permet tout à coup de se confesser, et après avoir pu lâcher, après avoir confessé le mal qu'il a fait, tout à coup il se repose et s'en va. Bien souvent il a peur de ce qui va lui arriver en s'en allant plein de remords.
J'ai vécu cela avec un homme qui était connu pour sa merveilleuse attitude, grand seigneur, en ordre, d'une bonne conduite vis-à-vis de sa famille pendant toute sa vie, exemplaire. Je le connaissais assez bien, il venait quelquefois me voir et avait confiance. Je vais le voir au moment où il est en train de mourir, une fois, deux fois… Et voilà ce qu'il m'a dit finalement : « J'ai terriblement peur de la mort car il y a quelque chose que personne ne sait. Je vais vous dire. Ma famille croit que je suis un homme bon, juste, propre, mais depuis deux ans, toutes les deux nuits, je m'en vais à 3 heures du matin pour jouer à la roulette. Maintenant j'ai fait la confession de l'homme que j'étais vraiment. » Et puis il s'en va en souriant en ma présence, un grand soupir, voilà. Il avait tout confessé et cela l'avait aidé. Comment est-ce que j'avais fait ? J'avais commencé par lui raconter des histoires de ce que j'avais fait, moi, qui n'était pas en ordre, et c'était ça qui lui avait donné le courage.
Donc si vous êtes en situation, pensez un peu à ce que vous pourriez confesser, ce qui n'est pas bien de vous. Quelquefois, il peut s'agir de quelque chose que vous avez fait vis-à-vis de la personne qui est devant vous et qui est en train de mourir.
► Vous avez parlé de lumière à propos de l'accompagnement de cette femme qui avait un cancer, qu'entendez-vous ?
K-G D : Je vous donne un exemple.
L'autre jour maître Masamichi Noro, le maître de kinomichi est venu à Todmoos[3]. Comme magnifique performance il nous donne l'explication de ce qu'est le kinomichi[4]. Et à la fin de cette description il dit : l'homme est tout d'abord glace, puis il devient liquide (eau) puis gaz (vapeur) et finalement il n'est que lumière[5].
La même chose est dite par Muktananda, le maître de kundalini. Un de nos collaborateurs a été un certain temps dans son ashram pour apprendre de lui. Lui aussi il parle de cela : le sommet de ce que l'on peut atteindre, c'est de se dissoudre dans la grande lumière.
[1] L'expression en grec c'est en arkhêi où le mot arkhê signifie l'origine, le principe, le commencement qui n'est pas nécessairement un début. Et c'est la même chose en hébreu puisque cette expression est aussi le premier terme de Gn 1. Chouraqui traduit par "en tête".
[2] Les mantra sont des formules sacrées, le mantra "Je suis" vient d'Inde, c'est aham en sanskrit.
[3] Todmoos-Rüette est le centre Dürckheim en Allemagne : https://www.duerckheim-ruette.de/18/fr/info.php?DOC_INST=1
[4] Le kinomichi a été créé par maître Masmiachi Noro qui était maître d'aïkido et considérait K-G Dürckheim comme un de ses maîtres. Voir les messages du tag kinomichi.
[5] Dans une autre interview maître Masamichi Noro a parlé de 5 stades : glace, liquide, valeur (gaz), atome, lumière. Cf. "La leçon d'aïkido de maître Noro en octobre 1978, article de Catherine Humblot"