Du vieil homme à l'homme nouveau. En relisant les Evangiles. Arnaud Desjardins
Dans ces textes extraits de En relisant les Evangiles, il est question de l'itinéraire spirituel : « La vérité nous parvient d'abord sous la forme de la pierre, ensuite sous la forme de l'eau qui désaltère, enfin sous la forme du vin qui peut nous enivrer. » Occasion de faire un rapprochement avec ce que dit Maître Masamichi Noro sur l'itinéraire qu'il proposait au sein du kinomichi et qui avait beaucoup intéressé son maître Graf Dürckheim : passer de la glace à l'eau (Force d'eau et force de feu selon Maître Masamichi Noro).
Jacques Breton à qui est dédié le présent blog connaissait A. Desjardins qui est venu en 1991 faire une conférence au local de la rue Quincampoix. Ils faisaient partie du même cercle qui gravitait autour de Graf Dürckheim. Des animateurs d'Assise comme Bénédicte de Nazelle se sont aussi formés chez Arnaud Desjardins.
Ce message est en même temps un hommage puisqu'Arnaud Desjardins est décédé le 10 août 2011, il y a bientôt dix ans. Il est tellement connu qu'il est inutile de le présenter, juste noter qu'il était d'origine protestante.
La première édition de En relisant les Evangiles, d'Arnaud Desjardins (et Véronique Loiseleur), date de 1990, et c'est de ce livre qu'est tiré ce qui suit (éd. La table ronde). Le livre a été réédité en Essai (Poche) en 2015. On peut aussi le feuilleter sur internet[1]. C'est vraiment un excellent livre....
Du vieil homme à l'homme nouveau
En relisant les Evangiles
Pour comprendre les évangiles, il faut admettre l'idée – qui n'est pas particulièrement originale – que rien de ce qui s'y trouve n'est gratuit ; aucune précision n'est inutile. De petits détails en apparence insignifiants ont certainement leur valeur – sinon pourquoi aurait-on pris la peine de les rapporter dans des textes aussi brefs ?
Tout ce qui est écrit peut être compris à différents niveaux. Si le sens littéral le plus immédiat est vrai, des sens de plus en plus profonds existent aussi. Et, du point de vue de cette compréhension intérieure du Nouveau Testament, l'enseignement est très clair et cohérent ; il s'agit d'une transformation possible à l'homme, transformation sur laquelle insistent également les soufis, les bouddhistes tibétains, les yogis de l'Inde, qui suppose le passage d'un niveau d'être à un autre niveau d'être.
Le niveau d'être ordinaire correspondant à notre point de départ est parfois comparé à la mort, comme dans l'injonction : « Laissez les morts ensevelir leurs morts. » (Mt 8, 22). Il est également assimilé au sommeil. Mais il existe un autre statut auquel toutes les traditions font référence et qu'on peut appeler éveil, ou vie en plénitude, dans cette existence-ci. Il ne s'agit plus de ce que l'on pourrait réaliser après la mort du corps physique ou à la fin des temps ; la perspective eschatologique devient alors secondaire par rapport à l'enseignement concret qui permet à un être humain de passer de la mort à la vie au cours de son existence terrestre. La métamorphose qui nous est proposée n'est autre que la mort du vieil homme afin que naisse l'homme nouveau. Le mot que nous traduisons par "transfiguration" à propos de l'épisode bien connu de la transfiguration du Christ est précisément metamorphosis. Et ce passage se fait, comme cela a toujours été le cas, à l'aide d'un enseignement qui indique ce qui est possible et quel chemin peut être suivi.
Le niveau ordinaire et le niveau supérieur accessible à l'homme ne communiquent pas en vous au début du chemin. Ils sont séparés. Mais vous pouvez, par une ascèse bien menée, établir la jonction, la connexion entre ces deux niveaux. […] Il faut bien voir que cet accès à un autre niveau ne représente pas une différence de degré mais de nature. Cette transformation totale nous demande d'abandonner un grand nombre de convictions, d'opinions et même d'expériences sensibles auxquelles nous sommes attachés. Nous sommes amenés, au cours de cette évolution, à changer notre ancienne manière de voir et à nous ouvrir à d'autres vérités qui contredisent radicalement nos habitudes de pensée. C'est à ce renouvellement intérieur que s'applique la parole du Christ : « On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres » (Mt 9, 17).
Il est maintenant de notoriété publique – ce qui ne l'était pas il y a vingt ans pour le profane – le même mot "repentance" dans les évangiles traduit lui aussi deux mots grecs différents. L'un veut dire, en effet, se repentir au sens ordinaire du terme : j'ai fait une erreur et je m'en mords les doigts ; et l'autre, metanoia, signifie au-delà de l'intellect (meta impliquant au-delà et au centre, car l'au-delà extrême, c'est le centre précis, le centre géométrique qui n'a pas de dimension ; noia étant une forme particulière de noùs qui désigne l'intellect ou l'intelligence).
"Repentance" doit donc être compris comme la transformation qui nous mène au-delà de l'intellect ordinaire limité, au-delà du mental et de la "buddhi inférieure" des hindous. Ce mot clé serait déjà mieux traduit par "conversion" ou "retournement". […] Ce terme nous invite à lâcher des opinions auxquelles nous nous accrochons et ce que l'expérience ordinaire de la vie nous a enseigné.
Toute voie spirituelle vous appelle à ce qu'on peut légitimement appeler la mort à soi-même, la mort à un certain niveau pour vivre à un autre niveau. « Si le grain ne meurt, il demeure seul ; s'il meurt, il porte beaucoup de fruits » (d'après Jn 12, 24).
Laissez-moi vous citer le passage célèbre de saint Paul sur la résurrection : « Semé corruptible, le corps ressuscite incorruptible ; semé méprisable, il ressuscite éclatant de gloire ; semé corps psychique, il ressuscite corps spirituel. C'est ainsi qu'il est écrit : le premier homme, Adam, fut un être psychique doué de vie, le dernier Adam est un être spirituel donnant la vie. Mais ce qui est premier, c'est l'être psychique, ce n'est pas l'être spirituel ; il vient ensuite. Le premier homme tiré de la terre est terrestre. Le second homme, lui, vient du ciel » (1 Cor 15, 42-47).
Traditionnellement, la doctrine hindoue reconnaît deux types de libération : la libération après la mort (videha-mukti) et la libération dans cette vie (jivanmukti). Le texte célèbre de saint Paul ne peut-il pas être interprété aux deux niveaux, indiquant d'une part de quelle manière la résurrection après la mort se manifestera et d'autre part évoquant la transformation possible dans cette existence ? Ce texte fait penser au témoignage que certains portaient après leur rencontre avec tel ou tel des plus grands mystiques de l'histoire ou, au XXe siècle, avec tel ou tel saint exceptionnel du mont Athos. Mais cette métamorphose à laquelle tous sont appelés n'a jamais concerné qu'une infime minorité.
Il ne s'agit plus de psychologie, il ne s'agit pas seulement d'être moins égoïste ou plus serein, il s'agit d'une expérience intérieure bouleversante présentée comme une mort et une résurrection dans cette vie-ci, par un abandon de tout ce qui constitue aujourd'hui notre psychisme, donc un abandon de nos points d'appui habituels. Cela suppose un effacement, un silence, un vide, dont même les mystiques chrétiens ont parlé parce qu'il constitue l'expérience mystique proprement dite. Vous ne pouvez pas à la fois conserver vos limites, vos prérogatives et être en même temps vidés de vous-mêmes pour être remplis de Dieu. Que reste-t-il, quand nous avons tout perdu, tout lâché, dans ce tréfonds du cœur ou de l'âme où nous ne nous sommes plus ni homme ni femme ? Qu'est-ce qui se révèle alors ? Tous ceux qui ont vécu cette transformation témoignent qu'il s'agit bien d'une expérience radicale qui est la plus haute possibilité d'accomplissement offerte à l'homme. La question est de savoir si nous aspirons ou non à cette réalisation d'un autre ordre. Elle ne passe pas forcément par le martyre physique qu'ont connu les premiers chrétiens mais par un abandon, un don de soi total à cette vie qui transcende nos limitations : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Mais très peu de chrétiens entrevoient le christianisme, surtout à notre époque, comme l'appel à cette réalisation mystique.
Un tel passage ne s'opère pas tout seul, parce que nous sommes attachés à notre manière d'appréhender la réalité dans la dualité, au travers du désir et de la peur, fonctionnement que les enseignements orientaux ont, eux aussi, très bien décrit de leur côté. […]
Je le redis, tout a son importance dans les évangiles, y compris ce qui paraît inutile au premier abord. Et ce qui ne se révèle pas immédiatement clair est parfois le plus important et le plus intéressant.
Ce qui est dit concerne bien sûr un certain Jésus de Nazareth qui a vécu il y a deux mille ans en Palestine, mais concerne évidemment chacun de vous. Il s'agit de votre aventure intérieure, de votre propre transformation, de votre métamorphose aussi spectaculaire que celle de la chenille en papillon. […]
Si nous prenons le cas de Jean-Baptiste, qu'on appelle aussi le Précurseur et qui vient « pour aplanir les chemins du Seigneur » (d'après Mc 1, 2), nous trouverons un exemple supplémentaire d'une double interprétation des évangiles. Son intervention peut être considérée juste comme un événement historique : un certain Jean-Baptiste vêtu de peaux de bêtes, se nourrissant de sauterelles, baptisait au bord du Jourdain ; ou bien, à un niveau plus profond, Jean-Baptiste peut être vu comme un aspect de nous-mêmes et décrire ainsi une étape de notre propre évolution.
Il est dit de Jean-Baptiste qu'il traverse un moment de doute quand il est en prison. Il fait demander au Christ : « Es-tu bien celui qui doit venir ? » (Mt 11, 3). Jean-Baptiste représente le début de la voie, il correspond à un stade qui va aplanir les chemins du Seigneur. Mais la compréhension de Jean-Baptiste est encore limitée tout comme la compréhension que nous avons de notre propre cheminement est au départ incomplète.
Jean-Baptiste parle de ce qui doit être fait ou de ce qui ne doit pas être fait. En effet, presque toujours nous abordons la vie spirituelle avec cette question : « Que faut-il faire ? » Toute l'existence nous a demandé d'agir : faire des mouvements de gymnastique ou des devoirs en rentrant chez nous quand nous étions écoliers, ou notre lit le matin. Et nous transposons cette mentalité dans notre recherche spirituelle : il faut faire le bien, il ne faut pas faire le mal ; il faut prier, il faut lire les évangiles […] Or si je veux changer mes actions, le préalable est de changer mon être dont émanent ces actions. Pour faire, il faut être. L'enseignement de Jésus de Nazareth en tant que maître spirituel concerne-t-il ce qu'il faut faire et ne pas faire, ou concerne-t-il avant tout la transformation de l'être ?
Dans le célèbre passage du Sermon sur la Montagne qui commence par « Heureux les pauvres en esprit » (Mt 5, 3), il ne s'agit en aucun cas de faire. Il s'agit uniquement d'être. […] Généralement, les Béatitudes sont comprises à un niveau moral alors qu'elles pointent vers un niveau psychologique beaucoup plus profond. Prenons la première d'entre elles – et ce n'est sûrement pas sans raison qu'elle vient en tête : « Heureux les pauvres en esprit ». Naturellement, il ne peut s'agir des pauvres d'esprit au sens médical du terme, les débiles mentaux. Cette pauvreté en esprit est l'abandon de toutes nos possessions intellectuelles et spirituelles, ce à quoi nous tenons, ce que nous croyons, l'ensemble de nos convictions qui nous opposent à celle des autres. Le Christ prône une pauvreté mentale, une pauvreté intérieure, et même la renonciation à nos idées théologiques chéries, abandon ultime auquel se réfèrent et nous réfèrent les mystiques. Ce dépouillement de notre esprit nous conduit à une nudité, un vide de tout ce qui nous est cher. Chaque Béatitude décrit un état d'être. « Heureux celui qui est… » Comment passer de faire qui est notre point de départ, à être ?
p. 77. Sans entrer dans chaque détail pour justifier ce que je vais dire maintenant, je peux cependant affirmer que vous en trouveriez beaucoup de traces dans d'autres traditions et, ici ou là, chez les premiers auteurs chrétiens du IIe au VIe siècle.
La vérité – ou l'enseignement spirituel donné par le maître au disciple – est désignée par différents termes, le premier étant le mot pierre. La forme la plus immédiatement accessible de la vérité est la vérité écrite, la vérité "figée" qui recèle une certaine valeur, mais dans laquelle il ne faut pas s'emprisonner. La pierre dans les Évangiles désigne cette vérité dogmatique. Par exemple, les Dix commandements donnés à Moïse au sommet du Sinaï dans l'Ancien Testament sont gravés dans la pierre. […] Le mot pierre se réfère à ce qui est écrit, transmis. Le fait de simplement lire les Upanishads, la Bhagavad-Gita ou la Bible correspond à ce niveau "pierre". Il y a là rien de méprisant en soi pour le roc – ni pour saint Pierre. Quand le Christ dit qu'il faut bâtir sa maison sur le roc et non pas sur le sable (cf. Mt 7), nous devons nous souvenir que, si ces termes évoquent immédiatement la solidité d'une part et la fragilité de l'autre, dans le symbolisme universel le sable composé de milliards degrains indique la multiplicité et le roc, le monolithe, désigne au contraire l'unité.
Pour que l'enseignement ne soit pas seulement un avoir intellectuel ou moral, pour qu'il nous transforme, il faut qu'il devienne vivant ; il est alors désigné par le mot eau. Par exemple, il est dit dans l'Ancien Testament que Moïse frappe le rocher de son bâton et en fait jaillir de l'eau. Et le rôle de tous les maîtres c'est de faire jaillir l'eau de la pierre, c'est-à-dire de montrer ce qu'il y a d'éternellement vrai et présent aujourd'hui dans les grandes écritures sacrées que nous ont léguées les différentes religions. L'eau représente l'enseignement qui peut nous vivifier, l'enseignement que nous allons recevoir et qui, dans les ténèbres où nous nous débattons, va nous dire : ici est la vérité, ici est le chemin, voilà ce qu'il y a à comprendre, voilà ce que vous êtes appelés à être. C'est par là que commence toute véritable recherche. La parole redevenue vivante va nous désaltérer, alors que nous ne pouvons pas étancher notre soif avec des pierres, même si la pierre est nécessaire pour que l'enseignement soit conservé et transmis.
Enfin, quand nous nous sommes imprégnés de cet enseignement, qu'il commence à nous transformer de l'intérieur et que cette métamorphose s'opère en nous, la vérité est symbolisée par les mots vin ou sang qui sont équivalents. Le sang étant, selon la conception ancienne, la partie la plus intime, la plus essentielle et la plus vivante de notre être, on comprend aisément qu'il désigne la vérité assimilée, la vérité qui fait partie de nous, à la différence de la compréhension littérale touchant uniquement la surface de notre être.
C'est ce qui explique, par exemple, que la première manifestation du Christ dans sa mission soit l'étrange miracle des noces de Cana (cf. Jn 2, 1-11). En effet, on est en droit de se demander en quoi le Rédempteur, deuxième personne de la Trinité, prenant forme humaine, avait besoin à la fin d'une noce, quand les gens sont déjà passablement soûls, de transformer de l'eau en vin. Était-ce un miracle si nécessaire ? Si on le prend au pied de la lettre, sûrement pas. On peut s'émerveiller qu'un aveugle voie, qu'un paralytique marche, mais quel sens peut avoir le miracle des noces de Cana ? Combien cette histoire serait déplacée dans les Évangiles si elle ne revêtait un sens extrêmement profond. Tout de suite le Christ annonce qu'à partir de maintenant il va changer l'eau en vin, c'est-à-dire que la compréhension juste, vivante de l'enseignement, ne sera pas récupérée par le mental mais que l'enseignement va vivre en nous. « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi » est l'achèvement de cette transformation en nous de l'eau en vin[2].
La vérité nous parvient d'abord sous la forme de la pierre, ensuite sous la forme de l'eau qui désaltère, enfin sous la forme du vin qui peut nous enivrer ; ce mot enivrer qui revient souvent dans la littérature chrétienne mais également chez les mystiques soufis – alors que les musulmans ne boivent jamais d'alcool – ne doit pas être pris dans un sens péjoratif. Il ne se réfère pas à un état d'ébriété, mais à l'ivresse mystique de celui qui est passé à un autre plan d'être, un autre plan de conscience. Voilà pourquoi Jésus dit à Thomas dans l'évangile de Thomas : « Tu as bu et tu t'es enivré à la source bouillonnante que j'ai moi-même mesurée » (Logion 13, 13-15).
La transformation de l'eau en vin est la préfiguration du sang du Christ versé. Le symbole du vin est présent lors de la première manifestation du Christ comme sauveur aux noces de Cana, il est à nouveau présent quand sa mission s'achève lors de la Cène, le dernier repas pris avec ses disciples avant la crucifixion.
[…]
p. 82-97. L'Église extérieure court toujours le risque de voiler l'essentiel, de s'attacher à la lettre et d'oublier l'esprit, de rabaisser à notre expérience ordinaire un enseignement décrivant une métamorphose, comme si les chenilles voulaient ramener à leur monde de chenilles ce qui relève de l'univers du papillon. Inversement, il y a toujours eu des saints, des mystiques ou des chrétiens dont l'histoire a oublié le nom, qui ont su faire jaillir l'eau du roc, c'est-à-dire rendre toute sa puissance transformatrice à l'enseignement de l'Église. Il est plus naturel, pour nous Occidentaux qui avons grandi au milieu des cathédrales et non pas des mosquées ou des pagodes, d'approfondir l'enseignement qui est à l'origine de notre culture, à condition de lui redonner un sens qui puisse nous satisfaire entièrement. Ayant connu de nombreux chrétiens, y compris des prêtres, qui ont abandonné l'Église, je sais quelles révoltes et quelles déceptions peuvent naître chez un baptisé. Il existe heureusement une compréhension qui peut éclairer vos doutes, apaiser votre indignation et vous redonner toute la ferveur et l'admiration que méritent l'enseignement des Évangiles et la tradition chrétienne.
Tout ce que certains vont chercher en Orient se trouvait dans le christianisme. Nous pouvons retrouver en Asie les clés qui manquent pour faire jaillir l'eau du roc afin que cette eau soit transformée en sang, et que cette vérité fasse partie de notre être. Nous passons alors d'une approche littérale à cette vie nouvelle qui est résumée en un mot que tous les chrétiens connaissent et qui est le mot amour. Mais être amour – non pas aimer –, être en état d'amour, nous nous en rendons compte, demande un long cheminement. Et nous ne sommes pas tous des Mozart de la spiritualité – nous ne le savons que trop.
La rencontre du Christ avec la Samaritaine confirme le sens intérieur du mot eau. Le Christ demande à la Samaritaine de lui donner à boire et lui dit ensuite : « Quiconque boit de cette aussi aura encore soif ; mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif ; au contraire, l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissante en vie éternelle. » Quand le Christ ajoute : « Tu as eu cinq maris, et l'homme que tu as maintenant n'est pas ton mari », ce passage doit-il être compris littéralement ou bien revêt-il un autre sens ? […]
Dans son Commentaire de l'Évangile, Lanza del Vasto donne une explication de ce passage qu'il a vraisemblablement puisée à une source patristique. Les cinq maris désignent nos cinq sens et le sixième qui n'est pas son mari correspond à ce que les hindous appellent le sixième sens, c'est-à-dire le mental. Le mental n'est pas la vérité de nous-mêmes ; il s'est forgé peu à peu par les influences diverses que nous avons reçues par l'éducation qui, si j'ose m'exprimer ainsi, pensent à notre place et même ressentent à notre place ; il est constitué de ce tout ce qui n'est pas vraiment personnel et juste en nous. Beaucoup de nos pensées ne sont faites que de citations prises ici ou là, beaucoup de nos émotions ne sont que des imitations dues aux influences culturelles.
La rencontre entre un descendant de David, le Christ, et la Samaritaine représente déjà en soi un événement grandiose, d'autant que les Samaritains, pour les juifs de l'époque, équivalaient à ce que nous nous permettons d'appeler aujourd'hui un métèque, c'est-à-dire des gens en marge parce que rejetés. Qui n'est pas touché par cet entretien magnifique au bord du puits de Jacob : « Je te donnerai à boire d'une eau qui fera que tu n'auras plus jamais soif » ? Mais il y a plus encore, qui nous donne à réfléchir.
L'âme, la réalité profonde en nous, notre être essentiel, est "marié", uni, confondu avec les cinq sens et ceci nous condamne à une vision des apparences qui nous interdit la vision de la réalité ultime ; et nous vivons avec ce sixième sens, le mental, qui regroupe l'ensemble de nos conceptions et de nos opinions et se surajoute aux cinq sens pour nous exiler encore plus du réel.
Les Évangiles sont parsemés d'indications qui nous permettent de mieux nous comprendre, tout en nous invitant à nous laisser transformer de l'intérieur. L'essentiel réside dans cette transformation possible : la mort du vieil homme afin que puisse émerger l'homme nouveau. Un homme re-naît d'esprit et d'eau et il accède à un niveau supérieur de la réalité. Par conséquent, tout ce qui peut être dit, enseigné, montré par des maîtres spirituels d'autres traditions – pourvu qu'il s'agisse réellement de maîtres et non pas seulement de pandits instruits qui récitent leurs écritures par cœur – n'est pas une source de contradictions théologiques mais se révèle un commentaire vivant de l'Évangile et une aide pour mieux comprendre cette metamorphosis.
[…]
Dans ce passage du vieil homme à l'homme nouveau, il faut parfois écouter l'inspiration intérieure qui nous permet d'agir indépendamment des textes des écritures faisant autorité. Dans la situation actuelle, « qu'est-ce qui doit être fait ? » et pas seulement « qu'est-ce qui est écrit ? » Il s'agit d'un chemin qui nous conduit à un état beaucoup plus adulte. Si le Christ s'en était tenu simplement aux écritures les plus strictes, à la loi, à ce qui est symboliquement gravé sur la pierre, il n'aurait jamais guéri le jour du sabbat comme le lui ont reproché les pharisiens, ni pardonné à la femme adultère que la loi ordonnait de lapider, ni enseigné le dépassement du talion : œil pour œil, dent pour dent.
Il existe en effet une loi qui est au-dessus de toutes les lois, une vérité qui est au-dessus de toutes les vérités, c'est celle de l'amour : « Je veux la miséricorde et non le sacrifice. » Le leitmotiv de toute spiritualité, c'est l'amour. Non pas l'amour ordinaire – j'aime ceci est, par conséquent, je n'aime pas cela – mais l'amour suprême qui est un état d'être et transcende l'opposition du « j'aime et je n'aime pas ». Une des caractéristiques essentielles de cette transformation de l'homme charnel pour l'homme spirituel, c'est cette loi d'amour. […]
Mais il est difficile […] d'être libre de nos écritures – bien que l'histoire soit là pour nous remémorer combien l'attachement à l'aspect pierre, roc, de la vérité a pu conduire à un manque d'amour. […] L'essentiel est donc de détecter en vous les obstacles à cette possibilité d'amour, les attractions et répulsions qui font que vous pouvez encore ne pas aimer.
À cet égard, souvenez-vous, le « Aimez vos ennemis » du Christ n'a pas seulement un sens moral, comme les enfants le comprennent d'abord. Il ne s'agit pas seulement de nos ennemis humains, mais de tout ce que nous sentons comme nos ennemis, c'est-à-dire chaque situation et chaque événement de la vie qui, pour parler un langage moderne, nous agresse. Si nous n'élargissons pas le sens de cette parole, nous perdons une partie de la richesse de l'enseignement. Tant que nous sommes encore soumis à la mentalité dualiste ordinaire, au sens de l'ego, à la tyrannie du mental, tout ce qui ne nous convient pas, tout ce qui représente un contretemps à nos yeux, tout ce qui fait lever en nous une émotion douloureuse devient notre ennemi.
Réfléchissez bien à ce point, parce qu'il peut transformer l'existence de celui qui veut se considérer comme chrétien et mettre en pratique les commandements du Christ. […] Pouvez-vous avoir cette attitude, absurde pour la mentalité ordinaire, de ressentir de l'amour envers une souffrance physique ? Si l'on n'a pas compris certaines vérités du chemin proposé par Jésus, cette conversion ne viendra jamais à l'esprit. Pourtant nous savons bien que ce qui est folie aux yeux des hommes est sagesse aux yeux de Dieu. Pour l'intelligence humaine, aimer ses ennemis représentent un retournement intérieur incompréhensible qui nous paraît même aberrant est contre nature. […] Il ne s'agit pas seulement de reconnaître ce qui est, sans émotion négative et sans refus, il faut aller encore plus loin dans l'attitude positive, folle aux yeux des hommes mais sage aux yeux de Dieu.
L'amour qui nous est demandé est un amour inconditionnel qui transcende complètement nos coûts, nos préférences, nos répulsions. […]
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Le Nouveau Testament gravite autour de ces deux idées essentielles, la métamorphose et l'amour, l'une et l'autre étant inextricablement liées puisque nous ne pouvons être établis dans cet amour supérieur qui ne vacille plus que si un changement profond et définitif s'est opéré en nous. Et les Évangiles sont un manuel qui indique comment opérer ce passage d'un niveau d'être imparfait à un autre niveau d'être fondamentalement différent.
Nous naissons graine, nous êtres humains, et nous pouvons – mais est-ce que nous le ferons ou ne le ferons pas ? – nous transformer en un arbre si vaste que tous les oiseaux du ciel viennent y faire leur nid.
Si vous ramenez l'enseignement du Christ, qui nous parle d'un autre niveau de la réalité, à votre expérience ordinaire – aux maris de la Samaritaine – vous passez à côté de la vérité. Cela revient à considérer que les Évangiles ne concernent plus que les graines, alors qu'ils ne concernent les graines qu'en fonction – et seulement en fonction – de leur évolution possible. Et la foi, c'est la certitude que le sens de la vie se trouve dans cette transformation, que celle-ci est possible. Il ne s'agit pas seulement d'améliorer la graine par quelques considérations morales – qui peuvent avoir leur valeur –, il s'agit de la métamorphose du gland en chêne.
Le drame du christianisme en général et de tant de chrétiens en particulier a été de réduire un enseignement concernant la mort du vieil homme et la naissance de l'homme nouveau à des préceptes et des principes qui concernent le vieil homme. […]
Le passage du sommeil à l'éveil ou de la mort à la vie implique une série d'efforts conscients de notre part. Il suppose à la fois une intense détermination et une très grande habileté. Nous avons tendance à croire que l'habileté est une qualité douteuse qui permet de se débrouiller dans le monde mais qui n'a pas sa place sur un chemin spirituel. Or, le mot grec phronimos, qui revient à plusieurs reprises dans les Évangiles et que l'on traduit souvent par prudent, sage, avisé, signifie en fait habile. Voilà une notion qui a été largement perdue de vue, bien que le Christ déplore cette absence d'habileté : « ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que les fils de lumière » (Lc 16, 8). Pourquoi les enfants du siècle sont-ils si habiles et les enfants de la lumière si peu habiles ? Ailleurs, le Christ exhorte ses disciples à être « rusés comme les serpents » (Mt 10, 16). Ce phronimos, habile, a un contenu bien plus fort que les mots sage, prudent ou avisé. Il ne s'agit pas uniquement de morale, ou de croire ou de ne pas croire, il s'agit d'une manière intelligente de mettre des instructions en pratique qui puisse vous faire réellement progresser et qui s'affine avec le temps. À mesure que l'enseignement devient de l'eau qui vous désaltère et se transforme en votre propre sang, votre niveau de compréhension évolue. Il faut vous défaire de l'idée que l'habileté est réservée aux gens du siècle, aux "batants" qui veulent réussir dans l'existence, mais qu'un bon chrétien ne doit pas être habile, ce qui est en soi absurde. Si vous voulez vous appuyer sur les Évangiles, il faut les prendre dans leur totalité. Un enseignement spirituel est avant toute une méthode habile qui vous évite de perdre du temps et de vous fourvoyer. […]
Combien de fois le Christ n'a-t-il pas affirmé : « hommes de peu de foi », « génération de peu de foi », « vous n'avez pas la foi », ce qui est une manière de dire : vous interprétez au niveau ordinaire ce qui relève d'un autre plan.
On voit ainsi percer dans plusieurs passages des évangiles un malentendu sur le sens même du mot royaume. Le royaume des cieux ou le royaume de Dieu « est au-dedans de vous ». Les juifs de l'époque étaient persuadés que ce royaume allait venir sur la terre et les libérer du joug des Romains, interprétant au pied de la lettre les paroles du Christ qui désigne manifestement un autre ordre de réalité. Cette méprise dans l'entourage du Christ aurait pu nous servir de lumière et de sauvegarde, pour nous tous chrétiens à travers les siècles, en permettant de dépasser le sens littéral. Le royaume des cieux est ce qui vous attend au fond de vous-même comme fruit de cette métamorphose de l'homme ancien en homme nouveau.
Souvenez-vous à cet égard de la parabole des serviteurs à qui ont été confiés des talents, c'est-à-dire des pièces de monnaie (Mt 25, 14-30). Les serviteurs ont tous reçu une somme différente « à chacun selon ses capacités ». Et quand le maître revient, deux des serviteurs ont fait fructifier l'argent qu'il leur avait confié, tandis que le troisième s'est contenté de l'enterrer. En fait, ce serviteur a été parfaitement honnête, il ne l'a pas dépensé pour lui. Que vient faire cette parabole dans les Évangiles qui ne sont en rien un traité de capitalisme ? Pourquoi le maître se montre-t-il si dur à l'égard du serviteur qui lui rend exactement la somme qu'il a reçue ? « Mauvais serviteur, paresseux ! Tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé et que je ramasse où je n'ai rien répandu. » En quoi est-ce si grave de n'avoir pas placé l'argent ? Parce qu'il vous incombe de faire fructifier ces talents.
Si vous naissez graine et que vous mourez graine, vous avez manqué l'essentiel. Nous naissons graine et ce qui est attendu de nous, dans le langage des évangiles, c'est que nous mourions arbre, que le grain soit mort dans cette vie et que nous soyons transformés. […]
Ce sont toujours les passages déroutants qui revêtent le plus d'importance. Les paraboles ou les actions du Christ incompréhensibles ou scandaleuses sont précisément celles qui fournissent des clés concernant le chemin lui-même et permettent de mettre en pratique les grandes paroles de vie. Plusieurs fois la notion d'injustice semble mise en valeur comme si les malins ou les profiteurs dans le monde matériel étaient glorifiés. Cette habileté que je mentionnais tout à l'heure est indispensable dans la vie spirituelle. L'enjeu est grave, il concerne chacun d'entre vous et personne ne peut se reposer uniquement sur une adhésion facile, comme si le baptême avait tout résolu.
Au risque de dérouter certains et d'être sévèrement contredit par d'autres, j'affirme que la religion enseignée dans mon enfance était incomplète et qu'il y manquait même l'essentiel : on m'apprenait surtout que j'étais sauvé du simple fait que le Christ était mort sur la croix. Et le message que j'ai découvert dans les Évangiles, c'est un christianisme qui me demande de chercher, d'essayer de comprendre, de lutter, de désespérer et de retrouver l'espérance.
Je ne nie pas l'action de grâces de Dieu. Je dis simplement qu'un travail vous incombe pour qu'un jour la grâce puisse vous illuminer.
La béatitude nous attend au plus profond de nous mais nous en somme coupés. Le bonheur n'est possible que parce que nous sommes animés par une réalité qui, elle, est béatitude ; ce n'est pas nous qui allons produire ce bonheur. Aucune technique ne le peut. Nous pouvons seulement écarter les obstacles, les empêchements. Vous ne réussirez pas, par vos efforts, à créer la lumière du soleil, mais ce que vous pouvez, par vous-mêmes, c'est ouvrir les volets afin que pénètre la lumière. Cette image toute simple et bien connue est une réponse parfaite à la question tant débattue de l'effort et de la grâce. Aucun effort humain n'engendrera la lumière du soleil, mais si les volets sont fermés, celle-ci ne pénétrera pas jusqu'à nous. Notre part personnelle est donc d'ouvrir les volets du dedans, ceux du cœur et de l'esprit.
Je conclus par où j'ai commencé, ma conviction aujourd'hui c'est que votre existence peut être illuminée par le christianisme…
[2] Note ajoutée. Il faut justement voir qu'aux noces de Cana il y a là six jarres d'eau qui sont au départ des jarres de purification des juifs, donc qui représentent la loi juive (ou l'enseignement juif). Quand, grâce à Jésus elles sont remplies jusqu'en haut elles deviennent du vin. C'est-à-dire que, quand la loi juive n'est pas emplie, accomplie (et saint Paul dit qu'elle ne l'est pas), c'est de l'eau, et quand elle est emplie c'est du vin. C'est en ce sens-là que Jésus ne détruit pas la loi, il l’emplit, il l’accomplit, et le fait de l’accomplir détruit son état d’inaccomplissement, transforme l'eau en vin. Et chez saint Jean, cette eau devenue vin est un symbole de l'Esprit répandu à la résurrection.