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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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15 novembre 2020

Bernard Sénécal, sj., donne des repères pour "une pratique des kōans bibliques"

« Tout comme le but d’un recueil bouddhique de kôans est de provoquer l’Éveil de ceux qui s’exercent, en induisant un arrêt de leur pensée rationnelle, tel est aussi celui d’un recueil de kôans évangéliques. » Pour B. Sénécal le travail d'élaboration de kôans bibliques est particulièrement urgent là où il habite, à savoir en Corée, un pays à où il y a autant de bouddhistes que de chrétiens et où la pratique bouddhique des kôans existe comme dans le zen japonais.

B. Senécal anime depuis plus de 20 ans,  de nombreuses sessions et retraites en Asie, Europe et Amérique. Membre de la Compagnie de Jésus, il est  professeur enseignant le bouddhisme au département des religions de l’université  Sogang à Séoul en Corée. En avril 2015, il a fondé la Way’s End Stone Field Community. Il est un homme à la frontière entre le bouddhisme et le christianisme. À partir de son expérience en Corée, il témoigne : « Plus j’avance dans le bouddhisme plus mon expérience du Christ se purifie et s’approfondit. »

Du 16 au 23 janvier 2021 il devrait animer une session au Centre Assise dans le Vexin français : "Complémentarité Homme-Femme et vie spirituelle dans la Bible" (zen-et-evangile).

L'article qui est mis ici date de 2008, il est accessible sur internet (https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2008-3-page-369.htm). Comme les termes bouddhiques sont écrits en coréen et que le Centre Assise est, lui, en dialogue avec le zen japonais, certains ajouts ont été faits entre crochets (noms japonais de mots lors de leur 1ère occurence…) et certaines notes très courtes ont été intégrées. Deux notes ont été ajoutées, mais c'est indiqué (la note 2 précise que le Père Kadowaki est décédé en 2017).

 

 

Vers une pratique des kōans bibliques

Par Bernard Sénécal

Recherches de Science Religieuse 2008/3

 

Cet essai a pour objet le dialogue interreligieux pris comme lieu d’expérience mystique et source d’engagement social au cœur d’un monde en pleine globalisation ; bien que ses développements puissent être appliqués à d’autres contextes, il se concentre sur la rencontre du bouddhisme et du christianisme en Corée du Sud. Dans la mesure où le pourcentage de bouddhistes et de chrétiens est approximativement le même – environ 25% de la population pour chaque dénomination – le pays du Matin Calme offre une situation unique et stimulante. Cet essai aborde un aspect spécifique de cette rencontre : l’impact de la pratique des kōans sur la prière chrétienne.

Les kôans sont des énigmes bouddhiques, et la pratique de leur examen, en vue de parvenir à l’Éveil complet et définitif – objectif suprême du bouddhisme – a été développée sous la dynastie chinoise des Song (960-1279). Cette pratique est souvent considérée comme le sommet de l’évolution du Chan [jap Zen], courant du bouddhisme chinois spécialisé dans l’art de la méditation[1]. Nourri d’influences confucéenne et taoïste, le Chan représente l’affranchissement définitif de l’esprit chinois par rapport aux tendances excessivement spéculatives du bouddhisme indien. Dahui Zonggao [jap. Dai'e Sôkô]] (1089-1163), rattaché à la 12e génération de la lignée issue de Linji Yixuan (d. 867) [jap. Rinzaï], est leur plus grand promoteur. De Chine, la pratique des kôans s’est propagée en Corée, au Japon ainsi qu’au Vietnam, et perdure jusqu’à nos jours dans ces pays. Cette pratique a conduit à mettre en place un système d’accompagnement spirituel sophistiqué ainsi que le développement d’une littérature dont l’abondance et la qualité peuvent rivaliser avec celle des Pères de l’Église.

L’Occident a découvert la pratique des kôans par le Zen, courant du bouddhisme japonais dont la signification historique est importante mais dont les effectifs actuels sont minoritaires. A l’inverse, cette pratique domine toujours l’ensemble du bouddhisme coréen, au sein duquel elle a été introduite dès le début du XIIIe siècle. Le Chogyejong, de loin le plus puissant des ordres monastiques du bouddhisme sud-coréen, définit l’usage des kôans comme sa principale caractéristique. Depuis quelques années, l’ordre Chogye investit massivement pour faire connaître cet usage, non seulement aux cinquante millions d’habitants de Corée du Sud, mais encore au monde entier. De fait, l’usage de kôans pour parvenir à l’Éveil n’a jamais été le privilège exclusif des moines bouddhistes. Dès le début, comme le révèle sa correspondance, Maître Dahui s’est adressé en priorité aux élites laïques de Chine.

Bien que de nombreux chrétiens coréens rejettent catégoriquement la possibilité d’être enrichis par un quelconque apport bouddhique, d’autres sont fortement attirés par la pratique des kôans. Ces derniers y voient le moyen de réaliser la croissance spirituelle à laquelle ils aspirent et qu’ils n’ont pas trouvée dans leurs communautés. Dans une civilisation qui vit avec le bouddhisme depuis plus de mille six cents ans, un tel attrait est normal ; il crée néanmoins une situation qui met les responsables chrétiens sur la défensive, au point d’interdire à leurs ouailles la fréquentation des institutions bouddhistes. En induisant chez certains fidèles un puissant et définitif rejet de la tradition chrétienne, cet interdit finit cependant par provoquer l’effet opposé. Le bouddhisme et le christianisme coréens se trouvent dans une situation telle qu’il est urgent de développer une voie moyenne entre les extrêmes constitués par le rejet catégorique de tout ce qui est chrétien ou bouddhiste. Telle est la principale raison qui appelle la création de kôans chrétiens.

La création de kôans chrétiens requiert une solide connaissance, tant du bouddhisme que du christianisme. Mais tout comme une véritable compréhension du bouddhisme exige l’Éveil complet et définitif – ce qui équivaut à devenir un Buddha vivant –, une véritable compréhension du dynamisme de l’Évangile exige de devenir un avec le Christ – ce qui correspond à la pleine réalisation de l’Éveil chrétien qui est la vie dans l’Esprit. Il va de soi que tout parcours mystique est orienté par la possibilité de réaliser définitivement de tels idéaux. Néanmoins, le lieu de l’expérience mystique telle qu’elle est définie dans cet essai se situe très précisément dans l’écart entre ce double idéal et la réalité. Plus précisément, pour le chrétien que je suis, la mystique est un dialogue continu et multidimensionnel avec le bouddhisme : c’est un chemin d’Éveil. En ce sens, il serait contradictoire de parler d’une pratique chrétienne des kôans si une telle expression devait signifier l’absorption par le mystère chrétien de la tradition bouddhiste et inversement. Cette pratique exige au contraire le maintien intégral de l’identité des partenaires en présence. Si quelqu’un y est véritablement appelé, une telle rencontre n’a rien de facultatif ; elle fait au contraire partie intégrante de la vie de foi. Il s’agit non pas d’une sinécure, mais d’une mise en route résolue vers Jérusalem, impliquant un engagement sans réserve au cœur de la cité.

La première partie de cet essai décrit l’œuvre de Kadowaki, vraisemblablement le plus important pionnier du développement de la pratique des kôans bibliques au cours du XXe siècle. La seconde partie aborde certains points relatifs à la création d’un recueil de tels kôans. La troisième examine quelques aspects de l’impact social de la pratique desdits kôans.

 

I – K. Kadowaki et le Zen

Le problème de la signification ne réside pas dans la théorie mais dans la pratique.” (Renato Rosaldo)

Kadowaki, Le Zen et la BibleKakichi Kadowaki [décédé le 27 juillet 2017[2]] est un Jésuite enseignant la philosophie à l’Université Sophia de Tokyo. La publication de l’ouvrage Le Zen et la Bible[3], traduit en plusieurs langues, l’a fait connaître au monde entier. Il y a de nombreux autres pionniers de la rencontre entre Zen et tradition chrétienne, non seulement au Japon mais encore dans le monde entier. Au rang des plus remarquables, beaucoup placeront le trappiste Thomas Merton et le jésuite H. M. Enomiya-Lasalle. Ce dernier, comme ses ouvrages le démontrent, s’est avancé aussi loin que possible sur le chemin de la pratique des kôans bouddhiques. Néanmoins, pour deux raisons, le propos de cet essai se limite à l’œuvre de Kadowaki : d’abord, il est le seul dont j’aie une connaissance directe ; ensuite, il est l’un des rares chrétiens ayant longtemps travaillé à la mise au point de kôans inspirés par la tradition biblique. Cette idée n’est pas neuve : il y a bientôt trente ans, le jésuite H. Dumoulin, l’un des plus grands spécialistes du Zen, citait le point de vue d’E.-Lasalle et W. Johnston[4] sur la possibilité d’interpréter comme des kôans de nombreux passages bibliques[5]. Cependant, personne n’a encore véritablement ni exploré ni exploité jusqu’au bout cette possibilité.

Kadowaki se décrit comme un disciple de Buddha ayant Christ pour maître. Il a reçu la transmission du Dharma de Maître Ômori Sôgen (décédé en 1993) de l’école Rinzai. Kadowaki est tout aussi profondément attaché aux enseignements de Dôgen (1200-1253), l’un des plus grands maîtres de l’école Sôtô, qu’à ceux d’Ignace de Loyola. Il compare souvent l’esprit chevaleresque de ce dernier à celui des samurais. Il est clair que Kadowaki, qui est octogénaire, a consacré la plus grande partie de sa vie à l’intégration de ses racines bouddhistes à la tradition chrétienne.

Selon Kadowaki, la philosophie et la théologie occidentales sont trop abstraites et insuffisamment incarnées. Les deux seuls philosophes occidentaux trouvant grâce à ses yeux sont E. Levinas et, à un moindre degré, M. Heidegger, mais même un théologien du calibre de B. Lonergan n’échappe pas à ses âpres critiques. En bref, selon lui, toute la pensée occidentale souffre d’un grave manque de dimension corporelle. Bien qu’Ignace de Loyola ait été un homme pleinement incarné, ayant ouvert la voie à une mystique ne souffrant pas d’une telle faiblesse, la plupart des jésuites auraient perdu la trace du dynamisme originel des Exercices spirituels. Dans la mesure où la chrétienté asiatique vient, dans sa plus grande part, de l’Occident, Kadowaki considère qu’elle est caractérisée par le même handicap. Il est convaincu que la pratique du Zen est un moyen sûr pour redécouvrir la dimension corporelle de la foi chrétienne et réaliser la contemplation dans l’action. Lorsqu’on lui demande comment il est possible de concilier vie chrétienne et pratique de la méditation bouddhique, Kadowaki rejette invariablement la question. Pour lui, une réponse juste ne saurait être trouvée au plan théorique ; elle doit jaillir spontanément de la pratique de la méditation.

Kadowaki anime un centre international de pratique du Zen chrétien à Kitakataruizawa, au Japon. Pendant un mois, en plus d’une heure d’enseignement et d’une eucharistie, les participants doivent méditer, tous les jours, un minimum de six heures. Une partie importante de l’enseignement souligne la corrélation existant entre l’haleine de vie insufflée par Yahvé Dieu dans les narines du premier homme (Gn 2, 7), et notre propre respiration. L’horaire strict et les conditions matérielles du centre, d’une extrême pauvreté, sont tels que les participants ne disposent d’aucun temps libre et n’ont d’autre choix que de se laisser prendre par le dynamisme d’un programme conçu pour permettre l’intégration de la méditation, de la vie communautaire et du travail matériel.

Bien que doué d’une exceptionnelle lucidité, Kadowaki ne semble pas réaliser que son programme international demeure étroitement lié à la culture et à la mentalité japonaises. Son autorité s’impose de façon absolue, ce qui conduit aux antipodes de l’un des principaux fondements de la civilisation occidentale : l’approche dialogique de la vérité caractéristique des dialogues socratiques. Sa difficulté à prendre en compte l’existence des traditions méditatives coréenne, taiwanaise et vietnamienne trahit une conception dualiste du monde, opposant le Japon, placé au centre, à tous les autres pays.

Lorsque j’ai passé un mois à Kitakataruizawa, la guerre faisait rage au Proche-Orient, mais cette situation n’a jamais été évoquée. Kadowaki n’a jamais établi de relation entre la signification de son programme international et l’histoire qui était en train de se dérouler en Palestine, en Mésopotamie ou dans toute autre partie du monde. Alors même qu’elle cherche à favoriser le développement de la contemplation dans l’action, la formation au Zen chrétien proposée à Kitakataruizawa n’est pas affranchie du cadre monastique de ses origines. On est aux antipodes du bouddhisme proposé par le moine vietnamien Thich Nhat Hanh, que d’aucuns qualifient – en raison de la radicalité de son engagement éthique – de “bouddhisme contaminé par le christianisme,” et qui connaît un succès mondial.

Kadowaki est, sinon le seul, l’un des rares chrétiens, japonais ou étrangers, à avoir reçu la transmission de l’école Rinzai. Par contre, l’école japonaise dite du Sanbo Kyodan, dont le fondateur, Hakuun Yasutani (1885-1973), a reçu la transmission des écoles Rinzai et Sôtô, a accordé sa propre transmission à un nombre significatif d’étrangers non bouddhistes : musulmans, rabbins, pasteurs, prêtres et religieuses etc. Kadowaki n’accorde cependant aucun crédit au Sanbo Kyodan. Avec quelque trente mille membres, cette école est pourtant, et de loin, la plus importante école de kôans en Europe. Le bénédictin allemand Willigis Jäger, qui anime un centre de méditation appelé le Benediktushof, près de Würzburg, est l’un de ses plus hauts représentants au plan mondial[6]. Il est important de souligner que la pratique des kôans en Europe demeure – en dépit des efforts d’adaptation effectués par le Sanbo Kyodan— sérieusement freinée par le fait qu’elle est originaire d’un contexte culturel complètement différent de celui de l’Occident.

 

II – Créer un parcours de kôans évangéliques

Voici une brève introduction à la christologie et au modèle bouddhique de pratique des kôans sous-tendant la mise au point d’un recueil de kôans inspirés par l’Évangile.

 

Bernard Sénécal1 – Aperçu christologique

Cet aperçu repose essentiellement sur une étude de l’évangile de Luc. L’importance considérable accordée par ce dernier à la prière de Jésus, aux expériences d’Éveil – tout particulièrement à celles du Christ – et au temple de Iérousalem[7] constituent les principales raisons de ce choix.

La vie de Jésus combine intimement contemplation et action. Luc évoque spécifiquement la prière de Jésus à huit reprises, qui correspondent toutes à des moments décisifs[8]. Ces occurrences augmentent lorsque sont comptées les circonstances dans lesquelles il est clair que Jésus a prié – tel le séjour au désert – même si Luc ne l’a pas précisé.

Jésus a vécu en homme pleinement éveillé. Luc signale quatre expériences d’Éveil du Christ :

  • sa décision, à douze ans, de demeurer à Iérousalem, parce qu’il devait être aux choses de son Père (Lc 2, 41-50) ; 
  • son baptême, par lequel il reçoit la plénitude de l’Esprit (Lc 4, 1-13), et qui marque, après quarante jours au désert, le début de sa vie publique (Lc 4, 14-15) ;
  • sa transfiguration (Lc 9, 28-36)  – huit jours après avoir été reconnu par Pierre comme étant le Christ de Dieu (Lc 9, 21)  – qui le détermine à prendre la route de Iérousalem (Lc 9, 51) ;
  • alors qu’il est en route vers Iérousalem, son anticipation – par-delà la mort qui l’attend – de la propagation du royaume de Dieu à toutes les nations (Lc 10, 21-22).

En effet, dès le début de son ministère, Jésus a commencé à choisir et à former des hommes capables de poursuivre son action dans le monde après sa mort. Il voulait que ses disciples deviennent tout aussi éveillés que lui. Afin de se qualifier, ceux-ci devaient recevoir l’Esprit saint qu’il avait lui-même reçu au moment de son baptême, et qui n’était autre que l’haleine de vie insufflée par Yahvé Dieu dans les narines d’Adam.

Ces faits permettent de comprendre le christianisme comme une religion de l’Éveil au même titre que le bouddhisme, mais à la condition de ne pas perdre de vue la différence radicale existant entre le contenu des expériences mystiques en cause de part et d’autre. W. Johnston a déjà laissé entendre que la tradition chrétienne aurait vraisemblablement mis l’accent, non sur le dogme mais sur l’Éveil, si elle s’était propagée vers l’Orient au lieu de l’Occident[9]. Selon lui, l’Éveil chrétien peut se définir comme le remplacement intégral de notre ego par celui du Christ[10] : plénitude de la vie dans l’Esprit et restauration de la condition d’Adam avant la chute, lorsqu’il respirait de la vie même de Yahvé Dieu. En bref, tout comme l’Éveil bouddhique consiste à devenir Buddha – parce que tout bouddhiste est fondamentalement pourvu de la nature de Buddha –, l’Éveil chrétien consiste à devenir ce que nous sommes depuis “avant la fondation du monde” : des fils dans le Fils (Ép. 1, 4-5).

 

2 – Modèle de pratique des kôans[11]

Tout en étant enraciné dans la tradition évangélique, notre dialogue doit être en prise directe sur la tradition méditative bouddhique. C’est la pratique des kôans proposée par le Han’guk Sôndohoe (Association coréenne de la Voie du Sôn) qui lui sert donc d’interlocuteur. Créée en 1965 et rattachée par son fondateur à la lignée Linji [jap. Rinzaï], cette association n’est ni monastique ni nationaliste. Elle reconnaît aussi l’urgence d’adapter la pratique des kôans à la diversité des situations culturelles. De plus, sans jamais nier la possibilité de l’expérience d’un Éveil complet et définitif, elle reconnaît pleinement la validité d’un processus d’Éveil graduel : position permettant d’éviter le danger d’une opposition trop tranchée entre ceux qui sont éveillés et ceux qui ne le sont pas.

La pratique des kôans requiert l’usage d’une ascèse méditative spécifique appelée kanhwasôn, qui est en fait la contraction de kanhwadu-sôn (ch. kanhuatou-chan): l’examen de la phrase ou du mot clef [jch. huatou, jap. watô] d’un kôan.

Le kôan intitulé ‘le Mu de Zaozu [jap. Jôshû]’ est de loin le plus célèbre. Il s’énonce ainsi : “Lorsqu’un bonze demanda à Maître Zaozu (720-814) si oui ou non les chiens étaient eux aussi pourvus de la nature de Buddha, Zaozu répondit : ‘Mu’.” Mu signifiant ‘non,’ la réponse de Zaozu est erronée. En effet, selon la doctrine du bouddhisme du Grand Véhicule, tous les êtres vivants, y compris les plus vils, sont pourvus de la nature de Buddha. Zaozu aurait donc dû répondre : “Oui.” Le fait qu’il ait répondu : “Non !,” constitue le hwadu [jap. wadô], ou fine pointe du kôan. Le but de ce kôan, comme de tous les autres, est de faire accéder le méditant à un plan supérieur de réalité, tel que la contradiction existant entre le ‘non’ de Zaozu et le ‘oui’ exigé par la doctrine bouddhique traditionnelle puisse être entièrement transcendée.

L’examen d’un hwadu exige de s’asseoir – de préférence dans une position qui s’approche de celle du lotus ou qui la réalise complètement – en pratiquant une respiration abdominale profonde et en répétant, sur l’expiration, soit tout simplement le ‘Mu’ de Zaozu, soit la question : “Pourquoi a-t-il dit ‘non’ alors qu’il fallait dire ‘oui’ ?” Une pratique sérieuse exige un strict minimum d’une demi-heure par jour et la rencontre hebdomadaire du maître à la faveur d’une séance de méditation commune. Tous les kôans ont une réponse extrêmement brève, laquelle, dans la majorité des cas, n’est pas verbale. Lorsque celle-ci a été trouvée, le disciple passe à l’examen du kôan suivant dans le recueil avec lequel il s’exerce.

Le Mumenkan ou Passe sans porte est le plus connu de tous les recueils de kôans. Écrit par le Chinois Wumen Huikai (1183-1260) et publié en 1228, il se compose de quarante-huit cas (ou kôans). La brièveté et la relative simplicité de son contenu en ont fait le plus prisé et utilisé de tous les recueils de kôans, ce qui lui a valu d’être traduit et commenté en plusieurs langues occidentales. La résolution de tous les cas du Mumenkan exige généralement plus d’une décennie de pratique assidue, au terme de laquelle un autre recueil pourra être abordé.

 

3 – Le "Passe sans porte" de l’évangile de Luc

Tout comme le but d’un recueil bouddhique de kôans est de provoquer l’Éveil de ceux qui s’exercent, en induisant un arrêt de leur pensée rationnelle, tel est aussi celui d’un recueil de kôans évangéliques. Le méditant sera donc invité à l’examen successif d’une série de quarante-huit cas.

Voici l’intitulé de quelques exemples tirés des récits lucaniens de l’enfance :

  • “enfantement d’un couple âgé et stérile : premier Éveil de Zacharie” ;
  • “une Vierge Mère : Éveil de Marie” ;
  • “une aînée devenue la cadette : Éveil d’Élisabeth” ;
  • “la parole d’un sourd-muet : second Éveil de Zacharie” ;
  • “l’immortalité d’un mortel : Éveil de Siméon”
  • etc.

Le méditant doit commencer par assimiler à fond le contenu du kôan évangélique qui lui a été donné par le maître. Ce faisant, il doit déterminer la phrase et/ou le mot clef de ce kôan, sur lesquels, comme dans le kanhwasôn, se concentrera sa méditation. Cette phrase et/ou mot clef constituent le principe de cohérence interne du texte. Tout comme dans un kôan bouddhique, il peut y avoir plus d’une phrase ou d’un mot clef. À l’instar de Nicodème, celui qui pratique ces kôans est invité à être “engendré d’en haut” (Jn 3, 3), c’est-à-dire depuis l’origine sans commencement.

Certains objecteront qu’une telle approche textuelle est contraire à l’esprit de la pratique des kôans bouddhiques. Mais, dans la mesure où cette approche sert de tremplin permettant la transcendance des limites de la pensée rationnelle, elle ne saurait poser problème. Dans toute mystique équilibrée, y compris la pratique des kôans bouddhiques, kataphatisme et apophatisme fonctionnent en synergie. Une autre objection pourrait venir du fait qu’un recueil de kôans chrétiens, fondé sur une structure telle que celle de l’évangile de Luc, ne saurait se comparer à celle du Passe sans porte qui n’en a apparemment aucune. Mais cette critique perd son sens dès que l’on réalise que ladite structure n’a de cesse de s’effacer pour permettre l’apparition de formes toujours nouvelles. Bien que l’évangile de Luc se termine dans le temple de Iérousalem tout comme il y commence, entre temps le saint des saints dudit temple prend une tout autre signification. Étant tourné vers le sein du Père (Jn 1, 18), “le fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête” (Lc 9, 58). C’est pourquoi la saisie de la Vérité que le Christ cherche à nous communiquer, alors même qu’il est en route vers Iérousalem, ne requiert rien de moins, afin d’être saisi par la Vérité, que l’abandon de tout repère et calcul (cf. Lc 14, 25-33). En Jean, Jésus n’hésitera pas à aller jusqu’à dire : “Il vous est bon que je m’en aille” (Jn 16, 7).

 

III – L’impact social de la pratique des kôans évangéliques

La méditation agrandit, l’action restreint. Peu d’hommes sont capables de méditer et d’agir.” (Goethe)

La seule méditation de kôans ne saurait suffire pour transformer quelqu’un en mystique. Le bouddhisme – tout particulièrement celui du Grand Véhicule – souligne autant l’importance de l’interdépendance de tous les phénomènes que celle de la compassion universelle, et les commentaires traditionnels des kôans ont pour principe de s’intéresser à tous les aspects de la vie. Les bodhisattvas, ou êtres d’éveil, ont toujours eu un sens aigu de cette solidarité universelle et ont mis son idéal en œuvre, non seulement dans leur méditation, mais encore dans chacun des gestes de leur vie. Dans la mesure où elle entend s’inscrire dans la tradition spirituelle chrétienne, la pratique de kôans tirés de l’Évangile n’éprouve aucune difficulté à reprendre ces idées à son compte.

Bien que celui qui médite un kôan évangélique puisse ne pas en être conscient, son activé silencieuse – au cours de laquelle la pensée tend à être réduite à sa plus simple expression, sinon à disparaître – est une façon de devenir un avec l’univers entier, c’est-à-dire d’être solidaire de tout ce qui existe. Le Nuage d’inconnaissance va jusqu’à préciser : “De plus, toute l’humanité est merveilleusement aidée par ce que tu fais, par des voies que tu ne peux pas comprendre. Oui, même les âmes du purgatoire se trouvent soulagées par la vertu de ton œuvre”[12]. Plus holistique, l’anthropologie paulinienne permet l’association de tout l’univers à ce silence méditatif : “ … la création tout entière gémit encore dans les douleurs de l’enfantement … nous aussi … gémissons intérieurement … attendant … la délivrance…” (Rm 8, 22-23).

Pour Ignace de Loyola, poussant jusqu’au bout la logique de Paul, l’homme ne se sauve ni en dépit de l’existence du monde phénoménal, comme si celui-ci était un obstacle, ni en le rejetant après l’avoir utilisé, comme s’il n’était plus d’aucune utilité, mais en y trouvant le divin et en devenant un avec lui[13]. Teilhard de Chardin, qui s’est intéressé aux traditions religieuses de l’Extrême-Orient à la faveur de ses séjours en Chine, n’a pas hésité à conclure que le but ultime de toutes les mystiques n’est autre que l’union de l’homme et de l’univers en Dieu[14]. En fin de compte, il n’est plus possible d’opposer l’individuel, le personnel, le collectif et l’universel.

Une telle possibilité d’être un avec l’univers est ce qui rend capable de voir le monde tel qu’il est : sans chercher à l’embellir ou à le fuir, dans une tentative désespérée pour échapper à la profondeur abyssale de la ténèbre qui l’habite. C’est cela que G. Cusson a appelé “l’intégration du problème du mal”[15]. Un tel regard est d’autant plus important que la conversion continue de nos structures de pensée exige une confrontation soutenue avec l’ensemble de la réalité, ainsi que le rassemblement d’une information de qualité. Car pour être authentique, l’intuition mystique permettant le discernement d’une réelle possibilité d’action transformatrice du monde – si limitée soit-elle – doit être enracinée dans l’analyse de cette information.

*

De nombreux chrétiens coréens persistent à voir dans le bouddhisme une tradition idolâtrique, dont il faut se débarrasser à tout prix ; d’autres Coréens, bouddhistes ou non, perçoivent le christianisme comme une religion étrangère et rivale, condamnée, tôt ou tard, à disparaître du pays du Matin Calme. Le bon sens n’en dicte pas moins que ces deux traditions sont appelées à cohabiter fort longtemps dans la péninsule coréenne.

Il y a quelque temps, le titre “Les religions coréennes dans 10 ans ? Crise !” faisait la une du plus progressiste des journaux bouddhistes de Corée du Sud[16]. L’article correspondant concluait qu’il était dans l’intérêt de tous, face à la montée d’un puissant mouvement de sécularisation, que bouddhistes et chrétiens travaillent ensemble à la construction d’une société coréenne davantage pluraliste et religieuse. Le succès de cette entreprise n’est pas sans lien avec la réunification de la péninsule, de laquelle dépend directement la stabilité de toute l’Asie du Nord-Est. Ce succès pourrait aussi devenir une contribution substantielle de la Corée au dialogue entre bouddhistes et chrétiens se déroulant ailleurs dans le monde.

Si l’essence de la pratique des kôans bouddhiques repose sur la notion de vacuité – dont le propre est de favoriser la formation des nouveaux paradigmes nécessaires pour faire face à la réalité d’un monde en constante mutation –, celle du christianisme peut être définie comme un passage constant de l’ancienne à la nouvelle alliance : une entrée sans fin dans la Terre Promise. Si ce passage a été accompli une fois pour toutes par le Christ, c’est pour devenir le principe fondateur d’un mode d’existence fondé sur le vide de son tombeau. En faisant toucher du doigt à cette double essence, la pratique des kôans évangéliques ne peut que favoriser le développement d’esprits cherchant toujours à aller au-delà d’une compréhension rigide et statique d’eux-mêmes, de leur religion, de leur pays et du monde complexe auquel nous appartenons.

L’ordre international contemporain paraît souvent dominé par une logique du blanc ou du noir, rationalisée et dogmatique, qui n’est pas sans évoquer la pensée binaire à laquelle le Christ s’est trouvé confronté pendant toute sa vie. Jésus n’a épargné aucun effort pour faire comprendre à ses adversaires que toute son existence introduisait, entre Dieu et l’homme, le concept de "fils de l’homme". Ces derniers, cependant, incapables d’ajuster leur pensée à la nouveauté de la situation, prirent très tôt la décision de le faire mourir. Mais il n’est pas aisé d’en finir avec le fils de l’homme : son tombeau est vide. Et tous ceux qui se tiennent face à ce vide se découvrent appelés, par-delà la vie et la mort, à la quête d’un troisième concept.

La pratique des kôans évangéliques est bien plus qu’un simple expédient permettant au christianisme coréen de masquer ses origines. Tout comme Dahui Zonggao et les autres maîtres du Chan de l’époque des Song, avaient découvert dans l’examen attentif d’énigmes la voie permettant au bouddhisme chinois de s’affranchir des tendances excessivement rationnelles et spéculatives du bouddhisme indien, la pratique des kôans évangéliques peut s’avérer un puissant antidote contre les tendances dualistes de tous ceux qui s’y intéressent.



[1] Courant subdivisé en cinq grandes écoles parmi lesquelles les écoles Linji et Caodong (jap. Rinzaï et Sôtô) existent toujours

[2] Note ajoutée : Un article retrace annonce le décès de Kadowaki et donne l'adresse de sa communauté (sans préciser si c'est encore d'actualité) : Kitakaruizawa, Mahoroba 377-1412 Gunmaken Azumagun Naganoharamachi Kitakaruizawa 2032 ; Tel.03-3238-5111, Fax:03-3238-5056 ; (Tokyo, SJ House), mobile: 08012157464 ; Mail:sokkadow@Gmail.com (http://www.buddhist-buddha-christianjesuitjesus.com/styled-26/index.html)

[3] Le Zen et la Bible, Épi, Paris, 1983. Dans la préface, Kadowaki précise devoir l’inspiration de cet ouvrage à J. Ratzinger, rencontré en Allemagne dans les années cinquante, alors que ce dernier était un jeune professeur de théologie.

[4] W. Johnston, jésuite enseignant la spiritualité au département des religions de l’Université Sophia et connu pour ses nombreux ouvrages sur la mystique.

[5] H. Dumoulin, Zen Enlightenment, Origins and Meaning, Weatherhill, New York, Tokyo, 1979, p. 76.

[6] Il y a trois ans (donc en 2005), la Congrégation pour la doctrine de la foi lui a interdit d’enseigner, de prêcher et de célébrer l’Eucharistie.

[7] Orthographe distinguant la cité sainte (Iérousalem) de la ville de Jérusalem.

[8] Lc 3, 21 ; 5, 16 ; 6, 12 ; 9, 18 ; 9, 29 ; 11, 1 ; 22, 42-43.

[9] W. Johnston, The Still Point, Reflections on Zen and Christian Mysticism, Fordham University Press, New York, 1970, p. 191.

[10] Ibid., p. 192.

[11] Note ajoutée : sur la pratique des kôans dans le zen japonais, vsur le Mumonkan et le kôan MU, voir Le kôan Mu (Le chien de Jôshû) ; 14 kôans du Mumonkan cités par Eizan Rôshi en sesshin : texte en français puis en japonais et anglais. Et les messages du tag Enseignement Eizan Rôshi

[12] Le Nuage d’inconnaissance Éd. du Seuil, Paris, 1977, ch. 3

[13] Voir I. de Loyola, Exercices spirituels (Texte définitif, 1548), traduit et commenté par Jean-Claude Guy, Éd. du Seuil, Paris, 1982, p. 43s.

[14] P. Teilhard de Chardin, « Esquisse d’un Univers personnel, » Œuvres complètes, tome VI, p. 67.

[15] G. Cusson, Conduis-moi sur le chemin d’éternité, Éd. Bellarmin, Montréal, 1981, p. 59-84.

[16] “10 Nyôn hu Han’guk Chonggyonûn? Wigi,” Hyôndae Pulgyo, n° 594, 06.09.2006

 

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