Extraits du Cantique des créatures d'Éloi Leclerc, une lecture de saint François d’Assise
« Dans son livre Eloi Leclerc montre que le Cantique n'est pas seulement l'expression d'un émerveillement candide devant les beautés de la création. En fraternisant avec les éléments fondamentaux, l'air, le vent, le feu, l'eau, la terre, le Pauvre d'Assise fraternise aussi, d'une manière inconsciente, avec ce que ces éléments symbolisent, au regard des forces primitives de l'âme. Ce chant, qui associe l'élan vers le Très-Haut à l'humble communion avec la Terre maternelle, passe par une réconciliation de l'homme avec son archéologie intime et avec les formes premières du désir. François se porte vers Dieu, non seulement avec toutes les créatures mais, aussi, avec tout son être. Cette réconciliation entraîne une transfiguration. Le Cantique de Frère Soleil est le langage d'un homme en qui les forces obscures du désir ont retrouvé la limpidité des sources. » (4° de couverture).
Le Cantique de saint François d’Assise commence par les mots "Loué sois-tu, mon Seigneur" (Laudato si’, mi’ Signore…). C'est de là que vient le titre de l'encyclique Laudato si' du pape François « sur la sauvegarde de la maison commune ».
Le Cantique des créatures
I – Le Cantique de Frère Soleil de François d’Assise
Voici d'abord le cantique écrit par François d’Assise dans la traduction d'Éloi Leclerc, avec les trois notes qu'il a données dans son livre.
Très-Haut, tout-puissant et bon Seigneur.
à toi louange, gloire, honneur,
et toute bénédiction.
à toi seul, ils conviennent, ô Très-Haut,
et nul homme n'est digne de te nommer[1].
Loué sois tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, (Laudato si’, mi’ Signore…)
spécialement messire le frère Soleil,
qui fait le jour, et par qui tu nous illumines :
il est beau, rayonnant avec une grande splendeur,
de toi, Très-Haut, il est le symbole[2].
Loué sois tu, mon Seigneur, pour[3] sœur Lune et les Étoiles,
dans le ciel tu les as formées
claires, précieuses et belles.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour frère Vent,
et pour l'air et les nuages
pour l'azur calme et tous les temps,
par lesquels tu donnes soutien à tes créatures.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour sœur Eau,
qui est très utile et humble,
et précieuse et chaste.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour frère Feu,
par lequel tu éclaires la nuit,
il est beau et joyeux,
indomptable et fort.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre,
qui nous porte et nous nourrit,
qui produit la diversité des fruits
et les fleurs diaprées et les herbes.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour ceux
qui pardonnent par amour pour toi,
qui supportent épreuves et maladies.
heureux s'ils conservent la paix,
car par toi, Très-Haut, ils seront couronnés.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour notre sœur la Mort corporelle,
à qui nul homme vivant ne peut échapper.
Malheur à ceux qui meurent en péché mortel,
heureux ceux qu'elle surprendra en ta très sainte volonté,
car la seconde mort ne pourra leur nuire.
Louez et bénissez mon Seigneur,
rendez lui grâces et servez le
avec grande humilité !
Note 1. Le terme ombrien original mentovare est difficilement traduisible. Il peut être rapproché de la vieille expression française "mentevoir" qui signifie "avoir dans l'esprit", "évoquer". L'idée qui est ici exprimée est sans doute la même que celle qui est signifiée dans la première règle : omnes nos, miseri et peccatores, non sum digni nominare te (1 R 23).
Note 2. Littéralement : "il porte signification", De te Altissimo, porta significatione.
Note 3. Les linguistes discutent pour savoir si "per" signifie "pour" ou "par" ou "à travers". À vrai dire, « à l'époque où la langue n'a pas encore établi la distinction dans le vocabulaire en forgeant deux mots différents, dans les esprits non plus la distinction n'est pas faite. Pour François et ses auditeurs, cette à la fois "pour" et "par"… » (Saint-François d'Assise, Documents, par T. Desbonnets et D. Vorreux).
II – Extraits du Cantique des créatures d'E Leclerc, DDB, 1988
1°) La célébration du soleil (p. 71-76)
… Messire le frère Soleil,
qui fait le jour, et par qui tu nous illumines :
il est beau, rayonnant avec une grande splendeur,
de toi, Très-Haut, il est le symbole
[…]
Le soleil est ici salué en premier lieu comme source de lumière : de lui jaillit le jour. Comme toutes les sources, celle-ci donne à rêver. Ce qui frappe en elle, c'est sa magnificence, c'est-à-dire à la fois sa splendeur et sa profusion : « Frère Soleil est beau et rayonnant avec grande splendeur. » Frère Soleil a le geste large : il ne lésine pas ; il ne calcule pas dans le don. C'est un grand seigneur. Il participe à la noblesse du monde. Ici précisément commence le rêve qui donne à l'image sa surréalité
Le titre singulier donné par François au soleil est significatif à cet égard ; il lui confère une sorte de personnalité à part. « Messire le frère soleil, Messor lo fratre Sole. » Nous reviendrons plus loin sur l'appellation "frère". Retenons ici celle de "messire". Le vocable "messor", avec toutes les nuances que devait y mettre François, est difficilement traduisible. Pour être plus discret et plus familier que celui de "mi Signore" que François réserve à Dieu, il n'en exprime pas moins la considération et le respect. L'expression qui, dans notre langue, s'en rapproche le plus, peut-être, serait celle que nous employons parfois pour traduire notre admiration devant un homme exceptionnel ; nous disons volontiers : « c'est un grand monsieur. » Eh bien ! aux yeux de François, le soleil faisait figure de "grand monsieur".
Une telle image du soleil n'est déjà plus une simple copie de la réalité extérieure. Inconsciemment, l'imagination de François retrouve une image très ancienne, celle du "Seigneur Soleil". Cela est encore accentué par la position éminente qu'occupe l'image du soleil dans la structure du cantique.
Tous les éléments cosmiques célébrés dans ce poème sont, comme nous l'avons déjà noté, différenciés, sexués, selon une alternance régulière qui forme des couples. Nous avons ainsi trois couples fraternels successifs :
- frère Soleil / sœur Lune,
- frère Vent / sœur Eau,
- frère Feu / sœur Terre.
Mais cette distribution demande à être complétée par la vue suivante : la procession des images s'ouvre par une image masculine dominante, celle de "Messire frère Soleil" et se termine par l'image féminine maternelle par excellence, celle de "servir notre mère la Terre". Le couple cosmique "Soleil-Terre" embrasse ainsi toute la création. Cette combinaison d'éléments est purement imaginaire. Nous la trouvons dans certains cultes solaires des religions archaïques où le Seigneur Soleil est considéré comme l'époux de Dame Terre : de leur union naît le monde entier. Certes François ne partageait aucunement ces croyances mythiques. Il les ignorait vraisemblablement. Il ne peut s'agir ici que d'une reprise tout à fait inconsciente d'une structure imaginaire de base, d'un archétype. Mais si l'on veut bien prendre en considération cette infrastructure mythique du Cantique du Soleil, elle laisse voir que le soleil n'est pas ici seulement imaginé et valorisé comme source de lumière, mais plus profondément, quoique d'une manière moins explicite, comme la source fondamentale de la vie, comme le fécondateur et le générateur universel, bref, comme un symbole paternel. Il est l'image du Père, l'image de la puissance et de la générosité créatrice. Et cela se trouve confirmé et renforcé par la dernière touche que François met à l'image de "frère Soleil" : « De toi, Très-Haut, il est le symbole. » Cette fois, l'image est complète. Elle a atteint toute sa dimension : une dimension hiérophanique.
À ce point, l'image ne parle plus aux yeux seulement. Elle parle aussi à l'âme. La splendeur et la générosité dont elle rayonne dans les hauteurs du ciel sont pour l'âme comme l'attrait et le symbole d'une réalité souveraine. En communion par l'imagination à cette haute image de lumière, l'âme y reçoit le bienfait d'une révélation transcendante ; elle y voit la manifestation et le chiffre du Très-Haut, le symbole de celui qu'elle se jugeait indigne de nommer, mais auquel elle ne cesse d'aspirer et de se rapporter dans la louange.
Certains s'étonneront peut-être de voir le soleil jouer ici un tel rôle. Pour beaucoup de chrétiens, le soleil a perdu toute "expressivité" sacrale. Ce sacramentalisme naturel qui occupe une si grande place dans les religions païennes s'est effacé chez eux, du moins au niveau de la conscience claire, devant un sacramentalisme surnaturel, centré sur la personne et les actes historiques du Christ. L'humanité du Christ n'est-elle pas la grande manifestation de Dieu qui éclipse tous les symboles et toutes les hiérophanies cosmiques ? « Un chrétien, écrit le cardinal Daniélou, est celui qui est tellement ébloui par la lumière du Christ qu'il ne s'arrête plus au symbole cosmique, non pas que ces symboles n'aient pas leur valeur, mais parce que ces signes sont infiniment dépassés par l'éclat d'un sacrement nouveau… L'éclat du soleil nouveau qu'est le Christ est tel qu'il obscurcit en quelque sorte l'éclat du soleil de la création visible. » Ajoutons que les sciences de la nature ont considérablement émoussé notre réceptivité à l'égard de l'ensemble des hiérophanies cosmiques ; elles ont en particulier complètement désacralisé notre image du soleil. Le fait est que, pour les croyants eux-mêmes, le soleil n'est plus aujourd'hui l'objet d'une expérience hiérophanique ; il n'est plus « la chose splendide, l'éternelle épiphanie dans laquelle ils avaient été admis à être vivants » (Paul Claudel).
Pour François, il en va autrement. Certes, pour lui aussi, et plus peut-être que pour aucun autre chrétien, le Christ est le grand sacrement de Dieu, celui qui nous révèle d'une manière incomparable l'amour du Père. Mais cette foi, chez lui, ne détruit ni même n'atténue les significations préchrétiennes des choses ; elle les renforce au contraire en y ajoutant une nouvelle valeur. Elle reprend, en les accomplissant, les symbolisations de l'homme religieux naturel. Le Christ est pour lui le sens de toutes choses ; il est celui qui nous permet de lire la création dans sa texture la plus profonde, dans la plénitude de son sens. Tout comme il nous ouvre le sens des Écritures, il nous ouvre aussi le sens de la création. Et ce sens est un sens sacré.
Indéniablement, il y a chez François une expérience cosmique du sacré. Mais il importe de bien mesurer la profondeur de cette expérience. Celle-ci ne se laisse pas séparer d'une exploration du sacré dans l'âme elle-même. Pour nous en convaincre, reportons-nous à notre texte. Nous y voyons cette chose étonnante, paradoxale, alors qu'il vient de se reconnaître indigne de nommer le Très-Haut, François se considère ici comme le frère du Soleil, dont il nous dit qu'il est le symbole du Très-Haut. Que signifie donc cette déclaration de fraternité à l'égard d'une image si "haute" ? Saluer un frère dans "messire le Soleil", et cela de la façon la plus spontanée, n'est-ce pas reconnaître entre lui et soi-même une parenté profonde ? N'est-ce pas avouer une consanguinité ? En fraternisant avec cette matière toute de lumière et transportée dans la catégorie du divin, n'est-ce pas à elle-même, à sa totalité, à son "Soi" profond et divin, que l'âme se rapporte, en définitive ?
Cette relation intime entre l'âme du poète et l'élément cosmique nous introduit au cœur de l'image. Communier par l'imagination, amoureusement, religieusement, à ce foyer de lumière, c'est recevoir jusque dans les profondeurs de l'être les bienfaits éclairants et purifiants. Il y a une dynamique propre à l'image. Une image poétique intensément vécue « nous exprime en nous faisant ce qu'elle exprime » (C G Jung). Celui qui imagine le soleil à une certaine profondeur d'intimité sent la chose splendide lui couler dans tout le sang et le pénétrer de sa clarté et de sa générosité, le dilater et l'élever jusqu'à cette région où le feu est pureté, où la matière est lumière, où le désir est don. L'image qui le réjouit et avec laquelle il communique exprime ce qu'il aspire à être profondément, ce qu'il est en train de devenir : solaire ! Solaire jusque dans les profondeurs, jusqu'à la racine du désir. Solaire comme le Très-Haut qui fait resplendir son soleil sur tous indistinctement. Le soleil, selon Jung, exprime l'énergie psychique dans sa plénitude. « Les mystiques nous l'ont appris : quand leur recueillement les plonge dans la profondeur de leur être le plus intime, ils trouvent "dans leur propre cœur" l'image du soleil. » Sainte Thérèse d'Avila parle à plusieurs reprises, au long de son voyage intérieur, de ce "divin soleil" qui demeure "au milieu" ou centre de l'âme, désignant par là tout à la fois le Soi profond et Dieu.
Ainsi ce soleil que François trouve si beau et avec lequel il se découvre une étroite parenté ne tombe pas uniquement des hauteurs du ciel cosmique ; il rayonne d'au milieu de lui-même, à partir des profondeurs de l'âme, comme une prophétie de son devenir total. Ce soleil pourrait aussi dire : « Je suis une étoile qui chemine avec vous et qui éclaire depuis les profondeurs… » Il est l'expression d'un avenir intime et plénier, il traduit le mouvement de l'âme dont les forces affectives premières et obscures, celles du désir et de l'eros, se sont transfigurées en forces de lumière et de don, et participent désormais à la visée la plus haute de l'âme. Il symbolise la plus haute métamorphose de l'âme. Celui qui célèbre le soleil à la fois comme un frère et comme le symbole du Très-Haut rêve secrètement à son plus haut destin.
[…]
Si nous voulons saisir toute la richesse d'expression de cette relation fraternelle avec le soleil, et finalement la signification de cette image de splendeur dans le cantique de François, il nous faut replacer cette célébration de soleil dans son contexte psychologique et spirituel.
À la lumière des faits que nous avons rapportés dans notre introduction, il apparaît clairement tout d'abord que cette célébration fait suite à une expérience très profonde, où le sens d'une vie se trouve engagé. Écrasé par toutes sortes de souffrances, François était au bord du découragement : « Une nuit, comme il réfléchissait à toutes les tribulations qu'il endurait, il eut pitié de lui-même et dit intérieurement : « Seigneur, secours-moi dans mes infirmités, pour que j'aie la force de les supporter patiemment ! » Et soudain, il entendit en esprit une voix : « Dis-moi, frère : si, en compensation de tes souffrances et tribulations, on te donnait un immense et précieux trésor, la masse de la terre changée en or pur, les cailloux en pierres précieuses, et l'eau des fleuves en parfum, ne regarderais-tu pas comme néant, auprès d'un pareil trésor, la terre, les cailloux et les eaux ? Ne te réjouirais-tu pas ? » Le bienheureux François répondit : « Seigneur, ce serait un bien grand trésor, très précieux, inestimable, au-delà de tout ce qu'on peut aimer et désirer ! – Eh bien frère, dit la voix, réjouis-toi et sois dans l'allégresse au milieu de tes infirmités et tribulations : dès maintenant, vis en paix comme si tu partageais déjà mon royaume. » Pour avoir besoin d'un tel réconfort, François devait traverser un bien mauvais moment, un de ces moments de crise où l'âme ne sait plus sur quoi s'appuyer. On remarquera, dans ce texte que nous venons de citer, l'importance des images, notamment celle de l'immense et précieux trésor, résultant de la métamorphose de la terre tout entière en or pur, image par laquelle la voix céleste signifie à François la destinée qui l'attend, sa métamorphose à lui, la transfiguration de tout son être dans le Royaume de lumière. « Les grands problèmes vitaux, observe Jung, sont toujours en rapport avec les images primitives… Tous les grands événements de la vie, toutes les tensions les plus hautes touchent le trésor de ces images, les font surgir en phénomènes intérieurs conscients, lorsque l'individu a acquis assez de réflexion et de capacité de compréhension pour penser aussi ce qu'il vit… » Le propre de ces grandes images est d'arracher la conscience à son isolement, et de la remettre en contact avec une plénitude de vie qui la transcende.
Mais continuons la lecture du texte de la Légende de Pérouse qui nous relate l'événement : « Le lendemain au lever, François dit à ses compagnons : “Si l'empereur donnait un royaume à l'un de ses serviteurs, quelle joie pour ce dernier ! Mais s'il lui donnait tout l'empire, ne se réjouirait-il pas bien plus encore ? Je dois donc être plein d'allégresse dans mes infirmités et tribulations, puiser mon réconfort dans le Seigneur et rendre grâce à Dieu le Père, à son Fils unique Notre Seigneur Jésus-Christ et au Saint-Esprit. Dieu m'a donné, en effet, une telle grâce et bénédiction qu'il a daigné, dans sa miséricorde, m'assurer, à moi, son pauvre et indigne serviteur, vivant encore ici-bas, que je partagerai son royaume. Aussi, pour sa gloire, pour ma consolation et l'édification du prochain, je veux composer une nouvelle "Laude du Seigneur pour ses créatures"…” Il s'assit, se concentra un moment, puis s'écria : “Très-Haut, tout-puissant et bon Seigneur… » Nul doute qu'après la crise de la nuit François ne vive en cet instant un de ces moments de plénitude et d'exaltation intérieure, comme il est rarement donné à un homme d'en connaître. Il est tout rempli et vibrant de la certitude de "l'immense et précieux trésor". La lumière du jour qui se lève brille pour lui du même éclat que celle du premier matin du monde. François rayonne. Il participe au matin. Il veut chanter sa joie au Seigneur, en faisant l'éloge de toute cette création dont il vient d'entrevoir la mystérieuse métamorphose. C'est alors que se présente à lui la première grande image cosmique : l'image splendide et fraternelle du soleil, symbole du Très-Haut.
[…]
2°) Les clartés de la nuit (p. 87-91)
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les Étoiles ;
dans le ciel tu les as formées claires, précieuses et belles.
Le Cantique du Soleil est aussi celui de la nuit. Remarquons-le tout de suite : ce qui attire le regard du petit Pauvre vers la nuit, ce n’est pas sa face ténébreuse, mais ses clartés. Ainsi se poursuit la quête de lumière de François auprès des créatures.
Quand nous lisons ce couplet consacré à sœur Lune et aux Étoiles, nous le trouvons si simple, de prime abord, que son sens ne semble devoir soulever aucune question. Pourtant nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que la lune et les étoiles sont ici, tout comme le soleil précédemment, l’objet d’une affection fraternelle : elles sont appelées "sœurs" ; et cette expression signifie quelque chose pour François : elle laisse transparaître des liens intimes entre lui et ces réalités cosmiques. D’autre part, celles-ci ne sont pas simplement évoquées ; elles sont imaginées, rêvées. Le seul qualificatif "précieux" en dit long à cet égard ; il révèle une valorisation de la matière cosmique qui, il faut le reconnaître, n’a guère de sens objectif. Des "étoiles précieuses", voilà une alliance de mots qui fait éclater leur sens habituel et qui crée une matière imaginaire, riche de valeurs inconscientes. Et nous sommes en droit de nous demander ce que signifie cette matière, de quelle réalité elle est le langage. […]
Arrêtons-nous à ces qualificatifs. Dans leur simplicité, ils expriment un émerveillement. La lune et les étoiles sont pour François des sœurs lumineuses. C’est leur clarté qui, avant tout, l’enchante. Mais, des trois qualificatifs donnés ici à la lune et aux étoiles, celui de "précieuses" mérite une attention particulière ; il est le plus mystérieux, le plus chargé de valeurs secrètes. Ce qualificatif évoque une réalité à laquelle on attache un grand prix : un trésor. François, nous le savons, ne l’utilise dans ses Écrits que pour désigner la qualité que doivent avoir les objets qui servent à la célébration du mystère eucharistique, ainsi que les lieux où est conservé le très Saint Corps du Seigneur. Ces objets et ces lieux doivent être "précieux". C’est le qualificatif que François emploie chaque fois qu’il touche à ce sujet qui lui tient particulièrement à cœur. Lui-même s’est expliqué clairement là-dessus : « …Je ne vois rien de sensible, en ce monde, du très-haut Fils de Dieu, sinon son Corps et son Sang très saints. Ces très saints mystères, je veux qu’ils soient par-dessus tout honorés, vénérés et placés en des endroits précieux. » Ainsi dans le langage des Écrits de François, la qualité "précieuse" des choses est toujours évoquée en relation étroite avec une réalité sacrée. Elle est requise par cette réalité : elle doit en quelque sorte l’exprimer. L’objet précieux n’est pas voulu ici pour lui-même ; mais il est regardé comme un signe du sacré. En reprenant le qualificatif "précieux" dans son Cantique du Soleil et en l’appliquant cette fois à la lune et aux étoiles, François valorise ces éléments dans un sens religieux ; il nous signifie par là que ces réalités cosmiques sont revêtues pour lui d’une "expressivité" sacrale, qu’elles sont un langage du sacré.
Mais peut-on préciser le sens de cette valorisation religieuse de la lune et des étoiles ? Dans son étude phénoménologique des diverses hiérophanies cosmiques primitives, M. Eliade a dégagé le sens particulier de la valorisation religieuse de la lune : à la différence des hiérophanies solaires qui « traduisent les valeurs religieuses de l’autonomie et de la force, de la souveraineté et de l’intelligence », les célébrations lunaires exprimeraient la prise de conscience de la valeur religieuse du déclin et de la mort comme passage ou étape vers une nouvelle naissance. Célébrer religieusement la lune cela signifierait s’ouvrir au mystère d’un devenir qui ne parvient à sa plénitude qu’à travers des phases de décroissance et de mort. « On pourrait dire que la lune révèle l’homme à sa propre condition humaine ; que dans un certain sens l’homme se "regarde" et se retrouve dans la vie de la lune » (M. Éliade). « Grâce aux phases de la lune, c’est-à-dire à sa "naissance", sa "mort" et sa "résurrection", les hommes ont pris conscience à la fois de leur propre mode d’être dans le cosmos et de leurs chances de survie ou de renaissance… Ce que la lune révèle à l’homme religieux, ce n’est pas seulement que la mort est indissolublement liée à la vie, mais aussi, et surtout, que la mort n’est pas définitive, qu’elle est toujours suivie d’une nouvelle naissance. La lune valorise religieusement le devenir cosmique et réconcilie l’homme avec la Mort » (M. Éliade).
Ce symbolisme lunaire a, d’ailleurs, été repris dans le cadre de l’apologétique chrétienne pour illustrer prophétiquement la résurrection. Ainsi, saint Augustin écrit : « Tous les mois la lune naît, croît, atteint sa perfection, diminue, meurt, renaît. Ce qui se reproduit chaque mois pour la lune, s’accomplira une seule fois à la résurrection dans tout l’étendue des temps. »
Ce sens des hiérophanies lunaires primitives se retrouve-t-il dans l’image franciscaine de la lune et dans sa valorisation religieuse ? Apparemment non, il faut bien le reconnaître. Cette image ne comporte, en effet, en elle-même aucune allusion aux phases lunaires de croissance et de mort. Toutefois, il convient de la replacer dans l’ensemble du cantique et de la comprendre en fonction du mouvement global de celui-ci. Or, ce mouvement, va de la contemplation de l’image de Très-Haut et de son symbole, notre royal frère Soleil, à l’accueil de « sœur notre mère la Terre ». Il s’agit là d’un mouvement descendant. Et ce mouvement se trouve encore renforcé par l’adjonction des deux dernières strophes qui célèbrent de façon explicite la valeur religieuse de la négativité, de la souffrance, de la diminution physique et de la mort, comme voie d’accès au Très-Haut et à la Vie sans déclin. Ainsi ce cantique, tout ruisselant de soleil et d’amour des êtres, accueille et intègre le déclin et la mort dans le mystère total de la vie et de l’être. Il réconcilie l’homme avec son destin en valorisant notre sœur la mort elle-même.
C’est dans cet ensemble qu’il faut relire et méditer le couplet consacré à la louange de sœur Lune et des Étoiles. La valorisation religieuse dont celles-ci sont l’objet révèle alors son sens. Venant aussitôt après la louange du soleil, elle traduit sans nul doute une première attitude d’accueil et d’ouverture au mystère des choses et du monde, envisagés dans leur face nocturne ; elle nous dit que, de ce côté-là aussi, il y a de la lumière. Il n’est pas donné à tout le monde de contempler dans le ciel nocturne des étoiles "précieuses". La nuit ne s’éclaire de cette façon-là qu’au regard de celui qui accepte le mystère total de l’existence et qui s’y confie. L’homme qui se crispe sur la barre de son destin et qui veut absolument conduire sa vie par lui-même en maître souverain, en organisant toutes choses selon ses vues claires et rationnelles, cet homme n’a rien à faire avec le mystère de la nuit. La nuit n’a pour lui aucune valeur ; elle n’a pas de clartés et surtout elle ne renferme pas d’étoiles précieuses. Comme le fait remarquer Baudouin dans son ouvrage « Psychanalyse du Symbole religieux » la sur-valorisation du "jour" est liée à la volonté de puissance, à la haine du rêve et au dédain de la méditation. Elle exprime un refus de ce qu’il y a de proprement insondable et de sacré dans l’être.
Par contre, la valorisation religieuse de la nuit est liée à une attitude d’accueil et de confiance devant une profondeur de la vie et de l’être, qui nous dépasse.
[…]