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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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10 novembre 2021

J. BRETON : L'histoire personnelle comme ouverture au divin, 1/ Les attitudes corporelles : le cœur

Voici le 2e message sur les attitudes corporelles comme ouverture au divin (voir plan ci-dessous).  Ces messages reprennent des écrits non publiés de Jacques Breton car non terminés.

Dans la partie "Attitudes corporelles", Jacques Breton part de son histoire personnelle pour mettre en avant des symboles liés au corporel ou au spirituel (corps, cœur, souffle) : le mot "corps" lui-même est ici à entendre au sens de Graf Dürckheim ; le cœur est à entendre du côté biblique ; le souffle est lié à l'expérience zen et à l'Esprit biblique.

PLAN des quatre messages (chacun étant publié en début de mois)

  •  1/ Les attitudes corporelles : a) le corps, b) le cœur, c) le souffle (qui font l'objet de 3 messages)
  • 2/ Les attitudes spirituelles : a) l'abandon et la mort, b) l'accueil, c) la naissance (qui fera l'objet d'un seul message)

 

L'histoire personnelle comme ouverture au divin

 1) Les attitudes corporelles

 

b) Le cœur

 

visageSi le corps est le lieu de notre transformation, le cœur est le centre de notre personnalité. Toutefois, ce centre de notre personnalité est trop souvent vécu sous son seul aspect de centre d'émotions.

 

Le cœur au sens biblique.

L'anthropologie biblique voit dans le cœur le siège de la vie intime de l'homme, de sa pensée, de sa mémoire, de sa volonté. C'est dans le cœur que se prennent les décisions, que se font les choix[1].

Le mot "cœur" ainsi entendu traduit le mot "psyché" du Nouveau Testament. Il est le noyau, l'endroit d'où naît et se prononce le véritable "je" qui engage ma personne, ma responsabilité. C'est avec ce cœur et par ce cœur que je puis dire "oui" à ce qui est, à ce qui se présente à moi. Ce "oui" s'adresse à ce qui vient de moi comme à ce qui vient de l'extérieur. C'est un "oui" sans calcul, sans justification, sans masque ou lunettes déformantes. Le centre "cœur" représente la lumière intérieure, la véritable conscience capable de découvrir le monde tel qu'il est au-delà des apparences. Il est le centre grâce auquel je reconnais la réalité de ce qui est, même s'il m'en coûte, car par lui, je puis vivre, au-delà des souffrances, la paix et la joie. Le cœur m'ouvre à l'harmonie de l'être que je suis et qui règne au sein de toute chose. Il est le centre qui me permet d'être présent tout entier dans ce que je fais, je sens, je vis.

Ce cœur ainsi désigné se retrouve dans toutes les traditions religieuses et spirituelles. Et dans toutes les traditions le sage, le mystique, le maître spirituel est celui qui a découvert le chemin du cœur et qui en vit quotidiennement. Ce cœur ne peut être corrompu, et rien ne peut le détruire : il a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu.

 

Tout ce qui empêche le cœur de jouer son vrai rôle.

Cependant, chez la plupart des hommes, le cœur est recouvert d'un amalgame de sensations, d'émotions, de peurs, de défenses… qui l'enserrent, l'emprisonnent, l'empêchent de se manifester. Alors ce n'est plus le cœur qui connaît et décide, mais tout ce qui le recouvre. Dans ce cas, ce n'est plus à notre conscience que nous obéissons, mais à nos pulsions, nos réactions émotionnelles, nos idées préconçues. Ne nous est-il pas arrivé d'accueillir certaines personnes avec beaucoup d'agressivité, car ce jour-là, à ce moment-là, nous étions en pleine réaction ? Je me rappelle par exemple avoir été rejeté un jour par une personne en qui j'avais toute confiance, alors que je venais lui demander conseil. Que n'ai-je pu imaginer comme suite de causes et d'effets pour tenter de comprendre ce qui s'était passé ! Plus tard, j'ai appris qu'à ce moment même, il venait d'apprendre une mort qui l'avait profondément affecté. Cette cascade d'émotions qui s'emparent de nous et nous emporte dans des circonstances faisait dire à Jésus : « Du cœur provienne les intentions mauvaises, les meurtres, les adultères, les inconduites, les vols, les faux témoignages et les injures » (Matthieu 15, 19).

Ainsi, happés par notre monde émotionnel, nous voulons être heureux et nous faisons notre malheur ; nous voulons vivre et nous choisissons subtilement la mort ; nous voulons aider les autres et nous leur coupons les ailes !

Purifier le cœur, le dégager de ce qui l'encombre, de la gangue qui l'enserre, constitue le travail préalable à tout départ sur le chemin.

Le monde de l'adolescence est fait d'une suite de réactions émotionnelles. Lorsque la notion de bien et de mal demeure présente, elle reste extérieure au sujet. L'adolescent s'y réfère comme à une sécurité, à un garde-fou. Enlisé dans ses sensations et son affectivité, prisonnier de ses peurs (peur de se laisser emporter par ses pulsions, peur des autres, de leur jugement, de leur regard, peur de lui-même…) l'adolescent se laissera emporter par ses émotions du moment, et ses idées conductrices ne seront que le fruit du monde passionnel dans lequel il vit.

Incapable d'affronter la réalité en tant que différente du seul fruit de son imaginaire, l'adolescent refoule son agressivité. Celle-ci éclate en brusques mouvements de colère ou en actes de violence qu'il regrettera ou justifiera par la suite. Le plus souvent, il se fuit lui-même dans des activités extérieures, dans le domaine intellectuel, esthétique ou pratique, et construit tout un monde illusoire qui le détache de plus en plus de son centre pour l'enfermer dans "son" monde, loin du monde.

on ne voit bien qu'avec le coeurAller au centre, écouter son vrai cœur consiste à se libérer de ce carcan émotionnel que nous chérissons et investissons de tant d'énergies. L'une des grandes souffrances de ce chemin est de prendre conscience que nos désirs les plus généreux sont encore tout imprégnés de motivations profondément égoïstes.

Comme le faisait remarquer le maître des novices d'un monastère, la plupart des jeunes sont convaincus de la sincérité de leur engagement. Ils entrent au monastère pour se donner entièrement à Dieu et à lui seul. En fait, bien d'autres réalités entrent en jeu : le besoin de sécurité, de fuir le monde, l'esthétique des offices, la grandeur du don, la présence de certains moines pour lesquels il éprouve une sympathie particulière. Une vocation, aussi généreuse soit-elle, n'est jamais pure, pas plus que ne le sont les désirs qui nous habitent ou les choix que nous faisons.

 

Vers la purification du cœur.

Purifier notre cœur, c'est mûrir, c'est s'apercevoir que de nouveau nous somment tombés dans le filet de nos émotions, que de nouveau nous sommes emprisonnés par nos angoisses et nos peurs : « Qu'est-ce qui va m'arriver ? »

Cette purification est un exercice quotidien de chaque instant. À chaque instant, nous faisons des choix, nous agissons, nous réagissons, nous pensons, nous imaginons. Qui agit ? Qui pense ? Qui parle ? À chaque instant nos sens sont tournés par un environnement, une atmosphère, des événements présents ou passés qui nous font réagir.

Nous vivons dans notre monde émotionnel, heureux ou malheureux qui imprègne, paralyse ou dynamise nos adhésions.

En prendre conscience est une rude épreuve, tant nous nous identifions à ces états émotionnels. Il est douloureux de reconnaître nos peurs, nos mensonges, nos lâchetés, alors qu'il est si facile de reporter sur les autres les causes de nos inhibitions ou de nos échecs. La purification du cœur passe par la prise de conscience de ces états : Oui, actuellement, tout de suite, je suis angoissé, je culpabilise, j'ai peur… telle parole prononcée hier m'a touché… l'injustice que je subis ici me révolte… je souffre de cette rupture, de cet échec… oui, tout de suite, je souffre.

Prendre le temps de reconnaître que ma sensibilité a été atteinte dans telle situation, avant de porter un jugement sur moi-même ou sur les hypothétiques causes de cette situation – ce qui ne ferait que renforcer le mental et augmenter l'imagination – représente le premier acte de purification du cœur. Ce lâcher prise, cette descente en mon cœur devient d'autant plus difficile que je cherche à intellectualiser mes émotions. Car ce faisant, je me coupe de la réalité et ne peut plus dire "oui" à ce qui est. Dans ce mouvement de descente en moi-même, ce que je lâche, c'est la superficie de moi-même, telle une pierre qui tombe dans l'eau et remue fortement la surface sans atteindre le fond. Dans ce mouvement, il est difficile de nous défaire de nos attitudes habituelles qui reportent continuellement sur l'extérieur ce qui nous atteint.

À quoi sert d'accuser la pierre du clapotis de surface ? Des pierres, il en tombe tout le temps. Si je me laisse descendre avec la pierre, sans résister à son mouvement naturel, je trouve la paix et la sérénité dans ce fond. Dès lors, qu'importe qu'il tombe d'autres pierres si je suis devenu capable de les recevoir sans en être affecté. En ne réagissant plus au niveau de mes émotions mais de ce qui est – je suis touché – souvent remonte la cause immédiate de cette affectation. L'événement révèle alors une plaie, un traumatisme ancien qui me dictait des réactions et tenait prisonnier mon "agir".

Purifier le cœur est un exercice jamais terminé, qui se manifeste dans le courage de vivre. Le courage de vivre est cette force mystérieuse qui permet de dire "oui" à la vie qui engage.

Comment se fait-il que ce "oui" total à la vie soit si difficile à prononcer et à vivre ? La vie est sans cesse en mouvement, en croissance. Nous n'avons jamais fini de devenir ce que nous sommes. La tentation est forte de nous arrêter, de nous installer, de demeurer dans une situation pourtant caduque mais réalisant à nos yeux un semblant de confort, maintenir la routine qui nous évite de recréer chaque jour, de repenser notre existence. Il est plus aisé de subir les événements plutôt que de les assumer. Quel repos, croyons-nous, que de se laisser ballotter tel un bouchon par les remous de la rivière sans jamais s'intégrer au courant de celle-ci !

S'intégrer au courant cosmique de la vie ne se fait pas sans ruptures. Quitter un état, une situation, des personnes… est la condition de notre transformation. L'aventure d'Abraham commence quand il obéit à l'appel du maître intérieur : « Quitte ton pays, ta famille, la maison de ton père… »[2] : "Quitte…" tel est bien l'impératif du commencement de tout chemin spirituel.

Ces ruptures, ces abandons, surtout lorsqu'ils n'ont pas été librement décidés, nous atteignent fortement et peuvent même parfois nous révolter. Nous les ressentons tout d'abord comme des obstacles à la vie et non comme des passages, des ouvertures à la grande Vie. Alors que nous sommes tout occupés à chercher continuellement des garanties pour nous protéger, la vie nous dépouille, nous dépossède. Inverser cette vision habituelle des choses demande de notre part une réelle conversion. Les béquilles dont nous éprouvons le besoin pour nous tenir et avancer risquent de nous dispenser de vivre ce que nous sommes réellement. Paradoxalement le chemin de la vie passe par celui de la mort.

À l'image du noyau qui doit pourrir afin que l'amande soit libérée et puisse germer, il nous faut laisser pourrir, laisser mourir tout ce qui encombre la surface de notre être : « Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; s'il meurt, il porte du fruit en abondance » (Jean 12, 2-4).

Ainsi se retrouve ce paradoxe de l'Évangile : celui qui perd sa vie la sauvera. Cette perte, cette mort, nous la vivons quotidiennement à travers les injustices, les incompréhensions, les contrariétés, les ruptures, les échecs, la mort physique de nos proches…

Tous ces moments nous laissent souvent démunis, désemparés, sous l'emprise de l'absurdité de toute chose. Nous sommes parfois accablés devant l'ampleur de la tâche à accomplir ou devant l'inconnu au sein duquel nous craignons de nous laisser engloutir. De toute part, l'horizon apparaît "bouché". La vie est un pari, un risque continuel : nous savons ce que nous quittons, mais jamais ce qui adviendra. Entre le connu et l'inconnu s'étend un passage à vide, car la vie dans son essence est don et grâce, et jamais nous ne pouvons nous en emparer : « Ce que tu sèmes n'es pas la plante qui doit naître, mais un grain nu, et Dieu lui donne le corps selon qu'il l'a voulu » (1 Corinthiens 15, 36-37).

 

Quelques moyens sur le chemin de purification.

Comment ce courage va-t-il se développer, s'exercer ? La pratique du courage de la purification du cœur ne doit pas se confondre avec les actes d'héroïsme qui concernent quelques instants privilégiés d'une vie. C'est à travers les plus petits actes du quotidien que s'exerce ce courage, car il s'agit de mettre tout notre cœur dans tous les actes que nous faisons.

Et cette attitude commence dès le réveil. Prendre le temps de nous rassembler, de réveiller notre corps et notre personne évite d'agir par routine et par devoir : « Il faut que je me lave… que je prépare mon petit déjeuner… » Quand notre cœur est ailleurs, assoupi, tout devient pesant, angoissant, sans saveur.

En fait, toute action est l'occasion d'une absolue renaissance. Si nous attendons pour exister et vivre la survenue de temps forts, combien de temps morts et fades faut-il traverser ! C'est ainsi qu'une fois le temps de la séduction et de l'amour "fou" passé, de nombreux couples retombent dans la monotonie, qui finit par ronger et dissoudre ce lien qui se voulait éternel.

Le courage est cette vertu qui nous permet de nous engager dans tout ce qui se présente à nous. Dire « Oui, je veux ce que je fais » est la racine même de notre liberté. Dire « Oui » à travers les actes les plus humbles de la vie permet d'être créatif.

Je peux me laver machinalement, mais je peux également faire de cette toilette une petite fête où je salue et me réjouis de l'eau qui purifie et régénère. Cette attitude peut s'appliquer aussi à toutes les activités non exaltantes que nous rencontrons dans une vie professionnelle ou quotidienne.

Si le « oui » à toutes nos activités exige du courage, dire « non » ne se fait pas non plus difficultés. Car le « non » implique un certain renoncement à ce qui n'est pas juste pour nous-même. Être son propre défenseur demande parfois plus d'énergie que l'on croit, notamment dans les situations où ma relation à d'autres est impliquée. Les processus psychologiques mis ici en jeu touchent des régions profondes de notre être : peur de la rupture, de l'abandon, du retour à cette solitude originelle de l'enfant qui risque la perte de l'amour en disant « non » à ses parents. Ce « non » est souvent d'autant plus difficile à assumer que la société d'aujourd'hui flatte l'irresponsabilité, la fausse neutralité dans laquelle rien n'est vraiment engagé. Dans le ni-oui ni-non l'homme devient un robot.

Chaque jour, la journée entière nous offre des occasions d'exercer ces attitudes. Et, quand se présentent pour nous de véritables épreuves, l'exercice de cette qualité d'attitude nous rendra à même de les affronter. Combien de fois calons-nous devant des événements qui étaient autant de chances pour nous de progresser sur cette voie de la personnalisation et de la libération ? Ce courage, bien que strictement lié à chaque personne, a parfois besoin de l'aide de personnes expérimentées qui sauront accompagner ou précéder sur ce chemin, afin de nous aider à mieux discerner les lieux de passage qui nous paraissent n'être que des impasses.

 

Les effets du "oui à la vie".

Ainsi la pratique du cœur apparaît-elle dans son essence un "oui à la vie". Quels sont les effets de ce "oui à la vie", de cette pratique sur la qualité de notre vie elle-même ?

Souvent nous confondons intelligence et intellectualité comme si la connaissance avait pour seul objet la connaissance conceptuelle et rationnelle. Mais l'intelligence diffère de l'intellectualité : elle est essentiellement faculté de connaître ce qui "est". Cette connaissance de l'intelligence passe par l'abstraction. Pour cerner une réalité quelle qu'elle soit, je suis obligé de l'objectiver, de l'analyser, de la disséquer, et pour cela je me sers de tout un appareil de concepts, de théories, de systèmes. Ainsi en classant, en manipulant à l'aide de ces concepts la réalité, j'apprends à mieux la comprendre. Ce mode d'approche de la réalité est indispensable et c'est bien cette connaissance scientifique qui permet à l'homme de créer, d'aménager, de guérir, de perfectionner ce qui est en lui et autour de lui dans son environnement.

Toutefois, l'intelligence scientifique a des limites. Elle ne permet pas de connaître du dedans, de pénétrer les choses et les êtres de l'intérieur, et l'essence des phénomènes échappe toujours aux diverses approches scientifiques, aussi poussées soient-elles. L'intelligence scientifique comporte par ailleurs un danger : celui de croire qu'elle est l'unique référence pour l'homme ou un mode de connaissance exclusif. Dans ce cas, l'homme ne développe qu'une partie de lui-même, ce qui le coupe du réel. Le savoir (avoir pour soi) qu'il acquiert par ce type de connaissance le dispense d'être. Dans cette perspective, son désir de comprendre –  étymologiquement "prendre avec" – se réduit à un besoin d'emprise sur un monde qu'il cherche à dominer, à posséder, à s'approprier. Par ce type de connaissance l'homme peut connaître "son" monde, mais non "le" monde.

L'intelligence du cœur permet seule de connaître les choses au-delà des apparences.

  • Sous l'angle de l'intellect, les êtres humains sont doués de Quotient Intellectuel plus ou moins élevé : tous ne sont pas appelés à intégrer Polytechnique ou Normale Sup, à être agrégé de philosophie ou à devenir Einstein.
  • Sous l'angle du cœur, il n'y a pas de "plus" ou de "moins" intelligent ! Le cœur est intelligent sans degré car il nous ouvre à la véritable connaissance, ce que nous nommons la "sagesse".

La sagesse dont le nom est lié étymologiquement à l'idée de sève et de saveur[3], ouvre l'homme à la sève du monde, par sa lumière inhérente qui éclaire l'intérieur de toutes choses.

Selon le livre des Proverbes, la sagesse humaine est à l'image de la Sagesse divine qui préside à la création du monde[4].

Salomon, symbole biblique de la Sagesse nous enseigne aussi que cette capacité créatrice en l'homme est liée à sa capacité d'écoute. Quand Yahvé s'adresse à lui en ces termes : « Demande ce que tu voudras. Que puis-je te donner ? », il répond : « Donne à ton serviteur un cœur qui sache écouter, un cœur capable de gouverner et de discerner ce qui est juste pour soi et pour les autres » (d'après 1 Rois 3, 9).

La sagesse de Ma Anandamayi, née aux Indes en 1896 et illettrée n'a cessé d'étonner et de rayonner sur ses nombreux visiteurs dont certains étaient de grands intellectuels. Avec quelle avidité, certains grands intellectuels ne sont-ils pas venus demander conseil à cette illettrée ?

 

Concilier intelligence conceptuelle et intelligence du cœur.

L'intelligence du cœur peut dépasser celle des savants les plus réputés parce qu'elle nous ouvre à la vraie vie. Pour autant cette intelligence du cœur ne nous dispense pas de la réflexion, et un certain travail intellectuel la favorise. La lecture, les échanges, les saveurs des petites choses de la vie quotidienne sont autant d'occasions ou bien de nous évader ou bien de nous laisser être rappelés à notre intériorité. Tout dépend de la manière dont nous travaillons intellectuellement. Il existe une manière de lire, d'écouter avec son cœur en laissant descendre jusqu'au fond de soi-même toutes les paroles que nous entendons, qui est un enrichissement intérieur.

Comment alors concilier en nous les deux modes de fonctionnement de notre intelligence : l'intelligence conceptuelle et l'intelligence du cœur ?

L'intelligence conceptuelle repose sur le deux, la dualité, elle divise, sépare sans cesse. L'intelligence du cœur repose sur le un, la non-dualité, et communie avec toute chose. L'intelligence conceptuelle, objective, nous jette à l'extérieur de nous-mêmes ; l'intelligence du cœur nous tourne vers le centre.

Les deux formes d'intelligence sont indispensables à la réalisation d'un homme complet. Ainsi lorsque le scientifique, l'homme de science, se donne tout entier, c'est-à-dire avec tout ce qu'il est et non pas seulement avec son cerveau, il habite son cœur, et de ce fait son activité intellectuelle fonctionne autrement. Il approchera les phénomènes avec amour et non plus avec le seul objectif de la domination et de l'appropriation.

L'exercice de l'harmonisation de ces deux formes d'intelligence met à nu (révèle) un autre mode de fonctionnement de notre psychisme : le vouloir, c'est-à-dire nos motivations profondes, nos intentions, nos désirs cachés qui exercent un réel pouvoir sur nous tant qu'ils ne sont pas clairement connus. Quel est celui qui peut affirmer la pureté totale de ses intentions ? Derrière ses actes les plus désintéressés à ses yeux, n'y a-t-il pas des motivations plus profondes empreintes d'égoïsme ? Lorsque je donne de l'argent à un pauvre par exemple, est-ce vraiment pour lui, pour l'amour de lui ou bien pour l'amour de moi à travers mon besoin d'être aimé ?

 

Convertir la volonté de puissance en puisant sa force à la source "cœur".

Ce vouloir recèle un autre aspect en l'homme : sa volonté de puissance. L'homme n'est-il pas appelé à dominer le monde par son travail ? Dans la Genèse (1, 26) Dieu dit : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. Qu'il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux et toute la terre. » À l'image et à la ressemblance de Dieu l'homme est appelé à poursuivre l'œuvre créatrice en conduisant lui-même et le monde vers sa perfection. Mais lorsque cette volonté de puissance n'est plus éclairée par l'intelligence du cœur (par la sagesse) le vouloir faire s'exerce indépendamment du sens de l'esprit créateur, et tout est faussé. Malgré tous les progrès apportés par la science aujourd'hui pour favoriser l'épanouissement de la vie humaine dans les domaines de la santé physique, psychique, de son environnement, de sa culture, l'homme se laisse encore gouverner par des totalitarismes destructeurs, des conflits raciaux, des guerres de religion, des rivalités économiques et sociales qui témoignent de la réduction de l'homme à un fonctionnement de robot. Au lieu d'exercer notre volonté dans le sens cosmique, celui de notre réalisation profonde, nous conduisons ainsi l'homme vers sa perte.

Souvent peu enclins à voir en eux cette volonté de puissance qui pourrait les rendre semblables à Dieu, beaucoup de personnes la refoulent. Être un Hitler ou un Staline leur fait peur : ils n'osent s'affirmer ni face à eux-mêmes ni face aux autres, ils doutent d'eux-même et ne font plus œuvre créatrice. Ils sombrent dans l'angoisse et la dépression latente. Une éducation trop autoritaire, des parents bornés ou inexistants empêchent de vivre la volonté de puissance, source de création en l'homme dans sa dimension libératrice. Le risque est alors de devenir velléitaire, influençable, incapable d'assumer de réelles décisions.

Il y a alors une nouvelle étape à vivre sur le chemin de la maturation de l'homme : de même que l'intelligence rationnelle peut se transformer en s'harmonisant vers l'intelligence du cœur, de même la volonté de puissance peut se convertir en puisant sa force à la source "cœur", alors, elle ne sera plus animée par le désir intéressé et égoïste, par les émotions. Éclairée par la sagesse, elle s'exercera avec douceur et fermeté sans contradiction. Dans la mesure où elle sera conforme à la volonté créatrice cosmique ou divine, rien ne pourra s'opposer à sa réalisation. Ainsi au lieu d'être soumis – esclave d'un destin implacable, prisonnier de son karma –, par la prise de conscience de cette volonté en lui, l'homme peut agir sur le déroulement de son histoire. Par ses décisions, si petites soient-elles, dès l'instant où elles relèvent de la profondeur de son être, l'homme peut infléchir sa destinée dans un sens ou dans un autre.

La participation à la création du monde dans lequel nous vivons n'est pas réservée aux grands hommes d'aujourd'hui, aux hommes de pouvoir. Chaque personne, ici et là où elle est peut agir et transformer son milieu et son mode de vivre dans "le" monde.

À ce niveau, trois questions se posent à nous :

  • Qu'est-ce que je veux ?
  • Qui veut ?
  • Est-ce que je veux vraiment ?


[1] En hébreu le cœur se dit lev (לב). Par exemple une personne obstinée est qualifiée de "cœur dur" (Ez. 3.7), une personne malhonnête a un "cœur et cœur" c'est—dire un double cœur (Ps. 12:3) Dans sa prière Salomon dit à Dieu : « Donne-moi, Seigneur, un cœur qui écoute » (1 R 3,9). C’est dans le cœur qu’a lieu la création de Gn 1 (Que la lumière soit), c'est là que se fait la connaissance de Dieu (2 Co 4, 6) : « Le Dieu qui a dit : "De la ténèbre luira la lumière", c'est lui qui l'a fait luire dans nos cœurs en vue de l'illumination de la connaissance de la gloire de Dieu dans le visage du Christ. »

[2] «.Quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père. Puis va dans le pays que je vais te montrer » (Gn 12, 1). Il y a ce mot magnifique de Saint Gregoire de Nysse : « Abraham partit en ne sachant pas où il allait et  parce qu'il ne savait pas où il allait qu'il savait qu'il était dans la vérité”. »

[3] Sagesse. du latin sapius,(sage),lui-même dérivé de sapere qui signifie "avoir du goût de la saveur" d'où provient aussi le mot "saveur".

[4] "Le Seigneur me créa, commencement de ses voies vers ses œuvres ; avant cet âge il me fonda au commencement, avant de faire la terre… Quand il préparait le ciel j'étais à ses côtés et lorsqu'il déterminait son trône sur les vents….» (Pv 8, 22- 31)

 

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