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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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3 décembre 2021

6e enseignement d'Eizan Rôshi, sesshin 2002 : Ryûtan souffle la chandelle (kôan 28)

Pour le 6e jour de sesshin, Eizan Rôshi a choisi le 28e kôan du Mumonkan : "Ryûtan souffle la chandelle". Dans son introduction il relate l'histoire vécue par Tokusan : sa rencontre avec la vieille de la maison de thé puis sa rencontre avec Maître Ryûtan. Puis il s'attelle à l'histoire proprement dite du kôan où maître Ryûtan souffle la chandelle, relatant non seulement le kôan mais donnant des repères et glosant le commentaire et le poème de maître Mumon. Et à la fin il a donné un mot de conclusion au sesshin.

Une traduction classique du kôan avec commentaire et poème de Mumon figure après l'enseignement.

ATTENTION : Eizan parle en japonais et Philippe Jordy traduit aussitôt mais cette transcription n'a été relue ni par Eizan ni par Philippe. Elle a été faite à partir de notes et peut donc contenir des erreurs.

Dans ce récit, il est question du Sutra du diamant, deux messages du blog en parlent :

 

6ème  jour de sesshin

Ryûtan souffle la chandelle (cas 28 du Mumonkan)

 

Je vais vous parler de la relation de l'éveil de Maître Tokusan[1] qui est donnée dans le Mumonkan. De fait, le Mumonkan est un recueil où sont racontés les éveils de divers maîtres.

Tokusan vivait en Chine à l'époque des Tang. Il s'est penché sur l'étude des préceptes bouddhiques puis a étudié les sûtras. Il était le spécialiste de sûtra du Diamant. C'était l'époque de la floraison du zen. À cette époque, on pensait qu'avoir l'éveil c'était devenir buddha. Mais pour lui, c'était une interprétation fautive du dharma bouddhique, aussi il voulait le réfuter et il se mit en voyage. C'était un savant bouddhiste, et il voyageait avec une charrette pleine de sûtras. Quand il avait une discussion avec quelqu'un, il allait chercher un sûtra, le sortait pour clouer le bec à l'autre. De nos jours, les savants en bouddhisme sont tous ainsi.

maison de théUn jour qu'il était en voyage il s'arrête dans une maison de thé et commande un thé et un petit gâteau. C'était une vieille grand-mère qui tenait la maison de thé. Tokusan met un petit morceau de pain dans sa bouche et s'apprête à boire son thé. Et voilà que la vieille le questionne.

- Qu'avez-vous là dans votre charrette ?

– Des sûtras. Par exemple, le sûtra du Diamant, le plus grand sûtra auquel nous sommes tous redevables.

- Ah ! Le sûtra du diamant ! Eh bien, si je ne me trompe, il y est dit que le passé est inatteignable, que le présent est inatteignable, que le futur est inatteignable… On ne peut saisir l'esprit ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans le futur. Alors dites-moi dans quel esprit vous buvez ce thé ? Si vous pouvez répondre à ma question, ce sera gratis, sinon, allez bouffer ailleurs.

On dit qu'il y avait de telles bonnes femmes partout en Chine.

 

Le temps, nous le divisons en trois parties : passé, présent, futur. Est-il juste de couper ainsi le temps ? Saint Augustin en parle dans le XIe chapitre de ses Confessions. Il a une façon originale de parler du temps : « Tant qu'on ne me pose pas la question, le temps, je sais ce que c'est, mais dès qu'on m'interroge, je ne sais plus. »

… Et pourtant, si on ne sait pas cela, on ne peut pas boire son café  (ou son thé) !

  • le temps du passé, c'est la mémoire, le souvenir ;
  • le temps du présent, c'est la perception, la présence ;
  • le temps du futur, c'est la prévision.

Nous pensons cela comme un fil continu si bien que nous arrivons à penser le temps de façon parcellaire : tel point dans le passé, tel point dans le présent. Mais le point du présent, on ne peut pas le saisir, il est déjà passé. Le présent, c'est un instant tellement fugace !

Alors, y a-t-il ou non passé, présent, futur ?

 

Revenons au kôan.

Tokusan était donc incapable de répondre à la vieille dame mais il ne voulait pas perdre la face devant elle, alors il a rétorqué : « Vous aimez bien la discussion ? » « Certainement. » « S'il y a des gens comme vous, c'est qu'il y a un maître zen derrière. » Et la vieille de dire : « Vous faites quatre kilomètres vers le sud et vous trouverez Ryûtan. Allez le voir. »

 

Cas 28, Ryûtan souffle la chandelle, dessin de SengaiTokusan était déshonoré, il a donc voulu réagir et est allé voir Ryûtan.

Il le rencontre.

Ryûtan de dire : « Qu'est-ce que vous êtes venu faire ici ? »

Tokusan : « J'étais incapable de répondre à la vieille de la maison de thé, je vous demande votre enseignement. »

Ils discutent pendant des heures, et déjà la nuit vient. Ryûtan dit : « Arrêtons, et allez vous reposer dans votre chambre. » Dehors c'était tout noir. Ryûtan prépare alors une lanterne avec une bougie allumée dedans. Il va pour la donner à Tokusan, mais lorsque l'autre la prend, Ryûtan souffle dessus. On dit que Tokusan a eu l'éveil à cet instant ! Il a alors rallumé la lampe.

Dans l'obscurité la plus complète, on allume une lumière et puis on l'éteint.

Qu'est-ce que l'obscurité la plus complète ? C'est le monde de l'absolu, le monde de MU où il n'y a ni bien ni mal, ni errance ni satori, ni objectivité ni subjectivité.

Le monde dans lequel nous vivons est un monde éclairé : Jacques Breton est là, Philippe (l'interprète) est là, il y a le tapis… mais nous oublions toujours le monde de l'absolu, le monde de MU. Or nous faisons zazen en poussant sur le MU dans le monde de l'absolu.

 

Voyons maintenant l'histoire. Intéressons-nous à la psychologie de Tokusan. Quand il voit la première obscurité, c'est un monde passif (s'il ouvre la fenêtre et voit l'obscurité, c'est un monde passif). Et quand la bougie est soufflée, qu'elle s'éteint, alors dans cette deuxième obscurité, c'est un monde actif, et c'est là qu'il y a possibilité de l'éveil. Ce qui a permis le passage du monde passif au monde actif, c'est le souffle de Ryûtan.

Évidemment, ceci est arrivé parce que Tokusan était à la limite du satori et qu'il avait étudié le Sûtra du diamant. Par cette action fraîche, neuve de Ryûtan, Tokusan a eu l'éveil.

C'est comme un poussin dans un œuf qui est arrivé à maturité : il frappe pour sortir et si la poule le perçoit elle commence elle aussi à crever la coquille. Ce timing est très important. Si la poule n'avait pas perçu cela, l'oisillon serait mort dans l'œuf. C'est donc un instant très important entre le maître et le disciple. Il faut que tout enseignant soit prêt à aller jusque-là.

Après cet éveil Tokusan a remercié Ryûtan : « Grâce à votre aide, j'ai eu l'éveil. » Pourtant Ryûtan n'a pas reconnu cet éveil tout de suite, il a demandé à Tokusan une preuve. Et Tokusan a dit : « Jusque-là j'avais appris que le zen était un enseignement fautif, contraire au dharma bouddhique. Avec cet éveil je comprends que l'éveil arrive et que je suis buddha, il n'y a plus de doute sur l'enseignement. » Et Ryûtan a officialisé son expérience.

Ainsi, quand vous allez en dôkusan, le maître peut dire : « C'est cela » ou « Ce n'est pas cela ». Pourquoi oui, pourquoi non ? Il faut faire siens ces "oui" et ces "non" sinon le dôkusan n'a pas de raison d'être.

Le lendemain, Ryûtan est monté sur l'estrade et devant un million de disciples il a prêché ainsi : « Parmi vous, il y en a un homme tel que, si le Buddha (ou le diable) apparaissait devant lui, il se précipiterait pour le dévorer et aurait la bouche sanglante. Si on le frappe du bâton, il ne bouge pas. Il ouvrera davantage ma voie.[2] » Il a dit ceci, sans prononcer le nom de Tokusan... Comme celui-ci a dû être heureux !

brûler ses livresFigurez-vous qu'après cela, tous ces sûtras qu'il avait étudiés, Tokusan les a réunis en pile dans le jardin et y a mis le feu. Bien sûr, c'est comme une larme dans l'océan… Ce geste a la même signification que de souffler la bougie.

Il y a là deux actes : le premier c'est cette question de souffler la bougie ; le deuxième c'est de mettre le feu à la pile de connaissances. Les actions sont différentes mais le contenu est le même.

Tokusan est ensuite allé dans la montagne. On dit qu'il est devenu un maître féroce. Il attendait les gens en dôkusan avec son kyosaku (bâton en bois avec un bout plat). Si l'autre parlait, il le battait ; si l'autre ne parlait pas, il le battait aussi. Voilà un beau kôan !

 

Voici le commentaire de Mumon sur le kôan d'aujourd'hui :

Tokusan était très imbu de lui-même lorsqu'il disait que la doctrine zen était diabolique. Mais une fois dans la maison de thé, après l'épreuve de la vieille dame, il est venu ensuite en pleurant chez Ryûtan. Et là il a eu l'éveil.

Pour Mumon l'éveil de Tokusan est une toute petite lumière et pourtant Tokusan en fait toute une affaire, un brasier, il est encore entiché de lui-même

 

En effet, le zazen est comme un savon pour se purifier, mais, après, vous gardez l'odeur du savon. Après l'éveil, il faut aussi couper avec cette odeur.

 

Poème de Mumon.

Quand Tokusan a entendu le nom de ce maître Ryûtan, il pensait encore que l'éveil était un secret particulier. Il a discuté avec Ryûtan, il a eu l'éveil et a vu que rien n'avait changé. Il a simplement vérifié qu'il n'y avait rien de plus de spécial. Voilà son éveil ! C'est par l'éveil qu'il a vraiment réalisé l'essence même du Sûtra du diamant. Jusque-là ce n'était qu'une interprétation des mots.

Du point de vue de maître Mumon, certes Tokusan a eu le kenshô, mais il a brûlé le Sûtra du diamant après et c'était stupide car ce texte lui-même permet d'exprimer l'éveil. Donc cet éveil est encore incomplet, il est trop entiché de lui-même !

Les hommes ferment les yeux à cause de leur divagation, c'est-à-dire qu'ils ne voient pas où ils vont. On dit aussi que Tokusan a fermé les yeux après son éveil et maître Mumon a dit : « s'il ne refait pas un autre éveil, il ne pourra pas rouvrir les yeux ! »

L'homme erre, se trompe, il ferme les yeux, de même que Tokusan, lors de son éveil, a fermé les yeux. S'il n'y a pas un deuxième éveil, il n'ouvrira pas les yeux. C'est une grande erreur de croire que, quand on a franchi tous les kôans, on est maître zen. Si on suit un maître qui se trompe, on aggrave sa divagation. Le kôan n'est qu'un outil pour éviter les erreurs de cheminement.

Peut-être même qu'une fois les kôans franchis, il faut les brûler. Quand on passe un kôan, il faut l'oublier, mais sans oublier le monde tel qu'il est. Il s'agit de se débarrasser d'un cœur-esprit qui s'attache trop au kôan. Si vous avez toujours un kôan en tête, si vous vous attachez à lui, il devient un piège, un empêchement pour l'éveil. Il faut qu'un maître zen sache cela avant de prétendre enseigner.

C'est la 15ème fois que je viens en France. Quand je suis venu ici pour la première fois, la vague du zen commençait. Je pensais donc avoir là un groupe venu faire du zazen par curiosité. Au début, je ne croyais pas à l'assiduité des français. Eh si ! Ailleurs, c'est différent. Et donc, je ne peux pas me répéter dans mon enseignement, vous me faites travailler !

Pourquoi est-ce que je viens en France ? Pour Bouddha ? Pour le Christ ?

 

ANNEXE. Traduction classique du cas 28 du Mumonkan

Ryûtan souffle la chandelle

 

 Un jour Takusan questionna Ryutan jusque tard dans la nuit.

À la fin,  Ryutan dit : « La nuit est avancée. Pourquoi ne pars-tu pas ? »

Tokusan s'inclina, leva le rideau de la porte et partit. Mais voyant la nuit noire, il revint et dit : « Dehors il fait noir. »

Ryutan alluma une bougie de papier et la lui tendit. À l'instant même où Tokusan allait la prendre, Ryutan la souffla.

À l'instant Tokusan eut une profonde expérience et fit un salut.

Ryutan lui demanda : « Quelle sorte de réalisation as-tu eue ? » Ryutan répondit : « À partir de maintenant, je ne douterai plus des mots du vieux maître qui est renommé partout sous le soleil. »

Le jour suivant Ryutan monta sur l'estrade et déclara : « Il y a un homme parmi vous dont les dents sont comme un arbre d'épées et dont la bouche est comme un bol de sang. Frappez-le, il ne tournera même pas la tête pour vous regarder. Un jour ou l'autre il montera sur le sommet d'un pic isolé et il y établira ma voie. »

Tokusan apporta ses commentaires du sûtra du diamant sur le devant de la salle, pointa une torche vers eux et dit : « Même si vous avez compris à fond les doctrines énigmatiques, c'est comme placer un cheveu dans l'immense espace. Même si que vous avez appris tous les secrets du monde, c'est comme une goutte d'eau qui tombe dans le grand océan. » Il brûla alors tous ses commentaires, s'inclina et partit.

 

 Commentaire de Mumon.

Avant que Tokusan n'ait franchi la barrière, son esprit était brûlant et sa bouche était cinglante. Il voulait aller partout dans le sud pour réfuter la doctrine de la transmission en dehors des Écritures. Quand il prit la route de Reishû, il demanda à une vieille femme quelque chose à manger. La vieille femme dit : « Votre révérend, quelle sorte de littérature transportez-vous dans votre charrette ? » Tokusan dit : « Ce sont des commentaires du sûtra du diamant. » La vieille femme répliqua : « J'ai entendu dire que dans ce sûtra, il est écrit que l'esprit passé ne peut être saisi, que l'esprit présent ne peut être saisi et que l'esprit futur ne peut être saisi. Votre révérend, maintenant je vous demande : avec quel esprit allez-vous prendre la nourriture ? » Par cette question Tokusan fut abasourdi. Cependant, à ces mots, il ne devint pas inerte et demanda : « Connaissez-vous quelque grand maître près d'ici ? » Elle répondit : « À environ cinq mille d'ici vous trouverez Maître Ryutan. »

Quand Tokusan est arrivé chez Ryutan, sa défaite était complète. Ses anciennes paroles n'étaient pas cohérentes avec les dernières. Quant à Ryutan, il semble avoir oublié sa dignité dans sa compassion. Voyant qu'il y avait assez de charbon pour faire un peu de feu chez l'autre, il versa précipitamment de l'eau boueuse pour l'annihiler complètement ! Un peu de réflexion montre que tout cela n'est qu'une farce !



[1] Tokusan était surnommé Chou de diamant (780-867) car il était spécialiste du Sutra du diamant.

[2] Traduction du texte d'origine : « Il y a un homme parmi vous dont les dents sont comme un arbre d'épées et dont la bouche est comme un bol de sang. Frappez-le, il ne tournera même pas la tête pour vous regarder. Un jour ou l'autre il montera sur le sommet d'un pic isolé et il y établira ma voie. »

 

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