Approche du zen, témoignage de Jacques Breton
J. Breton raconte ici ses débuts en zen, d'abord chez Graf Dürckheim où il a passé plusieurs mois, puis au monastère zen du Ryutaku-ji, d'abord dans le cadre de l'échange intermonastique organisé par le Vatican (Voyage de chrétiens (J. Breton…) dans les monastère zen au Japon en 1983 dans le cadre du DIM), puis en tant que stagiaire puisqu'il avait prolongé son séjour là-bas.Ce témoignage fait partie d'un livre qui n'a jamais vu le jour. Dans la 1ère partie de ce livre, les deux chapitres précédents sont déjà mis sur le blog :
Première partie : Les rencontres du chemin
- La vie érémitique
- La rencontre avec Graf Von Dürckheim
- L'approche du zen
Approche du zen
Être un instrument d'amour.
À Rütte la pratique quotidienne du zen – assise en silence – crée un dynamisme vivifiant pour commencer et finir chaque journée, en restructurant et réconciliant les potentialités dégagées par le travail sur l'inconscient. Quand les sécurités et les béquilles de nos fonctionnements habituels lâchent, il est important de trouver un appui, un roc intérieur sur lequel la personnalité peut se reconstruire.
Progressivement le zen prenait son vrai sens en ouvrant la personne à la vie spirituelle. Le zen devenait une véritable prière et recréait les attitudes fondamentales de toute spiritualité :
- le mouvement d'abandon,
- l'accueil et l'écoute,
- la communion.
Cependant, le lien avec la prière chrétienne ne fut pas évident à vivre pour moi. Habitué à parler à Dieu à travers le Christ et à méditer sa parole comme forme essentielle de la prière, il ne semblait pas que cette pratique puisse s'accorder avec le silence et l'ouverture intérieure. Henri Le Saux avait déjà rapporté le fruit de cette expérience dans son livre intitulé Sagesse hindoue, mystique chrétienne[1]. La lecture de ce livre décrivait l'apport extraordinaire de la sagesse orientale dans la prière chrétienne.
Un jour, un grand maître japonais, Yuho Seki Rôshi, vint animer une session de méditation à Rütte. Cette rencontre avec un maître spirituel bouddhiste allait m'ouvrir à une autre dimension intérieure. Au cours de cette session je posais à Yuho Seki Rôshi cette question : « Comment devenir un meilleur instrument d'amour ? » L'essentiel de sa réponse fut l'immense amour qui m'envahit en retour. Cet amour était si intense que j'aurais donné toute ma vie pour les autres. Dès lors, le bouddhisme ne m'apparaissait plus comme une religion exotique, étrangère à la pensée chrétienne, mais comme une véritable approche du divin. Le zen est devenu la base de mon cheminement.
Les efforts soutenus engendrent le miracle.
En octobre 1983, un échange spirituel entre moines chrétiens et moines bouddhistes fut organisé sous l'obédience du Vatican. Je faisais partie du groupe, et ce fut l'occasion de prolonger le séjour en partageant pendant deux mois et demi la vie des moines bouddhistes zen.
Situé à la hauteur du mont Fuji, le Ryutaku-ji est un vieux monastère du Japon fondé par Hakuin Rôshi, l'un des plus grands maîtres zen japonais. Ses enseignements, ses chants et ses récits restent encore à la base de la formation monastique actuelle[2].
Le rôshi d'aujourd'hui (en 1986), Sochu Rôshi s'inscrit dans la ligne des successeurs du grand Hakuin. Sa réputation de sagesse est grande au Japon[3].
La vie monastique au Ryutaku-ji
La vie monastique bouddhiste est bien différente de la vie monastique chrétienne. Dans la perspective bouddhiste, le but essentiel est de vous faire mourir à votre volonté propre pour vous ouvrir totalement à ce que j'appelle l'Être. Aussi très peu de place est réservée à la vie individuelle. Il n'y a pas de lieu, pas de temps pour soi, pas de liberté d'initiative. Le moindre geste est codifié : la manière de manger, de travailler, de se laver… et cela peut conduire jusqu'à l'absurde. À la question « Pourquoi faire cela ? », la réponse était toujours : « C'est la tradition », « C'est comme cela », « C'est le dharma (l'ordre cosmique transmis de maître à disciples) ». Trois attitudes étaient alors possibles : ou bien se révolter, ou démissionner, ou s'abandonner à la réalité profonde.
Accepté en tant que stagiaire dans ce monastère, je devais me soumettre au plus jeune moine qui n'avait qu'une vingtaine d'années ! Pendant des heures je balayais le parc dans lequel aucune brindille, aucune feuille ne devait être oubliée. Une heure après, le vent pouvait défaire tout ce labeur ! Peu à peu on apprenait à ne plus se préoccuper de ce qui allait advenir et à se donner entièrement dans chaque geste, quelle que soit la tâche. Continuellement il fallait vivre non pas le « je veux » mais « ce que tu veux » dans une totale remise de soi à la volonté divine.
Chaque mois se déroulait dans le monastère un sesshin de sept jours. Il consistait en de longues heures de méditation silencieuse.
- Le lever avait lieu à trois heures trente. Il devait se faire très rapidement.
- Nous avions cinq minutes pour sortir du lit, rouler le matelas et les couvertures, les ranger dans un placard, s'habiller, ouvrir les fenêtres, aller aux toilettes, se laver et s'installer pour la méditation.
- La journée commençait par la récitation des soutra – genre de psaumes bouddhiques rythmés par le mokugyo[4].
- Puis le zazen (méditation) faisait suite,
- Le zazen n'était interrompu que par les repas pris en commun en assise et en silence.
- Après le petit déjeuner, deux heures de travail en silence assuraient le nettoyage du monastère.
- Après le repas de midi, le maître enseignait ses disciples pendant une heure.
- Au cours de la sesshin trois entretiens personnels avec le Rôshi étaient obligatoires.
- La journée se terminait par une courte récitation de soutra vers 21 heures 15.
Toute la journée, même par grand froid, les fenêtres restent grandes ouvertes. Parfois le vent glacial descend de la montagne et transperce jusqu'à la moelle des os. C'est une extraordinaire pédagogie qui oblige à rester centré, toujours présent, pour s'ouvrir aux énergies internes permettant de faire circuler vie et chaleur.
Rester immobile en position zazen pendant dix à onze heures par jour était une rude épreuve. Cependant, à travers cette posture, fruit d'une longue expérience, s'opérait un dépassement, une traversée du mur opaque de la dualité, du bien et du mal, du bon et du mauvais… Par-delà le bien-être et la douleur se découvrait un état de sérénité et d'équanimité tranquille quels que soient les bouillonnements du monde.
En dehors des sesshin, par la rigueur exigée, la réalité quotidienne est à la limite de ce qui est habituellement humainement supportable. Le vécu se déroule dans le « marche ou crève » comme en témoigne l'histoire d'un vieux moine. En effet, un moine âgé, entré tard au monastère était encore novice et devait, par conséquent, accomplir les tâches les plus ingrates[5]. Tandis que nous nous reposions après le travail, il devait aller chercher le thé, parfois fort loin, apprendre toutes les coutumes du monastère, et faire toutes les corvées. Un jour il était à la limite de l'épuisement. Aucun des moines ne se préoccupait de son état et n'avait de geste à son égard. En effet, le but ultime du zen est d'entrer entièrement dans ce que j'appelle l'Être pour en recevoir l'illumination en acceptant la mort qui ouvre à la vie. Le moine pouvait crever si c'était à ce prix qu'il pouvait recevoir le satori ! Par contre, le rôshi qui, lui, était sorti du monde de la dualité, fut à même de venir en aide au vieux moine et le conduisit à l'hôpital dans lequel il séjourna plus de trois mois.
Dans ce contexte, il est étonnant de ne trouver chez les moines aucune ombre de tristesse ou de mélancolie. De la communauté se dégage une atmosphère saine, et l'impression d'une grande sérénité. Jamais je n'ai rencontré de moine en colère, agressif ou énervé contre les autres. Pourtant il n'est pas évident de vivre tous les jours à côté du même moine pour manger, travailler ou dormir. À travers des exercices quotidiens et la répétition des mêmes gestes ou circonstances extérieures s'établit au fil des jours, dans le silence, une profonde communion d'être à être. Ainsi une attention sans relâche s'exprime dans les plus petites choses. Les relations entre les moines reposent sur l'hospitalité, le respect et la tolérance les uns par rapport aux autres. Ces relations sont simples, directes et sans non-dits. Par exemple, un moine qui souffrait d'insomnie reçut l'autorisation de loger à part, et tous ceux qui passaient devant sa chambre s'exerçaient à ne pas faire de bruit en marchant afin de respecter son repos.
Le fait de devoir se plier à une discipline très stricte, d'accepter de se laisser diriger par des hommes beaucoup plus jeunes et moins expérimentés, de n'avoir aucune possibilité d'initiative et donc de se percevoir comme un "petit rouage", une goutte dans l'océan, exige une remise en question de la personnalité. Certains moines, frustrés par l'exigence de cette vie ont besoins de compensation et se jettent sur la boisson, la nourriture, le tabac… dès que l'occasion s'en présente[6].
Toutefois, lâcher prise peu un peu et revenir sans cesse à cette écoute silencieuse dans l'assise zen aide à entrer dans la profondeur et à trouver la paix intérieure.
« Le maître est l'homme devenu expression incarnée de la vie » (K. G. Dürckheim)
Dans cette recherche du bonheur inaltérable, la personnalité de rôshi tient une grande place. Sochu Rôshi a aujourd'hui 65 ans (en 1986). Fils de paysan, ancien militaire, il conserve de ses origines le sens du concret, de l'organisation et de la rigueur dans l'exécution. Une grande force spirituelle émane de lui qui tient à tout son passé monastique. Dans une école zen, n'est pas reçu qui le désire, il faut être choisi par ses pairs, pouvoir témoigner d'expériences mystiques vécues et vérifiables enracinées dans 25 ans de formation ! Sa rudesse s'associe à une grande bonté. Souvent il infléchit la règle du monastère pour protéger la santé des moines ou leur permettre un plus grand épanouissement. Il n'hésite pas, dans d'autres circonstances, à reprendre un moine avec dureté. Sa présence, rare au cours des méditations ou des sesshin, fait renaître un dynamisme et une énergie nouvelle. Après un entretien avec lui, même bref, tout moine reprend son bâton de pèlerin avec force. À la différence des monastères chrétiens, tout moine japonais s'en remet entièrement et pour toutes choses à son rôshi.
Sans le travail de prise de conscience débuté chez Graf Dürckheim, il ne m'aurait pas été possible de poursuivre cette expérience. Le seul autre européen stagiaire en même temps que moi a dû rapidement repartir. Au sein de cette expérience, il existe un risque permanent de destruction profonde de la personnalité. Pour passer de la volonté propre à la volonté divine, il est important que cette volonté individuelle ait été forgée préalablement, sinon la personnalité peut entrer en dissolution.
La dureté de cette vie m'a appris à vivre avec plus de sérénité les épreuves que je devais rencontrer. Cette descente en moi-même et ce lâcher-prise du moi superficiel m'ont permis d'affronter les événements quels qu'ils soient avec plus de paix et de sérénité, en relativisant l'importance accordée à tout ce qui me concerne. L'ajustement continuel dans l'ici et le maintenant ouvre un esprit neuf et permet d'agir avec plus de justesse au moment opportun. Avant cette expérience, il me fallait beaucoup de temps pour me mettre en mouvement dans les situations conflictuelles.
Au cours de mon séjour, le rôshi m'invita dans sa chambre pour participer à son travail de calligraphie. Il transmettait ainsi de façon directe à travers son art – la calligraphie – son enseignement et le rayonnement de toute sa personne.
Lors d'une des séances de calligraphie précédant mon départ, j'avais l'impression qu'il voulait me transmettre ce qu'il avait de plus précieux : sa sagesse, sa sérénité…
Quelques jours plus tard, le jour de mon départ, il me remit en cadeau tout ce qui est nécessaire pour diriger une sesshin : son propre kyosaku (bâton de bois plat), son autel d'encens, ses "bois" (claquoirs), une sonnette et trois kakemono[7]. Par ce geste, il me signifiait qu'il m'acceptait comme disciple sur la voie du zen et m'autorisait à diriger d'autres personnes sur ce chemin.
Sur chacun des objets qu'il m'avait offerts, il avait calligraphié l'idéogramme "MU" pour me rappeler que je ne pouvais poursuivre ma route que dans une fidélité à ce "rien"[8].
Toute la vie monastique est orientée vers ce MU que l'on peut traduire par l'expérience du vide du désert, de la mort à soi-même. Tout invite à ce vide dans le monastère : le cadre de vie aussi bien que le rythme de vie. Il n'existe aucun mobilier dans le monastère ; tout est dépouillé à l'extrême. Il n'y a pas de dortoir : le petit matelas très mince que chacun déroule le soir doit être enroulé le matin et placé dans un placard. Les bancs sur lesquels nous mangeons servent de table et sont placés au début de chaque repas, remis en place aussitôt après la fin du repas.
Dans le zendô[9] seuls demeurent les coussins de méditation. L'austérité de la vie accentue ce vide. Il n'y a pas de chauffage. Le soir une petite lampe éclaire le zendô et laisse les moines dans une demi-obscurité. Dans le déroulement des journées, il n'y a pas de temps libre pour soi, pas de place pour la lecture, rien pour nourrir la pensée la vie intellectuelle, rien pour alimenter la sensibilité ou l'émotion. On ne vous laisse pas contempler un paysage. La nourriture n'est pas goûtée mais avalée.
Le seul appui dans le zen rinzaï est le kôan. Il s'agit d'une sentence, d'une énigme qui ne peut se résoudre au niveau intellectuel et oblige la pensée à se vider de sa logique. Par exemple, le rôshi frappe dans ses mains et pose le kôan suivant : « Quel est le bruit d'une seule main ? »
Ce travail sur le vide peut paraître absurde pour ceux qui aspirent à la plénitude. Il s'agit d'une pratique vécue dans un temps limité et qui permet une purification. En effet le principal obstacle à notre vie spirituelle est représenté par les désordres engendrés par nos émotions, le manque de maîtrise de nos pensées, de notre imagination, de nos sentiments, de nos tendances instinctuelles. Plusieurs remèdes peuvent être proposés à ce niveau émotionnel, mais dans le zen le remède est le nettoyage par le vide.
[1] Henri Le Saux (Swâmî Abhishiktânanda) Sagesse hindoue, mystique chrétienne. Une approche chrétienne de l'expérience advaïtine (coll. Religions en dialogue). Paris, Centurion, 1991. 271 p
[2] Hakuin (1686-1769) a écrit un chant qu'on récite lors des sesshin : "Hakuin zenji zazen wasan". Ce chant figurera prochainement sur le blog. Eizan Rôshi l'a commenté.
[3] Sochu Rôshi fut responsable du Ryutaku-ji de 1984 à 1990.
[4] Un mokugyo est un bloc en bois rond avec une ouverture et plus ou moins d'ornements que l'on frappe avec un bâton à rythme régulier. Il a parfois la forme d'un poisson.
[5] C'est le dernier entré qui effectue les tâches les plus ingrates jusqu'à ce que quelqu'un de nouveau entre au monastère.
[6] Il faut savoir que de nombreux moines sont envoyés au monastère par leur père qui tient un temple. Les moines bouddhistes au Japon, surtout depuis la réforme de Meiji (1868), par décret gouvernemental, sont autorisés à se marier, à posséder des biens personnels et à manger de la viande. C'est à partir de ce moment-là qu'être moine devient un métier au Japon. En particulier le fils aîné succède à son père au temple, et le temple a beaucoup de terrains, de bâtiments, de biens, donc il faut que la dynastie continue. Le fils aîné fait des études jusqu'en terminale (ou en troisième) et à ce moment-là il est envoyé par la volonté de son père dans un monastère, celui-ci dépend de l'affiliation du temple du père. Et la durée du séjour dans le monastère dépend du niveau d'études. Souvent c'est trois ans.
[7] Le kyosaku est le baton du réveil, il sert à taper sur les épaules des pratiquants qui le demandent lors du zazen selon un rituel donné. Un kakemono (掛物, littéralement « objet accroché ») désigne une peinture ou une calligraphie sur soie ou sur papier encadrée en rouleau et destinée à être accrochée.
[8] Mu (無) signifie "il n'y a pas", "non", "rien". De nombreuses calligraphies de Mu sont effectuées, il y en a une dans le zendô de Saint-Gervais effectuée par Eizan Rôshi. Le Mu joue un rôle important dans le zen Rinzaï, voir Le kôan Mu (Le chien de Jôshû), base de la méthode des kôan en zen Rinzai : texte japonais, traductions anglaise et française et Enseignement Eizan Rôshi.
[9] Le zendô est l'endroit où se fait le zazen. Au Ryutaku-ji c'est un bâtiment à part, et le kinhin (marche lente entre deux périodes de zazen) s'effectue à l'extérieur, autour du bâtiment.