Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 102 294
Archives
1 mars 2022

Les arts martiaux japonais comme art de la concorde, article de Christophe Génin

Masamichi Noro en stageLe kinomichi a été créé par Maître Masamichi Noro à partir de l'aïkido, art martial fondé par Maître Ueshiba. C. Génin[1] a accompagné Maître Noro de 1975 jusqu'à sa mort le 15 mars 2013. Le présent article est paru dans la "Nouvelle revue d’esthétique" 2015/2 (n° 16), p. 65 à 81. On le trouve sur Cairn-info[2]. Les notes sont celles de l'article.

Maître Noro est décédé il y a 9 ans et nous lui rendons à nouveau  hommage.

Christophe Génin est 4e dan UFA et fait partie du comité technique de l'Institut Français du Kinomichi (IFK) organisme national fédéral créé par la FFAAA. Trois articles de lui figurent déjà sur le blog :

  1. Kinomichi: Une culture de l'accueil in Aïkido, décembre 2006, pp.14-16[2] ;
  2. Le chemin du cœur in Energies (H.S. n°5, Aïkido, avril/mai 2010) où il fait un portrait de Maître Masamichi Noro
  3. Par Christophe GÉNIN : « Je vous laisse un trésor » nous a dit Noro Masamichi senseï ;

 PLAN
Questions préjudicielles
Autre question préjudicielle : sport ou art ?
Petite histoire des bugei et du budo
De l’aïkido au ki-no-michi
L’abandon de tout esprit belliqueux
Le contact
La réforme de nos habitudes corporelles
La parité homme-femme
En quoi une école de ki-no-michi serait-elle reconnaissable comme « artistique » ?
« Ma » et « ma-aï »
« Shin » ou « kokoro »
Conclusion

 

Les arts martiaux japonais comme art de la concorde

 

À la mémoire de Masamichi Noro.

 

Questions préjudicielles

Parler d’extension de l’art a divers présupposés comme celui d’entendre le concept d’art depuis la préséance des beaux-arts et la prééminence des arts occidentaux, affirmées sous une forme absolutisée : l’Art. Les oppositions canoniques entre arts libéraux et mécaniques, entre arts majeurs et mineurs, entre beaux-arts et arts décoratifs ou arts appliqués relèvent d’une classification qui elle-même requiert des concepts fondamentaux tels ceux de cause, de temps, de beauté, de finalité, de désir, etc. Le « domaine de l’art » est en cela une construction intellectuelle et culturelle du concept d’art dont l’extension (quantité logique) est corrélée à sa compréhension (définition ontologique). Toute modification d’extension est fonction d’une réélaboration du concept d’art.

Au vu des crises multiples et récurrentes qui ont affecté l’art depuis au moins deux siècles (crise des canons, des hiérarchies et classements, des lignes de partage, des genres et du genre, de définition et d’extension), on pourrait se demander aujourd’hui : qu’est-ce qui n’est pas art ? Ou plus précisément : qu’est-ce qui ne peut accéder au statut d’art ?

En effet, il est banal de dire que depuis le premier ready-made de Duchamp tout peut devenir art, si tant est que l’art dépend, ab origine ou ad terminum, du regard du spectateur. Ce regard peut être naïvement le goût de tout un chacun qui dans une affirmation égotiste et autoritaire – « moi je trouve ça beau, et pour moi c’est de l’art » – veut exprimer avec force une satisfaction et un engagement pour un artiste ou une pratique. Il peut être de façon plus critique et réflexive, une manière de déconstruire les qualificatifs qui adoubent un objet ou un exercice comme art, et par là même d’y inclure des nouveaux venus.

Il y a donc aujourd’hui, par exemple, un « art du Lego® », sculptures de Nathan Sawaya composées des briques en plastique. Avant que ces jouets devinssent un matériau d’arts plastiques (pardon du piètre jeu de mots), les arts modestes de Di Rosa et Belluc nous avaient accoutumés à voir dans les cadeaux Bonux ou les canifs et fléchettes de petits garçons les constituants d’un art en phase de reconnaissance. Le cadeau Bonux ou le Lego® artistiques ne sont plus ces objets que les parents remisent dans le coffre à jouets, une fois la récréation finie, mais ces métaphores de l’enfance perdue que l’on considère sans y toucher. Il pourrait en advenir de même pour les babioles des Kinder Surprise ou de Mc Donald’s, ou les Dolfis de Novotel, l’effet de collection et de désuétude pouvant conférer à l’objet le plus ordinairement mercantile le lustre de l’extraordinairement artistique. Les verres à moutarde Astérix deviennent des objets mis en scène artistiquement quand Vermeer illustre des pots de yaourt. Cette inversion des valeurs iconiques ou pratiques relève d’une sorte de chiasme contemporain : par le design et la publicité le « grand art », reconnu comme culture commune d’une nation, est une ressource d’applications pour objets de grande consommation, et inversement des pratiques de consommation sont validées par les institutions (ou les offices de tourisme) comme événements artistiques, tel le stand Samsung à la Nuit Blanche de Paris en 2014. Ou encore des images publicitaires de Chéret ou de David LaChapelle sont validées aux mêmes titre et rang que les œuvres de Toulouse-Lautrec ou Pierre et Gilles. Les expositions de David Bowie au V.A.M. et à La Villette, et celle de Jean-Paul Gautier au Grand Palais montrent un mélange des genres artistiques, ou plutôt un alignement des arts, suite à une crise des hégémonies et à une réorientation de bon nombre de pratiques à des fins de design, devenu le carrefour obligé d’horizons divers et leur convertisseur effectif.

Une conception moderne de l’art comme champ du « tout est possible » ou même du « tout est art » permet une extension indéfinie dans le temps, dans l’espace, pour les acteurs, pour les pratiques ou les objets ou les matériaux de l’art, comme de ses finalités. L’« artisticité » d’une pratique, d’une œuvre ne relève plus alors de règles et de prédicats, d’une canonique comme s’y est attelée la philosophie de Platon à Kant, mais, à la suite de Hegel, de processus de reconnaissance (Prozess des Anerkennens[3]), en particulier dans une interprétation de l’universel (Allgemeine) à l’aune du mondial (weltlich), depuis une compréhension multilatérale et intégratrice de recherches opératives et spéculatives. La reconnaissance n’est pas seulement l’effet d’institutions officielles (dont les institutions universitaires) qui légitimeraient telle ou telle pratique en délivrant un nihil obstat, mais le résultat d’un combat de la part des acteurs de terrain, qui interrogent et inquiètent les frontières de l’art, lequel – et pour reprendre une distinction kantienne[4] – n’aurait plus de limite intrinsèque, mais des bornes mobiles, empiriquement déplaçables.

Face à cette extension d’un art contagieux, disséminé, invasif, dont la cause serait trop vite entendue par un relativisme, nous voudrions nous arrêter sur un registre de pratiques et de notions trop malentendu et méconnu, les arts martiaux japonais, tristement confondus avec des « sports de combat », pour comprendre pourquoi leur reconnaissance comme « art » reste problématique.

Par « art » nous n’entendrons pas ici la capacité d’une pratique, d’un objet à devenir désuet, à sortir de son usage pour en faire une fin en soi. Par « art » nous proposons une conduite qui veut mener une pratique et une production à la perfection, et foncièrement à la perfection de soi par-delà la perfection de l’objet ou du geste, quelle que soit la manière culturelle locale d’envisager cet état d’accomplissement.

En regard de l’art du bouquet (ikebana) et de ses règles précises, de pratiques shintoïstes (comme le kototama), nous aimerions examiner la notion d’art martial ou bugei, littéralement l’art (gei retrouvé dans geisha, la personne des arts) d’arrêter la lance (bu). Ce que les Occidentaux ont interprété selon leur schéma comme un « art de la guerre » se voulait un « art de la paix ». Les arts martiaux japonais mobilisent en ce sens des notions et des expériences parfois connues en Occident comme le ki, l’énergie, ou moins connues comme shin (le cœur-esprit), ma (l’espace-temps) ou (l’un).

Nous nous proposons de démonter un malentendu en vue de comprendre en quoi ces bugei sont bien une éducation, une élévation de l’âme et du corps au même titre que la musique ou la danse. Pour cela nous prêterons une attention particulière à une méthode élaborée par Noro senseï, dérivée de l’aïkido, école qu’il nomma kinomichi®[5] Afin de contrer toutes sortes de malveillances, Noro senseï dut déposer la marque kinomichi®. Nous parlerons ici de son école selon son sens radical, permettant d’entendre une conception japonaise de l’art, comme « cheminement de joie ». C’est pourquoi nous parlerons littéralement de ki-no-michi. et qu’il présenta toujours comme un « art » non-violent d’inspiration humaniste. Nous voudrions ici faire l’épreuve d’un dépaysement de la pensée en écoutant ce qui peut faire art dans la culture martiale traditionnelle japonaise.

 

Autre question préjudicielle : sport ou art ?

Partons de notre point de vue occidental, condition nécessaire mais non suffisante de notre interprétation.

Les arts martiaux japonais sont introduits aux Etat-Unis en 1904 et en France en 1905. Les premiers pratiquants de ju-jutsu (on dit alors le jiu-jitsu) rencontrent immédiatement la défiance des lutteurs et boxeurs. Ils doivent donc répondre à des défis et de fait les remportent quasiment toujours, ce qui crée rapidement une réputation d’invincibilité et de supériorité. Dès lors ces arts martiaux sont reçus et jugés à l’aune des sports de combat dont ils semblent être une forme exotique particulièrement efficace. On ironise sur ces pratiques étrangères et on les réduit immédiatement à ce qui est bien connu : la lutte et la boxe. Le contresens ira grandissant. Les arts martiaux japonais relèvent-ils donc du sport ? Encore faut-il comprendre le concept de sport.

À quoi bon faire du sport ? Le sport relève aujourd’hui de l’industrie des loisirs et des pratiques de santé. Qu’entendre donc par sport, et un sport peut-il être artistique ?

Le sport, comme le relevait Roger Caillois[6], est défini comme une situation agonale, sanctionnée par la compétition, et qui est un dérivatif de la guerre. En ce sens, la joute sportive déporte le champ d’honneur, où l’on va mourir pour sa liberté et ses valeurs inaliénables, vers le terrain de sport où l’on meurt symboliquement, la défaite ou la déroute n’entraînant pas mort d’homme effective, du moins en principe. Les grands sports historiques, comme l’équitation, l’escrime, la lutte, la boxe, la course à pied, la marche, le lancer de javelot, le lancer de poids, le tir à l’arc, le tir à la carabine relèvent indubitablement de la formation militaire. Aujourd’hui encore bon nombre de militaires forment le vivier des sportifs de haut niveau, en voile comme en triathlon, en natation comme en escrime.

N’oublions pas que, pour le cas de la France, l’éducation physique, initiée par les radicaux de la IIIe République avec pour objectif une éducation du corps analogue à l’éducation de l’esprit et des mœurs, a relevé de différents ministères[7]. Pour l’anecdote, je rappellerai que j’ai commencé avec des moniteurs de sports qui étaient d’anciens adjudants, pour finir avec des certifiés dissertant sur les fondements sociohistoriques et épistémologiques de l’éducation physique. Parler d’« éducation physique », donc d’exercice physique pour tous pour se parfaire corps et âme, s’opposait, dans l’esprit du communard Paschal Grousset, à l’esprit de compétition sportive, d’influence anglaise, représenté par Pierre de Coubertin. L’enjeu est économique (comment faire de l’argent avec le spectacle de la compétition), social (comment occuper les gens dans une société des loisirs), politique (comment penser l’éducation du corps en vue du bien commun), et éthique (en quoi l’éducation physique est un mode humaniste d’accomplissement de la liberté et une reconnaissance de la dignité de toute personne[8]).

Aujourd’hui l’intitulé de la discipline est, toujours pour l’exemple français, « activité physique, sportive et artistique » (APSA). Sport et art sont associés, voire confondus. Les activités physiques simplement sportives au début, sont devenues des activités d’expression (APSE), puis des activités artistiques (APSA) dans la mesure où elles développent la personnalité de l’élève. Ici l’art est pensé comme un développement de soi, une expression de la personnalité par le biais du corps ordonné, pour compenser une hégémonie du sport, estimée réductrice du rapport au corps sur le seul mode de la performance compétitive. On retrouve ici l’opposition kantienne entre un art mercenaire, technique physique à but lucratif, et un art libre, pratique d’accomplissement personnel désintéressée.

Les activités physiques, sportives et artistiques, désignent l’ensemble des activités susceptibles d’être enseignées en éducation physique. Elles incarnent, depuis les instructions officielles de 1967, l’objet et le moyen de l’EPS. La plupart sont sportives, en raison de leur représentativité culturelle au sein du milieu social, mais d’autres ne le sont pas (arts du cirque, danse, étirements). Dans tous les cas néanmoins, la nature de ces activités est motrice, c’est-à-dire que la pertinence des actions se juge, in fine, par une prestation mettant en jeu l’activité corporelle. Depuis l’avènement des programmes de cette discipline dès 1996, l’adjectif « artistiques » a été rajouté au sigle APS, afin de mettre l’accent sur les pratiques éventuellement dépourvues d’enjeu compétitif, et permettant de « concevoir et réaliser des actions à visée artistique ou esthétique » (Programme de la classe de seconde générale et technologique, 2000). Ici une sorte d’intentionnalité récursive produit le caractère artistique de l’activité physique : c’est de l’art puisqu’on vise à faire de l’art, par opposition à la compétition.

Par exemple, la gymnastique rythmique, le patin à glace, la natation synchronisée montrent des enchaînements « à visée artistique », avec une chorégraphie appréciée pour elle-même, pour les difficultés techniques qu’elle ordonne et pour son rapport à la musique. Il en va de même pour les arts du cirque ou la danse[9], et nous pourrions ajouter certaines pratiques acrobatiques en ski, en skate, dont la fin est le style de la figure libre.

Quelle serait donc la ligne de partage entre sport et art ? Au nom de quoi en produire une, d’ailleurs ? La démarcation est claire : d’un côté le corps pour lui-même, de l’autre le corps pour gagner. Mais suffit-il de dire que le sport est agonal ? Certainement pas si l’on se souvient que l’agon était constitutif du temps culturel en Grèce ancienne avec les concours poétiques ou théâtraux. Platon dans le livre II des Lois n’a guère de mal à dénoncer la démagogie à laquelle conduisent les concours artistiques, chaque artiste s’alignant, pour triompher, sur le sentiment le plus flatteur. Aujourd’hui encore poètes, romanciers, peintres, architectes ou musiciens se livrent à des concours primés. Au plan agonal, le prix Goncourt vaut bien The Voice ou Top Chef !

Pourtant une différence de finalité et d’esprit sépare la compétition sportive du concours artistique. La rivalité entre artistes n’est pas un simulacre ou un dérivatif de la guerre, tandis que l’antagonisme entre sportifs est sur le modèle du championnat, même si les champions peuvent avoir de l’estime et du fair-play entre eux. Rappelons qu’un champion est, lors d’un conflit entre deux tribus, le combattant délégué par chaque camp, pour qu’il affronte son homologue, le vainqueur épargnant ainsi une guerre collective. Ce rituel est exposé, par exemple, dans le championnat entre Tristan et le Morholt dans la légende de Tristan et Yseult. La victoire de Tristan affranchit les Cornouaillais de la férule des Irlandais.

Ainsi le patinage artistique, la gymnastique rythmique, la natation synchronisée sont des sports au sens où la lutte entre les Américains et les Russes, entre les Japonais et les Chinois, entre les Français et les Allemands, est une polémique de styles, d’écoles, mais teintée d’idéologie nationaliste ou impérialiste qui put mener, par exemple, l’ex-Allemagne de l’est à des pratiques immondes sur ses nageuses pour qu’elles dominent celles de l’ouest. L’intérêt y est déterminant. Le patin à glaces reste une pratique éminemment critique, au sens où ses critères sportifs incluent des éléments réputés artistiques comme la grâce, la fluidité, le maintien d’un porté ou d’un équilibre, l’expressivité, l’innovation chorégraphique même, certaines entraîneuses venant du Bolchoï. Ces distinctions restent donc fragiles. Les foulées d’un Carl Lewis ou d’un Hussein Bolt sont une beauté parfaite, avec une grâce féline, identique aux silhouettes des athlètes grecs sur les céramiques antiques. Le plongeon de haut vol requiert une maîtrise de soi absolue qui n’a rien à envier à celle d’une danseuse étoile.

Faut-il alors admettre que tout sport a par un aspect esthétique (la « ligne de grâce » dans le mouvement) une nature artistique ? Ce serait confondre esthétique, comme capacité réflexive sur nos perceptions et nos jugements, et artistique comme activité instauratrice, pour reprendre Souriau[10]. Pourtant ces activités sportives sont bien artistiques par le développement d’un style et l’invention de figures nouvelles. En effet, dans maints sports on peut parler d’école, en tant que pratique normalisée, comme en escrime (écoles russe, hongroise ou italienne), ou de perfectionnements techniques, comme en saut à la perche avec le passage du bambou à la fibre de verre. Mais on peut parler de style, au sens artistique d’une expression singulière propre à un auteur, quand un sportif change un principe, comme Dick Fosbury avec son saut dorsal et Björn Borg avec son revers à deux mains. Les sports avec figures libres permettent la plus grande expression individuelle et des innovations de figures ou de combinaisons, comme dans les sports de glisse en général (sur air, eau, neige ou glace). Leur esprit dit fun signifie que la priorité n’est pas la rivalité mais la découverte de soi en éprouvant des sensations intenses dans et par une liberté de manière.

Une pratique sportive peut donc être artistique par l’élégance des mouvements, la créativité de figures inédites et la libre expression d’un caractère par ce qui n’est plus un équipement sportif mais devient un instrument de vie.

En revenant à Caillois nous pourrions penser, non pas que tout est art, mais que tout est jeu, les jeux de compétition aboutissant au sport, et ceux d’imitation ou d’illusion préfigurant les arts du spectacle[11]. Toutefois, si l’on peut comprendre que la « mort du cygne » imite la mort d’un cygne femelle, en revanche on voit mal ce qu’imitent Pina Bausch ou Twyla Tharp. En outre, les arts du spectacle sont depuis l’Antiquité et l’époque baroque dans la désillusion de leurs procédures imitatives.

Le matador mélange les pratiques artistiques, militaires, sportives et culturelles par son ballet avec le taureau, par l’estocade finale, par sa haute condition physique, par sa célébration de cultes immémoriaux. Il ne simule rien puisqu’il tue le fauve.

Faut-il donc chercher la distinction entre sport et art hors d’eux-mêmes ? Elle relèverait en ce sens pour l’un et l’autre d’une hétéronomie : l’univers géo-politique, économique et industriel pour le sport, l’univers interculturel et du marché de l’art pour l’art. Chacun mesure la porosité de telles frontières. Il faudrait donc se résoudre à postuler comme art une pratique consistant à porter à l’excellence une activité qui serait une fin pour elle-même.

Mais un tel autotélisme présuppose une pensée du télos, à la fois objectif à atteindre et terme d’un accomplissement. Or un tel distinguo fait par la finalité est très problématique dans la culture extrême-orientale. D’abord parce qu’il n’est pas discriminant pour des pratiques asiatiques. En Chine, les danseurs de l’Opéra de Pékin sont aussi des acrobates et des maîtres d’arts martiaux. Les danseurs sont en même temps escrimeurs, gymnastes, acrobates. Les scènes de combat sur scène ne sont pas des simulacres de techniques (telle la pauvre Emma Thurman qui dans Kill Bill manie un sabre japonais comme un bâton de majorette), mais bien des pas de kung-fu exécutés de manière narrative. Le kung-fu peut être une boxe, une gymnastique, une danse et une ascèse. Ensuite parce que la finalité n’est pas une notion opératoire. Tout le lent et patient exercice de perfectionnement dans les arts martiaux asiatiques consiste à se délivrer de l’idée d’une « fin » qui obstrue l’esprit et sclérose le mouvement. Pourtant Kant ne pourrait-il pas nous aider avec l’idée d’une finalité sans fin et d’un désintérêt ? Est-ce le cas ? Compliquons l’affaire.

Nous autres Occidentaux parlons d’un « art de la guerre » de deux façons. Soit l’art est interprété comme une technè, un savoir-faire méthodique, finalisé et opérationnel, un exercice réglé. L’art de la guerre est alors « l’art et la manière » de mener et gagner un combat. Soit l’art est interprété comme une activité ayant sa finalité en elle-même, une théoria du conflit faisant de la stratégie un subtil jeu de l’esprit où le plus rusé l’emporte. Soit la dynamè d’Héraklès, soit la mètis d’Ulysse.

Les arts martiaux japonais diffèrent de tout cela car la conception du corps n’est pas la même qu’en Occident et leur histoire n’a pas suivi le même parcours. Les traductions ne sont donc pas des équivalents linguistiques, mais doivent être des occasions de dépaysement sensitif et cognitif.

 

Petite histoire des bugei et du budo

La formation d’un samouraï comprenait deux aspects solidaires.

En premier lieu, le bu (les armes) qui incluait la stratégie militaire (gungaku), et la pratique des arts martiaux (bugei juhappan) rassemblant dix-huit exercices principaux (tir à l’arc, équitation, art de la lance, escrime au sabre, etc.), conservés et toujours pratiqués. En second lieu, le bun, la culture regroupant la philosophie et la morale (confucianisme, shintoïsme, bouddhisme, taoïsme), les mathématiques et les sciences, l’histoire et la littérature, et enfin les calligraphie, cérémonie du thé, chant et danse.

Cette formation semble aux antipodes du sport. En effet, l’objectif des jeux et du sport est de gagner, c’est-à-dire tirer un profit, le plus souvent matériel, et l’emporter sur ses rivaux de manière décisive. Le gain suppose un classement qui hiérarchise des concurrents selon des critères quantitatifs (la vitesse, la longueur, la hauteur, etc.) ou qualitatifs (la difficulté des figures, la finition du geste, les appuis, les portés, etc.), et la « gagne », ce désir obsessionnel d’être premier. Ce désir requiert lui-même un sentiment d’hostilité dans lequel l’autre est à subordonner. C’est justement pour éviter que cette hostilité verse en inimitié que l’on conçut le fair-play afin de réguler des passions belliqueuses qui peuvent s’exprimer, par exemple, dans le phénomène du hooliganisme. Le sport suppose un dualisme d’opposition ontologique, une contradiction où ceci exclut cela, là où la pensée asiatique postule une dualité de complémentaires opérative, et l’art consiste à mettre en œuvre cette composition.

Par exemple, initialement, le judo comme « voie de la souplesse » ne permettait pas la compétition, puisque toute technique (waza) supposait de s’adapter (ju) à un adversaire en épousant son mouvement dont on amplifiait le déséquilibre. Néanmoins le shiaï, comme combat fut intégré dans une logique sportive depuis les J.O. de Tokyo (1964), ce qui exigea de modifier les techniques et les mentalités, en particulier par l’introduction de catégories de poids. Auparavant Me Kawaishi, à la suite de Me Koizumi (installé en Grande Bretagne), avait introduit les ceintures de couleurs sous la ceinture noire, ignorées au Japon, mais nécessaire pour des esprits occidentaux. Ainsi les grades du judo occidentalisé répondirent à la hiérarchie occidentale, attestant un acquis technique, mais ne correspondirent plus à la symbolique nipponne, reconnaissant un niveau de maturation spirituel et éducatif.

En fait l’occidentalisation des arts martiaux japonais commence à l’arrivée des Portugais. En 1543, à l’époque des guerres intérieures, un bateau portugais fut rejeté sur le rivage de l’île de Tanégashima (sud-est de l’Archipel). Ce vaisseau transportait des fusils. Des seigneurs, dont le seigneur Oda, les achetèrent. Oda ordonna à ses généraux de faire étudier le mécanisme de la nouvelle arme, d’en faire fabriquer massivement, et d’entraîner les soldats à leur maniement. Par cette mécanisation, il emporta des batailles et, en 1573, soumit d’autres seigneurs.

Les armes à feu marquèrent la fin de la suprématie des armes blanches, celles des chevaliers et du corps à corps. Tout un pan de la chevalerie devint désuet. Des paysans purent même gagner des combats contre les samouraïs. Le changement militaire fut une révolution politique et morale. Dès lors les bu-jutsu, les techniques par lesquelles le chevalier sauvegardait le temple, prirent un autre sens d’éducation spirituelle.

Plus tard, sous la pression militaire américaine, l’ère Meiji vit la fin du féodalisme. Les bu-jutsu devinrent alors le budo, des arts dédiés au perfectionnement de soi par l’exercice de gestes codés, vidés de leur capacité létale. Littéralement bu-do signifie la voie spirituelle de celui qui arrête la lance. Comment l’entendre : celui qui arrête l’ennemi grâce à sa lance, ou celui qui retient la lance grâce à sa pénétration d’une maîtrise de soi et ainsi assure la paix ? Officiellement, ces techniques furent réorientées par le pouvoir impérial en un sens éducatif. Trois grands éducateurs furent des fondateurs : Kano pour le judo, Funakoshi pour le karatédo, Ueshiba pour l’aïkido.

En étant reconnu comme budo, le bugei révéla une dimension humaniste élevée universelle : l’art d’arrêter la lance est une méthode éducative et spirituelle globale par une dissociation entre le combat effectif, celui du champ d’honneur ou de la rue, et le combat symbolique, celui d’un entraînement éducatif réglé par une étiquette (rei shiki). Reliquat d’une période militaire révolue, le combat est devenu un exercice sur soi grâce à l’autre, par une mise en scène rituelle, codifiée et réglée d’assauts restreints à une manière de s’éprouver, sans mort d’homme.

 

De l’aïkido au ki-no-michi

Noro senseï revint ainsi à l’appellation initiale de bugei, l’art de celui qui retient la lance, donc préserve la paix. Il voulait penser sa pratique comme un bel-art de la paix.

La notion de geï est forte en japonais. Elle est, par sa diversité de sens et d’application, analogue à celle d’art en français. Geï est un terme valorisant qui marque la maîtrise talentueuse d’un métier, la recherche de perfection dans le geste et l’expression de la pensée (poésie), la délicatesse des manières et le sens de l’harmonie, un tact qui confère une forme d’amabilité ou d’aménité qui culmine chez la geisha, laquelle n’a rien d’une escort-girl ou d’une travailleuse du sexe, mais qui est une « personne de l’art ». Geï est foncièrement un art de l’interprétation en poésie, en théâtre, en musique, en danse. Il atteint la beauté par la plus grande économie de moyens et un tact irréprochable.

Bugei fait donc du bu, de la chevalerie, une des modalités de l’art. La question est donc : comment les techniques du champ d’honneur peuvent-elles être tenues pour un des beaux-arts ? Donnons la réponse tout de suite : il faut convertir l’esprit d’hostilité en esprit d’hospitalité. Ne plus tenir l’autre comme un ennemi à dominer, un rival à subordonner, mais comme un partenaire possible. Pour que cela soit possible, encore faut-il que cet esprit ne relève pas d’un pacifisme unilatéral, mais soit un consentement mutuel à l’accueil réciproque.

Mais pourquoi donc ? Une telle proposition n’est-elle pas arbitraire ? Après tout certains ont trouvé dans les mouvements de Bruce Lee, empreints de grimaces hostiles ponctuées de criailleries agressives sur un fond de percussions viriles et martiales, une forme de belle chorégraphie. Le présupposé asiatique est qu’il ne peut y avoir art que s’il y a harmonie et donc, par principe, composition avec l’autre sans écrasement, comme dans un bouquet où le fluide et le rigide se compensent, où l’horizontal et le vertical se contrebalancent, où le bouquet et son récipient se correspondent. Penser l’art comme harmonie peut également se présupposer pour nous puisque l’étymologie indo-européenne ar-XXXXX, pointant l’ajustement de deux pièces (tenon et mortaise dirait Henri Van Lier[12]), a donné le grec harmonia et le latin ars.

Il devient donc maintenant possible de comprendre un art martial (ou technique de combat) comme un art (la manifestation de l’esprit par la beauté) pour peu qu’une pratique relève bien d’une interprétation personnelle, novatrice et libre d’une technique codifiée permettant d’exprimer une manière, un style comme cheminement personnel. Morihei Ueshiba fut un créateur en passant du daïto ryu à l’aïkido, et Masamichi Noro le fut également en passant de l’aïkido au ki-no-michi.

Entre aïkido et ki-no-michi n’y a-t-il qu’une différence de nom ? Seulement pour une oreille française, car un Japonais entend l’identité des deux mots, le caractère chinois (kana) do se prononçant michi. Do et michi désignent le chemin, la voie, au sens propre et au sens figuré. D’où l’idée de méthode. Ki, signifiant la capacité de mobilisation, le tonus ou l’aura, se retrouve dans les deux mots. Enfin, no est un terme de liaison qui marque l’unité, tout comme désigne l’union. Même si « la voie de l’union des souffles » n’est pas tout à fait « le chemin de l’énergie », l’idée est la même : une harmonie avec l’autre en travaillant l’accueil et l’expansion en douceur.

Pourquoi donc Noro senseï a-t-il changé de nom ? Par respect de l’étiquette japonaise (rei). Dans la culture nippone, garder le même nom signifie observer les règles de filiation. Or, Me Noro prit l’initiative de changer certains points en intégrant dans sa formation d’aïkido des éléments européens, comme la gymnastique Ehrenfried. Il ne pouvait donc garder le même nom.

La différence ne tient pas aux techniques, le « style Noro » étant toujours élégant, ample, fluide, mais usant des mêmes mouvements. Noro senseï répétait que les techniques du ki-no-michi sont celles de l’aïkido. Où est la différence alors ? Il comprit qu’il fallait dépasser une contradiction inhérente à l’aïkido : s’il se voulait « amour » et « union », « paix universelle », pour reprendre les mots de Ueshiba senseï, pourquoi enseignait-on le « combat », sous forme de « défense » en réponse à une « attaque » d’un « adversaire » ? Face au déploiement d’énergie qu’apportaient les techniques de Ueshiba, il fallait choisir entre une « manifestation d’amour » ou « chercher la violence »[13]. Car comment exprimer l’amour quand il faut frapper et luxer ? Malgré la sagesse et la spiritualité de Ueshiba senseï, exprimée dans ses calligraphies, la pratique de l’aïkido retombait, sous l’influence du contresens occidental, dans une « méthode de défense ». Le paradoxe inhérent à l’aïkido – prétendre être « amour » avec des coups et des clés – était résolu par un ki-no-michi : l’amour commençait par le contact avec l’autre dans son altérité même.

La différence entre aïkido et ki-no-michi ne tient donc pas aux mouvements, mais « à l’orientation du ki », orientation pour « construire l’homme » et non « détruire un adversaire ». Ici est une dimension artistique : à la fois construire un autre mode de vie en réformant ses faits et gestes par une discipline globale (corporelle et culturelle), donc produire un « art de vivre » (techné biosas), et aussi instaurer un mouvement libre par une capacité d’improvisation et d’interprétation.

Ce qui peut se concevoir à partir de quelques repères.

 

L’abandon de tout esprit belliqueux

Il résulte de l’évolution physique et spirituelle de Noro senseï. Lui, dont tout le monde admirait la puissance, qui se croyait indestructible, fut brisé par un grave accident de voiture en 1966. Tout l’imaginaire guerrier du bushi se trouvait anihilé. Mais en même temps il trouva dans les gestes de l’aïkido l’énergie nécessaire pour se reconstruire. Délivré de l’esprit de rivalité, il lui fallait une technique épurée de toute trace de combat et ne garder de l’aïkido que l’accueil, le souffle fluide, la spirale. Du coup il renonça au principe de la percussion. Dans les mouvements, les atémis qui arrêtaient la dynamique, qui simulaient l’hostilité d’un « adversaire », la riposte de tori, et la contre-riposte de uke, ont été supprimés pour laisser le mouvement couler librement, sans heurts ni arrêts, dans la confiance mutuelle de partenaires. Dans les ukémis (les « chutes »), la frappe du sol, censée absorber les vibrations du choc, fut retirée et remplacée par un travail très fin sur l’arrivée au sol, sur un arrondi et amorti du contact qui estompe tout heurt. D’où un ukémi silencieux. Renonçant au terme de « chute », synonyme de déchéance dans l’esprit occidental, on parle simplement de « roulade ». Celle-ci n’est pas l’esquive de uke pour fuir une douleur, mais l’ultime déploiement du geste de tori, uke allant au sol pour laisser passer en lui le geste de tori, comme une algue ondoie sous l’influence d’un courant.

 

Le contact

Comment réformer nos gestes et notre mentalité pour nous délivrer du rapport de force ? Noro a du repartir du point de départ : le moment même où l’un « saisit » l’autre. La « saisie » se veut capture, contrôle, domination. Elle a donc été remplacée par un contact : venir l’un vers l’autre, d’un mouvement égal, pour composer une tierce trajectoire. Le premier geste propre au ki-no-michi est donc ce « contact » : ce toi-et-moi où l’on se donne la main pour créer une voie commune. Il nous permet de prendre connaissance de l’autre, de mesurer ses tensions ou son abandon, ses inhibitions ou ses pressions, sa joie ou sa tristesse. Il éduque notre finesse. Il exerce notre écoute. Il apaise notre énergie. Il affine notre tact. Les pratiquants les plus avertis arrivent par un quasi-effleurement à orienter le corps du partenaire pour faire passer une énergie dynamisante.

 

La réforme de nos habitudes corporelles

Comment se donner à l’autre si l’on reste campé sur ses positions ? Le contact mutuel comme geste et temps de l’accueil est en fait un exercice très difficile car il nous révèle nos résistances à épouser l’autre, nos déséquilibres, notre précipitation, nos postures avachies ou refermées, notre désir de diriger (de « reprendre la main »). Ce premier temps suspend nos conduites acquises, met entre parenthèses toute velléité de domination pour pouvoir composer un pas de deux. Ce qui montre à tous qu’un mouvement n’est pas anodin mais engage un rapport à l’autre, voire des manières d’être radicales. Observateur de nos turpitudes, Noro senseï nous montra comment elles s’expriment dans nos gestes pour que nous puissions nous en délivrer, et en réformant nos gestes, changer notre vision des autres et de nous-mêmes.

Noro senseï ne recourait jamais à une pédagogie analytique qui décompose une technique en étapes, mais à une pédagogie holistique : un mouvement est un tout qui met en jeu notre connaissance de la technique comme notre personnalité, notre rapport à l’autre, notre perception de l’ensemble de l’espace et du temps. C’est pourquoi il insistait sur le rythme d’un mouvement puisque ce rythme met en accord notre maîtrise du geste, l’écoute du partenaire, l’attention à l’environnement et, in fine, notre possible liberté d’interprétation du mouvement.

 

La parité homme-femme

Comment entrer en contact avec l’autre si je méprise sa différence ? Et quelle est la première différence si ce n’est celle de genre ? Faire du ki-no-michi un geste d’amitié impliquait comme conséquence logique de son évolution de renoncer à toute idée de rapport attaque/défense, et par là même de sortir des rapports de domination, dont celui entre homme et femme. D’où la volonté de produire systématiquement des duos. L’union des énergies n’était pas une formule, mais bien l’embarras des pratiquants et pratiquantes qui devaient dorénavant chercher le contact, voire la « caresse » qui devaient apprendre non plus la saisie (le gripping), mais l’effleurement, non plus l’attaque mais l’accueil. Un bon nombre de pratiquants « martiaux » durent renoncer à tout un imaginaire « viril ». Dans les cours, Masamichi Noro apparia donc un homme et une femme pour que le geste même de rencontre s’incarnât. Le féminin n’était pas seulement l’autre part de l’humanité, avec lequel il fallait composer, mais encore l’autre versant de sa propre virilité que chaque pratiquant homme devait dorénavant reconnaître et exprimer. À la guerre des sexes, historiquement soldée par la soumission des femmes, maître Noro substituait une harmonie des genres.

 

En quoi une école de ki-no-michi serait-elle reconnaissable comme « artistique » ?

On peut comprendre qu’un exercice physique évoque la danse par sa grâce, sa légèreté, sa paix. Sur les tatamis, bien des budokas en voyant pour la première fois du ki-no-michi le qualifient de « danse », ce qui pour certains est péjoratif ! Mais la présentation de telles arabesques est-elle suffisante pour parler d’art ? On peut comprendre une demande de reconnaissance comme « art » de la part d’un expert novateur, dans la mesure où c’est valorisant. Néanmoins aïkido et ki-nomichi semblent relever des techniques du corps et non de l’artification[14], comme le yoga, les gymnastiques douces ou les pratiques de développement personnel, puisqu’il ne peut y avoir transformation du non-art en art quand les institutions sportives ou artistiques ne sont pas demandeuses, ni même curieuses. Et ce qui fait art en Europe ne permet pas finalement l’intégration de ces pratiques, toujours quelque peu atypiques, inclassables. L’art, par la danse ou la musique, offre des figures comparables ou des formes approchantes, mais ne semble pas être la bonne catégorie pour comprendre ces pratiques.

Nous répondrons que ne voir là que des techniques du corps reste un moyen de réduire le nouveau au déjà connu, de passer outre le sens du corps dans la culture japonaise pour le ramener à une distinction entre corps et âme, là où il convient de penser à neuf leur rapport[15].

De plus la reconnaissance du ki-no-michi comme « art » ne relève effectivement pas de l’artification : il ne s’agit pas ici d’observer un passage du non-art au statut d’art, mais inversement de réfuter un contresens occidental qui ignore une autre conception de l’art pour la réduire à du non-art. Le ki-no-michi serait ainsi un exemple de désartification. L’extension du domaine de l’art ne consiste pas ici à subsumer un nouvel objet à une définition canonique préexistant, mais inversement à accepter une compréhension plus étendue d’une notion d’art à repenser depuis des expériences étrangères.

Qui dit art dit œuvre à voir ou à entendre, mais qu’est-ce qui fait œuvre ici ? Pour répondre il convient de tempérer une notion assez récente de l’œuvre d’art comme un objet donné au sens. Cette conception oublie que l’œuvre est d’abord une exécution par un pratiquant, une interprétation. Une vision contemplative et détachée de l’art en oublie la dimension de jeu en acte qui engage l’interprète. En cela le ki-no-michi est une performance recréée à chaque geste : l’œuvre n’est pas déjà là car il convient de l’instaurer dans le faire œuvre commune par un mouvement produit en duo. Ce pas de deux produit une expérience commune du beau geste en exercice.

La dimension artistique est dans la liberté d’interprétation (qui suppose l’acquisition préalable des techniques de base), et la dimension esthétique tient à la fois à la conscience proprioceptive du mouvement commun comme à la recherche du geste juste. Le mouvement est exécuté pour lui-même, ou plus exactement pour la composition qu’il permet. En cela il y a art au sens où je ne suis pas en train de « porter » un mouvement sur quelqu’un qui le subit, mais l’un et l’autre, l’un par l’autre nous produisons un mouvement à chaque fois vierge et original qui vaut, tant pour la beauté des lignes, la justesse des distances et du placement des corps, que pour la joie mutuelle qu’il peut procurer dans son exercice même. Ce mouvement est, à chaque fois réitéré, l’avènement du geste juste. Le geste est juste non pas par son efficacité brutale (la luxation du poignet, de l’épaule, du cou), mais par la joie qu’il procure.

Que peut-il y avoir de musical ? Foncièrement le rythme. Noro senseï essaya à un moment de nous faire pratiquer sur de la musique de Bach. Il dut y renoncer, la cadence musicale apportant un trouble dans l’observation de soi, et non un appui pour la figure comme cela peut l’être en danse. Son enseignement avait un aspect expérimental, car amener des Occidentaux à intégrer dans leur chair, dans leur perception un art de vivre d’origine japonaise supposait de sa part de faire le mouvement réciproque et symétrique, intégrer dans son devenir l’apport de la culture occidentale. Le point dur insurmontable restait le rapport à la réflexivité, structurante de notre éducation physique (la « conscientisation » des sensations), là où la vacuité (mu) est de mise dans l’art du templier. La musique du geste est ainsi dans les différences de tempi, d’accélération ou de ralentissement, dans la densité ou la légèreté, dans l’amplitude ou le raccourcissement. Entre pratiquants exercés toutes ces nuances sont perceptibles, comprises et source de joie mutuelle.

 

« Ma » et « ma-aï »

Le ma est une notion difficile à entendre puisqu’elle désigne un rapport espace-temps. C’est l’intervalle spatial ou temporel qui fait transition entre deux états ou deux personnes, comme un soupir en musique. Comme intervalle il est l’entre-deux qui ne sature ni l’espace ni le temps, mais qui, par sa pause, donne respiration et rythme à une action, à un geste, à une parole. Le ma n’est pas un temps mort, mais bien au contraire une vigilance aiguë pour qu’une suspension donne sens aux deux éléments qu’elle apparie.

Le ma est une notion esthétique présente dans les arts japonais, de l’architecture où il désigne le seuil qui relie intérieur et extérieur, au bouquet où il est le vide qui permet à deux plantes de s’équilibrer. La maîtrise du ma suppose donc une concentration (zanshin) comme un détachement total afin de ne se fixer sur rien de particulier sous peine de ne pas être dans le rythme de la situation ou configuration.

Le ma-aï désigne une relation dans laquelle l’espace est fonction du temps tout en étant lié à l’ensemble des disponibilités selon que l’espace est saturé (continu) ou dégagé (discret). C’est une sorte d’hic et nunc qui suppose un esprit d’à propos capable de saisir le bon instant pour investir un lieu ou s’en dégager. Il convient donc de s’accorder au rythme du partenaire, de suivre et amplifier son mouvement par le vide qui ouvre un espace de circulation. Le ma est ainsi la capacité de faire un () avec l’autre dans ce rapport espace-temps. Cela requiert de suspendre toute dualité d’opposition, ce qui demande beaucoup de temps aux pratiquants occidentaux habitués à avoir un comportement réflexif, s’observant eux-mêmes dans ce qu’ils doivent faire avec l’autre ou peuvent lui faire, posant ainsi l’autre comme un vis-à-vis, là où il s’agit de l’accueillir sans y penser. Le ma est central pour gratifier une pratique d’art au sens où l’art classique japonais est une voie (do), c’est-à-dire le contre-balancement du vide et du plein. Le ma est utilisé dans les arts de la scène comme dans la tradition des peintres japonais cherchant à créer un vide significatif par l’utilisation des blancs. Nous sommes ici dans une esthétique mobiliste et, ce faisant, relativiste. Le ma relève de l’esthétique du kokoro, du premier jet et dernier jet où l’on ne reprend jamais un trait, où l’on ne corrige jamais un intervalle. Ce premier jet est essentiel en iaïdo, « l’art de vivre en harmonie » qui en un seul geste, soudain et fluide, lie le dégainage du sabre, la taille et l’estocade, et le rengainage.

 

« Shin » ou « kokoro »

La concorde s’entend au sens propre : les cœurs s’accordent. Cela peut sembler un sentimentalisme naïf. C’est vrai si l’on en reste à une conception romantique du cœur, là où il convient plutôt de l’entendre dans un sens classique, dans une alliance de courage et de compassion. « Cœur » est une traduction possible de shin[16], terme présent dans shinto ou shin-do : la voie des « esprits ». L’« esprit » du shintoïsme se dit ka-mi : eau et feu, alliance des opposés. Noro senseï pensait à la fin de sa vie appeler son art le kishindo : la méthode spirituelle pour développer l’énergie du cœur comme ouverture à autrui.

La traduction de shin par « esprit » peut se justifier en certaines occurrences. Toutefois le concept d’esprit est fortement marqué en Occident comme distinct du corps, voire comme lui étant opposé, comme deux substances foncièrement différentes et incompatibles. Or le Japon ignore ce dualisme d’opposition (même s’il connaît un dualisme de complémentarité). Par conséquent, cette traduction peut donner lieu à des contresens. En effet, spiritus et psyché, même s’ils désignaient initialement une respiration qui s’élève en volutes, renvoyaient à des exercices mystiques par lesquels l’âme se concentrant sur son souffle était censée se libérer du corps et voyager dans l’au-delà. Là où shin pense l’incorporation de la pensée, l’esprit pose au contraire sa possible désincarnation. À trouver un équivalent de shin en grec ancien ou en latin, ce ne serait pas noûs ou intellectus (l’esprit comme substance pensante), mais ménos ou mens, la vigueur de la pensée, corps et âme. Plus radicalement encore on pourrait rapprocher shin du grec prapides qui désignait à la fois le diaphragme, le souffle respiratoire (commandé par la respiration diaphragmatique), et l’âme se livrant à des exercices de remémoration. « Cœur » semble donc être un équivalent raisonnable pour shin.

Il ressort, pour peu qu’une comparaison soit possible entre l’Europe et l’Extrême-Orient, que nous pourrions trouver comme point de contact entre « cœur » et shin une façon de se gouverner, une ferveur, une ardeur et une tendresse. Le cœur est un élan qui permet de s’accomplir en allant vers l’autre.

Noro senseï dans son enseignement transmettait plus que des techniques. Il insistait sur la capacité de chacun à acquérir une maîtrise technique comme condition d’une liberté de geste, elle-même liée à une capacité d’interprétation (gei) du mouvement. En ce sens le mouvement n’est pas codifié une fois pour toutes, mais il évolue en fonction de l’âge, de l’approfondissement du sens des techniques et du rapport à autrui.

L’art de la concorde n’est donc pas une illusion angélique, mais l’aboutissement de celui qui a épuisé toutes les vanités de l’esprit de compétition et de domination.

Comme tout art, il a un lieu de production dédié : le dojo. Si c’est une activité artistique, où l’enseigner : dans une école de danse, dans un conservatoire ? Le dojo pris comme salle de sports est encore un contresens. Car le do-jo est la salle d’un temple où l’on se met en chemin pour s’accomplir[17]. C’est pourquoi dans un dojo on salue la salle comme espace sacré. Il est orienté par un kamiza, autel shintô où se tient l’image du maître fondateur, une calligraphie, un bouquet, et des symboles spirituels (miroir, pierres), ou même le sabre dont la lame symbolise la colonne vertébrale du Bouddha. De même ce qu’on appelle « armes » dans un dojo ne sont pas des outils de mort ni un équipement de sport, mais des instruments de mise en énergie, si je puis dire, pour un accomplissement de soi.

 

Conclusion

J’ai employé beaucoup de termes éthiques, et finalement assez peu d’esthétique. En fait la pensée japonaise ne dissocie pas ces deux champs, le raffinement étant une manière d’être et le tact étant une finesse suprême. L’esthétique est, comme perception, à l’origine même du mouvement comme tact : prendre contact avec une autre personne, et arriver à percevoir par ce contact, paumes contre paumes toute sa chaîne corporelle et de quel état d’esprit elle est la manifestation. L’esthétique est également dans la recherche de la belle ligne, non pas comme forme vide (le libre jeu des formes d’une flamme ou de l’eau que relève Kant), mais comme diffusion juste du ki. La beauté du geste ne relève pas de la ligne de grâce, mais de l’énergie qui informe un mouvement. Cette énergie n’est pas de la force, mais de la joie. Tout ceci est pur verbiage tant qu’on ne l’a pas expérimenté sur un tatami. Cette pensée est exotique, car elle nous vient du dehors. Un hors de l’art ?

En quoi ce cas de figure interculturelle nous fait-il comprendre une extension du domaine de l’art ? Parce que la pratique de Noro senseï a toujours posé en France un problème de nomenclature et de classement, analogue, par exemple, au cas du yoga. Où la mettre : sport ? Pratiques de bien-être ? Activités artistiques ?

La question est-elle bien : est-ce de l’art ? En quoi est-ce de l’art ? En quoi cela nous permet-il d’étendre les frontières de l’art ? Il me semble qu’elle serait plutôt : qu’attend-on de ce qu’on appelle art ? C’est un cliché de dire que l’art relève d’usages variables, qu’il crée du lien social, et par là même serait instrumentalisé, et du coup idéologique, voire négligeable. Ici, l’on n’attend pas de l’art la contemplation du beau ni l’exaltation de valeurs héroïques ni l’exploration réflexive de percepts, mais un accomplissement de soi non égotiste par une manifestation du ki, qu’elle se fasse par la calligraphie (ikebana), par le son (kototama), par un sabre (iaïdo), par une posture ou par un mouvement composé. Moins un art de vivre qu’un art à vivre, à deux au moins, dans l’instant du geste fait et défait par le mouvement.

ukemi, roulade



[1] Présentation de C. Génin par la revue : « Christophe Genin est professeur de philosophie de l’art et de la culture à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il est membre de l’institut ACTE (UMR 8218) et dirige la ligne de recherche Études de la culture. Ses études portent sur les processus de reconnaissance des arts et cultures populaires (cinéma, BD, arts urbains, kitsch). Son dernier ouvrage paru est Le Street art au tournant (Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2013). »

[3] Hegel, Philosophie de l’Esprit (1817), § 353, trad. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988.

[4] Pour la distinction kantienne entre borne (die Schranke : « la barrière ») et limite (die Grenze : « la frontière ») voir Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale » (A433/B461), « Théorie transcendantale de la méthode » (A759/B787), trad. Delamarre, Paris, Gallimard, 1980, pp. 1091 et 1131.

[5] Afin de contrer toutes sortes de malveillances, Noro senseï dut déposer la marque kinomichi®. Nous parlerons ici de son école selon son sens radical, permettant d’entendre une conception japonaise de l’art, comme « cheminement de joie ». C’est pourquoi nous parlerons littéralement de ki-no-michi.

[6] Roger Caillois (dir.), Jeux et Sports, Paris, Gallimard/Encyclopédie de la Pléiade, 1967, pp. VI-XVI.

[7] Dans l’ordre historique : Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes (1880), Instruction publique et des Beaux-Arts (1905), Guerre (1910), ministère de l’Hygiène et de la Prévoyance sociale (1920), ministère de l’Instruction publique (1922), ministère de l’Instruction publique (1927), Santé publique (1932), Santé (1936), Jeunesse et Sports (1966), Temps libre (1974), Qualité de la vie (1976), Jeunesse et Sports (1978) et Éducation nationale depuis le décret du 28 mai 1981.

[8] D’où par exemple aujourd’hui ce qu’on appelle le « sport adapté », euphémisme pour le handisport.

[9] Cf. les fiches d’activités APSA, programme 2008 du collège, édité en décembre 2009 par le ministère de l’Éducation nationale (eduscol).

[10] Étienne Souriau, La Correspondance des arts, Paris, Flammarion, 1969.

[11] Roger Caillois, Jeux et Sports, Paris, Gallimard/ Encyclopédie de la Pléiade, 1967, p. XIII.

[12] Henri Van Lier, Anthropogénie, Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2010, passim.

[13] Propos notés par moi-même lors du stage de la Toussaint au dojo des Petis Hôtels, novembre 1975.

[14] Nous remercions Nathalie Heinich pour cette objection qui nous permit d’approfondir notre réflexion.

[15] Voir, pour la culture chinoise, François Jullien, Nourrir sa vie, Paris, Seuil, 2005.

[16] Le caractère initial est d’origine pictographique et semblerait représenter :

  1. dans sa partie supérieure : le péricarde ouvert aux influx descendants, soit aux esprits venus du Ciel ;
  2. en son milieu : le vide du cœur garant de l’unité et de l’existence de la personne ;
  3. dans sa partie inférieure : une aorte portant aux autres organes les messages du cœur.

Ainsi le cœur est le souverain et le maître de l’homme, l’origine du pouvoir, comme l’Empereur l’est de la Chine. C’est un viscère yang et simple, comparable à un Prince : large vers le haut, effilé vers le bas.

[17] Dojo est le « lieu d’édification ». Il équivaut au chinois dàochâng, et est la traduction du sanskrit Bodhimanda, la place de l’éveil, le siège de la sagesse. Le dojo est donc le lieu de l’éveil spirituel « atteint, selon Taitesu Unno, quand le moi ego devient le moi sans ego » (in Kisshômaru Ueshiba, L’Esprit de l’aïkido, Paris, Budo Éditions, 1998, p. 12). Nous sommes donc très loin d’une salle de sport. Voir Minoru Kiyota, Kendô, chap. I, § 7, Londres, Routledge, 1995.

 

Commentaires