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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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15 janvier 2021

Introduction au Sûtra du Diamant, un des textes fondateurs du zen

  Le Sûtra du Diamant est l'un des sûtra les plus connus du bouddhisme mahâyâna.
  Plusieurs autres textes de base du zen figurent déjà dans le présent blog (tag Textes du zen), et il aurait été bien d'y ajouter le Sûtra du Diamant… mais sa traduction présente de telles difficultés que ce n'est pas possible ! Dans le présent message figurent donc simplement quelques éléments pour aborder simplement ce sûtra dans l'une des traductions qui existent. Pour compléter cela, la troisième partie du message évoque la place que tient le Sûtra du Diamant dans l'éveil de deux maîtres zen (Tokusan et Enô). En effet, lorsque Eizan Rôshi animait des sesshins zen au centre Assise en France (jusqu'en 2006), il racontait l'éveil d'anciens maîtres, et le Sûtra du Diamant est intervenu dans l'histoire de chacun de ces deux maîtres.
  Ce message est relié au suivant qui contient un article de Bernard Sénécal : "Qohéleth et le sūtra du diamant – sagesses biblique et bouddhique".
  Du fait que le centre Assise est relié à Eizan Rôshi qui est japonais (il est actuellement responsable du Ryutaku-ji près de Mishima), ce sont les mots japonais qui sont privilégiés…

PLAN du message :

I – Présentation du Sûtra du Diamant.
  1) Contexte du Sûtra du Diamant.
  2) Premières remarques sur la traduction.
  3) Quelques conceptions bouddhiques.
  4) Versions et traductions du Sûtra du Diamant.
II – Traductions de la dernière phrase du ch. XX du Sûtra du diamant.
  1) Remarque de Philippe Cornu à propos de la traduction qu'il propose dans son livre.
  2) Autres traductions trouvées sur internet.
  3) Recours à quelques-uns des kanjis de la version de Kumârajîva.
  4) Note sur le caractère relatif des énoncés en bouddhisme et en christianisme.
III – Place du Sûtra du Diamant dans l'éveil de deux maîtres zen.
  1) L'éveil de Tokusan raconté par Eizan Rôshi (cas 28 du Mumonkan).
  2) Le premier éveil de Maître Enô (ch. Huìnéng).
Annexe. Pharmacopée n°18 d'Alexandre Jollien, disciple de Bernard Sénécal.

 

Introduction au Sûtra du Diamant

 

I – Présentation du Sûtra du Diamant.

 

1) Contexte du Sûtra du Diamant.

Le Sûtra du Diamant (金剛般若波羅蜜經) fait partie d'un canon de textes appelés les "Prajñāpāramitā Sutras" – prajñā-pāramitā signifiant "perfection de la sagesse". C'est l'un des plus courts, il est composé de 32 courts chapitres.

Il relate un enseignement du Buddha Shakyamuni. Celui-ci y est souvent désigné sous le vocable de Tathâgata, titre par lequel Shakyamuni se désignait lui-même et dont le sens est très incertain : "qui agit ainsi qu'il dit", "qui s'en est allé ainsi (au-delà du saṃsāra)", "qui est venu ainsi (pour sauver l'humanité)"... Tathâgata est souvent traduit par "Ainsi allé".

Le Sûtra du Diamant commence par la description de la scène, les circonstances dans lesquelles l’enseignement a été donné. L'un des disciples, Subhûti, dialogue avec le Buddha en présence de tous les bikhsus (renonçants, moines) de la communauté, et à travers lui cela s'adresse à tous ceux qui se sont engagés dans la voie du bodhisattva.

Le thème central du sûtra est l'absence de caractère fixe de tout (choses, états d'esprit, pensées...). C'est ce que traduit le poème de la fin :

     « Tous les dharmas (phénomènes…) existants et conditionnés
        sont comme des rêves, des illusions, des bulles, des ombres;
        comme la rosée et aussi comme l'éclair,
        C’est comme cela que l’on doit les considérer. »

 

rouleau du Sutra du Diamant, British Museum

2) Premières remarques sur la traduction.

On trouve dans des livres ou sur internet des traductions françaises du Sûtra du Diamant (voir ci-dessous au 4°) avec le problème qu'elles sont parfois très éloignées les unes des autres. Aucune n'est pleinement satisfaisante, ce qui n'empêche pas de les lire, mais il ne faut surtout pas penser qu'elles correspondent exactement au texte original.

Par exemple, tout au long du Sûtra, à propos de différentes réalités, se trouve une phrase que certains traduisent par : « x n’est pas x, (cependant) il est appelé ‘x’. » Pour toucher du doigt la difficulté concernant la traduction de ce genre de passage, vous avez au II de ce message l'exemple de la dernière phrase du chapitre XX du Sûtra.

 

3) Quelques conceptions bouddhiques.

Quand nous les lisons une première difficulté vient donc des difficultés de traduction, mais une deuxième difficulté vient de ce que le texte s'appuie des conceptions bouddhiques supposées connues. Pour aider ceux qui ne les connaissent pas, en voici quelques-unes. Ces explications[1] se placent dans le cadre du Mahâyâna[2].

Le bodhisattva (dont le nom signifie littéralement "être d’éveil") est celui qui fait le vœu de consacrer toute son énergie à la réalisation de l’éveil pour être utile au salut de tous les êtres et qui renonce à jouir du "Nirvâna parfait" tant que tous les êtres ne sont pas sauvés. La voie du bodhisattva commence par la recherche de l'esprit dit d'Éveil et la prononciation des 4 vœux (que nous récitons entre autres lors des sesshins). Dans sa vie, il met en œuvre les six vertus transcendantes (pâramitâ) que sont le don (la générosité), la moralité, la patience, la diligence, la concentration (méditation) et la sagesse-connaissance. Souvent le don résume l'ensemble des six. L'esprit d'éveil intervient au moment où quelqu'un décide de s'engager dans la voie du bodhisattva.

On distingue trois types de buddha, c'est-à-dire d'éveillés :

  • le samyak-sambuddha ("complètement, parfaitement éveillé") qui obtient l'éveil par ses seuls efforts et est capable d'enseigner le Dharma ;
  • le pratyeka-buddha ("éveillé pour soi") qui obtient l'éveil par ses seuls efforts mais n'enseigne pas le Dharma ;
  • le śrāvaka-buddha ("auditeur éveillé") – il correspond à l'arhat des écoles anciennes – qui parvient à l'éveil en suivant l'enseignement délivré par un samyak-sambuddha, directement ou par ses successeurs.

Plusieurs termes désignent donc aussi l'Éveil. L'un d'eux est cité tout au long du Sûtra du Diamant (presque 30 fois), c'est 阿耨多羅菩提 anokutara sanmyaku sanboda.i (skr. Anuttara-samyak-sambodhi) "l'éveil complet et parfait sans supérieur".

Comme le dit Bernard Sénécal dans son article, « la sagesse ne saurait être l’objet de la quête d’un salut purement individuel ou de celui d’une collectivité, car l’éveil véritable qui la procure ne peut être complet et définitif qu’une fois que tous l’ont réalisé. Selon cette sotériologie Mahâyâna et l’eschatologie qui en découle, ou bien tous les êtres sensibles deviennent éveillés, sans aucune exception, ou bien personne ne l’est encore véritablement. »

 

Le mot nirvâṇa désigne l' "extinction" d'une flamme par suite de l'épuisement de son combustible. Dans la doctrine bouddhiste, il désigne l'extinction de duhkha (souffrances, insatisfactions, sentiment d'imperfection et d'insécurité...) par "épuisement" de l'ignorance et de l'attachement à l'idée d'un "soi", d'une entité substantielle, individuelle et continue dans le temps, comme il est dit par exemple au chapitre XV du Sûtra du Diamant.

Le bouddhisme distingue plusieurs nirvâna. Il y a celui atteint par l'arhat pendant cette vie ("nirvâna avec reste"), et il y a le nirupadhisesa nirvâṇa (nirvâna sans reste d’existence) qui est cité au chapitre III du Sûtra du Diamant (“je les ferai tous entrer dans le nirupadhisesa nirvâna pour les libérer” dit le Buddha à propos de tous les êtres animés), mais celui-ci n'est pas encore le suprême nirvâna.

Le chapitre X du Sûtra parle du Buddha Dipankara. Dans le bouddhisme on considère qu'il y a eu et qu'il y aura de nombreux Buddhas, chacun étant responsable pour un cycle de vie. Dîpankara serait l’un des Buddhas anciens ; Gautama (Shakyamuni), celui du cycle présent ; et Maitreya, celui du futur.

Aux chapitres X et XVII il est questions des "terres de Buddha" (jap.butsudo 仏土) : dans les textes du Mahâyâna le terme de "terre" est notamment employé pour désigner les dix étapes de la voie du bodhisattva (la 6e terre correspond à la réalisation de ce que les écoles anciennes considèrent comme l'état d'arhat).

Aux chapitres XIII et XXVI, il est question des 32 marques de Buddha[3]. Dans les premiers siècles de notre ère, le corps d’un Buddha était considéré comme sacré, et les Buddhas étaient supposés porter les 32 marques spéciales manifestant leur état d’éveil. Ce sont des signes physiques comme la longueur des bras, la forme des pieds...

Aux chapitres VI et XIV il est question de 500 ans. En effet le Buddha enseigne que, puisque tout est impermanent, même la transmission de son enseignement l'est, et qu'il y aurait donc une phase de décadence. D'où l'idée développée dans certains cercles bouddhistes qu’il y a cinq périodes de 500 années consécutives, et qu'au bout de 500 ans, quelque chose de l’enseignement se perd, au point que dans la dernière période, il n’y a plus ni pratique ni réalisation.

Le mot dharma se trouve tout au long du Sûtra : (ou bô)  法 (forme initiale 灋) qui a pour radical le kanji de l'eau 水 stylisé. Il signifie à la fois la loi, les existants, les phénomènes, la méthode, l'enseignement, la règle, la convention… C'est donc un mot très difficile à traduire !

 

4) Versions et traductions du Sûtra du Diamant.

Il existe plusieurs versions en sanskrit[4] dont la date de composition n'est pas connue avec certitude, certains situent cela entre les IIe et Ve siècles. Et on sait que le Sûtra a été commenté par Vasubandhu et Asanga, qui ont vécus autour du IVe siècle.

La première traduction chinoise a été faite au début du Ve siècle par Kumârajîva : Jingang bore boluomi jing (金剛般若波羅蜜經). Il existe aussi cinq autres versions chinoises, mais la traduction de Kumārajīva est l’un des textes les plus répandus et populaires dans la culture du bouddhisme d’Extrême-Orient, aujourd’hui encore.

Il y a aussi une traduction tibétaine du IXe siècle, une recension khotanaise et de multiples textes de référence.

Vis-à-vis de l'original en sanskrit, la traduction chinoise de Kumârajîva est moins fidèle et littérale que la traduction tibétaine.

 

Voici quatre livres donnant une TRADUCTION EN FRANÇAIS :

 - La Perfection de Sagesse, soutras courts du Grand Véhicule, suivis de L’Enseignement d’Akshayamati. Seuil/Points-Sagesse. 1996. Traduction française, de Georges Driessens à partir du tibétain.
 - Le sutra du diamant. Vajracchedika Prajñaparamita. La perfection de sagesse qui coupe l'illusion dans le silence foudroyant, Thich Nhat Hanh, Albin Michel, 1997 On trouve une traduction française sur un site[5].
-  Sûtra du Diamant et autres Sûtras de la Voie médiane. Pour le Sûtra du Diamant la traduction est de Philippe Cornu à partir du tibétain (Fayard, 2001)
-  Le Sûtra du diamant, traduit et annoté par Jin Siyan, édition bilingue chinois-français, (You-feng, 2007)

 

Pour mémoire voici deux TRADUCTIONS EN ANGLAIS :

 - Traduction de Charles de Harlez (1891-1898) traduite du texte sanskrit avec comparaison des versions chinoise et mandchoue, Imprimerie Nationale, 1892.
 - Traduction anglaise de Max Müller et d'Édouard Conze (Buddhist Wisdom book, Londres, 1958) à partir du sanskrit.

Voir aussi les nombreuses ressources proposées en anglais sur le site https://terebess.hu/english/diamond.html

 

III – Traductions de la dernière phrase du ch. XX du Sûtra du diamant

C'est au chapitre V qu'apparaît une formulation que sera reprise ensuite avec d'autres objets et qui est souvent traduite par : « x n’est pas x, (cependant) il est appelé ‘x’.» En particulier on la trouve à la fin du chapitre XX à propos des marques du Buddha.

 

1) Remarque de P. Cornu à propos de la traduction qu'il propose dans son livre[6].

Nous ne sommes pas les premiers à proposer une version française de ce texte important. (…) Ces traductions ont leur mérite, et cependant aucune ne nous avaient semblé lever l'ambiguïté du sens de certaines déclarations pourtant souvent répétées et donc centrales dans le Sûtra. Il s'agissait de formule de ce type

  • dans la traduction d'Édouard Conze[7] : « car la possession de marques qui a été enseignée par le Tathâgata, ce dernier l'a déclarée être une non-possession de non-marques. Par conséquent, on l'appelle "possession de marques" » (fin du ch. XX),
  • que Max Müller rendait ainsi : « car ce que le Tathâgata a déclaré être la possession de signes, il l'a présentée comme étant la non-possession de signes ; c'est pourquoi on l'appelle "possession de signes". »
  • Charles de Harlez proposait : « car ce que le Tathâgata a appelé une acquisition, une réunion de marques extérieures, il l'a appelée une non-acquisition de ces marques. C'est pourquoi on l'appelle "acquisition des marques réunies". »
  • Plus récemment, G. Driessens traduit le même passage ainsi : « parce que les marques excellentes dont il a parlé, l'Ainsi-allé les a dites non-marques excellentes, aussi sont-elles appelées "marques excellentes". »

Ces formules qui emploient toute l'expression non-X reviennent à affirmer la négation de X, ce qui peut sembler curieux dans un tel soutra qui se situe dans une vision vacuitiste où il n'y a rien à affirmer, pas même une négation. Par contre, si l'on use de l'expression « n'est pas X », le champ est ouvert, et la formule entière revient à dire que les choses ne sont que des désignations, de simples imputations nominales et sont dépourvues d'être en et par soi, ce qui s'approche plus des vues de la Voie médiane ou Mâdhyamika.

Nous proposons donc : « … les marques d'excellence qu'il décrit, le Tathâgata explique qu'elles ne sont pas des marques d'excellence. Voilà pourquoi "marques d'excellence" n'est qu'une désignation. »

 

2) Autres traductions trouvées sur internet[8] :

Sur le site de zen Montpellier : « … L'Ainsi Venu a dit que les signes qui sont parfaits ne sont pas des signes qui sont parfaits. On les appelle des signes qui sont parfaits. »

Sur le site de Thich Nhat Hanh : « … Ce que le Tathâgata appelle beauté canonique n’est pas en vérité une beauté canonique. C’est pourquoi on la nomme beauté canonique. »

Sur le site "wuson" : «… Le Tathâgata a dit que les signes de perfection n’étaient pas parfaits. Ils sont appelés signes de perfection. »

 

3) Recours à quelques-uns des kanjis de la version de Kumârajîva.

Dans cette version, la fin du ch. XX est la suivante :

       如來說諸相具,即非具名諸相具

Voici quelques-uns des kanjis :

  Nyorai, 如来 : Tathâgata  = Ainsi Venu
   : dire, parler...
  sho,  : multitude, nombreux…
   sô,  : aspect, marque, figure, attribut…
  gusoku,: complétude, perfection, excellence… ? (soku  signifie "les pieds", entièrement", "vraiment", "pouvoir", …)
  soku, : "en tant que tel" ; "n'est autre que", immédiatement, instantanément…
  hi, : souvent traduit par une négation, ce kanji désigne plutôt "ce qui n'est pas de l'ordre de x"(l'idéogramme figure deux ailes d'un oiseau qui s'écartent). Il n'a pas le même sens qu'une autre négation qui est fu 不. Celle-ci représente un bouton de fleur : la fleur n’est pas là, il n’y a que le bouton pas encore éclos, d’où fu c'est l'absence et on peut traduire par "non-x", tandis qu'avec hi on écarte, on élimine, c'est "d'un autre ordre que x".[9] C'est un peu l'interprétation d'Alexandre Jollien qui figure en annexe.
  mei, : nommer, appeler

 

4) Note sur le caractère relatif des énoncés en bouddhisme et en christianisme.

Dans son article qui est donné dans le message suivant, Bernard Sénécal compare le Sûtra du Diamant avec un texte sapiential chrétien, Qohéleth (l'Ecclésiaste) dont le 2e verset est très connu : « Vanité des vanités, tout est vanité ». Il remarque que les deux textes ont en commun...

  •  ...« un sens aigu du caractère momentané et unique, donc relatif et limité, de chaque instant de cognition et de tous les énoncés – philosophiques et religieux – qui s’ensuivent. […] Dans le Sûtra du diamant, ce sens aigu se trouve condensé et exprimé dans le leitmotiv : “x n’est pas x, c’est pourquoi on l’appelle x”. »

On pourrait ajouter que dans la Bible on trouve ailleurs cette relativisation. Par exemple dans ses lettres saint Paul annonce la nouveauté christique, or, par moments, il "rature" c'est-à-dire qu'il constate ouvertement que son discours n'est pas adéquat : « Voilà que je parle selon l'homme (ou selon la chair) », puis il reprend son discours car il n'a pas d'autre langage à sa disposition[10].

 

III – Place du Sûtra du Diamant dans l'éveil de deux maîtres zen.

Dans ses enseignements lors des sesshins organisées au centre Assise jusqu'en 2006, Eizan Rôshi a raconté la vie d'anciens maîtres, et le Sûtra du Diamant est intervenu par deux fois : à propos de Maître Tokusan, et à propos de Maître Enô.

 

1) L'éveil de Tokusan raconté par Eizan Rôshi[11] (cas 28 du Mumonkan).

Je vais vous parler de la relation de l'éveil de Maître Tokusan  (IXe siècle) qui est donnée dans le cas 28 du Mumonkan. De fait, le Mumonkan est un recueil où sont racontés les éveils de divers maîtres.

Tokusan vivait en Chine à l'époque des Tang. Il s'est penché sur l'étude des préceptes bouddhiques puis a étudié les sûtras. Il était le spécialiste du sûtra du Diamant. C'était l'époque de la floraison du zen. À cette époque, on pensait qu'avoir l'éveil c'était devenir buddha. Mais pour lui, c'était une interprétation fautive du dharma bouddhique, aussi il voulait le réfuter et il se mit en voyage. C'était un savant bouddhiste, et il voyageait avec une charrette pleine de sûtras. Quand il avait une discussion avec quelqu'un, il allait chercher un sûtra, le sortait pour clouer le bec à l'autre. De nos jours, les savants en bouddhisme sont tous ainsi…

Un jour qu'il était en voyage il s'arrête dans une maison de thé et commande un thé et un petit gâteau. C'était une vieille grand-mère qui tenait la maison de thé. Tokusan met un petit morceau de pain dans sa bouche et s'apprête à boire son thé. Et voilà que la vieille le questionne.

– Qu'avez-vous là dans votre charrette ?

– Des sûtras. Par exemple, le sûtra du Diamant, le plus grand sûtra auquel nous sommes tous redevables.

– Ah ! Le sûtra du diamant ! Eh bien, si je ne me trompe, il y est dit que le passé est inatteignable, que le présent est inatteignable, que le futur est inatteignable… on ne peut saisir l'esprit ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans le futur[12]. Alors dites-moi dans quel esprit vous buvez ce thé ? Si vous pouvez répondre à ma question, ce sera gratis, sinon, allez bouffer ailleurs…

 

Voyons ce kôan.

Le temps, nous le divisons en trois parties : passé, présent, futur. Est-il juste de couper ainsi le temps ? Saint Augustin en parle dans le XIe chapitre de ses Confessions. Il a une façon originale de parler du temps : « Tant qu'on ne me pose pas la question, le temps, je sais ce que c'est, mais dès qu'on m'interroge, je ne sais plus. »

… Et pourtant, si on ne sait pas cela, on ne peut pas boire son café  (ou son thé) !

  • le temps du passé, c'est la mémoire, le souvenir ;
  • le temps du présent, c'est la perception, la présence ;
  • le temps du futur, c'est la prévision.

Nous pensons cela comme un fil continu si bien que nous arrivons à penser le temps de façon parcellaire : tel point dans le passé, tel point dans le présent. Mais le point du présent, on ne peut pas le saisir, il est déjà passé. Le présent, c'est un instant tellement fugace ! Alors, y a-t-il ou non passé, présent, futur ?

 

Tokusan était donc incapable de répondre à la vieille dame mais il ne voulait pas perdre la face devant elle, alors il a rétorqué : « Vous aimez bien la discussion ? » « Certainement. » « S'il y a des gens comme vous, c'est qu'il y a un maître zen derrière. » Et la vieille de dire : « Vous faites quatre kilomètres vers le sud et vous trouverez Ryûtan. Allez le voir. »

Tokusan était déshonoré, il a donc voulu réagir et est allé voir Ryûtan. Il le rencontre.

Ryûtan de dire : « Qu'est-ce que vous êtes venu faire ici ? »

Tokusan : « J'étais incapable de répondre à la vieille de la maison de thé, je vous demande votre enseignement. »

ICas 28, Ryûtan souffle la chandelle, dessin de Sengails discutent pendant des heures, et déjà la nuit vient. Ryûtan dit : « Arrêtons, et allez vous reposer dans votre chambre. » Dehors c'était tout noir. Ryûtan prépare alors une lanterne avec une bougie allumée dedans. Il va pour la donner à Tokusan, mais lorsque l'autre la prend, Ryûtan souffle dessus… On dit que Tokusan a eu l'éveil à cet instant ! Il a alors rallumé la lampe.

Dans l'obscurité la plus complète, on allume une lumière et puis on l'éteint. Qu'est-ce que l'obscurité la plus complète ? C'est le monde de l'absolu, le monde de MU où il n'y a ni bien ni mal, ni errance ni satori, ni objectivité ni subjectivité. Le monde dans lequel nous vivons est un monde éclairé : Jacques Breton est là, Philippe (l'interprète) est là, il y a le tapis… mais nous oublions toujours le monde de l'absolu, le monde de MU. Or nous faisons zazen en poussant sur le MU, dans le monde de l'absolu.

Voyons maintenant l'histoire et intéressons-nous à la psychologie de Tokusan. Quand il voit la première obscurité, c'est un monde passif (s'il ouvre la fenêtre et voit l'obscurité, c'est un monde passif). Et quand la bougie est soufflée, qu'elle s'éteint, alors dans la deuxième obscurité, c'est un monde actif, et c'est là qu'il y a possibilité de l'éveil. Ce qui a permis le passage du monde passif au monde actif, c'est le souffle de Ryûtan.

Évidemment, ceci est arrivé parce que Tokusan était à la limite du satori et qu'il avait étudié le Sûtra du diamant. Par cette action fraîche, neuve de Ryûtan, Tokusan a eu l'éveil.

C'est comme un poussin dans un œuf qui est arrivé à maturité : il frappe pour sortir et si la poule le perçoit elle commence elle aussi à crever la coquille. Ce timing est très important. Si la poule n'avait pas perçu cela, l'oisillon serait mort dans l'œuf. C'est donc un instant très important entre le maître et le disciple. Il faut que tout enseignant soit prêt à aller jusque-là.

 

Après cet éveil Tokusan a remercié Ryûtan : « Grâce à votre aide, j'ai eu l'éveil. » Pourtant Ryûtan n'a pas reconnu cet éveil tout de suite, il a demandé à Tokusan une preuve. Et Tokusan a dit : « Jusque-là j'avais appris que le zen était un enseignement fautif, contraire au dharma bouddhique. Avec cet éveil je comprends que l'éveil arrive et que je suis buddha, il n'y a plus de doute sur l'enseignement. » Et Ryûtan a officialisé son expérience.

Ainsi, quand vous allez en dôkusan (entretien privé lors des sesshins), le maître peut dire : « C'est cela » ou « Ce n'est pas cela ». Pourquoi oui, pourquoi non ? Il faut faire siens ces "oui" et ces "non" sinon le dôkusan n'a pas de raison d'être.

Le lendemain, Ryûtan est monté sur l'estrade et devant un million de disciples il a prêché ainsi : « Parmi vous, il y en a un homme tel que, si le Buddha (ou le diable) apparaissait devant lui, il se précipiterait pour le dévorer et aurait la bouche sanglante. Si on le frappe du bâton, il ne bouge pas. Il ouvrera davantage ma voie.[13] » Il a dit ceci, sans prononcer le nom de Tokusan... Comme celui-ci a dû être heureux !

Figurez-vous qu'après cela, tous ces sûtras qu'il avait étudiés, Tokusan les a réunis en pile dans le jardin et y a mis le feu. Bien sûr, c'est comme une larme dans l'océan… Ce geste a la même signification que de souffler la bougie.

Il y a là deux actes : le premier c'est cette question de souffler la bougie ; le deuxième c'est de mettre le feu à la pile de connaissances. Les actions sont différentes mais le contenu est le même.

 

2) Le premier éveil de Maître Enô (ch. Huìnéng)[14].

Voici le chemin de maître Enô qui fut le sixième patriarche après Bodhidharma. Il était d'une famille très pauvre de Canton à l'extrême-sud de la Chine. Son père meurt et, enfant, il récoltait du bois avec sa mère pour vivre. Un jour qu'il est passé devant une maison avec un fardeau sur les épaules, il a entendu un passage du Sûtra du Diamant et a décidé de devenir moine. Il a demandé aux gens du village de prendre soin de sa mère, mais du coup, il devait faire une ascèse parfaite, faute de quoi il aurait trahi l'espérance des villageois. Il fut le sixième patriarche du chan en Chine.

Le Sûtra de l'estrade raconte sa biographie et regroupe l'essentiel de ses enseignements, il est considéré comme l'ouvrage fondateur de l'école Chan du sud.

 

Pour Éric Rommeluère, maître zen, c'est en entendant un passage du chapitre X que Enô a connu l'éveil, et c'est l'un des passages les plus importants du Sûtra. Éric Rommeluère en donne une traduction sur son blog (à partir d'une version sino-japonaise qu'il donne) en le faisant suivre d'un commentaire[15].

  • Le Buddha s’adressa à Subhûti : «Que penses-tu ? Lorsque, dans les temps anciens, l’ainsi-venu se trouvait auprès du Buddha Dîpankara, obtins-je un quelconque dharma ?»
    « Vénéré du monde, lorsque l’ainsi-venu se trouvait auprès du Buddha Dîpankara, en vérité, vous n’avez pas obtenu le moindre dharma. »
    « Subhûti : Que penses-tu ? Le bodhisattva orne-t-il sa terre de Buddha ? »
    « Non, vénéré du monde! Pourquoi ? Orner la terre de Buddha n’est pas un ornement et on l’appelle l’ornement. »
    « C’est pour cela, Subhûti, que les bodhisattva-mahasattva[16] doivent ainsi concevoir un esprit pur, ils ne doivent pas concevoir un esprit qui repose sur les formes, ils ne doivent pas concevoir un esprit qui repose sur les sons, les odeurs, les goûts, les touchers ou les tangibles. Ils doiventconcevoir cet esprit qui ne repose sur rien. »

Dans ses vies antérieures, le Buddha Shâkyamuni s'exerça auprès du Buddha Dîpankara et il n'a rien obtenu de lui. Les Écritures peuvent paraître difficiles à lire sans quelques clés. Elles disent simplement en des mots anciens de profondes vérités. Si l'on croit qu'il existe quelque chose comme du bouddhisme qui vaille la peine de s'y identifier, d'y tenir ferme comme un bébé qui serre fort un doigt pour ne pas le laisser s'échapper et qui pleure lorsqu'il s'échappe, on s'égare. C'est ce que dit notamment ce passage du Sûtra du Diamant.

 

 

ANNEXE.

Pharmacopée n°18 d'Alexandre Jollien, disciple de Bernard Sénécal[17].

Une lecture m’habite, me déroute et me convertit sans cesse. Je viens de lire le Sûtra du Diamant. Un refrain revient sans cesse, une logique paradoxale jalonne le discours du Buddha : « X n’est pas X, par conséquent, je l’appelle X. »

Rarement, énoncé m’a autant aidé. Je l’emploie partout et toujours dans mon quotidien, enfin j’essaie. « Ma femme n’est pas ma femme c’est pourquoi je l’appelle ma femme. », « mes enfants ne sont pas mes enfants, c’est pourquoi je les appelle mes enfants. ». Le Buddha invite à dégommer toutes les étiquettes. Ma femme n’est pas ma femme. Elle est beaucoup plus riche, beaucoup plus dense, beaucoup plus unique, beaucoup plus insolite que ce que j’en perçois. Et ainsi en va-t-il pour mes enfants, pour mes amis, pour la réalité, bref, pour le monde.

Nos étiquettes figent le réel, le rétrécissent, le tuent. Mais lutter contre les étiquettes est encore une posture, une fixation. Le Tathâgata invite à aller plus loin. Le cœur libre peut utiliser les étiquettes et appeler un chat un chat. Du moment que je sais que ma femme n’est pas ma femme et que jamais je ne pourrai la saisir dans des concepts, je peux librement, avec légèreté, l’appeler ma femme.

Le malheur, c’est de se fixer dans les étiquettes, se figer dans ce qu’on a été et dans ce qu’on est. Ainsi, aujourd’hui, je me suis dit « Alexandre n’est pas Alexandre. L’Alexandre d’hier n’est déjà plus. Celui qui est fatigué en ce moment mourra dans la journée pour naître nouveau. » La non fixation, c’est peut-être de laisser mourir ce moi fatigué, humilié, content parfois, gratifié et heureux souvent. La non fixation, c’est se laisser vivre plutôt que vivre.

 



[1] Plusieurs explications viennent du site de l'Institut d'Etudes Bouddhiques (bouddhisme.net), voir https://bouddhismes.net/index.php?option=com_content&view=article&id=47:la-pratique&catid=17&Itemid=135.

[2] Le Mahâyâna regroupe l'ensemble des écoles nées à partir de l'ère chrétienne qui se réfèrent aux textes de la prajñâpâramitâ, le zen en fait partie.

[4] Pour plus de précisions à propos des versions sanskrites, lire l'article d'Emilie Wang : "À la recherche de la fidélité perdue du Sūtra du diamant : reconstruire l'Original des textes bouddhiques à partir de sources sanskrites" : https://journals.openedition.org/cerri/2751?lang=en

[6] Extrait de l'Avant-propos du Sûtra du Diamant et autres Sûtras de la Voie médiane, traductions du  tibétain  par  P.  CORNU,  du  chinois  et  du  sanskrit  par  P. CARRÉ, Paris, Fayard, « Trésors du bouddhisme », 2001.

[7] C'est cette traduction que l'on trouve faite par Christian Richard en 2003, sur le site http://www.centrebouddhisteparis.org/Sangharakshita/Le_soutra_du_Diamant/les_bouddhas.html .

[9] Ceci s'inspire des remarques à propos de la différence entre fushiryô 不思量 (non-pensée), hishiryô 非思量 (ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée), voir http://www.shobogenzo.eu/archives/2013/09/06/27964133.html

[10] Cf. La pratique paulinienne de la rature et ce qu'elle nous révèle, message du blog La Christité qui reprend les enseignements de Jean-Marie Martin, ancien professeur à l'Institut Catholique de Paris.

[11] Il s'agit du 6e jour de la sesshin 2002. Les enseignements de Eizan Rôshi en 2002 ne sont pas encore sur le blog… D'autres le sont déjà (tag Enseignement Eizan Rôshi) où Eizan Rôshi explique en particulier des cas du Mumonkan. Le texte du cas 28 du Mumonkan ("Ryûtan souffle la chandelle") est donné sur 14 kôans du Mumonkan cités par Eizan Rôshi en sesshin : texte en français puis en japonais et anglais.

[12] C'est la dernière phrase du chapitre XVIII du Sûtra du Diamant.

[13] Eizan Rôshi cite en l'adaptant le kôan du Mumonkan. Traduction du texte d'origine : « Il y a un homme parmi vous dont les dents sont comme un arbre d'épées et dont la bouche est comme un bol de sang. Frappez-le, il ne tournera même pas la tête pour vous regarder. Un jour ou l'autre il montera sur le sommet d'un pic isolé et il y établira ma voie. »

[16] Les bodhissattva-"grands êtres" : « Titre décerné aux bodhisattvas dès lors qu’ils ont atteint la huitième des dix terres qui débouchent sur l’Éveil parfait ».

[17] Bernard Senécal est un jésuite canadien qui est venu animer des sessions au Centre Assise dans les premières années du Centre et qui devrait y revenir pour une session "Zen et évangile" en janvier 2021. Ce mois-là il donnera aussi des cours au centre Sèvres à Paris. Alexandre Jollien l'avait rencontré, en Belgique à l'occasion d'une retraite sur la méditation et les Évangiles. Il a ensuite vécu pendant trois ans auprès de B. Sénécal à Séoul avec sa femme et ses trois enfants. Il raconte ce séjour dans Vivre sans pourquoi. Il a écrit d'autres livres et sur son blog il publie des pharmacopées. Cf. https://www.alexandre-jollien.ch/pharmacopee-n18/.

 

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