K-G Dürckheim : commentaire de "Le ciel s'écroule sur la terre…" en lien avec le cercle zen
Pour expliquer la calligraphie du cercle zen (cercle vide), à plusieurs reprises Karlfried Graf Dürckheim a cité une explication qu'il a reçue : « Le ciel s'écroule sur la terre. Et si alors l'homme a été capable de mourir sa mort, les choses qui nous entourent sont de nouveau ce qu'elles étaient à l'origine. » (Rq : On peut penser que la traduction n'est pas exacte, mais peu importe).
En particulier K-G Dürckheim a commenté cette phrase en 1981 lors d'une émission de France culture intitulé "La branche sèche" où Claude Mettra l'interroge. C'est ce qui figure en première partie avec quelques ajouts venant d'une conférence qu'il a donnée à Paris la même année.
Dans son commentaire Dûrckheim ne fait pas le lien avec le cercle zen. Or, ce qu'il dit correspond un peu à un passage du "Fukanzazengi" de maître Dôgen qui est l'un des fondateurs du zen au Japon. Fukanzazengi est un texte qu'Eizan Rôshi donnait dans les sesshin les premières années où il venait en France, je l'ai mis sur le blog[1]. Or lors d'un atelier de lecture du texte "Zazenshin" du Shôbôgenzô de maître Dôgen auquel je participais en 2013, Yoko Orimo nous avait illustré ce passage du Fukanzazengi avec le cercle zen. J'ai donc repris en deuxième partie des éléments avec le dessin correspondant[2]. J'ai trouvé sur internet une explication qui fait le même genre de lien avec le cercle zen[3].
Bernard Rérolle, un ami de Jacques Breton, a lui-même commenté cette phrase dans un article qui figure sur le présent blog[4], mais ensuite sa lecture du cercle zen est complètement différente puisqu'il ne s'intéresse qu'au centre vide du cercle.
Christiane Marmèche
"Le ciel s'écroule sur la terre…"
I – Commentaire de K-G Dürckheim donné en 1981
K-G D : Il y en a parmi vous qui savent que dans les dessins des maîtres zen, le cercle joue un grand rôle – on retrouve toujours le cercle –, mais quelle en est la signification ?
Il n'y a pas longtemps, j'ai entendu l'explication suivante :
- « Le ciel s'écroule sur la terre.
- Et si alors l'homme a été capable de mourir sa mort,
- Les choses qui nous entourent sont de nouveau ce qu'elles étaient à l'origine, porteuses de lumière. »
Je répète parce que c'est une chose étonnante :
- Le ciel, c'est-à-dire tout ce qui éclaire notre vie, tout ce système de compréhension, d'explication que nous nous donnons dans notre vie, tout ce qui fait sens pour nous et pour notre conscience objectivante, tout ça s'écroule et il n'y a plus rien.
- Si ça s'écroule, il faut pouvoir accepter cette débâcle, savoir céder, mourir sa mort, la mort du moi existentiel.
- Grâce à la mort du moi existentiel, l'Être en nous et autour de nous s'éveille. C'est alors que tout à coup ce qui nous entoure a une autre signification. L'invisible devient visible, ce qui nous entoure retrouve ce qu'il était à l'origine avant cette destruction qui s'opère à travers notre conscience conceptuelle, il devient porteur de la Lumière de l'origine.
Notre être garde tout à coup cette conscience qui le met en contact avec l'Être universel qui se manifeste sous la forme de lumière. Je trouve cette explication extraordinaire.
Je répète pour la troisième fois car ça vaut la peine.
Claude Mettra : Le ciel s'écroule sur la terre, c'est-à-dire qu'il n'y a plus de soleil, plus d'étoiles, plus de sens.
K-G D : Notre vie tout à coup a tout perdu. Tout ce que nous pensons être, notre vérité, notre espoir, tout cela était faux, pourquoi ? C'était branché sur la conscience conceptuelle du moi existentiel qui ne nous apportera jamais le sens profond de la vie. En acceptant de perdre cela on meurt en tant qu'être existentiel, mais ce n'est que grâce à cette mort que l'Être peut commencer à se manifester en tant que lumière universelle. Disons que la réalité n'a plus "le voile de maya[5]" comme disent les hindous… Comme le dit le poète Novalis : « Tout ce qui est visible est un invisible élevé dans un état de mystère. » Je crois qu'il est possible d'ouvrir l'œil à l'invisible, c'est-à-dire d'ouvrir l'œil de notre âme, de notre être essentiel ; et afin de pouvoir avoir cette expérience de l'essentiel ce principe pose la mort ou la disparition de notre être existentiel.
Faut-il mourir une mort sur le chemin intérieur ? Oui, mes amis. L'être exige la mort du petit moi[6]. Cela ne veut pas dire que "le moi existentiel" n'est que "le petit moi", le moi égoïste qui ne cherche que sa propre… Dans le moi existentiel il y a aussi le moi qui veut faire du bien, qui regarde ce qui est beau, qui aime, qui est fidèle aux valeurs de sa communauté, qui fait respecter ce qui est bien, ce qui est beau, ce qui est vrai, qui est capable de faire des sacrifices. Tout ça c'est encore le moi existentiel.
La santé du moi existentiel c'est non seulement la santé physique mais aussi la santé psychique et il y a toutes sortes de méthodes pour la trouver – l'analyse (éventuellement la psychanalyse) fait venir les ombres, c'est-à-dire les forces d'énergie refoulée qui nous tracassent…– Tout cela fait encore partie de la vie du moi existentiel. Ce qui compte surtout pour le moi existentiel, c'est finalement son assurance, sa sécurité, sa santé, son bien-être. La souffrance : non. Le médecin est là pour guérir l'homme et repousser le plus loin possible la mort.
Cependant, dès que vous vous mettez sur le chemin intérieur, ce qui fait mal, ce qui représente une souffrance a une autre signification. Chaque pas en avant sur le chemin intérieur, c'est toujours un passage à travers une souffrance.
En allemand le verbe guérir se dit heilen, ça veut dire tout simplement guérir d'une maladie et regagner la santé, mais dans ce mot il y a le mot Heile, salut. Le mot "thérapeute", a longtemps désigné le compagnon sur le chemin du salut. Dans notre vision, le chemin du salut représente la mort. Je crois que vous tous, vous avez une petite expérience de ça. N'avez-vous jamais eu cette expérience d'une maladie où tout d'abord vous avez été fâché, vous avez fait du bruit, mais finalement cette maladie vous a fait du bien, vous a donné une chance de ne pas vous replier sur vous-même. Il s'agit donc d'accepter ce qui au commencement n'est pas acceptable…[7]
II – Extrait de l'atelier animé par Yoko Orimo en 2013.
- « Quand vous avez pris la posture correcte, respirez profondément une fois, inspirez et expirez. Inclinez votre corps de droite et de gauche ; et immobilisez-vous dans une position assise stable. Pensez (shiryô) la non-pensée (fushiryô). Comment pense-t-on la non-pensée ? Dans "ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée" (hishiryô). Cela en soi est l'art essentiel du zazen. » (Extrait de "Fukanzazengi" de maître Dôgen)
- « Lorsque maître Daijaku Kôzei faisait les études auprès de maître Nangaku Daie, Daijaku pratiquait toujours la méditation assise depuis que son maître lui avait conféré le sceau du cœur de l’Éveillé (la transmission de la Voie). Un jour Nangaku lui posa la question : « Dans quel dessein pratiques-tu la méditation assise ? (ou : En pratiquant la méditation assise, que dessines-tu ?) ». (Extrait de Zazenshin, texte du Shôbôgenzô de maître Dôgen, traduction Y. Orimo)
Les trois moments logiques (que maître Dôgen cite dans Zazengi) concernent la sphère de la médiation. Ce mouvement ternaire logique est un mouvement illocalisable, il s'agit de trois moments qui n'existent pas en soi.
Vous connaissez le terme bouddhiste upâya qui désigne le moyen habile. Les moments logiques ne sont autres que upâya, le moyen habile qui essaie d'expliquer ce qui n'est pas explicable.
Ce sont trois moments logiques que je vous explique très souvent avec un cercle.
- Le 1er moment c'est le point de départ ;
- le 2ème moment c'est le point abyssal (la sphère de la médiation) ;
- le 3ème moment c'est le retour à la surface, c'est l'unité des deux moments précédents.
Et ces trois moments sont atemporels, ils n'existent pas les uns indépendamment des autres.
Le mouvement logique avec shiryô, hishiryô et fushiryô.
On a déjà vu[8] les trois mots : 思量 [shiryô], 非思量 [hishiryô ] et 不思量 [fushiryô]. On les trouve dans cet ordre au niveau du mouvement ternaire logique :
- shiryô c'est la pensée analytique
- hishiryô c'est ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée analytique
- fushiryô c'est l'absence de pensée analytique.
Il faut voir qu'avec ce mouvement ternaire logique on explique ce qui n'est pas explicable :
- Le 1 c'est la surface, disons la vision du commun des mortels.
- Le 2 c'est quand on est extrêmement recueilli, on descend au tréfonds de soi, c'est un moment inexplicable, inexprimable.
- Le 3 c'est l'unité de 1 et 2, on retourne à la surface tout en faisant l'unité de la surface et de la profondeur.
J'ai dit que fushiryô c'est le moment qui fait l'unité de shiryô et hishiryô. Mais je définirais plutôt ce moment logique comme "la pensée qui se pense elle-même", elle n'est plus objet d'un sujet pensant : c'est la pensée qui prend l'autonomie.
Et pour illustrer cette explication, je pense à la musique. Les musiciens, notamment en jazz, quand ils sont en transe, jouent ensemble, notamment dans la musique improvisée. Et quand la musique atteint sa plénitude c'est la musique qui commence à jouer elle-même. Et je pense que pour la peinture on peut dire la même chose.
Donc ça c'est fushiryô : la pensée qui commence à se penser elle-même, il n'y a plus l'opposition entre le sujet pensant et l'objet pensé, ils ne font qu'un, c'est le non-dualisme.
[1] Cf. Le Fukanzazengi, texte sur la pratique du zazen, suivi de conseils d'Eizan Rôshi et d'une étude comparée de termes.
[2] La transcription de la séance en question a été faite par moi-même et figure sur le blog "Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo", blog créé par Patrice Ferrieux du Dojo Zen de Paris : Compte-rendu Zazenshin 3è séance du 13/05/2013.
[3] Ce commentaire rejoint un peu ce qu'on trouve sur http://supervielle.univers.free.fr/maitre_bouddhiste/seung_sahn.htm où figurent des extraits de Cendres sur le Bouddha, de Seung Sahn, coll. Sagesses.
[4] Voici un extrait de son commentaire : « Le premier vers évoque (entre autres) l'apparition des événements inopinés, inattendus dans la vie d'un homme. Le verbe "s'écroule" ne doit pas être entendu seulement dans son sens catastrophique. Il suggère aussi tous les événements significatifs (et parfois heureux) qui introduisent une rupture dans le déroulement de notre temps. Le second vers évoque la dynamique de toute vie en général et de la vie humaine en particulier. C'est une conception que les chrétiens partagent avec les bouddhistes et bien d'autres : la vie humaine s'accomplit en traversant le cycle mort-résurrection. Le troisième évoque la sagesse, l'accomplissement, la lumière éternelle en tant qu'ils sont liés aux étapes qui les précèdent nécessairement. » (La dynamique du retournement par Bernard Rérolle)
[5] "Maya" est un terme sanskrit souvent traduit par "illusion". Comme le dit Mircea Eliade : « Pour la pensée indienne, notre monde aussi bien que notre expérience vitale et psychologique sont les produits plus ou moins directs de l’illusion cosmique, de la Mâyâ. Sans entrer ici dans les détails, rappelons que « le voile de la Mâyâ » est une formule imagée pour exprimer l’irréalité ontologique, à la fois du monde et de toute expérience humaine ; nous précisons "ontologique", car ni le monde ni l’expérience humaine ne participent à l’Être absolu. Le monde physique, de même que notre expérience humaine, sont constitués par le devenir universel, par la temporalité ; ils sont donc illusoires, créés et détruits qu’ils sont par le Temps. Mais ceci ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, qu’ils sont une création de mon imagination. Le monde n’est pas un mirage ou une illusion dans le sens immédiat du terme : le monde physique, mon expérience vitale et psychique existent, mais ils existent uniquement dans le Temps, ce qui veut dire, pour la pensée indienne, qu’ils n’existeront plus demain ou d’ici cent millions d’années ; par conséquent, jugés à l’échelle de l’Être absolu, le monde, et avec lui toute expérience dépendant de la temporalité, sont illusoires. C’est dans ce sens que la Mâyâ révèle, pour la pensée indienne, une expérience particulière du Néant, du Non-Être. » (Mythes Rêves et mystères)
[6] Il faut être prudent vis-à-vis de la mort du petit moi, comme le dit K-G Dürckheim dans la suite de l'émission de radio : « C'est sûr qu'aujourd'hui il y a un certain danger, et il y a aussi le danger que beaucoup parmi les jeunes veulent se débarrasser de leur moi existentiel avant de l'avoir trouvé. Or on peut donner son moi existentiel seulement quand on l'a déjà trouvé ! […] Quelqu'un qui commence à faire le zazen, s'il se donne tout simplement au vide, sans préparation, ça peut aller bien s'il peut en avoir la force, il peut être en ordre d'une façon qui le rende capable d'accepter ça ; mais il peut être rempli de saletés dans son inconscient de sorte qu'un beau jour le diable le prend par derrière. Au lieu de trouver l'illumination, il se trouve un beau jour dans une dépression profonde. Au lieu de trouver le chemin, il a même perdu le chemin de son existence. »
[7] Accepter l'inacceptable est un slogan qu'il est bon de nuancer, ce qui ne peut être fait ici. De même pour la mort du petit moi, voir note précédente.