Voyage dans des monastères zen du Japon (DIM 2011) : témoignage d'une moniale bénédictine
Sœur Gaëtane Seulen[1], moniale du monastère bénédictin de la Paix Notre-Dame à Liège, a participé au 12e échange ouest-est entre moines chrétiens et moines zen. Son témoignage complète un ancien message contenant des témoignages masculins de l'échange de 1983 auquel Jacques Breton a participé[2]. Il est extrait du bulletin du Dialogue Interreligieux Monastique (DIM) de janvier 2012[3] où figurait des échos de ce 12e échange qui a eu lieu du 17 septembre 2011 au 8 octobre 2011.
Dans une première partie sœur Gaëtane Seulen donne un essai de synthèse de son expérience, dans une deuxième partie, elle donne une sorte de journal de voyage à propos des monastères zen où elle a vécu (Sogen-ji, Tenne-ji, Eihei-ji… ) et aussi de la Mission du Père Franco près de Nagasaki où elle est allée.
Participants : Clelia (Italie), f. Matteo (Bose), f. Irénée (Chevetogne), s. Helen (USA), s. Gaëtane (Belgique).
Voyage 2011 dans des monastères zen du Japon
I – Essai de synthèse d’une expérience spirituelle
Me voici extrêmement démunie pour vous témoigner de ce qui me dépasse radicalement. Comment exprimer une expérience spirituelle -- s’il en est -- qui ne vous appartient pas ? Cette expérience où on reçoit, on accueille par le corps et le cœur en essayant de taire le mental. Une expérience où pourtant mon plus grand désir, ce qui me taraude, est de « tout perdre pour tout recevoir », et là, dans les monastères zen, tout se reçoit justement dans le silence du zazen.
Il faut ajouter que ce fameux silence est d’abord une posture physique, une attitude corporelle qui peut ouvrir à une plénitude, ou… à un inconfort, voire une douleur insupportable par moment, et un état mental de rêvasserie ou de pensées désagréables. Il ne faut pas minimiser ce côté rude de l’expérience où la contribution de l’être entier est requise, ce qui est nommé ‘effort’ en langage bouddhique. En effet, pour un disciple du Bouddha, on arrive à l’Éveil par l’effort… et le ‘lâcher-prise’. L’Éveil est désiré comme remède, libération à notre condition qui nous fait expérimenter la souffrance (dukha)
Voilà une donnée qui dès le départ me gêne terriblement, elle me semble antagoniste à l’expérience fondatrice de ma foi : la gratuité totale du salut, pur « Don d’Amour de notre Dieu qui nous a enrichi de sa Pauvreté ». Ai-je quelque chose à conquérir dans ma vie monastique chrétienne ? Je pourrais dire joliment que j’essaye de m’accorder à son Don en acceptant de me livrer à Dieu dans l’accomplissement de mes trois vœux monastiques, aurais-je pu réagir autrement face à un tel Amour ? Je ne pense pas avoir songé obtenir ou conquérir, je sais que tout est donné
Ne touchons-nous pas ici une sorte d’incompatibilité radicale avec la Sagesse bouddhiste ?
Ce n’est pas si simple, Thomas Kichner, moine bouddhiste zen et organisateur de l’échange Est-Ouest, répond comme ceci à ma question au sujet de l’effort humain en spiritualité : « Le zen est un don ! On arrive au bout de ses forces physiques, et on rend les armes. Et là, on sait qu’on ne peut rien, que c’est un DON. » Et d’ajouter qu’à son sens les chrétiens ont tout à gagner en passant par le bouddhisme pour apprendre à vivre la souffrance, pour apprendre le sens de la croix et de l’effort… (et l’homme qui parle ainsi est rayonnant !). Ils doivent, avant de pratiquer le zazen, lire saint Jean de la Croix et Le nuage de l’inconnaissance.
Il convient de rapporter ici une réflexion du Révérend Hirata Roshi, l’organisateur des premiers Échanges Spirituel :
- Dans le bouddhisme, on oppose souvent le zen jiriki, réalisation personnelle par ses propres efforts, à l’amidisme tariki, dépendance absolue de l’Autrui, qui est Bouddha Amida. Ceci est beaucoup trop simplifié. L’illumination ne se réalise pas par nos propres forces, sans intervention extérieure. Nous connaissons la parole du grand Roshi chinois, Kyosei. Il dit Sottaku-dooji. Il exprime ainsi le travail simultané de la poule et du poussin qui picorent la coquille de l’œuf, chacun de leur côté, pour la faire craquer. C’est là une belle image de l’Illumination qui se réalise à un moment inattendu, par le travail simultané du Maître et du disciple. Pour obtenir l’illumination, il est donc nécessaire d’avoir l’aide d’un autre agent. Ce peut être le bruit d’un caillou sur le tronc d’un bambou, ou la vision d’une fleur qui éclot, ou toute autre chose. Ainsi l’homme est-il aidé dans sa marche. (Cité par Benoît Billot dans le livre où il raconte le deuxième Échange Spirituel, intitulé Voyage dans les monastères Zen, p.136.)
Et de fait j’ai vu des hommes, des femmes, joyeux, donnés à fond dans une vie simple et exigeante de vie communautaire de travail et de méditation extrêmement disciplinée et ritualisée, extrêmement incarnée
Dans les monastères zen, je me suis sentie comme ‘propulsée’ dans un ailleurs, et heureuse d’y être, malgré un manque de sommeil, un travail manuel parfois dur, une nourriture sans goût, (à mon goût). Bien que le cadre monastique reste semblable dans sa structure, ‘travail, prière, obéissance’, je vis presque sans repère, heure après heure, ce qui m’est demandé. Toute mon attention est d’ailleurs requise, en dehors du travail manuel et du zazen, par le rituel des repas, des déplacements, etc., tout est ritualisé !
Vie dépouillée de tout bavardage, de toute surcharge d’objets, presque de tout échange verbal, si ce n’est pour l’indispensable, vie où ‘on passe’, intérieur, extérieur se succèdent sans cesse (hondo, zendo). Cela servirait-il à un pur formatage ? Non, j’en suis sûre, mais à un ancrage plus profond dans la réalité telle quelle, ici et maintenant.
Rien d’autre.
Et cela devient très difficile de mettre des mots sur ce vécu sans le trahir : une simplification ? Une unification ? Une prise de conscience d’avoir un corps habité ? Pour ne pas dire un corps spirituel ? En tous cas je n’ai jamais voulu faire trop vite une relecture chrétienne de ce séjour en pays monastique zen. Je désirais laisser le Christ se dire autrement…et laisser la vie bouddhiste me parler d’elle. Voir vivre les moines et moniales, me laisser interrogée par leur énergie, leur concentration, leur perfection du geste et de la parole : application totale (dans laquelle moi-même je n’étais jamais tout à fait entrée), qui veut briser l’ego, ou, me semble-t-il, aide à se décoller de tout repli sur soi. Mais, osons le dire, qui pourrait aussi provoquer une révolte de ce fameux ego, et l’effet de tant d’effort aboutirait à l’opposé du but visé.
Si je ressors heureuse de l’expérience, est-ce que c’est par ce que j’ai vécu positivement cette discipline qui donnerait moins de place à l’ego ?
Le dernier soir de notre séjour à Tenne-ji, l’abbesse nous a proposé un échange (avec traductrice française) sur ce que nous avions vécu. A ma question « Pourquoi tant de rituels et de vitesse dans tout ce que vous faites ? », elle a répondu : « pour être UN ». Je lui ai dit que "moine" voulait dire « UN ». Ensuite, parlant du zazen, elle m’a demandé si mon silence dans la prière avait changé depuis que je le pratiquais, j’ai répondu « oui », spontanément. Et elle d’enchainer : « C’est le silence qui unit bouddhistes et chrétiens ».
Tout est là, dans ces deux petites remarques : unification et silence. Paradoxalement une journée si pleine d’attention au faire, à la praxis, permet d’être accordé à la réalité (il n’y en a qu’une, ou alors, qu’est-elle ?), et à travers le silence vécu dans les occupations ou le zazen, nous disons y vivre une communion.
La chrétienne que je suis est intimement persuadée que le Christ se dit dans ce silence dont le sens, nous dépasse tous, infiniment et heureusement. La rencontre interreligieuse au niveau existentiel rend heureux, car c’est plus qu’être côte à côte, ou pire ‘contre l’un et l’autre’, c’est être avec, être proche, nul ne peut nier que Jésus a réalisé cette proximité jusqu’à l’extrême.
Le Christ Lui-même est une Parole silencieuse qui ne se démontre pas, mais se manifeste à qui Il veut, comme Il veut, quand Il veut. Son humilité touche à son paroxysme lorsqu’on peut recevoir sa Présence enfouie et cachée dans la recherche silencieuse de nos amis bouddhistes.
D’un autre point de vue, rentrée ici à l’abbaye, je ne suis pas facilement retombée sur mes pieds. La communauté, sentie sans cesse à mes côtés, ce dialogue verbal et cet échange d’amitié avec le Christ, l’office, l’oraison, la méditation, le silence du zazen, tout doit retrouver une place, sa juste place. Laisser le Christ resurgir petit à petit. Si seulement je pouvais un peu moins lui mettre la main dessus, un peu plus me laisser déposséder de mes images et concepts, l’Évangile pourrait vivre, la Nouveauté se révéler, le Christ renaître !
Un passage du livre Vide et plénitude d’Yves Raguin me revient :
- « Partout, on trouve des Maîtres et des gourous. Il faut définitivement dépasser l’idolâtrie de la méthode, pour éveiller les âmes à une patiente démarche intérieure qui les conduira à des expériences décisives » (p.107).
Le zen ne m’apporte pas une méthode, mais me montre le Lieu privilégié de l’Éveil, de la Vie, comment ne pas être reconnaissant envers tant d’hommes et de femmes qui n’ont pas craint d’emprunter des chemins aussi radicaux que le zen. Ils nous provoquent !
Oui, comment ne pas être reconnaissante d’avoir pu partager, deviner un peu le mystère qui les habite et nous dépasse tous… Là, nous nous rejoignons ! Et en même temps, il y a un manque, une limite : la finitude de sa propre culture, et même de notre propre vision du mystère de notre foi chrétienne se fait ressentir. J’y verrais ce qu’on peut appeler « un bonheur-malheureux ».
Il en ressort comme un sentiment d’inaccompli, qu’on peut recevoir comme espérance, chemin ouvert, ou frustration, si on laisse passer la chance. Une incitation intérieure à aller jusqu’au bout de ce chemin monastique qui est le nôtre sans cesser de se laisser questionner par celui de nos amis du Japon.
Il s’agirait d’apprendre à vivre dans un certain écartèlement, un salutaire inconfort.
Merci !
Sœur Gaëtane Seulen
II – Séjours dans des monastères
- N B : Les monastères Sogen-ji et Tenne-ji sont de la lignée rinzaï où on utilise des koans, le monastère Eihei-ji est de la lignée soto. Pour entrer plus avant dans la compréhension de mots comme le mot "koan", voir les messages du tag Enseignement Eizan Rôshi de la lignée rinzaï. sœur Gaëtane Seulen est aussi allée dans la Mission du Père Franco près de Nagasaki.
1) Trois jours au monastère de Sogen-ji :
On vous reçoit en prince, à votre arrivée, et on se quitte en amis au départ (on est accompagné sur le quai de la gare, jusqu’à ce que les personnes disparaissent de la vue du voyageur). Mais entre temps il faut suivre le rythme, dès le premier matin, réveil à 3h1/4 : on vient nous montrer comment enfiler notre nouveau saro et notre longue jupe ... 4h – 10, nous voilà dans le hondo, à l’entrée, nous attendons que chaque moine ait pris sa place, enfin nous prenons la nôtre, derrière.
La « cloche », le « tambour » résonnent et les moines chantent leurs sutras de façon très énergique et rythmé. Le Roshi est au milieu, devant ce qui ressemble à un autel, et fait métanie sur métanie (ou grande prosternation, ou sampaï) avec souplesse et élégance, en même temps il chante d’une voix puissante. Il se déplace souvent jusqu’à l’autel pour faire des offrandes. Tous les gestes sont prévus et calculés, même le pli d’une manche doit être remis à sa juste place. - Je me rappelle l’importance du « dharma », ou ordre cosmique. La discipline et les rituels, en plus de leur rôle pédagogique d’attention et de lâcher-prise, ont pour origine le Dharma, et je pense que ne pas les respecter crée du « karma négatif », ceci est de la théorie invisible à l’œil nu de l’occidental non initié ! - Soudain dans le hondo on dirait que le rythme est de plus en plus soutenu, une sorte « d’énergie » nous traverse tous !
Faute de pouvoir toujours suivre dans le livre prêté les sutras transcrits phonétiquement, je regarde l’assemblée, tous chantent, la force du chant de certains secoue leur corps de façon saccadée... « pour ne pas s’endormir… », m’a-t-on expliqué !
Après, vers 5h, nous courons vers le zendo, c’est le temps de la méditation zen ...qui sera suivie par les visiteurs dans son entièreté, car un large moment est réservé à l’entretien quotidien (2 fois par jour) de chaque moine avec le roshi. Nous arrivons au petit déjeuner à 7h1/2, très ritualisé (chant de sutras, placement des bols, remplissage et nettoyage, etc.), et la journée de travail commence par le « cleaning » : ramassage de feuilles mortes, ou retracer les allées dans les jardins de gravier... jusqu’au repas à 11h1/2. Avant cela, on nous a donné du temps pour « notre messe », ce seront des laudes que nous chanterons, avec l’Evangile du jour comme lecture, suivie d’un partage. Sogen-ji est un monastère de formation, la quinzaine de jeunes qui s’y trouvent depuis 1 an ou plus, sont d’Amérique, d’Europe, seuls Harada Roshi et le moine Sogen sont japonais. Aussi les « stagiaires » assistaient pour la plupart à notre office. Ayant une culture chrétienne, les questions lors du partage se succédaient : « Quelle différence pour vous entre renoncement et sacrifice ? C’est quoi pour vous méditer ? Que faites-vous quand vous faites zazen ? Pourquoi vous engagez-vous pour toujours ? ... »
Ce dialogue prenait une dimension de réciprocité, ils avaient certes un intérêt pour leurs hôtes et ce qu’ils sont, comme nous en avions pour eux. Ce qui les marquait le plus était notre engagement à vie, ce qui sera d’ailleurs repris par Harada Roshi lors de notre accueil officiel autour du thé : « Voyez leur persévérance ! »
Harada Roshi nous a donné un enseignement deux après-midis consécutifs. Ses élèves étaient chaque fois présents. J’ai pu échanger un petit peu avec l’un ou l’autre, surtout avec une jeune femme (27 ans). Engagée dans la communauté depuis 4 ans, elle s’est dite fort épanouie, son visage le démontrait, tandis qu’un bref échange avec un autre stagiaire laissait entendre quelque insatisfaction.
Plus tard, en parlant avec l’assistante du Roshi, nous avons compris que la vie communautaire était souvent laborieuse, beaucoup de jeunes arrivent là, à Sogen-ji, dans un état de fragilité. C’est la confiance du Roshi en la nature de Bouddha qui habite chaque homme qui leur permet de parvenir à dépasser leurs propres conflits. Ils sont d’ailleurs prévenus à leur arrivée : le moindre signe de violence, verbal ou en acte, et ils sont priés de quitter la communauté sur le champ ! Je fus très étonnée d’apprendre que la formation ne contenait aucun enseignement intellectuel, c’est la pratique qui forme les moines, et de fait, aux repas comme aux sutras, l’énergie qui traverse le Roshi et ses « disciples » était évidente et palpable.
J’en arrive à mes premières interrogations
- Nous, occidentaux, n’avons-nous pas à recevoir cet art de nous laisser traverser par cette énergie du souffle ? Simplement pour être pleinement humain, et, bien sûr pour honorer Celui qui nous le donne ?
- Il n’y a pas besoin d’intellect ou de « religion » pour trouver un chemin spirituel libérateur. C’est la force et le propre des amis bouddhistes, il est bon de se laisser interroger. Chaque échange avec un ou une « stagiaire » contenait cette réponse : « nous n’avons aucune formation intellectuelle, notre formation est essentiellement pratique ». Et « la vie monastique zen n’a rien à voir avec l’intellect, mais rien du tout. Nous recevons un koan, mais il s’agit d’une démarche spirituelle, pas intellectuelle. Ce koan nous habite tout au long du jour, nous savons que matin et soir nous devons rendre compte au Roshi de la compréhension de ce koan. D’ailleurs, beaucoup ont peur quand arrive l’heure de la rencontre. »
Les questions suivantes concernent le Maître et les « religions » :
- Avons-nous des « éveilleurs » dans nos communautés (monastiques ou ecclésiales), capables de conduire les chrétiens sur un chemin de contemplation et de libération ?
- La plupart des résidents ou « stagiaires » américains ou européens avaient une culture chrétienne, ils n’ont donc pas rencontré de lieu d’expérience dans l’Eglise ?
La difficulté dans les monastères zen, selon Harada Roshi, est la persévérance, ...de fait la lutte semble être menée de front contre « l’ego », ne pourrait-il y avoir le risque de « briser » quelqu’un, ou de « renforcer » l’ego ?
- Quelle est donc cette fameuse Réalité vécue dans le silence de zazen ?
Je vous livre ici un embryon de réponse :
Panikkar, dans son livre La trinité, une expérience humaine primordiale, nous parle de « Trinité radicale » : elle jaillit de la source même de notre humanité et pénètre tous les domaines de l’être et de la conscience. Les traditions les plus diverses peuvent se rencontrer non pas tant dans une religion, une langue, une spiritualité ou une culture, mais bien plutôt dans une intuition trinitaire qui cherche à atteindre les racines mêmes de toute réalité.
Tandis que Yves Raguin, dans son petit livre Vide et Plénitude tâchant de synthétiser son expérience intérieure bouddhiste et chrétienne, dit ceci :
- « Il y a une expérience décisive pour celui qui pratique le zen : comprendre ce que cela implique de perte de soi pour arriver à se saisir soi-même dans son ultime réalité. (......) Et donc, l’expérience décisive, pour tout être humain, c’est la saisie de sa nature foncière dans sa relation à l’Absolu.
- Le bouddhiste fait cette expérience d’une certaine manière, le chrétien d’un autre, ces deux expériences sont, d’une part semblables, et, de l’autre, différentes. Je suis de plus en plus persuadé, jusqu’à l’évidence, que le Christ, en nous ouvrant à la perception du mystère divin par son incarnation, a fait exploser l’expérience que l’homme peut faire de sa nature profonde. C’est le fait de sa double nature qui lui a permis de faire éclate r la monade de la nature humaine originelle et de nous la faire saisir dans sa relation à la source de notre être. En effet, notre nature foncière n’existe que dans et par l’amour qui l’a mise en existence. »
Cette double réflexion de deux grands connaisseurs du christianisme et du bouddhisme m’ouvre une porte qui me semblait fermée lorsque j’ai posé la question suivante à un Roshi de l’université de Hanazono : « est-il possible, pour quelqu’un qui pratique seul, sans Roshi et sans koan, d’atteindre le satori ? ». Après un silence interrogatif, ils ont déclaré presque ensemble, que ça semblait très difficile, voire impossible, jusqu’à ce que l’un d’entre eux proclame : « Il faut pratiquer zazen, pratiquer, c’est cela qui mène au satori »
Le séjour à Sogen-ji s’est terminé par une très belle séance de thé avec toute la communauté, beaucoup de cadeaux nous ont été offerts tandis que nous offrions les nôtres au Roshi. Nous étions invités à poser des questions, et j’ai demandé ce qui avait été le plus dur à vivre dans sa vie de moine, ce à quoi il m’a répondu : « Être fidèle aux règles des anciens, et la persévérance. » Le climat de cette après-midi où les cadeaux passaient de mains en mains, me rappelait celui de notre propre communauté lorsque nous accueillons des hôtes (de marque), rencontre forcément présidée par l’abbesse et agrémentée de quelques boissons et sucreries, nous voilà, communautés d’Orient et d’Occident si loins et si proches à la fois !
Les adieux furent chaleureux, tout le monde était au portail lorsque nous fûmes embarqués pour Kyoto dans deux magnifiques voitures du monastère jusqu’à la gare. Sogen, le moine Japonais du monastère a pris le train avec nous, il avait un grand sourire lorsqu’il nous a averti qu’il fallait descendre plus tôt, car un typhon allait barrer la route du train. Nous sommes descendus à Osaka, et là une immense foule un peu chaotique trahissait un certain désarroi. Pour une fois, j’ai vu un peu de désordre au Japon. Nous ne comprenions pas grand-chose, sauf que nous attendions un autre train.
Après une heure nous voilà réembarqués et nous sommes arrivés à bon port. De la gare de Kyoto nous avons été conduits à l’université de Hanazono, c’est là, que nous avons logé une nuit. Et déjà le lendemain à 9h une voiture nous attendait pour notre monastère suivant : Tenne-ji (Nos frères se sont dirigés vers le monastère de Manju-ji).
2) Sept jours au monastère de Tenne-ji (Gifu)
Naomi, charmante dame travaillant à l’université nous accompagnait, elle a découvert Tenne-ji avec nous, monastère au pied d’une colline dans la ville de Gifu. Entrée somptueuse, allée de gravier très soignée, et nous voilà donc arrivées. Nous apercevons sur le seuil d’une porte de droite une moniale assise sur les genoux, la tête touchant le sol... puis elle nous fait signe de nous avancer, nous sommes introduites dans un petit hall. Très vite arrivent en parfaite file indienne et en costume monastique zen tiré à quatre épingles une douzaine de nonnes, sans un mot ni un signe, le regard droit, debout, immobiles.
C’était « l’abbesse » qui nous parlait, ou plutôt qui s’adressait à Naomi en japonais, en posant des questions très pratiques : « savent-elles marcher deux heures en suivant ? Ont-elles de bons habits de travail ? etc. »
Une des nonnes était française, elle nous a introduit dans le logis des hôtes, une pièce où nous dormirions ; un peu plus loin, toilette et, même, salle de bain. Elle nous a rapidement mises au courant du règlement : couvre-feu, lever, comment se déplacer, etc. contact efficace, mais on ne s’attardait à rien. L’heure du souper est vite arrivée, le cérémonial et la vitesse de consommation nous ont un peu décontenancées, on n’était pas très expertes, à maintes reprises « Sin », la sœur française, est venue nous réexpliquer le rituel du repas avec les six bols, les deux serviettes, etc. Gentiment, mais fermement, la réponse à nos « pourquoi ? » était « on ne pose pas de question dans un monastère », et « surtout ne me demandez pas d’explication au niveau du bouddhisme, je n’y connais rien »
Elle ne savait même pas pourquoi on était là, ni d’où on venait. A la fin du séjour, nous nous étions un peu plus apprivoisées, (bien sûr, chaque sœur n’a pas une minute à elle, et donc « Sin » ne pouvait s’attarder), nous apprendrons quand même qu’elle a été envoyée dans ce monastère par son Maître pour se former, elle est là depuis un an et demi, c’est le Roshi du monastère qui décidera la fin de sa formation. Elle a eu très dur physiquement les 6 premiers mois, « mais maintenant, ça va », a-t-elle dit. Elle a été ordonnée avant sa venue au Japon. Chacune a 6 semaines de congé par an, et un jour tous les 10 jours. Au début de la formation, il ne leur est permis de ne lire aucun livre, chacune médite son koan jour et nuit, il s’agit d’une énigme spirituelle et non intellectuelle. Tout comme à Sogen-ji, c’est la pratique qui les forme ! Sin-san possédait une rare maîtrise d’elle-même et une promptitude incroyable à effectuer les gestes du rituel, j’étais en admiration face à une telle discipline, et en interrogation au sujet des conséquences psychiques, physiques et psychologiques d’une telle vie.
Nous avons un peu échangé à ce sujet, elle était d’accord, il faut être solide à tous points de vue pour recevoir une telle formation.
L’austérité est grande dans ce monastère, la sœur qui tient le rôle d’abbesse (elle ne l’est pas officiellement) paraît avoir une forte exigence, à la hauteur de sa propre énergie. La croiser dans un couloir est presque dynamisant : démarche ferme et assurée, ne regardant ni à droite ni à gauche. Il s’en dégage même une certaine dureté lorsqu’elle donne un ordre à une de ses « disciples ».
La douzaine de femmes qui constituent la communauté sont toutes en formation, aucune n’est âgée, mais une ou deux doivent avoir passé 35 ans, nous apprendrons qu’elles sont là temporairement : un à cinq ans, puis, souvent, elles deviennent responsables d’un temple. Chaque jour les nettoyages sont entrepris avec force et rigueur, les outils ne visent pas à l’efficacité, mais à une dépense maximale d’énergie : on nettoie le sol jambes presque tendues, mains par terre, en courant, on enlève les mauvaises herbes dans les graviers avec un petit couteau, une à la fois, mais vite, 3h durant, sans presque lever la tête, sauf à l’ordre de l’abbesse pour le « sarei ». Même le temps pour « les besoins de la nature » est organisé...
Notons une après-midi de cours d’art floral, une autre de calligraphie, et, surprise, un jour à 14h nous partons toutes en voiture pour une excursion à Gifu : visite du temple impérial ! Le téléphérique nous donne une vue superbe de la ville et nous permet d’entrer dans un château devenu musée... Chacune s’intéresse à l’histoire de ce château avec sagesse, et grande docilité quand le temps du retour arrive.
C’est le dernier soir de notre séjour qui fut une révélation pour moi : pas d’office (zazen et sutras), mais un thé vert et des sucreries à déguster avec l’abbesse et la communauté. Nous pouvons poser des questions, « pourquoi tant de précipitations et de rites ? » Pour être un ! Et l’abbesse de demander avec chaleur et intérêt nos impressions de notre séjour. J’étais devant une autre personne : chaleureuse, ouverte, rieuse. Son grand souci est de savoir si nous nous étions plu chez elles. Le contact est passé, nous vivions une réelle communion ce soir-là. Elle m’a demandé si le silence de ma pratique de zazen était le même que dans une prière sans zazen, spontanément j’ai dit : « non ». Et elle de conclure : c’est le silence qui unit bouddhistes et chrétiens !
Le dernier jour à Ten’ne-ji nous avons fait l’expérience de l’aumône : nous avons reçu des sandales de paille et une sorte de sac à porter autour du coup pour recevoir les dons, et nous voici parties en file indienne, en deux petits groupes. Il ne fallait pas s’arrêter de crier d’une voix grave : « OOOOOO ... ». Marcher de cette façon deux heures durant sous un grand soleil est fatigant !
Quelques portes se sont ouvertes, et nous entendions quelques piécettes tomber dans le sac présenté par une nonne en profonde prosternation. A notre retour au monastère, quelle surprise : l’abbesse nous a servi un œuf dur avec mayonnaise, un morceau de camembert et... du café au lait ! Mais à midi, retour à la normale : riz à l’eau, quelques légumes, oignon.
Le mercredi 28 septembre nous quittions Ten’ne-ji vers 9h, c’est l’abbesse qui nous a conduites à la gare, direction Kyoto, puis l’université où nous avons été reçus par les professeurs, un échange a eu lieu au sujet de zazen...il y faut un Maître, disent-ils ! Le soir, l’Evêque de Kyoto nous attendait, il nous a somptueusement offert à souper. Le jeudi 29 fut réservé à de splendides visites, dont le Temple d’or.
3) Deux jours à Eihei-ji :
Nous sommes arrivés sous une pluie battante dans ce haut-lieu monastique, très impressionnant, presque écrasant. Tout est surdimensionné, l’architecture des bâtiments, le diamètre et la hauteur des arbres, la longueur des couloirs. Un moine nous a guidé pendant plus de deux heures, de l’hôtellerie au hondo, en passant même par les cuisines...Le soir nous avons participé au zazen, le « kin-hin » était extrêmement lent. Un moine nous donne rendez-vous pour le lendemain : « à 3h1/2 devant votre porte ». Ce lever si matinal nous permettra de croiser un moine courant à toute vitesse dans les couloirs avec une énorme cloche !
La récitation des sutras avait une allure infiniment plus posée qu’à Sogen-ji, les moines se mouvaient avec majesté. Un temps était réservé aux questions des novices, l’un d’eux a demandé au Roshi : « comment faire quand on s’endort au zazen ? » D’une voix tonitruante il a répondu qu’il fallait s’endormir comme un petit enfant dans les bras de sa mère...Vers 7h, à la sortie du zendo, nous croisons des moines nettoyant vigoureusement les couloirs au pas de course, mains à terre, un véritable exploit physique accompagné de cris signifiant sans doute quelques encouragements !
Les deux jours passés à Eihei-ji ont été agrémentés de superbes visites, dont Eiji, dans la montagne.
Nous avons pu, encore une fois, mesurer le paradoxe de l’hospitalité japonaise, nous étions conduits ça et là, dans de merveilleux sites, mais dès 16h le rythme monastique (bain, souper riz, sutras, zazen) reprenait dans toute sa rigueur, surtout le lever à 3h1/4 !
4) Fin du séjour
Enfin, le 2 octobre après-midi, ce fut Hozumi Roshi qui nous reçut dans son temple, à côté de Kyoto.
D’abord un « mini-zazen », suivi d’un plantureux repas bien arrosé dans sa « guesthouse »! Hozumi est impressionnant par sa jovialité et son art à transmettre des leçons zen par des images extrêmement simples, en l’occurrence des ballons de foot sortis d’un placard de son zendo !
Le soir nous sommes rentrés à Tokyo au « Diaïshin-temple » Nous avons préparé le symposium le 3 octobre, ce dernier a eu lieu ce 4 octobre. Il a été très solennisé, mais chacun des participants fut un peu déçu par les réponses courtes et rapides. Un grand buffet nous a été servi le soir, personne ne se faisait prier, nous avons fait honneur aux plats et aux bouteilles.
Le 5 octobre au petit matin, Matteo, Irénée et moi sommes partis pour la mission du Père Franco, à Tanama, dans le sud, près de Nagasaki. Quelle nature extraordinaire, quelle beauté que la montagne japonaise ! Les bâtiments sont en grande harmonie avec la nature. Deux pères missionnaires de St François Xavier et deux sœurs habitent ce lieu voué à l’interreligieux. Ils sont tout à fait inculturés, ils parlent japonais, mais sont chrétiens. Chaque journée commence par l’escalade de quelques marches sur une colline de façon à être face au soleil levant, dès que celui-ci apparaît, les laudes commencent, suivies de l’eucharistie dans le « hondo », ou chapelle.
Le 6 octobre nous sommes partis toute la journée à Nagasaki, Père Franco a dit l’eucharistie sur la colline des martyrs. Nous avons appris comment les chrétiens ont été martyrisés par les empereurs. Les familles chrétiennes, ensuite, se sont cachées. Elles sont parvenues à transmettre leur foi en dehors de toute église officielle, et même sans prêtre ! C’est au 19ème siècle que Jean Petit, prêtre, découvrira presque par hasard leur existence et les amènera petit à petit à une libération. La journée s’est terminé par la visite du musée de la bombe atomique, l’horreur !
Ce 7 octobre, après avoir fait la visite d’un temple shinto (qui a tellement influencé le bouddhisme), on m’a conduite jusqu’à la gare. Un sinkansen m’a conduite jusqu’Osaka où j’ai logé une nuit, le lendemain je m’envolais pour Zaventem !
Reste l’essentiel : vivre l’aujourd’hui dans la lumière de cette expérience bouddhiste-japonaise !
Merci à tous ceux qui m’ont permis cette expérience !
[1] Elle était coordonnatrice de la commission francophone du DIM en Belgique lors du bulletin de 2012, peut-être l'est-elle encore