J. BRETON : L'histoire personnelle comme ouverture au divin, 2/ Les attitudes spirituelles
Voici la suite de trois messages portant sur les attitudes corporelles (corps, coeur, souffle) ouvrant au divin (voir plan ci-dessous). Ces messages reprennent des écrits non publiés de Jacques Breton car non terminés. Dans la partie "Attitudes spirituelles", Jacques Breton part de son histoire personnelle pour mettre en avant des attitudes (accueil, abandon et mort).
Jacques breton est mort le 19 février 2017, et cinq ans après nous lui rendons hommage.
PLAN des quatre messages
- 1/ attitudes corporelles : le corps :
- 1/ Les attitudes corporelles : le cœur :
- 1/ Les attitudes corporelles : le souffle :
- 2/ Les attitudes spirituelles : a) l'accueil, b) l'abandon et la mort (présent message)
L'histoire personnelle comme ouverture au divin
2) Les attitudes spirituelles
a) L'accueil
Toute la vie est faite d'événements, de rencontres, d'activités diverses : c'est ce qu'on peut appeler le "quotidien". C'est à travers lui que nous progressons sur le chemin, ou au contraire que nous nous enfermons et nous installons. Il est constitué de plus souvent de faits courants : se lever, prendre le métro… à quoi s'ajoute le travail professionnel. Ce sont ces faits qui vont rythmer toute notre journée. En eux-mêmes, ils n'ont pas de sens, et se présentent comme des nécessités avec quelquefois une place pour la gratuité ou pour un intérêt véritable. Les activités peuvent être l'occasion de découvertes, de rencontres ou bien peuvent développer nos potentialités, mais la plupart du temps, elles ne seront que des moyens de survie pour gagner notre vie. Font partie également du quotidien tous les états d'âme qui peuvent eux aussi varier d'un jour à l'autre : je peux passer de l'angoisse qui m'étreint à l'euphorie la plus grande, de la lassitude ou de l'ennui jusqu'à la joie de vivre… Ces états d'âme seront la toile de fond sur laquelle vont se fixer les éléments.
Qu'est-ce que je fais de ce quotidien ?
Sans doute le quotidien, en partie, je le fais, et il dépend beaucoup de mes choix de vie, de mon attitude spirituelle, de mon rapport à la réalité. Par exemple, si je vis dans l'angoisse ou la peur, je risque fort d'engendrer des situations catastrophiques. Si je ne recherche que la sécurité ou le plaisir, j'engendrerai des situations d'enfermement. Si je suis un homme de devoir, il n'y aura guère de place pour la fantaisie.
Contrairement aux apparences, en fait, rien n'arrive par hasard. S'il est vrai que dans une certaine mesure, nous sommes tous dépendants de notre inconscient ou d'une destinée qui semble inscrite à l'avance comme une nécessité, il demeure que l'Être est au cœur de toute chose, de toute réalité et que tout subsiste en lui. Cependant, le rapport qui sous-tend notre relation avec lui est une relation non de pouvoir ou de domination mais une relation d'amour. Et tout ce qui nous arrive est autant d'occasions qui nous sont offertes de progresser sur le chemin. C'est bien des années après que nous découvrons que ce qui nous apparaissait comme un échec était au fond une étape importante de notre vie.
Ce n'est pas par hasard que je suis né tel jour à tel endroit ou si, en ce qui me concerne, je suis devenu orphelin. Comment se fait-il qu'élève au lycée Henri IV en terminale et en prépa puis au lycée Saint-Louis, je me sois retrouvé successivement comme aumônier de ces deux lycées sans que mes supérieurs soient au courant de mon cursus secondaire ? Comment vivre ces petites coïncidences ?
Attitudes de résignation, de fuite et de révolte.
Plusieurs écueils sont à éviter : subir les événements, s'identifier au cours des choses, fuir ou se révolter contre les situations.
Bien souvent nous n'avons pas choisi à proprement parler les événements ou les situations dans lesquelles nous nous trouvons. Nous avons l'impression qu'ils nous arrivent de l'extérieur et sont sans rapport avec ce que nous cherchons ou ce que nous voulons. Par exemple nous avons projeté d'aller voir tel ami, mais la voiture ne peut pas démarrer, ou l'ami en question est parti… Ces imprévus font obstacle à nos désirs, à nos aspirations. Parfois ce qui nous arrive déclenche en nous des paquets d'émotions intenses : une mort, un échec grave, la perte d'une situation nous affectent profondément. Nous tendons le dos avec plus ou moins de résignation ou de philosophie : « C'est la vie, on n'y peut rien »… L'événement devient pierre d'achoppement. Au lieu d'être un tremplin, l'événement refusé bloque notre élan vital, crée des traumatismes et nous rend prisonnier. Nous devenons irresponsables et justifiant notre inertie, notre démission, notre repliement sur nous-mêmes : si je suis dans cet état, ce n'est pas de ma faute, cela est dû à telle injustice commise à mon égard… En fait, au lieu de réagir face aux événements, nous les encaissons c'est-à-dire que nous les laissons entrer en nous, prendre place dans notre inconscient. Quand nous croyons être libérés du passé, ils sont toujours là, bien enfouis, et toujours prêts à se manifester sous forme d'inhibitions, de peurs, d'angoisses et constituent autant de barrages sur le chemin de l'Être.
Nous nous identifions aux événements principalement quand il s'agit d'échecs ou de situations malheureuses. Il existe un certain rapport entre nos états d'âme et les événements qui nous arrivent, mais ce que nous appelons "état d'âme" n'est que le fruit d'émotions non contrôlées et subies. Et c'est à ces émotions que nous nous identifions, elles nous apparaissent inéluctables : Je suis un angoissé, un incapable… je ne suis pas intelligent, je suis voué au malheur… Ainsi nous nous refermons sur ces états sans poursuivre notre chemin.
Plus souvent, c'est par la fuite que nous affrontons les événements. Pour éviter l'affrontement avec nous-mêmes, nos difficultés internes, tel conflit… nous fuyons dans le rêve, les idées, les activités extérieures. Alors nous décollons de la réalité pour nous retrouver dans un univers sentimental ou intellectuel, ou de super-activisme dans lequel nous n'existons pas vraiment. Nous ne sommes plus sur un chemin de réalisation. Nous faisons beaucoup de choses qui nous occupent, nous distraient, nous passionnent et nous donnent l'illusion d'être. En réalité nous vivions sur le paraître, le besoin d'être connu et reconnu de l'extérieur, et cela nous donne l'illusion de vivre.
La fuite peut se manifester plus subtilement encore et prendre le visage de la fuite sous forme spirituelle. Certains retraits du monde, justifiés par des raisons religieuses, ne sont que des échappatoires à la réalité que nous n'osons pas affronter. Il n'est pas toujours facile de discerner les véritables motivations spirituelles d'un désengagement par rapport à nos responsabilités dans CE monde.
La révolte demeure chez l'adolescent la meilleure manière de faire face à une réalité qui l'oppresse, l'enserre, l'écrase. Il est préférable, pour lui, de réagir d'une manière même négative que de ne pas réagir du tout. S'opposer à tout ce qui vient de nos parents, de notre famille, de notre éducation est une façon de s'affirmer de dire « J'EXISTE même si ce que je suis n'est pas bien clair ». Mais la révolte crée encore en nous une dépendance. M'opposer à tout ce que j'ai pu recevoir de ma famille ou de mon Église – tout ce que je n'ai pas encore digéré –, crée en moi un sentiment de négativité qui m'interdit de m'ouvrir à ce qu'il y avait de vrai ou de juste dans ce qui m'avait été enseigné.
Combien il est difficile d'acquérir l'attitude "juste" ! Tout retour à la réalité se montre très difficile et parfois très douloureux. Nous descendons des sphères éthérées où nous avions construit tout un monde imaginaire correspondant plus ou moins à nos aspirations, pour nous retrouver dans un monde étriqué, désordonnée, rempli de failles et d'inhibitions, un monde très fragile… qui est NOTRE monde du moment. Nous sommes comme ce voyageur parti faire un long voyage dans des régions extraordinaires et merveilleuses et qui se retrouve de retour chez lui dans une maison froide, sale et inhospitalière. Toutes nos belles aspirations, tous nos désirs, nos espoirs viennent buter contre ce qui est là si contraire à l'idée que nous nous faisions de nous-même et de ce que nous croyons être la réalité.
Pourtant la sagesse, le bon sens, la grâce peut-être nous rappellent à cette réalité, à faire un retour vers l'essentiel, l'Être, ce qu'il y a de plus vrai en nous et autour de nous. Mais que de résistance dans ce chemin du retour, devant cette réalité qui nous fait peur ! Le plus difficile à croire dans ce retournement, ce n'est pas à l'existence d'un être suprême, mais à notre propre existence, une existence en devenir et donc encore aujourd'hui à l'état chaotique, une existence dépendant continuellement de Celui qui seul peut la faire exister et cheminer. Aussi, si l'attitude de révolte est bien supérieure à la résignation, elle n'en débouche par moins sur une impasse. Certes, il est bon de me défendre, de ne pas me laisser écraser ou dominer, mais en me révoltant de cette sorte, je refuse ma propre existence.
Attitude d'accueil.
L'attitude première de l'accueil est une attitude de foi, foi non en un dieu extérieur, mais en l'Être en tant que source de vie, de liberté et de paix, source de ma propre existence. Comment puis-je affronter mes problèmes, mes manques ou mes faiblesses, si je n'ai pas la certitude que ce moi si empêtré dans sa misère puisse un jour pleinement être ? Notre aspiration à la plénitude est trop forte pour accepter sans réaction nos limites.
Le christianisme a raison d'insister sur la notion de "salut" : le Christ est celui qui vient nous sauver. Malheureusement ce "salut" a été bien mal compris par beaucoup de chrétiens. Tantôt ils ont vu dans le Christ celui qui meurt à notre place, qui nous sauve malgré nous, presque en dehors de nous ; tantôt ils ont vu dans le Christ la réalisation d'un salut qui ne se fait qu'après notre mort. Ce serait bien mal interpréter l'essence du christianisme qui rejoint les grandes intuitions bouddhistes ou hindouistes. Croire au Christ, c'est croire en l'Être qui vient en l'homme non pour l'écraser mais pour s'unir à lui, ne faire plus qu'un avec lui, être présent à tout son dynamisme de vie pour l'acheminer vers la plénitude. Et si le Christ est pour le chrétien "le chemin", c'est que lui-même a vécu un véritable cheminement et qu'il nous révèle que ce chemin est possible pour nous.
La plus grande aberration de notre époque est de croire que l'homme peut atteindre sa véritable personnalité sans l'Être. Si l'homme – et lui seul dans le règne vivant – peut prendre la décision d'exister, si cela dépend uniquement de lui de s'ouvrir à sa réalité intérieure, il lui est impossible d'aller jusqu'au bout de ce chemin sans l'Être, car seul l'Être peut le sortir de son indigence.
La question demeure toutefois : comment le vivre dans le quotidien ? Il est d'autant plus difficile de vivre ce chemin dans le quotidien que la foi sur laquelle ce chemin repose ne nous apporte aucune recette et aucune certitude. Seuls ceux qui sont les témoins des grandes expériences peuvent pointer du doigt la direction du chemin. Se remettre tels que nous sommes, ou du moins tels que nous croyons être, à Celui dont tout nous porte à croire qu'il EST, est un véritable saut dans le vide. Ce vide a-t-il un fond ? C'est ce que des témoins enseignent, mais il demeure que je suis SEUL à pouvoir en faire l'expérience.
Le zen peut être un moyen d'aider à faire ce saut, mais il n'est qu'un moyen. Il offre la possibilité d'une certaine progression. Au départ, il est demandé au zéniste un lâcher prise en ce sens qu'il lui faut se déposer dans son bassin relié à la terre sur laquelle il est assis. Si la terre, à l'origine, est un support comme la respiration qui l'accompagne, c'est que le zéniste prend conscience qu'elle est autre chose : un symbole de la vie et de l'Être qui nous fait vivre. Par l'exercice se développe dans le pratiquant cette attitude profonde qui consiste à ne pas rester à la superficie mais à descendre au cœur de toutes choses. Ce n'est pas pour autant qu'il arrivera directement à cet état de libération complète.
Pour parvenir à s'intérioriser, à descendre dans sa profondeur, le premier pas consiste à reconnaître que je suis concerné par tout ce qui m'arrive, que je puis être touché dans ma sensibilité, mon affectivité. Cette reconnaissance est d'abord accueil : accueillir toutes choses comme un donné, un cadeau, et à sortir de cette habitude possessive : tout m'appartient… mon corps, mes émotions, ma situation, même la vie qui me traverse est désignée comme ma vie il est vital de découvrir que tout ce qui est, tout ce qui m'arrive, tout ce qui constitue mon existence mais sans cesse donné. Je ne peux pas le posséder, mais je peux l'accueillir pour discerner ce que je puis en faire. La parabole des talents enseigne que les biens qui nous sont confiés doivent fructifier. Ce donné, j'en suis responsable. Il ne s'agit pas de le faire mien pour le garder, mais de le transformer. Dans ma rencontre avec mon supérieur à l'aumônerie du lycée Henri IV, j'ai vécu la révolte, la fuite, l'écrasement jusqu'au jour où j'ai compris que cette rencontre n'était pas le fait du hasard, que ce n'était pas pour rien que cet homme était sur ma route, c'était un donné qui avait une signification sur mon chemin intérieur. J'ai mis longtemps à accueillir cette compréhension tant j'étais persuadé que sa personnalité s'opposait à mon propre cheminement spirituel. En m'ouvrant à cette signification, j'ai découvert qu'il jouait pour moi un rôle de père et qu'il fallait que je l'affronte.
Ce donné ne peut jouer pleinement son rôle de transformation que si je le laisse pénétrer dans ma profondeur. Ainsi le quotidien devient un terrain continuel d'exercice. À chaque instant, à travers tout ce qui m'advient, je puis travailler à ma propre réalisation. Même la nuit dans mon sommeil surviennent des rêves qui peuvent être l'objet d'une transformation.
Mais pour passer de l'attitude d'indifférence, de rejet, d'identification ou de révolte, à cette attitude d'accueil et de reconnaissance, il y a bien des étapes à franchir. Tout d'abord, et le zen m'aide à cela, je dois prendre une certaine distance, un certain recul, par rapport à un événement intérieur ou extérieur, me désidentifier de tout ce qui m'atteint comme si j'étais le témoin de ce qui m'arrive et ainsi m'en détacher. L'accueil, ce n'est pas dire "oui" à tout, car il y a aussi des "non" à dire, mais c'est pouvoir recevoir jusqu'au fond de moi-même la chose ou l'événement. La reconnaissance n'est pas d'ordre intellectuel mais d'ordre vital. Lorsque nous disons il faut "s'accepter" ou "accepter ce qui est", cette expression peut revêtir une certaine ambiguïté. Il ne s'agit pas d'une acceptation passive : « c'est comme cela, cela est ». Toute situation a quelque chose à me dire : ou bien elle révèle une part de moi-même encore ignorée, ou bien elle est un appel à me dépasser, ou bien un passage à franchir…
Accueillir la situation, l'événement revient à refuser d'en rester au niveau dans lequel spontanément je la vis physiquement, émotionnellement… Au départ, j'ai l'impression de perdre ma spontanéité par le recul que j'introduis entre l'acte à faire et le sujet qui l'exécute, mais il faut bien comprendre que justement la bouche qui parle, le cerveau qui pense, le geste qui se fait ne sont plus naturels… Ils sont même contre nature puisqu'ils vont contre ma nature profonde. Je ne suis pas moi-même véritablement quand je laisse de côté la partie essentielle de mon être. Ce recul demande de ma part un véritable combat pour me défaire des habitudes bien enracinées. Que d'échecs, de retombées dans cette démarche ! Peut-être faudrait-il commencer par les gestes les plus simples comme me laver, marcher, manger pour que ces gestes retrouvent leur jaillissement du cœur source de l'amour divin. Rien ne doit rester étranger à mon être essentiel. Cet accueil, je dois le vivre d'abord avec ma propre personne : sans cesse j'ai à me recevoir. Toutes les pensées mêmes les plus farfelues, les images les plus osées, à quoi bon les chasser, elles reviennent encore plus vite ! Peut-être habitent-elles quelque chose d'important pour moi qu'il me faut découvrir. Ce n'est pas pour rien que telle pensée me revient sans cesse à l'esprit, que telle émotion me saisit. Pouvoir les accueillir, les laisser descendre en moi de la même manière que je puis accueillir les paroles d'un autre ou l'émotion d'un autre. Peut-être disparaîtront-elles, peut-être m'interpelleront-t-elles, peut-être aurais-je un "non" à formuler… Qu'importe ! La décision viendra du fond.
Souvent l'angoisse qui m'étreint, la peur qui m'envahit sera pour moi comme l'envers d'un désir d'une aspiration refoulée. Ainsi l'accueil me permettra de sortir de mon inconscient irréel, plein de rêves et d'illusions pour accéder à ma propre vérité. Combien souvent j'entretiens en moi une impression de tranquillité et de paix alors qu'il ne s'agit que d'un brouillard aveuglant qui me coupe de la réalité en m'apportant l'illusion de la sécurité ! Quelle fausse sécurité puisqu'un léger tremblement de terre et tout s'effondre. Combien d'hommes aujourd'hui ayant des postes importants sont persuadés d'avoir réussi leur vie car ils ont des responsabilités étendues, mais ils sont totalement immatures et dépendant de leurs affects. À l'âge de la retraite ils sont totalement désemparés.
Cet apprentissage me permettra aussi d'accueillir l'autre dans sa dimension d'autre, au-delà de mes désirs le concernant. Cette reconnaissance de l'autre dans sa vérité sera pour beaucoup un point de départ, dans la mesure où les parents n'ont pu jouer ce rôle. Peu de personnes savent écouter de manière juste sans tout de suite plaquer leurs réactions. Quel travail sur soi-même pour que cette attitude de vie devienne permanente !
2) L'abandon et la mort
L'abandon est aussi une attitude fondamentale sur le chemin, bien qu'il consiste en un seul mouvement, il peut prendre des formes diverses. Au commencement de ce mouvement, il y a le renoncement. Le mouvement lui-même est un lâcher prise et, à la fin, il est don.
L'abandon est d'abord renoncement, et ce mot sonne très mal à nos oreilles. Pour certains d'entre nous, il nous rappelle tous les sacrifices qui nous étaient demandés dans notre enfance à un âge où nous avions davantage besoin d'attention, d'encouragements, de confiance, même s'il était nécessaire de développer notre générosité. Sans doute pouvait-il nous apprendre à ne pas satisfaire tous nos besoins pour les contrôler, et chercher à vivre des valeurs plus élevées. Cependant le risque était là : il pouvait bloquer notre élan vital, refouler nos tendances naturelles et faire du quotidien un repoussoir.
Pourtant, le propre d'un cheminement est de quitter un lieu pour aller vers un autre. Toute aventure spirituelle commence par un départ : « Quitte ton pays, la maison de ton père… Abraham partit comme le Seigneur lui avait dit. » (Gn 12, 1-4). Il en sera de même pour le peuple d'Israël que Yahvé fit sortir du pays d'Égypte : alors commence pour lui le grand exode qui le conduira jusqu'en terre promise. Les premiers disciples du Christ firent la même expérience : pour suivre le Christ, les pêcheurs du lac de Tibériade abandonnèrent leurs filets, leurs barques, leurs pères (Mt 18,22) et Luc dit même qu'ils quittèrent tout.
Cet abandon peut comporter bien des risques. Comment savoir s'il est une fuite des responsabilités ou bien une nécessité pour mon épanouissement ? L'adolescent, s'il sent confusément qu'il doit quitter père et mère, a encore longtemps besoin de cette sécurité parentale. Le plus souvent c'est l'inverse qui se produit et il est difficile de quitter le sein maternel et le cocon familial, petit univers si agréable et protecteur ! Certes, les événements s'en chargent : une rupture, une mort, une maladie, un changement de situation… encore faudrait-il le reconnaître.
L'abandon ne consiste pas seulement à quitter une situation mais aussi à quitter un avoir qui nous empêche d'être. En effet tout avoir qui se présente sous forme d'argent, d'actions, de propriétés ou de meubles constitue la sécurité par excellence, le gardien de mon existence, la compensation de tout ce que je ne suis pas. Il est normal que j'y sois très attaché, mais il va bientôt devenir obstacle. Je prends sans cesse appui sur lui au lieu de le faire sur les forces internes : le souffle, l'être.
Saint Jean de la Croix ne dit-il pas qu'il suffit qu'un oiseau soit attaché à un fil pour être empêché de voler[1]. Quitter les personnes reste peut-être ce qu'il y a de plus difficile à vivre. Ici je ne parle pas des vrais amis, une vraie amitié n'est pas une attache mais une aide sur le chemin. Avant de la construire, que d'échecs dans nos relations, que d'illusions, d'incompréhensions, que de besoins affectifs et sexuels insatisfaits à cause de projections… En fait c'est notre père ou notre mère et leurs formes symboliques que nous avons le plus de mal à quitter.
L'abandon va encore plus loin. Il s'agit de se quitter soi-même. « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même » ; « qui perd sa vie à cause de moi la sauvera ». Certes, il ne peut s'agir de notre existence profonde, ce qui EST ne peut être anéanti, et c'est le propre de l'être de faire exister tout ce qui est enraciné en lui et qui demeure toujours. Qu'est-ce qui doit donc mourir en nous ?
Cette mort nous fait peur si nous la confondions avec un anéantissement irréversible, comme le plus grand obstacle à notre désir de vivre. Quand le Christ dit « si le grain de blé ne meurt, il demeure seul, et s'il meurt, il porte du fruit en abondance » il ne peut s'agir du germe mais bien de l'écorce car si le grain tout entier pourrit, il ne donnera jamais de fruit ! Ainsi renoncer à soi-même ne peut être une négation de notre personnalité, sans cela, pourquoi Dieu nous aurait-il donné l'existence ? Ce qui doit mourir, c'est toute la forme extérieure par laquelle l'être s'exprime pour laisser place à une autre forme, plus en conformité avec mon existence profonde. C'est ce qui s'appelle la transformation.
Qu'est-ce qu'abandonner une forme ? C'est quitter une manière d'exister, de penser, de sentir, d'être situé, manière qui était valable à un moment donné et qui ne l'est plus maintenant. Cela touche toute mon intellectualité, ma manière d'être par rapport aux autres et donc toute ma zone émotionnelle. Les événements peuvent s'en charger, mais c'est à moi-même de conformer ma volonté à la volonté divine.
[1] Une chose même insignifiante suffit à arrêter l’âme, à la rendre semblable « à l’oiseau qu’un léger fil retient prisonnier et qui ne peut prendre son vol ». Cf. L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix d'après un enseignement de Jacques Breton en avril 2002