Homélie d'Albert-Marie Besnard pour Noël
Noël c'est la fête… mais pas pour tout le monde. Alors quel message transmettre à ceux qui sont entraînés par des forces négatives ? C'est par là que commence cette homélie qui a été prononcée à la radio le jour de Noël. L'auteur est Albert-Marie Besnard (1926-1978), dominicain, dont plusieurs textes figurent sur le blog (tag A-M Besnard). Ce texte est extrait du recueil d'homélies prononcées à la radio, Il vient toujours, Cerf 1979, livre épuisé.
Homélie d'Albert-Marie Besnard
Noël
Un prêtre s'est vu demander par un homme qui purgeait une peine de prison et qu'il connaissait : je vais passer Noël en prison, je voudrais quand même marquer ce jour-là, quel conseil me donneriez-vous ? Et ce prêtre lui a répondu : obligez-vous à passer cette journée dans la joie ! Cet homme avoua ensuite qu'il avait tiré un profit immense de ce conseil, conseil banal en soi mais qu'il fallait une certaine audace pour proposer en la circonstance.
S'obliger à la joie, ce jour-là, quand rien humainement n'est pour la joie, c'est en effet aller à contre-courant des forces négatives qui nous entraînent sournoisement. C'est nier que nos erreurs, que la solitude, que le malheur pourraient l'emporter sur nous et avoir le dernier mot. C'est créer une brèche dans nos enfermements, sauter par-dessus les murs de notre propre prison. C'est sortir de nous-mêmes et nous en aller rejoindre une foule bruissante et innombrable : la foule de ceux qui ont refusé d'admettre que l'humanité était abandonnée à elle-même, rameau hasardeux de l'Évolution livrée à ses peurs, à ses illusions, à ses fureurs, sans espérance et sans Dieu dans le monde. Noël est la fête intime de cette foule anonyme de ceux qui peuvent hausser les épaules à écouter nos sermons, mais dont le cœur pourtant soupçonne qu'il y a un message pour eux quand on leur dit : cet enfant est né pour vous ; il ne vient pas, comme les autres, apprendre simplement à mourir, mais vous apprendre à vivre ; le ciel s'est souvenu des hommes, une bienveillance s'est manifestée ; envers chacun de vous un geste s'est dessiné, un signe de grâce a été fait ; Dieu, pas n'importe quel Dieu, mais le Dieu d'Abraham, le Dieu qui crée les mondes et y fait circuler les sèves de sa tendresse, vous envoie son Fils.
Noël n'est pas la sacralisation des maternités idéales et des enfances parfaites ; celles-là, certes, si elles existent, sont touchantes et méritent aussi que nous les protégions de notre sollicitude, mais elles ont déjà leur récompense et leur bénédiction. Noël n'est pas un soleil pour ceux qui vivent déjà sur des plages radieuses. Comme dit le prophète Isaïe, c'est un soleil pour « le peuple qui marchaient dans les ténèbres et sur ceux qui habitaient le pays de l'ombre » (Isaïe 9, 1).
Être joyeux quand tout va bien pour nous, quand notre santé est florissante, que la chance nous sourit, qu'il y a un relatif bonheur à la maison, c'est humain, c'est bon, il ne faut surtout pas s'en priver, il faut même en rendre grâce. Mais enfin il n'y a pas besoin d'une invitation du ciel pour nous livrer à cette joie.
La joie de Noël, elle, nous est demandée d'en haut. Et s'il faut cette invitation, c'est parce qu'elle s'adresse à ce qu'il y a en nous de revêche à la joie, de récalcitrant à la joie. Elle vient dans la nuit, dans l'hiver. Elle prend pour accompagnement la pauvreté. Elle ne s'habille d'aucun atour. Qui se croit comblé par la vie mondaine et se dit satisfait n'en connaît rien, celui-là n'a qu'un caravansérail encombré de ses étourdissements, de ses cadeaux, de ses spectacles, de ses digestions...
Mais s'obliger à la joie de Noël dans le moment de notre vie, ou dans les endroits de notre cœur où il fait peine, où il fait nuit, où il fait froid, c'est se livrer assurément à quelque chose d'insolite. C'est avoir un grain de bienheureuse folie. C'est comme se dégager de sa vieille carcasse par une violente déchirure et se trouver soudain projeté au grand air, sous les étoiles, c'est entrer dans la ronde d'un Alléluia qui traverse les siècles, qui a commencé même de résonner dès avant les siècles, avant le monde, comme l'insinue saint Paul lorsqu'il s'écrit dans sa lettre aux chrétiens d'Éphèse : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ… Il nous a prédestinés à être pour lui des fils en Jésus le Christ, ainsi l'a voulu sa bienveillance à la louange de sa gloire et de la grâce dont il nous a comblés en son Bien-aimé » (Ep 1, 5-6).
Dans Électre de Jean Giraudoux, une femme demande : « Comment cela s'appelle-t-il quand le jour se lève dans le froid, que tout paraît gâché, saccagé, mais que pourtant l'air se respire ? » Électre la renvoie aux mendiants, car ce sont les pauvres qui savent ces choses-là, et le mendiant lui répond : « Cela porte un très beau nom, femme. Cela s'appelle l'aurore. »
Nous appelons Jésus "le Christ". Nous aurions pu l'appeler "l'Aurore". C'est d'ailleurs ce que fait le vieux Zacharie, d'après Saint Luc, lorsqu'il l'appelle : « Soleil levant, venu d'en haut, fruit de la tendresse de notre Dieu » (Luc 1, 78). Car il est venu, il vient toujours lorsque le froid commence de transir l'humanité, et que tout paraît gâché, saccagé. Et apparemment sa présence même n'apporte pas de transformations notables ni subites dans cet état de fait. Ici c'est l'hôpital, la maladie. Là c'est la vieillesse, la solitude. Ailleurs c'est la hargne, la dispute. Ailleurs encore, c'est la révolte, l'accablement. Ou la somnolence des repus, l'indifférence des préservés. Matins blafards de Noël où ceux qui ont mal ont plus mal… Mais pourtant là où Jésus vient de naître, ô surprise, l'air se respire.
Les poitrines sont moins oppressées. Un filet de brise revigore. La tremblante espérance s'ébroue de nouveau. Il se remet à faire bon croire à la vie. S'obliger de croire à la vie parce que l'air est plus vif et que soudain l'on respire mieux. Il fait bon penser que Dieu lui-même s'est mis en demeure d'avoir une enfance. Et qu'il n'est donc pas idiot d'escompter qu'il va nous comprendre de plus près et nous faire un avenir.
Il fait bon alors sourire à celui qui s'éveille aussi de sa nuit à côté de nous. Oui, camarade, il fait froid, tout paraît gâché, saccagé, mais tu sens, n'est-ce pas, tu sens comme moi que pourtant, ô surprise, l'air se respire ? Des promesses nous sont faites. Aidons-nous à ne pas les gaspiller. Aidons-nous à nous débarrasser les uns les autres de ce qui empêche l'amour et la lumière de circuler ! Nous étions lassés, résignés… mais avec cet air nouveau qui se respire bien, pourquoi ne tenterions-nous pas d'échapper enfin à nos mauvais démons ? de nous rendre le service mutuel d'aimer la vie, de la choisir meilleure, de la vouloir moins inhumaine pour tous nos frères ?
L'air se respire. Un air plus léger, plus transparent. Il gonfle nos poumons. D'où descend-il ? Il ne descend pas, il monte de cet Enfant au milieu de nous. C'est son souffle qui, instant après instant, prend possession de notre espace, et qu'il nous donne à respirer. C'est son Esprit qui, déjà, à dose infinitésimale, se communique et nous vivifie par le dedans.
L'Évangile du jour de Noël nous met en face du seul vrai drame : « Il est venu chez les siens et les siens ne l'ont pas reçu » (Jn 1, 11). C'est un fait, nous n'aimons pas les étrangers et les intrus. Il faut de chaudes recommandations pour que nous les accueillions autrement que comme de la main-d'œuvre. Leurs mains, en effet, peuvent nous être utiles. Leur cœur, peu nous en chaut ! Nous en ignorons les élans, les besoins, les souffrances.
S'obliger à la joie de Noël quand rien humainement n'est pour la joie, cela n'a finalement de sens que parce que c'est s'obliger à battre à l'unisson d'un cœur autre. Mais c'est découvrir que ce cœur autre n'est pas le cœur d'un étranger ni d'un intrus. C'est le cœur pour lequel nous sommes faits ; il est nôtre et nous sommes siens. Qui l'accueille accueille sa propre vérité. Qui l'accueille est accueilli par Dieu même. Qui l'accueille ne peut pas ne pas commencer d'accueillir tout cœur humain qui vient à lui.
S'obliger à la joie de Noël, pour les prisonniers que nous sommes de nos égoïsmes et de nos sécheresses, c'est commencer d'abattre les murailles, d'arracher les poteaux-frontières, de franchir les murs des langues et des incompréhensions. Oh ! oui, ce n'était pas l'invitation à un petit échauffement sentimental, c'était un bon, un très bon et un dangereux conseil que le prêtre donnait à son ami le prisonnier ! Je suis heureux de pouvoir vous en faire tous profiter…