La rencontre avec Graf Von Dürckheim, témoignage de Jacques Breton
Dans les années 1986, Jacques Breton avait commencé à écrire plusieurs chapitres d'un livre "Oui à l'inaltérable" qui n'a jamais vu le jour. Un premier chapitre a déjà été mis sur le blog, voici le deuxième, le troisième paraîtra ultérieurement. La première partie du livre était ainsi composée :
Titre : Les rencontres du chemin
- La vie érémitique
- La rencontre avec Graf Von Dürckheim
- L'approche du zen
Rencontre avec Graf Von Dürckheim
« Si ce n'était pas la volonté de Dieu, cela ne serait pas » (Maître Eckhart, sermons)
Au cours de cette vie érémitique une rencontre allait être capitale : celle de Graf Von Dürckheim. Un dominicain, le père Albert-Marie Besnard avait organisé à l'Arbresles une session qui portait le titre « Sagesse du corps, prière chrétienne ». Ce titre résonna en moi car j'aspirais à savoir comment prier avec son corps.
L'année suivante, Graf Von Dürckheim fut l'invité de l'Arbresles. Son enseignement et sa pratique du zen révélaient l'unité de la personne : le corps et le psychisme n'étaient plus séparés du spirituel mais formaient un tout. Dieu n'était plus celui qui demeurait douloureusement extérieur à nous-même, il devenait présent à tout ce que nous vivions. La prière n'était plus séparée du quotidien, les gestes et le travail devenaient des lieux de prière et d'exercices intérieurs de la présence à soi-même.
Dans la vie de solitude, tout cet enseignement se concrétisa. Lorsque je partais à mon travail de bûcheron avec l'idée d'abattre un certain nombre d'arbres, j'en revenais fourbu et plein de tensions. Par contre, lorsque je partais sans idée préconçue, totalement présent à moi-même, dans une attitude d'amour à l'égard de mon corps, de la tronçonneuse et de l'arbre, le travail s'opérait autrement et je revenais plus serein.
La vie spirituelle n'était pas une réalité à chercher en dehors de soi – dans les rites ou les méditations – mais une mise en œuvre continuelle de l'Esprit qui anime sans cesse toute notre réalité humaine et nous aide à vivre ce qui se présente.
Malgré ces expériences, beaucoup de problèmes persistaient. J'aspirais à m'intérioriser davantage pour être plus heureux, mais n'y parvenais pas par ma simple volonté. Je prenais conscience d'un barrage en moi.
Treize mois à Rütte chez Dürckheim
Avec l'accord de mon évêque, je partis en Forêt Noire dans le centre animé par Graf Von Dürckheim à Rütte, et y séjournais plus d'une année.
Dürckheim est un homme de sagesse qui a une profonde expérience de tout ce qui est humain. Ancien professeur de psychologie et de philosophie à l'université, il fut envoyé en mission au Japon où pendant plusieurs années il s'initia aux pratiques zen. Il fonda avec Maria Hippius, psychanalyste jungienne, un centre de réalisation de la personne.
Dans son esprit, l'homme est un tout qu'il s'agit de réunifier de l'intérieur, car le corps, le psychisme et l'esprit ne font qu'UN. Il enseigne la méditation selon la méthode zen, en s'appuyant sur la respiration et le maintien d'une attitude corporelle juste. Il aide à découvrir le hara – mot qui signifie en japonais "le ventre" et représente le centre vital de l'homme : le hara est à la fois centre de gravité, source d'énergie, lieu de transformation et de restructuration de la vie intérieure.
Dès le première rencontre, l'accueil de Dürckheim vous touche. D'emblée il est possible de s'ouvrir à lui dans tous les domaines sans se sentir jugé. Il a l'art d'accueillir les personnes telles qu'elles sont et de les remettre en marche sur leur chemin.
Tout perdre.
Les trois premiers mois à Rütte furent difficiles à vivre. Je consacrais tout mon temps à un travail sur moi-même. Mes sécurités s'effondraient les unes après les autres et, entre autres, la vie religieuse. Jusqu'alors ma vie chrétienne et ma vie sacerdotale s'étaient organisées en une superstructure, utile en leur temps à mon cheminement intérieur. Mais maintenant je n'y voyais plus qu'un échafaudage qui masquait l'essentiel. Plus rien ne me paraissait vrai tant au niveau des croyances que de mon éthique. L'enseignement philosophique et théologique reçu n'avait pas pénétré les couches profondes de mon être, il avait mis de l'ordre dans ma pensée, nourri ma réflexion mais il restait absent de ma vie la plus intime. Le Christ demeurait extérieur à ma vie profonde. Mon langage sur Dieu était celui d'un savoir et non d'une expérience réelle. Le personnage façonné, masqué, protégé par les croyances éclatait et laissait place peu à peu à une personne plus authentique.
Quand ces structures se furent complètement effondrées, plus rien ne persista de ma vie chrétienne. Un matin je me découvris un enfant désemparé qui n'a plus rien pour se raccrocher. Dans ce grand vide une seule certitude remontait de mon expérience passée : au fond de moi résidait une réalité pleine de lumière et d'amour que je n'osais pas nommer Dieu et qui pourtant s'entrevoyait comme l'unique réalité ; la réalité de l'Être au-delà de toute idéologie et de tout dogme se dévoilait. Il ne m'était plus possible de célébrer l'Eucharistie.
Je ne pouvais qu'approfondir cette expérience pour retrouver de l'intérieur le Christ et la communauté ecclésiale.
Le chemin de saint Jean de la Croix était passé aussi par la nuit, la nuit des sens, la nuit de la foi. Ici ce n'était pas seulement la foi qui se purifiait mais aussi l'inconscient. La solitude m'avait déjà montré la difficulté de mes relations aux autres : je désirais les aimer, mais était prisonnier de mon égocentrisme, de mes peurs, de mes projections inconscientes. Des forces contradictoires me tiraillaient. Tantôt j'exerçais un certain pouvoir sur autrui, tantôt j'écrasais ma personnalité et mes élans devant une forte autorité. Comme j'étais loin de moi-même !
« Je suis »
Être soi-même, devenir soi-même, c'est là tout l'enseignement de Rütte. Lors de mon premier entretien, Graf Dürckheim me demanda de méditer sur ces deux mots : « JE SUIS ». C'était tout un programme pour quelqu'un qui jusqu'alors ne s'était pas permis d'exister, et pour qui l'humilité était confondue avec l'écrasement. En moi, le psychique et le spirituel fusionnaient tel un magma d'indifférenciation. Tout le travail d'intériorisation consistait à les unifier dans la différenciation.
Pour s'y exercer Dürckheim me demanda de reprendre les situations douloureuses de l'histoire de ma vie en tentant d'y découvrir les mécanismes qui avaient alors été à l'œuvre en moi. Les accepter et les reconnaître est une première étape ; ensuite il est possible de voir comment fonctionner autrement et corriger intérieurement ces situations.
Quand j'étais petit, j'étais loin de mon père qui était en sanatorium, et je lui écrivais régulièrement. Un jour il me demanda de changer ma signature. Accepter et voir que cette situation avait été douloureuse me fit découvrir que mon père ne me reconnaissait pas dans ce que j'étais : un enfant de six ans différent de lui. Pour corriger cette souffrance il fallut que je puisse extérioriser le "non" que j'aurais pu dire à mon père.
Dans le centre de Rûtte, cet exercice intérieur sur les émotions s'accompagnait d'autres activités thérapeutiques[1] :
- le travail de l'argile,
- le dessin méditatif,
- le massage,
- la musique,
- l'analyse des rêves.
Pétrir la terre, c'est laisser monter les archaïsmes de son être et retrouver ses racines. Par un long processus, le façonnement de l'argile faisait apparaître à partir de formes simples tout un monde symbolique et, entre autres, le chien - gardien de la prison intérieure ; le lion symbole des forces instinctuelles masculines ; le serpent lové symbole des forces féminines… Au fur et à mesure que les formes se façonnaient, les énergies se libéraient et se manifestaient en se différenciant : les unes étaient des forces pour recevoir et donner, et les autres étaient des forces pour agir.
Le dessin méditatif est un autre moyen de l'exploration de l'inconscient et de libération de la potentialité et de la créativité de l'homme. Sa technique consiste à être entièrement présent dans la main qui tient la craie et le papier qui sert de support. Il s'agit de laisser venir tout ce qui monte. Ainsi se forme peu à peu le trait juste qui exprime ce que veut dire notre être profond. Pendant deux mois, à raison de trois heures de dessin méditatif par semaine, je n'ai tracé qu'une verticale, mais tout était dans cette verticale sans cesse répétée : la terre, le ciel et tout ce qui m'empêchait de les relier l'un à l'autre. Puis, les yeux toujours fermés, au niveau des points d'arrêt, la spirale m'aidait à poser les blocages liés au passé. Ainsi progressait le cheminement vers le centre de la personne, le cœur d'où émergent comme par couches successives les symboles de l'être humain : le cercle, le carré, l'arbre, la croix…
Le dessin méditatif révèle les nœuds ou blocages et les dénoue. Ainsi pour tracer l'horizontale de la croix, il m'était facile d'aller du centre vers l'extérieur, mais dessiner le chemin en sens inverse était un véritable déchirement. Cette image révélait qu'il m'était facile d'aller vers les autres dans le quotidien, mais que je refusais que les autres viennent à moi. En m'exerçant jour après jour à tracer le trait de la croix du centre vers l'extérieur, j'ouvris peu à peu ma porte intérieure à l'autre.
La technique du massage, appelée chez Dürckheim "Leibthérapie" repose sur la constatation que le corps est mémoire. Il est le réceptacle de toutes les émotions. Les séances de Leibthérapie sont une rencontre de deux personnes par le toucher. Quand une personne est totalement présente à l'autre, en massant un point de tension douloureux, elle permet à cet endroit de naître et d'exister. Ainsi au cours de l'une de ces séances, la souffrance liée à la mort d'un petit frère a fait irruption dans ma conscience. En effet, à l'âge de 11 ans, orphelin de père et séparé d'une mère malade, j'avais projeté sur ce petit frère tout le besoin d'affection dont j'étais privé. Personne dans mon entourage n'avait soupçonné que cette mort avait été un tel choc. Grâce à cet exercice, il m'a été possible de pleurer, d'exprimer cette souffrance et donc de m'en libérer.
À travers la purification de ma relation à moi-même, se purifiait aussi ma relation aux autres, et la musique joua un rôle important. En jouant du tambour avec un thérapeute, j'affrontais mes peurs et ma timidité qui m'empêchaient d'être moi-même face à l'autre et d'affirmer mon existence. En devenant actif avec l'instrument de musique, en cherchant à me faire entendre, j'ai senti dans la vibration du tambour ce que je vivais mal. L'obstacle dans ma rencontre avec l'autre résidait dans la peur de l'affrontement due à des agressivités rentrées. Le rythme du tambour aidait à libérer ce refoulement. L'art du thérapeute consista à me proposer d'imiter un rythme qui s'harmonisait avec celui de ma vie intérieure, bien qu'inconscient. Je restais incapable de le reproduire. Devant mon échec, il me proposa de me servir des baguettes du tambour pour le menacer et l'attaquer. J'exécutais le rythme immédiatement. Soudain il me devint alors possible d'imiter le rythme sur le tambour, puis même de jouer du tambour en laissant remonter toutes les situations et le souvenir des personnes pour lesquelles j'éprouvais encore de l'animosité.
Ainsi par l'exercice, au registre émotionnel, se substituait une gamme de sentiments qui recréaient en moi une véritable harmonie.
L'analyse des rêves était un autre aspect du travail intérieur proposé à Rûtte. Une nuit, je rêvais que je siégeais dans un tribunal et condamnais Hitler. Lors de la séance de dessin suivante, le thérapeute me proposa soit de dessiner, soit de jouer le rôle d'Hitler. Ces paroles me révoltèrent : « Qu'avais-je à voir, moi, Jacques, avec Hitler ? » Devant l'insistance du thérapeute, je compris tout à coup qu'Hitler représentait ma propre volonté de puissance. Ma vie familiale et ma vie religieuse avaient toujours prôné le rejet de violence : aimer, c'est "être gentil" ! Reconnaître, accueillir, apprivoiser cette volonté de puissance refoulée allait transformer cet "amour gentil" en amour vrai. La partie yang de mon être, celle qui permet d'affronter la réalité, de dire "oui" ou "non", commençait à se manifester.
Une autre nuit, le rêve se déroula dans une clinique d'accouchement. Entouré de sages-femmes, j'étais étendu sur la table de travail et me réveillait en train de pratiquer sur moi-même une césarienne avec une lame de rasoir. J'étais l'acteur et le spectateur de mon propre accouchement. Dans les jours qui suivirent, tout mon bassin devint douleur et rien ne pouvait me soulager. À l'acmé de cette souffrance, je me posais cette question : « Au fond, que veux-tu vraiment ? » La réponse fut : « Ce que je veux, c'est découvrir la femme. » Cette réponse fut difficile à entendre car je tenais à mon sacerdoce, donc à mon célibat, et il n'était pas question pour moi de me marier. En acceptant que ce besoin soit présent en moi, je perçus alors que la femme que je cherchais était déjà là au plus profond de moi-même. À ce même instant, mes douleurs disparurent, et une paix profonde m'envahit. J'étais né à moi-même, neuf mois après mon arrivée à Rütte.
Après cette naissance ma fragilité subsistait mais j'avais acquis la certitude que la réalisation de mon être était possible.
Par tout ce travail intérieur, je devenais un peu plus fort, mais aussi plus vulnérable. Je passais d'un milieu sécurisant et protecteur aux normes bien définies à une disponibilité qui paraissait sans limite. La notion de bien et de mal perdait ses contours. Je ne savais plus ce qui était juste pour moi.
Retour en France
« Pour l'homme intérieur, l'important est d'accomplir sa démarche en-dedans,
il la mènera nécessairement dans la solitude. »
Au bout de treize mois, Dürckheim me demanda de retourner en France afin de transmettre à d'autres cette expérience. Après cette naissance, je me croyais au bout du chemin et m'imaginais que mon seul rôle serait de former d'autres personnes. C'était là une grande illusion. La connaissance de moi-même n'était qu'à ses débuts, et les potentialités découvertes étaient encore trop faibles et trop fragiles pour être vécues et intégrées pleinement.
Le travail commencé chez Dürckheim ne pouvait se poursuivre à Paris avec l'aide de thérapeutes. J'étais seul face à mon quotidien. Certes, je m'initiais auprès de Maître Noro à l'aïkido puis au kinomichi et je séjournais périodiquement à Rütte. Mais cela ne suffisait pas et je trébuchais sur mes vieilles difficultés familières. Un processus thérapeutique avait été amorcé et prématurément interrompu.
Je retournais alors à l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire avec laquelle j'avais gardé des liens très forts depuis le début de la vie érémitique. En voyant le changement opéré en moi, les frères de Saint-Benoît me demandèrent de leur parler de l'expérience transformatrice de Rütte. À la fin de cette conférence, le père Abbé me dit : « Cela fait trente ans que je cherche à me mettre en présence de Dieu, vous êtes la première personne qui m'en donne les moyens. »
Depuis lors, régulièrement, je leur transmets l'expérience de mon cheminement et reçoit d'eux à travers leur paix et leur fraternité, l'amour du Christ qui les anime. Ce partage renouvelle un lien profond avec l'Église.
Ce lien était d'autant plus précieux que l'évêque d'Orléans, Mgr Riobé, garant de ma vie de solitude, et le père Besnard qui m'avaient accompagné dans ma démarche vers Dürckheim disparurent tous deux brutalement à quelques mois de distance. Après leur mort, Mgr Marty, archevêque de Paris, accepta de me prendre en charge et agréa par son conseil le projet d'un travail parisien conforme à l'enseignement de Dürckheim.
Ainsi progressivement des groupes de recherches se mirent en place et diverses sessions furent organisées.