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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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1 octobre 2021

J. BRETON : L'histoire personnelle comme ouverture au divin, 1/ attitudes corporelles : le corps

Voici le premier de quatre messages qui reprennent des écrits non publiés de Jacques Breton car non terminés.

Dans la partie "Attitudes corporelles", Jacques Breton part de son histoire personnelle pour mettre en avant des symboles liés au corporel ou au spirituel (corps, cœur, souffle) : le mot "corps" lui-même est ici à entendre au sens de Graf Dürckheim ; le cœur est à entendre du côté biblique ; le souffle est lié à l'expérience zen et à l'Esprit biblique.

PLAN des quatre messages, les suivants étant publiés dans les mois qui viennent :

 

L'histoire personnelle comme ouverture au divin

1) Les attitudes corporelles

 

a) Le corps : du corps que l'on a au corps que l'on est

 

● Introduction : unité et dualité entre le corps et l'esprit en Occident.

Itinéraire singulierPendant de nombreuses années, croyant suivre l'exemple des grands mystiques, je maltraitais mon corps pour le rendre plus disponible à la vie spirituelle. Mais la vie de ces êtres d'exception (saint Jean de la Croix, saint François d'Assise, le Curé d'Ars…) qui puisent à la source vive l'essentiel de leur quotidien n'est pas à la mesure des critères habituels de nos perceptions !

Cette attitude d'ignorance et de mépris de nos besoins les plus fondamentaux fait de notre corps une réalité totalement extérieure à nous-même. Nous nourrissons, nous faisons dormir, nous détendons ce corps, mais il demeure "autre", étranger, exilé, opaque, et le plus souvent muet. Quelle rage nous emporte lorsqu'il "ose" parler en tombant malade ou en refusant de dormir ! Dans la prière, il semble nous tirer vers le bas alors que nous voudrions tellement l'oublier et nous envoler !

Scindée de notre réalité la plus intime, notre vie spirituelle est séparée de la réalité de notre vie concrète et ne se développe qu'au niveau des concepts et des sentiments. Cette attitude de négation à l'égard de notre corps témoigne d'un refus d'enracinement dans notre incarnation terrestre et est contraire au véritable esprit de l'Évangile.

 

Corps-esprit en Occident : de l'unité à la dualité.

D'après une note de la TOB[1], « Le corps n'est pas considéré comme distinct de l'âme, mais c'est par lui et en lui que l'homme tout entier agit, il est donc le lieu nécessaire de son existence et de son action, de sa relation à Dieu, aux hommes et au monde, et c'est par notre corps que nous sommes membres du Christ. » (Note i de Romains 12, 1).

Ainsi apparaît un paradoxe entre l'évolution historique du christianisme au cours de laquelle s'est établie une dualité entre le corps et l'esprit, et l'essence même du christianisme qui repose sur la révélation du Christ[2].

Ce paradoxe n'a pas vu le jour dans l'histoire de l'Orient. En effet, bien que le corps ne soit que maya, c'est-à-dire illusion devant disparaître pour laisser apparaître ce que j'appelle l'Être, dans le bouddhisme et l'hindouisme il n'y a jamais eu de séparation du corps et de l'esprit, et c'est par les exercices du corps et de la respiration que l'homme d'Orient s'ouvre à la réalité ultime.

Dans le premier christianisme et au Moyen Âge, cette dichotomie entre le corps et l'esprit n'existait pas, et les fidèles participaient à la liturgie de tout leur être, de tout leur corps. Dans les monastères occidentaux toutes sortes de métanies (grandes prosternations) se pratiquaient pour préparer les religieux à la prière. Avant d'entrer dans une cathédrale, les pèlerins se préparaient à la ferveur en s'arrêtant longuement pour contempler le Christ en majesté qui figurait sur le tympan du portail. Tout était là dans ces vaisseaux de cathédrale pour transmettre, indiquer, enseigner. Cet enseignement s'accomplissait non par le raisonnement et la démonstration, mais par une imprégnation subtile. Celui qui regardait voyait peu à peu se déployer sous ses yeux une danse de vie où les grands courants régénérateurs et ordonnateurs étaient puissamment soulignés dans la pierre par le mouvement des plis des vêtements, les gestes des mains, la position des doigts, le port de la tête, l'attitude du corps. À travers toutes ces représentations du sacré, l'homme retrouvait l'image de lui-même régénérée, dégagée et libérée du poids de la souffrance, de la peur et de la mort.

Ainsi la longue tradition de l'Église – du premier christianisme jusqu'à saint Thomas d'Aquin – n'a jamais séparé la réalité de l'être qui l'anime, le corps de l'esprit, la vie intellectuelle de la vie mystique.

Dans les époques ultérieures les concepts et les idées ont pris le pas sur l'expérience. Aussi une dogmatique conceptuelle, construite indépendamment de l'expérience, a vu le jour.

Aujourd'hui la civilisation occidentale développe essentiellement les valeurs intellectuelles puisque, depuis quelques siècles, on en est arrivé à penser que la réalité n'existe qu'au niveau conceptuel. « Je PENSE, donc je suis » écrivait Descartes.

Cette conception restrictive de l'homme jugé selon le critère unique de son intelligence conceptuelle en faisant abstraction de toutes les autres richesses, s'est répercutée sur l'éducation et la formation à la vie religieuse. Ce qu'on demandait à un enfant, c'était de connaître son catéchisme par cœur ! Alimenter sa vie spirituelle, l'éveiller à l'émerveillement de la dimension sacrée ne concernait pas l'éducation religieuse de cette époque. La formation dans les séminaires a longtemps été de cet ordre : une pédagogie sèche et intellectuelle. Comment s'étonner alors que de nombreux prêtres soient davantage des hommes de la parole et du rite que des guides spirituels ?

À l'époque on demandait à un enfant surtout de connaître son catéchisme par cœur, sans jamais répondre son véritable questionnement tout au moins sans essayer de le susciter. On était donc la flamme ou l'étincelle qui allait provoquer l'enfant à s'ouvrir et à participer à l'émerveillement de la dimension sacrée ?

Notre formation au séminaire était de ce type sec et intellectuel. Chaque semestre nous étions examinés sur nos connaissances philosophiques, théologique, mais notre participation effective à la vie spirituelle était presque inexistante. En plus de l'eucharistie journalière, nous n'avions qu'une demi-heure d'oraison le matin - ce que nous appelions "l'examen particulier" - et en principe un quart d'heure d'adoration l'après-midi. La lecture spirituelle qui précédait le repas du soir ne nous ouvrait pas plus à la vie intérieure et restait un discours détaché de notre vie profonde et de nos préoccupations essentielles. Comment s'étonner alors que les prêtres soient davantage des hommes de la parole et du rite que des guides spirituels !

Certes, pour ma part, grâce à diverses expériences vécues antérieurement, j'étais naturellement tourné vers la vie mystique, mais je n'en demeurais pas moins enfermé dans le carcan de mes vieilles souffrances et prisonnier de mon corps-objet.

C'est seulement en 1960, étant aumônier du lycée, que j'ai découvert le yoga. Un prêtre qui s'était rendu compte combien j'étais tendu m'avait conseillé de prendre contact avec une association assez révolutionnaire à cette époque, puisqu'elle avait pour but d'aider à faire vivre le corps[3]. Et ainsi, pendant plusieurs années, j'ai suivi consciencieusement leurs cours par correspondance. Ils m'ont initié aux postures du yoga. Tous les matins, je faisais un quart d'heure d'exercice, et très vite j'en ai senti les effets bénéfiques : une détente, une meilleure présence, une plus grande joie de vivre.

 

1/ La rencontre de Graf Dürckheim

Même si je prenais un peu soin de mon corps, il restait quand même un objet. En effet, lié au mépris et à l'ignorance du corps, tous les domaines de l'affectivité, de la sensualité, de la sexualité restaient dans l'ombre et le silence, ou bien ne parvenaient à s'exprimer que dans des zones strictement délimitées par l'Autorité et le Moralisme. La peur et le refus de tout ce qui était assimilé à la sensibilité étaient tels que je passais à côté de la force et de la plénitude de la nature humaine.

C'est dans cet état intérieur que je me présentais au stage organisé par le père Albert-Marie Besnard intitulé « Sagesse du corps, prière chrétienne ». Là, je pris brutalement conscience que mon corps était porteur de vie et d'énergie. La vie qui circulait et s'écoulait réunifiait mon être et pouvait se transmettre aux autres.

Dans ce stage, il ne s'agissait pas d'exercices d'assouplissement ou de relaxation, mais d'une prise de conscience, d'une re-connaissance progressive et globale de soi-même. Par exemple lorsque je prenais conscience de mon épaule ou de mon pied, ces parties de mon propre corps n'étaient plus perçues comme des objets extérieurs. Grâce à cet éveil et cette intégration progressive, le corps s'unifiait, devenait UN. De plus cette nouvelle approche du corps aidait à découvrir la respiration comme moyen non seulement d'unification mais aussi de concentration et d'intériorisation.

Une transformation s'opérait en moi et j'en constatais les manifestations au niveau des relations qui s'établirent dans le groupe. Malgré le grand nombre de stagiaires, un climat de simplicité et d'authenticité s'est rapidement instauré. En travaillant à aller à l'essentiel pour lui-même, chacun se dépouillait de tout ce qui était susceptible d'alourdir inutilement sa relation aux autres. Le troisième jour du stage, les masques tombèrent. Il n'était plus question de juger l'autre, de se tenir sur la défensive ou en retrait. L'ouverture expérimentée au niveau du corps se prolongeait dans les échanges du groupe. Les relations s'établissaient dans un climat de confiance et d'écoute, loin des jugements et des comparaisons. La fluidité que je découvrais au niveau de mon corps me permettait de sentir une sympathie, une tendresse, une confiance authentique pour ceux avec qui je partageais cette expérience du travail sur le corps et de l'initiation au zazen.

 

●   Les retombées de cette première transformation sur la vie à l'ermitage.

À cette époque, le zazen ne m'apparût pas comme le chemin d'intériorisation qu'il allait devenir par la suite. Mais la prise de conscience de la respiration, du centre vital, d'une certaine tenue, d'un certain maintien du corps se révélaient un grand soutien pour ma prière quotidienne à l'ermitage et mes "traversées du désert". Apprendre à être présent à mon corps m'aidait à "marcher" malgré l'impression décourageante de sécheresse qui imbibait ma vie et ma prière.

Ce stage transforma également mon travail de bûcheron. Auparavant, je savais ce qu'était un arbre constitué d'un tronc, de branches et de feuillages. Mais la vie et la réalité de chaque arbre me demeurait opaque. Maintenant, il me devenait possible de découvrir et de percevoir la particularité, l'originalité de chacun des arbres de la forêt. Avant d'abattre un arbre, j'apprenais désormais à le sentir, à ne plus faire qu'un avec lui, à l'accompagner dans sa chute jusqu'au bout. À mon grand étonnement, il tombait alors là où "il devait" !

Apprendre à créer une harmonie entre mon corps, ma sensibilité et tout ce qui m'entoure allait ouvrir ma vie spirituelle à une autre dimension. Au lieu de vivoter sur une conscience repliée, peu à peu je m'élargissais en découvrant une perception toute autre, plus vaste, plus large. Je commençais à entrevoir l'universel derrière le voile de notre ignorance. L'unité expérimentée avec toutes les manifestations de la vie était un facteur de grande paix.

 

2/ Deuxième étape personnelle : l'année à Rütte.

C'est à Rütte, auprès de Graf Dürckheim que toute cette sagesse potentielle et oubliée de notre corps s'est dévoilée à moi dans toute sa richesse.

Découvrir que le corps est une mémoire infaillible gardant inscrits tous les traumatismes, les peurs, les refus, les joies est une grande étape dans le chemin vers la sagesse. Dès que nous devenons un peu plus attentifs à notre enveloppe corporelle, nous nous rendons compte qu'à la moindre alerte, notre poitrine se ferme, nos épaules se replient, notre souffle est retenu, suspendu.

Pour chacun de nous, l'inscription de ces tensions psychologiques suit une géographie précise personnelle, parfois évidente, mais le plus souvent secrète et inattendue. Certaines manifestations sont communes à beaucoup de personnes et surgissent lors d'événements précis de la vie. Ainsi des études ont montré que le passage de l'école primaire à l'école secondaire entraînait chez un fort pourcentage d'écoliers une fermeture du bassin : à l'école primaire, l'enfant est reconnu et nommé par son maître ou sa maîtresse, il vit dans un climat affectueux ; lorsqu'il arrive au lycée, brutalement il devient un individu anonyme, perdu dans une foule.

Moi-même j'avais vécu dans un climat de peur, de non reconnaissance et j'ai compris chez Dürckheim combien ces tensions, ces crispations accumulées et refoulées faisaient obstacle à la circulation des énergies de vie et me maintenaient prisonnier inconscient d'un passé douloureux. J'étais mal dans ma peau dans toute acceptation du terme et du reste, lorsque je suis sorti du séminaire pour devenir vicaire de paroisse, mes énergies étaient tellement bloquées que toute activité me demandait un effort considérable qui m'épuisait ; j'étais toujours fatigué. Heureusement que j'avais une vitalité intérieure qui me permettait de poursuivre mon travail… mais à ce moment-là, c'était uniquement le système nerveux qui maintenait tant bien que mal l'édifice. Toutes mes forces étaient employées à étouffer et à canaliser la vie qui ne pouvait se répandre librement en moi. J'étais un homme hypertendu et anxieux.

Bien entendu cette libération du corps n'a pu être possible que parce que je l'ai accompagnée de tout un travail de mise en ordre sur le plan psychologique. Ce fut au travers de mon propre corps que je suivis, étonné et émerveillé, le cheminement de ces métamorphoses multiples et mystérieuses, et c'est à travers lui que je vis s'accomplir toute une transformation de ma personnalité.

Christ, chapiteau église de PlaimpiedAvant d'entrer dans cette expérience, je me tenais au niveau des épaules par peur de me rencontrer moi-même. En prenant conscience de mon bassin, la partie haute de mon corps s'est détendue et j'assistais à la naissance d'un meilleur équilibre et d'une confiance plus sereine en moi-même. Apprendre à être présent dans le bassin – le "hara" selon l'expression de Dürckheim – permet de découvrir en soi une force et une énergie où puiser la capacité de vivre pleinement une situation, quelle qu'elle soit.

Véritable centre vital de l'homme, le hara relie entre elles toutes les parties du corps et l'unifie progressivement. C'est grâce au hara que l'homme se perçoit relié à la terre ; et trouvant là un véritable point d'appui, il peut à chaque minute s'abandonner en toute confiance, sans peur, et se renouveler. Une fois ancrée dans son hara, l'homme peut s'ouvrir vers le ciel.

Mais cela ne se fait pas sans difficultés. En ce qui me concerne, pendant longtemps je me suis senti coupé au niveau de la taille : il y avait le "Jacques d'en haut" et le "Jacques d'en bas". Le "Jacques d'en haut" avait seul le droit d'accéder à la vie spirituelle ; celui "d'en bas" devait se résigner à assumer toutes les basses besognes ! Cette séparation en deux parties de mon corps se retrouvait dans mon attitude. J'avais toujours "la tête en l'air", au sens propre et au figuré. Tendu vers la réalisation de la perfection, je refusais de puiser au fond de moi-même tout ce qui était déjà là et aurait permis à cet idéal de prendre corps et racine.

 

Découvertes de la 2ème étape : Rendre le corps vivant, ouvrir l'espace intérieur.

Dans l'approche du corps physique, deux écueils sont à éviter :

  • le mépris (ou l'indifférence)
  • le narcissisme (ou l'idolâtrie).

Passer de l'une à l'autre de ces attitudes ne change rien au fond du problème de l'homme en tant que tel.

L'important, pour l'être humain, c'est de découvrir la spiritualisation du corps : cet état d'être dans lequel le corps ne fait plus qu'un avec l'esprit qui l'anime.

Il s'agit, en d'autres termes, de rendre notre corps vivant. Qu'est-ce que cela signifie ?

Ce qui fait obstacle à la vie, ce sont les tensions, les crispations, les blocages. Parler de blocages, qu'il s'agisse du niveau physique ou du niveau psychologique, renvoie à l'image d'une fermeture, d'une rétention.

Libérer notre corps c'est essentiellement l'ouvrir. En effet, notre corps ne se limite pas à sa seule apparence physique. Il a une autre dimension et il exprime une réalité plus fine que certains désignent par les expressions "corps subtil" ou "corps éthérique", car notre corps rayonne et émet des ondes qu'il est aujourd'hui possible de détecter. Ce rayonnement est si intense que, dans un espace relativement restreint, il nous est possible de percevoir à distance la présence de ce qui nous entoure. L'auréole n'est pas uniquement le symbole pictural de la sainteté. Tout homme a une aura… mais elle n'est pas toujours dorée !

Ouvrir notre espace intérieur signifie redonner au corps sa véritable dimension en lui permettant de vibrer et de rayonner. Plus le corps est vivant et "habité", plus il se dilate et transmet de manière subtile des ondes de paix et d'amour. C'est dans un espace intérieur vivifié, dilaté, agrandi que l'homme peut déployer les potentialités psychiques et spirituelles qu'il porte en lui.

 

Cette ouverture se fait essentiellement sur trois plans.

1. En premier lieu l'homme doit épouser la terre. Par le contact devenu conscient des pieds puis du bassin avec le sol, l'homme s'enracine en ayant l'impression que son énergie vitale s'enfonce dans la terre où elle trouve un point d'ancrage et se régénère à la source des énergies cosmiques.

2. En second lieu l'homme doit s'ouvrir vers le ciel, c'est-à-dire retrouver en lui sa dimension verticale. Prenant appui sur la terre nourricière, il se laisse grandir, étirer au-delà de ses limites habituelles, à la rencontre d'un espace libre, neuf, infini.

Deux ouvertures sont ici essentielles : celle de la colonne vertébrale et celle la nuque.

La colonne vertébrale sert de lien entre le ciel et la terre, à l'image de la vision de Jacob (Genèse 28, 10-17). En effet Jacob va chercher une femme au pays de ses ancêtres, et en route il a un songe après lequel il renouvelle son alliance avec Dieu ; au cours de ce songe il voit une échelle qui relie la terre et le ciel, et sur laquelle montent et descendent sans cesse des anges. Or notre colonne vertébrale devenue vivante – c'est-à-dire habitée par le flux et le reflux constant des énergies cosmiques – est à l'image de cette échelle de Jacob : elle relie sans cesse nos deux pôles essentiels (terre et ciel).

Lorsque nous nous coupons du ciel, nous perdons notre véritable grandeur, le sens magnifique de notre vie – ne sommes-nous pas fils de Dieu ? – et lorsque nous perdons nos racines terrestres, le sens sacré inscrit en chaque homme ne trouve plus à se manifester. Et l'homme mutilé de l'un de ses pôles n'a plus qu'à s'évader dans le monde des idées, du rêve et de l'imaginaire. Tout au long de notre vie, il s'agit de maintenir disponible la circulation des énergies de bas en haut et de haut en bas, car ainsi se restructure et se réunifie constamment notre personne.

Mais à l'origine, que de rigidités, de crispations tout le long de notre colonne !!! Aussi certains exercices seront nécessaires pour permettre à la colonne de jouer son rôle. Rendre la colonne vivante, c'est l'assouplir car le moindre durcissement fait barrage, et si nous voulons nous tenir droits uniquement par un raidissement de la volonté, il est bien certain que nous provoquons de nouvelles tensions et une rigidité encore plus grande.

Par exemple, si la colonne est un axe véritable, on peut la sentir comme un serpent qui, à partir du coccyx, monte vers la tête en déployant la souplesse de son ondulation naturelle. Avec le serpent, on retrouve un autre grand symbole qui nous relie au mystère profond dont l'homme essaie de percer le sens depuis l'aube de nos origines. Je songe notamment ici aux deux serpents dressés autour du caducée, la baguette d'Hermès qui est le messager des dieux parcourant le ciel et la terre : ces deux serpents ne sont-ils pas des énergies vitales opposées et complémentaires enlacées autour de notre axe central, la colonne vertébrale ? Est-ce par hasard si ce même caducée – symbole d'une unification dynamique – est un symbole proche de l'emblème des médecins et des pharmaciens ?

En haut de l'échelle (de la colonne) se trouve la nuque, support de la tête et pilier du ciel. La nuque est souvent citée dans la Bible. La colère de Yahvé s'enflamme contre ces hommes à "la nuque raide", incapables de s'incliner et de se soumettre. Le durcissement de la nuque est lié au durcissement du cœur. L'homme à la nuque raide est incapable d'écouter : ses oreilles fonctionnent, mais l'audition n'est plus reliée au cœur. Cet homme entend sans entendre, il regarde sans voir. L'ouverture de la nuque libère du fonctionnement du mental et intériorise les sens.

3. En troisième lieu, l'homme doit s'ouvrir dans le sens horizontal.

►  Deux ouvertures sont essentielles à ce niveau : celle du bassin et celle de la poitrine.

– Les enfants, nous l'avons vu, raidissent leur bassin comme s'ils avaient du mal à exister avec confiance, et comme si réduire son bassin était le seul moyen de protéger leur individualité naissante.

L'ouverture du bassin est fondamentale pour l'éclosion de ce potentiel de vie qui est là. Par exemple, le bassin peut être considéré comme une coupe dans laquelle je peux déposer tout ce qui n'est pas encore moi-même et auquel je m'identifie, pour pouvoir laisser jaillir ensuite toute la puissance de vie assoupie au fond de mon être. Le bassin représente alors un creuset au fond duquel s'effectue l'alchimie intérieure de l'homme, le "meurs et deviens". C'est dans le bassin relié à la terre et au ciel que la personnalité se forme et arrive à maturité.

– Un autre passage capital dans notre cheminement est la libération de la zone de la poitrine, ce que très souvent nous appelons le "centre cœur" et qui est en relation d'ailleurs avec le cœur organe. C'est là que nous rentrons dans la communion le plus universelle avec l'humanité.

Il est difficile d'imaginer les résistances qui se cachent à ce niveau. Toutefois il serait particulièrement dangereux de forcer une ouverture du cœur avant que l'être soit enraciné dans sa base. En effet, s'ouvrir c'est devenir plus perméable et donc plus réceptif à tout ce qui émane aussi bien de nous-même que des autres. Aussi, être fermement assis dans son bassin permet d'assumer la remontée des ombres et des fantômes intérieurs, permet de les reconnaître dans la conscience : il s'agit d'intégrer à la lumière ces puissances souterraines habituellement réprimées.

La maîtrise de ces forces est fondamentale pour que nous puissions rencontrer des autres tout en gardant notre propre ouverture, mais sans être dérangé ou parasité par un trop-plein d'énergies mal contrôlées de part et d'autre. Il est normal qu'un travail d'ouverture nous rende plus vulnérable et plus sensible, mais par la restructuration intérieure qu'il implique, il permet également de s'abandonner à la confiance tout en restant vigilant. Au cours des exercices d'ouverture, de prise de conscience, de dilatation de l'être, le sujet ne perçoit plus les limites habituelles de son corps comme si son corps épousait la dimension de l'espace. Il n'est plus alors ni lourd, ni léger, ni chaud, ni froid. Il EST, entièrement disponibles à la vie qui l'anime.

 

Maître Noro, Aikido Mag n° 233/ Troisième étape personnelle : le travail du kinomichi.

Le zen m'avait aidé à me centrer, mais j'étais loin d'avoir découvert l'harmonie du mouvement et surtout du mouvement avec l'autre. Sous la direction de Maître Noro à mon retour de Rütte, l'initiation à l'aïkido me fit comprendre que les exercices que je pratiquais jusque-là individuellement pouvaient se vivre à deux.

D'une manière générale, les Européens éprouvent beaucoup de difficultés à laisser faire le mouvement à travers leur corps. Cet exercice implique de vivre le mouvement à travers la vigilance et au-delà de la pensée. Du fait de leur culture les Européens vivent souvent le mouvement comme un effort musculaire et un acte de volonté. De ce fait, leurs gestes sont brutaux, durs, lancés sans nuance. Or un mouvement "juste" est un mouvement qui part du centre dont il est l'expression.

Quand je donne une poignée de main, est-ce uniquement ma main qui rencontre l'autre ou est-ce ma personne tout entière ? Se laisser rencontrer l'autre (par une poignée de main) exige une conversion, le passage de la conscience rationnelle à la conscience intuitive. Cet éveil de conscience revient à poser la question : « Qui tend la main ? » Est-ce mon conformisme aux habitudes sociales ? Est-ce une décision de mon affectivité profonde ? Qui s'engage dans ce geste ?

Cette question ne peut se poser que si la main est en relation directe avec le centre vital, et ce n'est qu'à cette condition également que l'énergie interne pourra couler jusqu'à l'extrémité des doigts.

Souvent Maître Noro crie : « Trop dur ! Vous êtes trop dur ! » Il entend par là que le mouvement n'est plus en harmonie avec l'être profond, que l'énergie ne circule plus librement. L'aïkido (ou le kinomichi) est donc un véritable "art de vivre".

 

L'aïkido et le kinomichi – modification de l'aïkido créé par Maître Noro[4] – sont des dérivés des arts martiaux[5]. Dans la culture japonaise, ils représentent un enseignement, c'est-à-dire une méthode de discipline et de maîtrise de soi.

L'un des buts de ces arts est d'enseigner à être tellement présent à toutes choses que l'on en devient invulnérable. Une mauvaise utilisation de ces disciplines telle qu'on peut parfois la rencontrer en Occident est susceptible d'engendrer l'inverse de ses objectifs fondamentaux, à savoir : la violence, l'orgueil, la compétitivité. C'est pourquoi Maître Noro enseignant ces arts en Europe a été amené à les transformer pour que leur objectif primordial soit toujours respecté. L'aïkido comme le kinomichi sont en effet des arts au service du développement de la personnalité. Toute idée de compétition, ou de grade[6] ou d'esprit de guerre est donc exclue.

L'enseignement du kinomichi commence par la pratique d'exercices réalisés très lentement, ce qui exige de la précision. Puis le mouvement est accéléré afin de stimuler le dynamisme et mettre en œuvre le contrôle de soi[7]. Grâce à divers exercices, toutes les articulations du corps sont sollicitées successivement jusqu'à ce que le corps entier participe à cet éveil de conscience.

La pratique du kinomichi est à mon sens une préparation et une ouverture à la vie spirituelle, car il oblige à mettre en œuvre ce qu'il y a de plus profond en nous-mêmes : l'attention, le respect de soi-même et de l'autre, le lâcher-prise de nos tensions, l'abandon de notre moi dominateur. Ces attitudes sont indispensables pour s'ouvrir à une autre dimension de vie.

Les points qui me paraissent fondamentaux dans l'art de Maître Noro sont les suivants :

  • apprendre à accueillir la force de l'autre pour la faire passer en soi, puis la restituer à l'autre ;
  • développer le yin de notre nature, pour redevenir yang l'instant suivant ;
  • s'harmoniser avec l'autre au point qu'on ne sait plus qui impulse le mouvement et qui le reçoit ;
  • habiter sans cesse sa verticale afin de se donner à l'autre sans se perdre soi-même ;
  • apprendre à faire vivre le mouvement à la fois dans la spirale et la sphère : la spirale permet à l'énergie de s'écouler selon son mouvement naturel ; la sphère est la forme véritable du corps, instrument de l'énergie qui circule ;
  • conduire un contact juste, ni dominateur, ni timide, qui accueille l'autre dans ce qu'il est.

Par les exercices, peu à peu nous apprenons à vivre une relation plus équilibrée avec un partenaire. Nous nous éveillons aux possibilités et à la personnalité de l'autre. Par cet éveil nous retrouvons en nous comme en miroir toute la gamme des possibles que nous décelons chez l'autre.

Avec quelqu'un de fort, par exemple, j'irai jusqu'à puiser en moi cette force, je la laisserai passer, j'irai jusqu'au bout de cette expérience, aidé en cela par l'autre qui accompagnera mon mouvement jusqu'à son accomplissement.

Au contraire, je peux rencontrer quelqu'un qui agira plus par la douceur, par la subtilité, et là encore je me laisserai guider pour réveiller mes propres capacités de finesse et de nuance.

L'enseignement du kinomichi se donne d'abord par des exercices très lents qui demandent beaucoup de précision pour établir la relation juste, jusqu'à parvenir à des mouvements de plus en plus rapides afin de stimuler nos capacités énergétiques et pour parvenir à un contrôle de soi.

Au travers des différents exercices, toutes les articulations du corps sont progressivement sollicitées afin que le corps entier soit entraîné et participe à cet éveil. Il appelle une qualité d'attention, un respect de soi-même et de l'autre, et demande un lâcher prise de nos tensions et un abandon de notre moi dominateur, toutes attitudes fondamentales et nécessaires pour s'ouvrir amplement à une autre dimension de vie. Un lien est fait entre la pratique de l'art et la disponibilité de l'esprit.

Par son enseignement, Maître Noro participe donc à l'éveil de l'esprit. Car plus notre corps devient vivant, présent, plus il s'ouvre à la vie intérieure. L'apprentissage de contrôle de soi enseigne à ne pas se laisser emporter par la colère, l'agressivité, la possession, les diverses pulsions. Rechercher l'harmonie en soi et avec l'autre est une préparation à vivre ce qui est essentiel dans la vie spirituelle : la paix et l'amour[8].



[1] Traduction Œcuménique de la Bible.

[2] «Pour exister, se développer, l'esprit devait se dégager de la matière et donc du corps. » (J. Breton, "Le corps, centre de la relation" par Jacques Breton dans "La voie de l'homme relié", Question de n°109) Dans la Bible, on trouve le couple chair-esprit qui ne correspond pas au rapport duel occidental corps-esprit : le mot "chair" désigne l'homme tout entier en tant que faible, soumis à la mort ; le mot "esprit" est une des traductions du mot grec pneuma qui signifie aussi le souffle, donc une réalité matérielle, et ce mot pneuma désigne l'homme tout entier sous un autre aspect que celui de "chair", il peut désigner l'Esprit. Par exemple dans l'étude sur le souffle, plus loin, J. Breton dira : « Il faut du temps pour que le souffle de l'Esprit s'unisse à mon esprit pour que je vive ce que je suis réellement. »

[3] Il s'agit du Dynam Institut, dirigé par Charles le Gouz, le cours semble avoir été rédigé par Philippe de Méric, un disciple de Sri Mahesh. le nom de "yoga" ne figurait pas dans ce cours.  Dans les papiers de Jacques figurait une feuille sur laquelle il avait dessiné une série de postures. À l'époque c'était le cours de yoga accessible. Jean Déchanet moine bénédictin français, érudit et grand connaisseur de Guillaume de Saint-Thierry, devint, dans les années 1950 le premier à ouvrir le monde chrétien à la pratique du Yoga ; il a lui-même commencé par ces cours par correspondance ; il a été en correspondance avec Thomas Merton.

[4] J. Breton écrit en 1986, le passage de l'aïkido au kinomichi vient de se faire. C'est en 1983 que Maître Masamichi Noro dépose les termes « KINOMICHI » et « méthode Noro » ainsi que le « mon » (symbole) de son école

[5] "Arts martiaux" est la traduction courante du terme japonais budô (武道) où bu (武) signifie "guerre" et où (道) signifie "voie".

[6] Alors qu'en Aïkidô il y a des grades (les "kyu" puis les "dan"), à l'intérieur même du Kinomichi il n'y avait à l'époque aucun grade, seulement des étapes, l'étape principale étant celle où le pratiquant est autorisé à porter le HAKAMA (jupe-culotte traditionnelle ou éventuellement jupe simple). Les grades ont été institués en 2018 car pour les enseignants la législation française le réclame.

[7] « La richesse technique se décline sur différents degrés de rapidité, de difficulté et de liberté. Chaque niveau n'est en rien inférieur au suivant, mais prend sens comme transition progressive vers ce qui se découvre par la suite, comme un appel à avancer. » ( article sur le kinomichi)

[8] « Après avoir construit son art sur le Ki, le souffle, et sur les techniques de l'Aïkido, Maître Masamichi Noro forme ses enseignants à orienter aussi la recherche sur l'étude du Shin, le cœur, qui illustrent l'ensemble de la création de Maître Moriheï Ueshiba.» (article sur le kinomichi) « Au-delà du KINOMICHI, j’aimerais créer le KISHINDO, l’énergie du cœur. Ce sera la deuxième étape. Nous chercherons ce qu’est le cœur. Le monde entier parle du cœur mais personne ne sait répondre. Difficile de répondre intellectuellement à cette question. » (Interview de Maître Noro)

 

 

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