Théologie de la création, amour de la vie, respect de l'environnement. Par Bernard Durel
Voici un article sur un sujet aujourd'hui d'actualité. Il a été publié en 1989 dans un bulletin interne aux dominicains, donc il y a plus de trente ans. Depuis, le thème de l'écologie a pris de l'ampleur dans le christianisme, en particulier avec le "Laudato si" du pape François qui reprend les mots de François d'Assise.
Bernard Durel a séjourné en Scandinavie de 1971 jusqu'en 1983, mais avec des passages jusqu'en 2011. Aujourd'hui il réside principalement au couvent de Strasbourg mais va dans toute la France et parfois ailleurs pour animer des sessions, dont certaines sur l'écologie. Une vidéo de lui est accessible sur internet[1], on y retrouve un certain nombre des choses qu'il dit dans cet article où il est interviewé par Jacques-François Vergonjeanne, dominicain de Strasbourg. L'introduction étant signée par celui-ci et par Antoine Lion, dominicain décédé en 2012.
Par ailleurs, dans le cadre de sessions ou de groupes réguliers, Bernard Durel lit les mystiques rhénans, pratique le zen. Il a été également élève de K-G Dürckheim comme Jacques Breton.
THÉOLOGIE DE LA CRÉATION
AMOUR DE LA VIE
RESPECT DE L'ENVIRONNEMENT
Le frère Bernard Durel, du couvent de Strasbourg, avec une douzaine d'années en Scandinavie, principalement en Suède, à partir de 1971. Revenu en France en 1983, il retourne dans la péninsule chaque année pour plusieurs mois. Sa recherche d'une inculturation scandinave l'a conduit à s'intéresser aux questions écologiques et à s'impliquer dans un combat pour le respect de l'environnement. Voici un coup de projecteur sur son itinéraire.
UN ITINÉRAIRE ÉCOSOPHIQUE EN SCANDINAVIE
J-F Vergonjeanne : dans le numéro d'USU[2] de février 1989, à la rubrique "J'ai lu" consacrée au livre de J. Moltmann Dieu dans la création, traité écologique de la création, tu écris ceci : « Après 12 ans de vie scandinave et de participation au mouvement écologique je reste surpris de voir le peu d'intérêt de ces questions en France – alors que ce pays a un programme nucléaire démentiel – et dans le monde catholique, sauf chez les franciscains… je déplore souvent l'absence de réflexion théologique sur ce sujet, en français. » Dans ces quelques lignes, il y a un certain nombre d'affirmations que je propose de reprendre.
Bernard Durel : Je ne m'étais pas intéressé à ces questions avant d'arriver en Suède. Plusieurs événements sont intervenus alors qui sont autant de jalons de ma prise de conscience. J'en évoquerai trois.
Il y a une conférence mondiale de l'ONU sur l'environnement en 1972 à Stockholm. Parallèlement aux sessions officielles se tenait une assemblée alternative où des écolos de toutes sortes présentaient leurs activités. À cette époque, je résidais à Stockholm et je commençais à maîtriser la langue. Je suis resté sur le terrain en permanence pendant une semaine. Je me souviens que les gens menaient un combat pour s'opposer à l'extermination des baleines ; également de tout ce qui se disait sur la destruction de la forêt vietnamienne du fait des bombardements américains intensifs et de l'utilisation massive de défoliants : ces destructions hypothèqueraient l'avenir pendant 10, 20, 30 ou 40 ans.
Puis, dans les années 1974-78, j'ai habité à Karlstadt, située à 300 km à l'ouest de Stockholm. Je participais aux activités du groupe local pour la sauvegarde de l'environnement. Des groupes semblables existent ailleurs dans toutes les villes. Pourquoi, me suis-je demandé, cette sensibilité des Suédois à l'environnement ? Dans les pays scandinaves la nature est fragile : la couche de terre est peu épaisse, les lacs sont rapidement acidifiés, non pas tant par la pollution des Suédois eux-mêmes que par les pluies acides en provenance de la Ruhr, de la Pologne et des pays riverains de la Baltique. On comprend ici d'emblée que les problèmes de pollution ont des dimensions internationales. Pas de frontière pour l'eau et le vent ! La catastrophe de Tchernobyl en Ukraine a concerné une grande partie de l'Europe. L'événement qui a infléchi mon évolution personnelle, à cette époque, ce fut la création à Karlstadt d'un enseignement d'"écosophie". Ce néologisme a été forgé par les philosophes norvégiens à partir des mots "écologie" et "philosophie"[3]. Il désigne une réflexion de "sagesse" sur la "maison" entendue au sens de "maison des hommes dans l'univers". Les cours ont commencé à l'automne 1977 et, rapidement, j'ai été invité à y participer.
Enfin, il y a eu le référendum sur l'énergie nucléaire en Suède, en 1980. Il se situait juste après ce grave accident dans une centrale nucléaire aux USA. Olof Palme, le premier ministre, avait accepté qu'un débat public ait lieu sur l'ensemble du pays : fallait-il poursuivre ou stopper le programme d'équipement nucléaire civil (la Suède n'a pas d'armement nucléaire) ? À cette occasion, je bénéficiais du droit de vote, habituellement accordé aux étrangers pour les élections communales et régionales. Je me suis fortement impliqué dans ces débats.
J-F V : Ces événements, importants pour toi, quelle réflexion ont-ils nourri ? Comment rendre compte de ton évolution intellectuelle ?
B D : Je distinguerais trois niveaux d'analyse et par suite trois champs d'action.
À un premier niveau, on peut dire que les causes de destruction de l'environnement sont d'ordre technique. Certains processus de fabrication, par exemple, sont moins polluants que d'autres : l'électricité pollue moins que le charbon ou le pétrole. Il faut d'ailleurs voir quelle est la source de cette électricité. Conclusion : adoptons les types d'énergie les moins polluants.
Mais ces mesures ne suffiront pas. La consommation d'énergie est en augmentation constante dans nos sociétés industrielles. Des mesures ponctuelles vis-à-vis de tels processus de fabrication ou de tel type d'énergie, c'est bien peu pour faire face à l'ampleur des dégâts. C'est l'ensemble de notre modèle industriel qu'il s'agit de remettre en question. On en arrive au niveau politique. Consommer moins d'essence relève, bien sûr, d'une décision personnelle, mais, pour aboutir à des résultats significatifs, des décisions doivent être prises qui relèvent du pouvoir exécutif et législatif.
Et cependant, l'épuisement des ressources naturelles, le stockage des déchets radioactifs, la destruction de certaines espèces végétales et animales pose des problèmes d'une ampleur telle que les procédures politiques habituelles ne suffiront pas. Le comportement de nos sociétés industrielles obère gravement l'avenir des générations qui viennent. Le rapport BRUNDTLAND de 1987, intitulé : "Notre avenir à tous", le reconnaît clairement : en rester aux procédures politiques habituelles nous conduirait à la catastrophe. Ce rapport ne peut être taxé de maximalisme : il a été rédigé par une commission composée de 21 membres originaires des différents continents, à la demande de l'ONU. Ce qui est mis en question, c'est le type de relations de l'homme avec son milieu naturel. Ce qui caractérise, en effet, le monde occidental depuis quelques centaines d'années, dans sa relation à la nature, c'est une relation de domination. La nature est considérée comme un objet. Nous en tirons les matières premières dont nous avons besoin et y rejetons nos déchets. Nous atteignons ici le niveau religieux. Car réévaluer les rapports de l'homme à l'ensemble de son milieu naturel c'est pointer en direction de la posture fondamentale de l'homme.
LE CHRISTIANISME EN ACCUSATION
J-F V : À ce stade de ton raisonnement, j'avoue avoir besoin d'un brin d'éclaircissement !
B D : La culture occidentale est une culture anthropocentrique. Non seulement l'homme domine la nature, la considérant comme un simple objet, mais encore il se donne comme la seule valeur de référence. Or cette culture est issue du christianisme. L'un de ses textes fondateurs est tiré de la Genèse. Il y est dit – c'est du moins en ce sens que cette parole a été interprétée – que l'homme, au commencement, a reçu le commandement de se soumettre la terre et de la dominer. Si bien que de nombreuses voix se sont élevées pour dire que la cause fondamentale de la destruction de la nature – au niveau du mythe porteur de notre culture – c'est le christianisme, parce que c'est la religion la plus anthropocentrique. On lui oppose le bouddhisme qui, lui, induit une grande attitude de compassion et de respect à l'égard de tous les êtres vivants, jusqu'au plus petit moustique. Mieux vaudrait, dit-on, renoncer à la tradition judéo-chrétienne pour se tourner vers les traditions religieuses extrême-orientales ou vers celles des Indiens d'Amérique du Nord.
Ces remises en question sont brutales. C'est là-dessus que j'ai été interpellé, vers la fin des années 1970. Je me sentais mis en demeure de prendre la défense – si je puis dire – du christianisme mis en accusation. C'est la religion, de fait, qui domine la culture occidentale. S'il est vrai qu'elle est une religion mortifère conduisant à la destruction de l'environnement, où trouver les bases religieuses d'une civilisation différente ? C'est le dossier que j'ai eu à instruire. J'ai amorcé alors un tournant personnel très important. C'est à partir de cette problématique que j'ai commencé de collaborer à cet enseignement d'écosophie.
LOUÉ SOIS-TU, MON SEIGNEUR, AVEC TOUTES TES CRÉATURES
J-F V : Avec quels arguments as-tu défendu le dossier christianisme ?
B D : Je me suis inspiré de l'historien américain Lynn White qui avait signé un article retentissant en 1966 dans la revue "Science". Analysant le fiasco historique du christianisme, il a été amené à opérer des distinctions entre les trois grandes traditions chrétiennes.
– La tradition orthodoxe est restée plus proche d'un christianisme biblique et de la tradition des Pères de l'Église, principalement des Pères grecs. Elle a hérité d'eux une vision cosmique du salut.
– Cette dimension cosmique est restée relativement présente dans la tradition catholique romaine, dans les textes liturgiques, par exemple. Mais, les catholiques dans leur ensemble – je parle surtout des pays industrialisés – ont vécu un christianisme de coloration assez piétiste. Une exception remarquable toutefois : François d'Assise. White a trouvé en la personne du saint d'Assise une des rares figures de l'Occident chrétien qui, à l'instar du Bouddha, ait témoigné d'une convivialité profonde avec l'ensemble du cosmos. L'historien américain a fait alors cette proposition : faisons de saint François le patron de l'environnement !
– C'est dans le groupe des Églises protestantes qu'il détecte le christianisme le plus anthropomorphique. Les traditions protestantes ont contribué puissamment au développement du capitalisme occidental : insistance sur la Parole, sur le Christ, au détriment des autres personnes de la Trinité ; théologie des "deux règnes", etc.. Il n'est pas étonnant que ce soit dans les milieux protestants que la réflexion sur les questions de l'environnement soit la plus vigoureuse : c'est là où le mal est le plus grave.
Globalement considéré, cependant, le christianisme en ces différentes traditions n'a en rien constitué un frein à la surexploitation de la nature et à la destruction de l'environnement.
J-F V : Le tableau me semble assez sombre et plutôt déprimant, non ?
B D : Je voudrais dire encore quelque chose qui prend appui sur les réflexions d'Éloi Leclerc. Ce religieux franciscain a beaucoup contribué à renouveler la connaissance de l'héritage de saint François. Tout homme est situé dans un réseau de trois relations fondamentales : relation à soi-même, aux autres et au reste de l'univers. Elles induisent des attitudes en dépendance les unes des autres. On sait bien, par exemple, que quelqu'un qui est dur avec lui-même a toute chance de l'être avec les autres. Tel autre, qui brutalise les animaux et se comporte en prédateur de la nature, projettera ce type de comportement dans sa relation aux personnes. Se souvenir de l'interdépendance de ces attitudes peut éviter de verser dans une forme de pathologie propre à certains milieux écologiques : se mobiliser tellement pour la sauvegarde de certains animaux – les bébés phoques par exemple – que la malnutrition de millions d'enfants devienne un enjeu second.
Non, ma proposition c'est bien d'élargir notre regard et non de nous polariser sur les thèmes de l'écologie au détriment d'un engagement pour la justice et la paix.
CONSTITUTIF DE L'ANNONCE DE L'ÉVANGILE
De ce point de vue, il est réconfortant de voir ce qui s'est passé au rassemblement œcuménique de Bâle en mai 1989. L'assemblée a regroupé des Églises européennes des trois grandes traditions chrétiennes. Le document qui a été élaboré au cours de cette rencontre est remarquable.
Le thème du rassemblement s'énonçait ainsi : "Justice, paix et sauvegarde de la création". L'association de ces deux mots "Justice et Paix" est devenue un thème familier dans l'Église catholique. C'est le fruit d'une longue maturation. À Bâle leur a été ajoutée l'expression "sauvegarde de la création", familière dans certains milieux protestants, mais qui demeure critiquable : maintenir la création dans son intégrité primitive ou la gérer avec humanité ? Reste que la sauvegarde de la création embrasse un domaine beaucoup plus vaste que celui de la justice et de la paix. À supposer que la justice et la paix viennent à s'instaurer entre deux groupes sociaux, entre deux peuples, ce juste rapport entre les hommes peut très bien s'accompagner d'une exploitation intense de la nature qui finira par se retourner contre la justice et la paix.
Nous sommes désormais affrontés à une crise globale de l'humanité, si bien qu'une prise de conscience planétaire est devenue une nécessité si nous voulons sauver la maison commune de l'humanité… ce qui ne diminue en rien l'urgence du combat pour la justice et la paix. Un engagement de type spirituel, un engagement chrétien, qui ne ferait pas place à ces inquiétudes ne serait pas pertinent à mes yeux.
Il faut pouvoir s'appuyer sur l'ensemble des ressources spirituelles de l'humanité. Un théologien dominicain américain, fr. Matthiew Fox, a écrit ceci que je cite de mémoire : « L'air n'est ni bouddhiste ni chrétien, la mer n'est ni juive ni musulmane, les arbres ne sont ni polythéistes ni hindous, etc. » Par ces images il veut signifier que, face à l'urgence devant laquelle se trouve placée l'humanité, c'est l'ensemble des traditions religieuses et philosophiques qui doivent se sentir concernées. Il n'y a pas de domaines qui soient réservés, les urgences sont communes.
J-F V : Dans cette mobilisation planétaire, quel rôle spécifique pour notre ordre ?
B D : Nous avons à éveiller une nouvelle perception du salut. Une annonce du salut qui ne se limite pas à l'humanité mais qui englobe toute la création. Il nous faut reprendre tout le donné de la révélation. La Bible : tout au long de l'Écriture, redécouvrir que le salut concerne l'ensemble de la création ; c'est évident dans les Psaumes. Les Pères de l'Église : revenir à leurs commentaires de l'Écriture. Il y a là une vaste recherche théologique à entreprendre.
Notre méditation de l'Écriture en sera modifiée ainsi que notre prédication. Notre manière de célébrer la liturgie également. Si nous comparons nos célébrations de sacrements à d'autres traditions, elles apparaissent étriquées : le pain n'est pas vraiment du pain, l'eau du baptême coule à dose homéopathique… Nous célébrons avec des mentalités de "nominalistes" désengagés par rapport à l'épaisseur de la création. Remettons en valeur le cosmos comme lieu de la grâce.
Au cours de nos derniers chapitres généraux il a été dit clairement que le combat pour la justice est constitutif de l'évangélisation. Je pense que viendra le temps où l'on dira : le combat pour la justice, la paix et la sauvegarde de l'environnement fait partie intégrante de l'annonce de l'Évangile.
Il y aurait aussi à faire un travail critique au plan anthropologique et philosophique sur le dualisme occidental lequel sépare et oppose, en l'homme, un élément immatériel et un élément matériel. Notre rapport au corps, notre propre corps, se situe hors de l'héritage biblique. Pour reprendre une formule célèbre, je dirais que le christianisme qui a dominé l'Occident a été “un platonisme pour le peuple”.
J-F V : Effectivement, voilà les tâches qui concernent la vocation dominicaine !
DEMANDER PARDON À LA TERRE ET AUX ÉTOILES
B D : Je voudrais conclure ce parcours trop schématique en évoquant une scène des Frères Karamazov. Cette scène est citée par Éloi Leclerc dans son livre Le cantique des créatures, une lecture de saint François d'Assise (DDB, 1988). Dostoïevski y raconte la mort du vieux staretz Zossime... Son disciple préféré, Aliocha quitte alors la cellule du staretz : « La nuit sereine enveloppait la terre… Le calme de la terre semblait se confondre avec la paix du ciel. Le mystère de la terre rejoignait celui de l'étoile. Aliocha, debout, regardait. Et soudain, il tomba comme foudroyé sur la terre… il la baisait en la mouillant de ses larmes. Sur quoi pleurait-il ? Oh ! dans son extase il pleurait même sur ces étoiles qui scintillaient à l'infini… Son âme, en contact avec les autres mondes, frémissait tout entière. Il aurait voulu pardonner à tous et pour tout » … Cette scène extraordinaire est souvent citée par les auteurs orthodoxes.
L'Occident chrétien n'aurait-il pas à demander pardon à la terre et aux étoiles pour son comportement insouciant envers la création ?
[1] B. Durel faisait une conférence lors du Colloque « Le Bien-être animal, un enjeu de justice et de paix », Strasbourg 22/10/2016. Voici la présentation de sa conférence : « Dominicain, écologiste engagé, il a présenté au cours de l’année 2015 le livre La Terre comme Soi-même, de Michel-Maxime EGGER, appelant à l’écospiritualité. Il présente cette année l’encyclique Laudato si qui marque l’éveil de l’Institution à la nécessité d’une autre relation de l’Homme à lui-même, à la nature et au divin : “Tout est lié” ». Cf. https://www.youtube.com/watch?v=BgMeNcNnbbQ.
[2] USU, Bulletin interne aux dominicains.
[3] Note ajoutée. Le mot écologie est formé de "éco-" qui correspond à oikos (maison). Et de "-logie" correspond à logos (discours, la parole) donc "discours sur la maison" ; philosophie est composé de philo, qui correspond au verbe phileïn (aimer) et de sophia (sagesse) donc "amour de la sagesse".